Montée Carmel III - 2003 16

Ch. 16: DANS LEQUEL ON COMMENCE À TRAITER DE LA NUIT OBSCURE DE LA VOLONTÉ. - ON MET LA DIVISION DES AFFECTIONS DE LA VOLONTÉ


1. Nous n'aurions rien fait de purger l'entendement pour le fonder en vertu de foi, et la mémoire en celle de l'espérance, si nous ne purgions aussi la volonté en vue de la troisième vertu qui est la charité, par laquelle les oeuvres faites en foi sont vives et de grand prix, et sans laquelle elles ne valent rien, puisque, comme dit saint Jacques, sans les oeuvres de charité, la foi est morte (Jc 2,20). Or, pour traiter maintenant de la nuit et nudité active de cette puissance, pour l'affermir et la former en cette vertu de la charité de Dieu, je ne trouve point d'autorité plus convenable que celle du Deutéronome, chapitre 6, 5, où Moïse dit : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur et de toute ton âme et de toute ta force. Ce qui contient tout ce que l'homme spirituel doit faire et ce que je veux lui enseigner pour s'approcher vraiment de Dieu en union de volonté par le moyen de la charité ; car là est commandé à l'homme d'employer en Dieu toutes les puissances, appétits, opérations et affections88 de son âme, en sorte que toute l'habileté et la force de l'âme ne servent que pour cela, conformément au dire de David disant: Je garderai ma force pour toi (Ps 58,10).

88 Le mot affection a deux sens : tantôt comme ici ce que l'âme éprouve passivement, ailleurs sentiment d'amitié ; le contexte permet de choisir.


2. La force de l'âme consiste en ses puissances, passions89 et appétits, et tout cela est gouverné par la volonté. Donc, quand la volonté dresse à Dieu ces puissances, passions et appétits, et les détourne de tout ce qui n'est pas Dieu, alors elle garde la force de l'âme pour Dieu et se porte ainsi à l'aimer de toute sa force. Et afin que l'âme puisse faire cela, nous traiterons ici de purger la volonté de toutes ses affections déréglées, d'où naissent les appétits, attachements et opérations déréglés et qui font aussi que l'âme ne garde pas toute sa force à Dieu. Ces affections ou passions sont quatre, à savoir: joie, espoir90, douleur et crainte. Ces passions, mises en acte de raison et rapportées à Dieu, en sorte que l'âme ne se réjouisse sinon de ce qui est purement honneur et gloire de Dieu, qu'elle n'espère autre chose ni ne s'afflige sinon de ce qui concerne cela, et ne craigne que Dieu, il est clair qu'elles dressent et gardent la force de l'âme et son habileté pour Dieu ; car plus l'âme se réjouira d'autre chose que de Dieu, moins fortement sa joie s'emploiera en Dieu, et plus elle mettra son espoir en autre chose, moins elle espérera en Dieu; et ainsi des autres.

89 Comme affection, passion, c'est ce que l'âme subit; passions de l'âme et affections de la volonté sont synonymes.
90 Nous rappelons que nous réservons espérance pour la vertu théologale.


3. Et afin que nous donnions de ceci une doctrine plus complète, nous traiterons en particulier (selon notre coutume) de chacune de ces quatre passions et des appétits de la volonté, parce que, pour venir à l'union de Dieu, toute l'affaire consiste à purifier la volonté de ses affections et appétits, afin qu'ainsi, de volonté humaine et basse, elle devienne volonté divine, faite une même chose avec la volonté de Dieu.

4. Ces quatre passions règnent d'autant plus en l'âme et la combattent que la volonté est moins forte en Dieu et plus dépendante des créatures, parce qu'alors elle se réjouit fort facilement de choses indignes de joie, et espère ce qui ne profite pas, et s'afflige de ce dont elle devrait peut-être se réjouir, et craint où il n'y a point sujet de craindre.

5. De ces affections naissent en l'âme, quand elles sont déchaînées, tous les vices et toutes les imperfections qu'elle a, comme aussi toutes ses vertus quand elles sont bien ordonnées et bien composées. Et il faut savoir que, quand l'une d'elles se met en ordre et raison, toutes les autres feront de même, parce que ces quatre passions de l'âme sont unies et fraternisent tellement entre elles que là où l'une va actuellement, les autres y vont aussi virtuellement, et si l'une se retire actuellement, les trois autres aussi, à la même mesure, se retirent virtuellement; car si la volonté se réjouit de quelque chose, en conséquence, à la même mesure elle la doit espérer, et la douleur et la crainte y sont aussi virtuellement comprises; et à mesure qu'elle en perd le goût, elle en perd aussi la crainte, la douleur et l'espoir. Parce que la volonté avec ses quatre passions, est signifiée par la figure de ces quatre animaux qu'Ézéchiel vit en un corps qui avait quatre faces, et les ailes de l'un étaient attachées à celles de l'autre, et chacun marchait devant sa face, et quand ils cheminaient ils ne retournaient pas en arrière. Ainsi les plumes de chacune de ces affections sont tellement liées à celles des autres que, où l'une porte actuellement sa face, c'est-à-dire son opération, nécessairement les autres marchent virtuellement avec elle ; et quand l'une s'abaissera (comme il est dit à cet endroit), toutes s'abaisseront, et quand elle s'élèvera, elles s'élèveront. Où sera ton espoir, ta joie ira, et la crainte et douleur; et si elle s'en retourne, elles s'en retourneront aussi, et de même des autres.

6. D'où il faut remarquer, ô spirituel, qu'en quelque part qu'ira une de ces passions, toute l'âme, la volonté et les autres puissances iront aussi et vivront toutes captives en cette passion, et qu'aussi les trois autres passions seront vives en celle-là pour affliger l'âme avec leurs liens, et l'empêcher de voler à la liberté et au repos de la douce contemplation et union. C'est pourquoi Boèce dit que si vous désirez entendre la vérité avec une claire lumière, vous bannissiez de vous, les joies, l'espoir, la crainte et la douleur91, car si toutes ces passions règnent, elles ne laissent pas l'âme en la tranquillité et paix requises pour la sagesse qu'elle peut recevoir naturellement et surnaturellement.

91 De consolatione, 1.2, m.1. Cf. Augustin, Confessions, X, 22.




Ch. 17: DANS LEQUEL ON COMMENCE À TRAITER DE LA PREMIÈRE AFFECTION DE LA VOLONTÉ. ON DIT CE QU'EST LA JOIE ET L'ON DISTINGUE LES CHOSES DONT LA VOLONTÉ PEUT SE RÉJOUIR


1. La première des passions de l'âme et des affections de la volonté est la joie, qui, d'après ce que nous en pensons dire, n'est autre chose qu'un contentement de la volonté avec estime de quelque chose qui lui semble convenable ; car jamais la volonté ne se réjouit, sinon quand la chose est appréciée et lui donne de la satisfaction. Ceci quant à la joie active qui est quand l'âme entend distinctement et clairement de quoi elle se réjouit et qu'il est en son pouvoir de se réjouir ou de ne pas se réjouir ; car il y a une autre joie, passive, où la volonté peut se trouver en train de se réjouir sans entendre d'aucune façon claire et distincte (et parfois l'entendant) d'où vient une telle joie, et alors il n'est pas en sa puissance de l'avoir ou de ne pas l'avoir; mais de ceci nous parlerons après. Maintenant, nous traiterons de la joie en tant qu'elle est active et volontaire, de choses distinctes et claires.

2. La joie peut naître de six sortes de choses ou biens, à savoir: temporels, naturels, sensibles, moraux, surnaturels et spirituels, pour lesquels nous irons par ordre, mettant la volonté en raison, afin que (débarrassée d'eux) elle ne manque pas de mettre la force de sa joie en Dieu. Pour tout cela, il convient de présupposer un fondement qui sera comme un bâton sur lequel nous nous appuierons toujours ; et il convient de bien le savoir, attendu que c'est la lumière par laquelle nous devons nous conduire et entendre cette doctrine, et dresser en tous ces biens la joie à Dieu ; or c'est que la volonté ne doit pas se réjouir sinon de ce qui est à l'honneur et à la gloire de Dieu, et que le plus grand honneur que nous saurions lui rendre, c'est de le servir suivant la perfection évangélique, et ce qui est hors de cela n'est d'aucune valeur ni profit pour l'homme.



Ch. 18: QUI TRAITE DE LA JOIE CONCERNANT LES BIENS TEMPORELS. - IL EST DIT COMMENT IL FAUT DRESSER LA JOIE EN EUX VERS DIEU


1. Le premier genre de biens que nous avons dits sont les temporels ; et par ces biens nous entendons ici les richesses, les états, fonctions et autres privilèges, et les enfants, parents et mariages, etc., qui sont choses dont la volonté peut se réjouir. Mais qu'il soit vain de se réjouir des richesses, titres, situations, fonctions et autres choses semblables que les hommes ont coutume de rechercher, c'est évident, car, si pour être plus riche, on était meilleur serviteur de Dieu, il faudrait se réjouir des richesses, mais tant s'en faut ! elles sont cause qu'on l'offense, selon que l'enseigne le sage, en disant: Mon fils, si tu es riche, tu ne seras pas exempt de péché (Si 11,10); car, bien qu'il soit vrai que les biens temporels de soi, ne font pas nécessairement pécher, néanmoins, parce que d'ordinaire le coeur de l'homme par faiblesse d'affection s'y attache et laisse Dieu (ce qui est péché, car le péché c'est laisser Dieu), à ce sujet le Sage dit qu'il ne sera pas exempt de péché. C'est pourquoi le Seigneur appelle en l'Évangile les richesses des épines (Mt 13,22 Lc 8,14), pour donner à entendre que celui qui les maniera avec la volonté sera piqué de quelque péché. Et cette exclamation qu'il fait en l'Évangile par saint Luc est tellement à craindre, disant: Combien difficilement entreront dans le royaume des cieux ceux qui ont des richesses ! (Mt 19,23) - à savoir: la joie en elles -, où il donne bien à entendre que l'homme ne doit pas se réjouir des richesses, puisqu'il se met en si grand danger ; pour nous en détourner, David disait aussi : Si les richesses abondent, n'y mettez pas votre coeur (Ps 61,11).

2. Et je ne veux pas accumuler ici plus de témoignages pour chose si évidente, parce que je n'en finirais pas d'alléguer l'Écriture car je n'achèverai pas de dire les maux que Salomon dit dans l'Ecclésiaste, lui qui, comme homme qui a été très riche et très sage, sachant bien ce qui en était, dit que tout ce qui était sous le soleil était vanité des vanités, affliction d'esprit et vaine sollicitude de l'âme (Qo 1,14) et que celui qui aime les richesses n'en tirera aucun fruit (Qo 5,9) et que les richesses se gardent au détriment de leur seigneur (Qo 5,12) selon ce qui se voit en l'Évangile, où celui qui se réjouissait d'avoir amassé de nombreux profits pour de nombreuses années, entendit du ciel (Lc 12,20) : Fou que tu es, il faut que ton âme rende compte cette nuit; et ce que tu as amassé, à qui sera-t-il ? ; et finalement David nous en enseigne autant, disant de ne pas porter envie aux richesses de notre voisin, puisqu'elles ne lui serviront de rien pour l'autre vie (Ps 48,11-18), donnant à entendre par là qu'il devrait plutôt nous faire pitié.

3. Il s'ensuit que l'homme ne doit se réjouir ni d'avoir des richesses ni que son frère en ait, sinon si avec elles ils servent Dieu. Car s'il est permis de s'en réjouir pour quelque chose - comme on doit se réjouir des richesses - c'est quand elles sont dépensées et employées au service de Dieu ; vu qu'autrement on n'en peut tirer profit. Il en faut dire autant des titres, situations, fonctions, etc. ; en tout cela, c'est vanité de se réjouir, si l'on voit que l'on n'y sert pas Dieu davantage et qu'on ne chemine pas plus sûrement à la vie éternelle ; et comme l'on ne peut pas savoir clairement s'il en est ainsi, si l'on sert mieux Dieu, etc., ce serait chose vaine de s'en réjouir sans réserve, vu qu'une telle joie ne peut être raisonnable, car comme dit le Seigneur, quoique l'homme gagne le monde entier, il peut perdre son âme (Mt 16,26). Il n'y a donc pas de quoi se réjouir, sinon en ce que l'on sert davantage Dieu.

4. Il y a aussi peu de sujet de se réjouir des enfants, ni pour être nombreux, ni riches, ni pour être doués de dons et grâces naturelles et biens du sort, mais seulement s'ils servent Dieu92. Puisque ni la beauté, ni les richesses, ni le lignage ne servirent de rien à Absalom, fils de David, vu qu'il ne servit pas Dieu (2S 14,25); aussi ce fut une chose vaine que de se réjouir de cela. D'où vient aussi que c'est une chose vaine de désirer des enfants, comme font quelques-uns qui renversent et troublent le monde du désir des enfants, vu qu'ils ne savent s'ils seront bons ni s'ils serviront Dieu, et si la satisfaction qu'ils attendent d'eux ne tournera point en douleur, et le repos et la consolation, en épreuve et affliction, et l'honneur en déshonneur, et s'ils ne feront offenser Dieu davantage, comme le font beaucoup; Christ dit à leur sujet: qu'ils font le tour de la mer et de la terre pour les enrichir et les faire enfants de perdition deux fois pires qu'eux (Mt 23,15).

92 Dans ce chapitre en particulier, on voit que Jean de la Croix n'écrit pas seulement pour des carmes et des carmélites, ni même seulement pour des religieuses ou religieux, mais que son message interpelle aussi les laïcs.


5. C'est pourquoi encore que tout rie à l'homme, et arrive favorablement, il doit plus craindre que se réjouir, puisqu'en cela croissent l'occasion et le danger d'oublier Dieu et de l'offenser. C'est pour cela que Salomon intervient, lui qui se méfiait tant, disant en l'Ecclésiaste: J'ai jugé le rire erreur et j'ai dit à la joie : pourquoi te trompes-tu en vain ? (Qo 2,2) ; comme s'il disait: quand toutes choses me riaient, j'ai cru que c'était abus et tromperie de m'en réjouir, parce que sans doute c'est une grande erreur et une vraie folie à l'homme de se réjouir de ce qui lui est agréable et lui rit, sans savoir avec certitude s'il lui en résultera quelque bien éternel. Le coeur des fous, dit le Sage, est dans la joie, mais celui des sages est dans la tristesse (Qo 7,5). Parce que la joie aveugle le coeur sans lui laisser considérer ni peser les choses, et la tristesse fait ouvrir les yeux et regarder le profit et le dommage qui y sont. D'où vient que, comme dit le même, la colère vaut mieux que le rire (Qo 7,4). Ainsi, vaut-il mieux aller à la maison des pleurs qu'à celle du banquet, parce qu'on y montre, comme dit aussi le Sage, la fin de tous les hommes (Qo 7,3).

6. Ce serait aussi vanité de se réjouir d'une femme ou d'un mari, quand on ne sait pas clairement si on servira mieux Dieu en mariage; vu qu'au contraire ils doivent avoir de la confusion, le mariage étant cause, comme dit saint Paul, qu'ils n'ont pas le coeur entier à Dieu, l'ayant mis réciproquement l'un en l'autre (1Co 7,33); c'est pourquoi il dit: si tu te trouves libre de femme, ne cherche point de femme, parce que si tu en as une, que ce soit avec autant de liberté de coeur que si tu n'en avais pas (1Co 7,21). Ce qu'il nous enseigne, conjointement avec ce que nous avons dit des biens temporels, par ces paroles, en disant: C'est certain ce que je vous dis, frères, que le temps est court; reste que ceux qui ont des femmes soient comme ceux qui n'en ont point, et ceux qui pleurent, comme ceux qui ne pleurent pas ; et ceux qui se réjouissent, comme ceux qui ne se réjouissent pas ; et ceux qui achètent, comme ceux qui ne possèdent pas ; et ceux qui usent de ce monde, comme s'ils n'en usaient point (1Co 7,29-31). Ce qu'il dit pour donner à entendre que de mettre la joie en autre chose qu'en ce qui concerne le service de Dieu, c'est vanité et chose inutile, puisque la joie qui n'est pas selon Dieu ne peut profiter à l'âme.



Ch. 19: DES DOMMAGES QUI PEUVENT VENIR À L'ÂME DE METTRE LA JOIE DANS LES BIENS TEMPORELS


1. S'il nous fallait déduire les dommages qui assiègent l'âme, quand elle met l'affection de la volonté dans les biens temporels, ni l'encre ni le papier ne suffiraient, et le temps serait court ; parce que les âmes peuvent, à partir de peu, arriver à de grands maux et perdre de grands biens, de même que d'une étincelle de feu, si on ne l'éteint, de grands feux peuvent s'enflammer qui embraseront le monde. Tous ces dommages ont leur racine et origine en un dommage privatif principal qu'il y a en cette joie, qui est de se séparer de Dieu ; car de même que l'âme s'approchant de lui par l'affection de la volonté, de là tous les biens lui arrivent, ainsi en s'éloignant par l'affection des créatures, tous les maux et dommages l'accablent à proportion de la joie et de l'affection avec laquelle elle se joint à la créature, car cela est se séparer de Dieu; d'où vient que selon qu'un chacun s'éloignera de Dieu plus ou moins, il pourra entendre que ces dommages sont plus ou moins étendus ou intenses, et le plus souvent ils arrivent en l'une et l'autre manière tout ensemble.

2. Ce dommage privatif, d'où nous disons que naissent les autres, privatifs et positifs, a quatre degrés, l'un pire que l'autre ; et quand l'âme sera parvenue au dernier, elle aura atteint le comble de tous les maux et dommages qu'on peut dire en ce cas. Ces quatre degrés, Moïse les remarque bien dans le Deutéronome, par ces paroles, en disant : Celui que j'aimais s'est engraissé et a regimbé. Avec son embonpoint, étant gros et gras, il a laissé son Dieu et Créateur et s'est retiré de Dieu son salut.

3. L'âme qui a été aimée avant qu'elle ne s'engraisse, s'engraisse quand elle se plonge en cette joie des créatures, d'où procède le premier degré de ce dommage, qui est de retourner en arrière; ce qui n'est autre qu'un émoussement d'esprit envers Dieu, qui lui obscurcit les biens divins, comme la nuée obscurcit l'air, afin qu'il ne soit pas bien illuminé de la lumière du soleil. Attendu que, par le fait même que le spirituel a mis sa joie en quelque chose et a lâché la bride de l'appétit pour des impertinences, il s'obscurcit envers Dieu et couvre de ténèbres la simple intelligence du jugement, comme nous l'enseigne l'Esprit divin dans le livre de la Sagesse, en disant: L'usage de la vanité et l'union à elle et la plaisanterie obscurcissent les biens, et l'inconstance de l'appétit renverse et pervertit le sens et le jugement sans malice (Sg 4,12). ; où l'Esprit Saint donne à entendre qu'encore qu'il n'y ait aucune malice conçue en l'entendement de l'âme, la seule concupiscence et joie des choses créées suffisent pour causer en elle ce premier degré de ce dommage qui est l'émoussement de l'esprit et l'obscurité de jugement pour connaître la vérité et juger bien de chaque chose comme elle est.

4. Ni la sainteté, ni le bon jugement de l'homme ne l'empêcheront de tomber en ce dommage, s'il s'adonne à la concupiscence ou à la joie dans les choses temporelles. C'est pourquoi Dieu dit par Moïse, pour notre instruction, ces paroles : Tu ne recevras pas de présents, ils aveuglent même les prudents (Ex 23,8). Il parlait particulièrement à ceux qui devaient être juges, car ils ont besoin d'avoir le jugement net et subtil, ce qu'ils n'auraient pas avec la convoitise et joie des présents. D'où vient aussi que Dieu commanda au même Moïse d'établir juges ceux qui auraient l'avarice en horreur, de peur d'émousser leur jugement par le goût des passions (Ex 18,21-22). Aussi ne dit-il pas seulement qu'ils ne les aiment pas, mais qu'ils les abhorrent, car celui qui veut parfaitement se défendre de l'affection d'amour, doit se maintenir en haine, chassant un contraire par l'autre. Et aussi la cause pour laquelle Samuel fut toujours juge si juste et d'un jugement éclairé, était, comme il le dit dans le livre des Rois, parce qu'il n'avait reçu aucun présent de personne (1S 12,3).

5. Le deuxième degré de ce dommage privatif vient de ce premier, ce qui est signifié par ces termes qui suivent dans l'autorité alléguée, à savoir: Il s'est engraissé, a crû en grosseur, et est devenu replet. Et ainsi ce deuxième degré est une dilatation de la volonté devenue déjà plus libre dans les choses temporelles ; ce qui consiste à ne plus tant se soucier, ni s'affliger, ni tenir pour si grave de jouir et goûter des biens créés. Et cela est provenu d'avoir premièrement lâché la bride à la joie; car à cette occasion, l'âme en est venue à se grossir, comme il le dit là, et cette grosseur de joie et d'appétit lui a fait dilater et étendre davantage la volonté aux créatures. Ce qui attire après soi de grands dommages, car ce deuxième degré la fait se séparer des choses de Dieu et des saints exercices, avec un dégoût à leur égard, parce qu'elle goûte d'autres choses et va s'adonnant à mille imperfections et impertinences, à des joies et à des goûts qui sont vains.

6. Et quand ce deuxième degré est comble et entièrement consommé, il ôte à l'homme tous ses bons exercices quotidiens, et fait que tout son esprit et son désir courent après le séculier. Ceux qui en sont à ce deuxième degré n'ont pas seulement le jugement et l'entendement obscurs pour connaître les vérités et la justice, comme ceux qui sont au premier degré, mais encore ils sont grandement lâches et tièdes et nonchalants à les savoir et à les accomplir, selon ce que dit Isaïe par ces paroles : tous aiment les présents et se laissent emporter aux récompenses, ils ne font pas justice à l'orphelin et la cause de la veuve ne les touche point, ils n'en font pas cas (Is 1,23). Ce qui n'arrive pas chez eux sans faute, particulièrement quand il leur en incombe la charge. Parce que ceux de ce degré ne manquent point de malice comme ceux du premier; et ainsi ils s'éloignent de plus en plus de la justice et des vertus, à raison qu'ils dilatent davantage leur volonté dans l'affection des créatures. Donc le propre de ceux de ce degré est une grande tiédeur pour les choses spirituelles, les pratiquant plus par acquit, par force ou par l'accoutumance qu'ils y ont, que par raison d'amour.

7. Le troisième degré de ce dommage privatif, c'est de quitter Dieu tout à fait, sans se soucier d'accomplir sa loi, pour satisfaire aux choses et biens du monde, se laissant aller aux péchés mortels par convoitise. Et ce troisième degré est remarqué en ce qui suit de ladite autorité, à savoir: Il a quitté Dieu son créateur (Dt 32,15). Ce degré comprend tous ceux qui ont tellement englouti les puissances de leur âme dans les choses du monde et en ses richesses et en ses affaires, qu'ils n'ont plus de souci d'accomplir ce à quoi ils sont obligés par la loi de Dieu. Ils ont un grand oubli et paresse en ce qui concerne leur salut, et au contraire une grande vivacité et subtilité en les choses du monde. En sorte que Christ les appelle enfants de ce siècle, et dit qu' ils sont plus prudents et avisés en leurs affaires que les enfants de lumière en les leurs (Lc 16,8). Et ainsi en ce qui est de Dieu, ils ne sont rien, mais ils sont tout en les affaires du monde. Ceux-là sont proprement les avaricieux, qui ont déjà tant étendu et répandu leur appétit et leur joie en les choses créées, et en sont tellement affectés93, qu'ils sont insatiables, au contraire leur faim et leur soif croissent d'autant plus qu'ils s'éloignent de la source qui seule peut les rassasier, qui est Dieu ; et c'est Dieu qui leur fait ce reproche par Jérémie, disant : Ils m'ont laissé, moi qui suis la fontaine d'eau vive, et ont creusé pour eux des citernes percées qui ne peuvent garder l'eau (Jr 2,13) ; et c'est pourquoi l'avare ne trouve pas de quoi étancher sa soif en les créatures, mais de quoi l'augmenter. Ce sont eux qui tombent en mille sortes de péchés pour l'amour des biens temporels, et leurs dommages sont innombrables. Et de ceux-ci David dit : Transierunt in affectum cordis (Ps 12,1). Ils sont passés à ce qui fait l'objet de l'affection de leur coeur.

93 Affecté : en terme de spiritualité, tomber sous le coup de.


8. Le quatrième degré de ce dommage privatif est marqué à la fin de notre autorité, qui dit: Et il s'est éloigné de Dieu son salut ; c'est là qu'ils tombent du troisième degré dont nous venons de parler, car pour ne pas tenir compte, à cause des biens temporels, de mettre leur coeur en la loi de Dieu, de là procède que l'âme avare s'éloigne grandement de Dieu selon la mémoire, l'entendement et la volonté, L'oubliant comme s'il n'était pas son Dieu, parce qu'elle a fait un dieu de son argent et des biens temporels, comme l'affirme saint Paul en disant que l'avarice est une servitude d'idoles (Col 3,5), car ce quatrième degré porte jusqu'à oublier Dieu et mettre formellement le coeur - qui formellement doit être mis en Dieu -, dans l'argent, comme s'il n'y avait point d'autre dieu que l'argent.

9. De ce quatrième degré sont ceux qui n'hésitent pas à faire servir les choses divines et surnaturelles aux temporelles, comme à leur dieu, au lieu de faire tout le contraire, en les rapportant à Dieu si vraiment ils l'estimaient leur Dieu, comme c'est raison. L'inique Balaam fut de ce nombre, qui vendait la grâce que Dieu lui avait donnée (Nb 22,7), et aussi Simon le Magicien qui croyait que la grâce de Dieu s'appréciait par argent, en voulant l'acheter (Ac 8,18-19); en quoi ils estimaient plus l'argent, puisqu'il leur sembla s'en trouver d'autres qui l'estimaient davantage, donnant la grâce pour de l'argent. Et de ce quatrième degré, en maintes autres manières, il y en a beaucoup, aujourd'hui qui (ayant la raison obscurcie par la convoitise dans les choses spirituelles) servent encore l'argent et non pas Dieu, et se meuvent par l'argent et non pour Dieu, mettant en avant le prix et non la valeur et la récompense divine, faisant en maintes manières de l'argent leur principal dieu et but, le préférant à la dernière fin qui est Dieu.

10. De ce dernier degré sont aussi tous ces misérables qui, étant énamourés des biens, les tiennent tellement pour leur dieu, qu'ils n'hésitent pas à sacrifier leurs vies quand ils voient que leur dieu reçoit quelque diminution temporelle, se désespérant et se faisant mourir par des fins misérables, montrant eux-mêmes par leurs mains le funeste salaire qu'on reçoit d'avoir servi un tel dieu ; car comme il n'y a rien à espérer de lui, il donne le désespoir et la mort. Et ceux qu'il ne persécute pas jusqu'à cette extrémité, il les fait mourir vivants en des peines de sollicitude et bien d'autres misères, bannissant la joie de leur coeur et ne leur laissant luire aucun bien sur la terre, et il fait qu'ils paient toujours le tribut de leur coeur à l'argent, au point qu'ils travaillent pour lui, l'amassant pour leur dernière calamité et juste ruine, comme avertit le Sage, en disant que les richesses sont gardées pour le dommage de leur seigneur (Qo 5,12).

11. Et de ce quatrième degré sont ceux que, comme dit saint Paul, tradidit illos in reprobum sensum94 (Rm 1,28); car la joie entraîne l'homme en tous ces dommages, quand on la met dans les possessions comme en la dernière fin. Mais ceux à qui elle fait moins de dommages sont encore dignes d'une grande compassion, puisque, comme nous avons dit, elle fait beaucoup reculer l'âme en la voie de Dieu. Et pour cela, ne craignez point, dit David, quand l'homme s'enrichit ; c'est-à-dire, ne lui portez point d'envie, pensant qu'il vous devance, car, quand il mourra, il n'emportera rien, ni sa gloire, ni sa joie ne descendront avec lui (Ps 48,11-18).

94 Il les livra à leur sens réprouvé.



Ch. 20: DES PROFITS QUE REÇOIT L'ÂME EN DÉTOURNANT LA JOIE DES CHOSES TEMPORELLES


1. Que le spirituel veille bien à ce que le coeur et la joie ne commencent à s'attacher aux choses temporelles, par crainte de venir du peu au beaucoup, croissant de degré en degré, car du petit on vient au grand, et une faute légère au commencement devient énorme à la fin, comme une étincelle suffit pour brûler toute une montagne et le monde entier. Et qu'il ne se fie jamais à ce que l'attachement soit petit, s'il ne le tranche aussitôt parce qu'il croit qu'il le fera après, car s'il n'a pas le courage d'y mettre fin quand il est peu de chose et au début, comment pense-t-il et présume-t-il qu'il le fera quand il sera grand et plus enraciné ? D'autant que Notre Seigneur a dit en l'Évangile que celui qui est infidèle en de petites choses le sera aussi dans les grandes (Lc 16,10), car celui qui évite le peu, ne tombera pas au plus ; mais au peu il y a grand danger, vu que déjà il est entré dans l'enclos et la muraille du coeur, et comme dit l'adage, celui qui commence a fait la moitié. C'est pourquoi David nous avertit que même si les richesses abondent, nous n'y appliquions pas notre coeur (Ps 61,11).

2. Quand l'homme ne ferait pas cela pour son Dieu, ni pour les obligations de la perfection chrétienne, les seuls profits temporels (sans parler des spirituels) devraient l'inciter à délivrer entièrement son coeur des joies touchant ce qui a été dit, car il n'évite pas seulement les dangereuses pestes déclarées au précédent chapitre, mais aussi en ôtant la joie des biens temporels, il acquiert la vertu de libéralité (qui est une des principales qualités de Dieu), qui est incompatible avec la convoitise. De plus, il acquiert une liberté d'esprit et clarté en la raison, un repos, une tranquillité et une paisible confiance en Dieu, avec un culte et une vraie soumission de la volonté envers Dieu ; il acquiert plus de joie et de délassement dans les créatures, en s'en désappropriant, ce dont on ne peut jouir en les regardant avec un attachement de propriété, parce que c'est un souci, qui, comme un lacet, tient l'esprit en la terre et ne lui laisse pas dilater le coeur; en outre (dans le détachement des choses) il en acquiert une plus claire connaissance pour bien entendre les vérités qui les concernent, tant naturellement que surnaturellement; c'est pourquoi il en jouit tout autrement que celui qui y est attaché, avec de grands profits et avantages, car l'un les goûte selon leur vérité, l'autre selon leur mensonge, l'un selon le meilleur, l'autre selon le pire : l'un selon la substance, l'autre (qui y attache le sens) selon l'accident, parce que le sens ne peut recueillir ni parvenir à plus qu'à l'accident, mais l'esprit purifié des nuages et des images des accidents pénètre la vérité et la valeur des choses, car cela est son objet. C'est pourquoi la joie est un brouillard qui obscurcit le jugement, parce qu'il ne peut y avoir de joie volontaire de créature sans propriété volontaire, de même qu'il ne peut y avoir de joie, en tant que passion, qu'il n'y ait aussi propriété habituelle dans le coeur ; et la négation et purification d'une telle joie laisse le jugement clair, comme les vapeurs l'air, quand elles se dissipent.

3. Celui-ci donc se réjouit en toutes choses, en ne tenant pas sa joie attachée à elles, comme s'il les avait toutes ; et l'autre, en tant qu'il les regarde avec une particulière application de propriété, perd le goût de toutes en général ; celui-ci en tant qu'il n'en a pas une dans le coeur, les a (comme dit saint Paul) toutes en grande liberté (2Co 6-10) ; celui-là qui y a lié sa volonté, n'a ni ne possède rien, au contraire, elles possèdent son coeur et le tiennent par conséquent à la peine, comme un captif; de façon que, autant de joies qu'il veut avoir des créatures, par nécessité il doit avoir autant de gênes et de peines en son coeur attaché et possédé. Celui qui est désapproprié n'est pas inquiété de sollicitudes, ni en l'oraison ni en dehors, et ainsi, sans perdre de temps, il fait aisément un grand trésor spirituel ; mais l'autre ne fait que des tours et retours sur le piège où son coeur est pris, et dont, même avec effort, à peine peut-il se délivrer un court instant de ce piège de pensée et de joie de ce à quoi son coeur est attaché. Le spirituel, au premier mouvement qu'il se réjouit des choses, doit le réprimer, en se souvenant de ce qui a été dit ici, qu'il n'y a rien dont l'homme doive se réjouir, sinon de voir qu'il sert Dieu, et de procurer sa gloire et son honneur en toutes choses, les dressant seulement à cela et se détournant en elles de la vanité, sans y rechercher son goût ni sa consolation.

4. Il y a un autre profit très grand et principal à retirer sa joie des créatures, qui est de laisser le coeur libre pour Dieu, qui est le principe de la disposition pour toutes les faveurs que Dieu doit faire à l'âme, et sans cette disposition il ne les fait pas ; et elles sont telles, que même temporellement, pour une joie que l'on quitte pour son amour et pour la perfection de l'Évangile, il en rendra cent pour un dès cette vie, comme dans le même Évangile le promet Sa Majesté (Mt 19,29). Mais quand ces intérêts n'y seraient pas, le seul dégoût que Dieu reçoit de ces joies des créatures devrait les faire éteindre au spirituel en son âme, puisque nous voyons dans l'Évangile que, seulement parce que ce riche se réjouissait d'avoir des biens pour beaucoup d'années, Dieu se coléra tellement qu'il lui dit qu'il ferait rendre compte à son âme en cette même nuit (Lc 12,20). D'où nous devons croire que toutes les fois que nous nous réjouissons vainement, Dieu nous projette et prépare châtiment et amère disgrâce, selon ce que nous méritons, la peine qui résulte de cette joie étant souvent cent fois plus amère que le plaisir a été doux. Car encore que le dire de saint Jean en l'Apocalypse soit véritable, disant qu'autant Babylone s'est glorifiée et plongée en délices, qu'autant on lui donnât de tourments et de peine (Ap 18,7), ce n'est pas pour dire que la peine ne soit pas plus que la joie, car elle le sera - puisque de petits plaisirs sont punis d'éternels tourments -; mais pour faire entendre que rien ne demeurera sans un châtiment particulier, attendu que celui qui punira une parole inutile (Mt 12,36), ne pardonnera pas une vaine joie.




Montée Carmel III - 2003 16