Pie XII 1946 - ALLOCUTION AUX TRAVAILLEURS ASSISTÉS PAR L'OEUVRE NATIONALE POUR L'ASSISTANCE RELIGIEUSE ET MORALE DES OUVRIERS (30 juin 1946)

ALLOCUTION AUX TRAVAILLEURS ASSISTÉS PAR L'OEUVRE NATIONALE POUR L'ASSISTANCE RELIGIEUSE ET MORALE DES OUVRIERS (30 juin 1946)


D'après le texte italien de Discorsi e Radiomessaggi, t. VIII, p. 135 ; cf. la traduction française des Actes de S. S. Pie XII, t. VIII, p. 148.


Votre présence, fils et filles bien-aimés, chers ouvriers et ouvrières, donne d'une manière sensible l'impression de ce qu'est en réalité cette demeure : la maison du Père, le foyer central de la famille chrétienne. Dans les sociétés actives et saines, une des habitudes les plus chères est celle des réunions intimes où les enfants, habituellement dispersés par les nécessités de la vie dans les lieux les plus distants et les plus variés de leur travail incessant, se donnent le jour de la fête de leur père un rendez-vous fraternel près de lui ; ils lui manifestent leur affectueuse vénération, passent ensemble quelques moments et, après avoir reçu sa bénédiction, s'en retournent, le coeur joyeux, plus unis entre eux, en laissant leur père, lui aussi, plus rasséréné et plus joyeux.

Ne sommes-Nous pas témoin de ce spectacle, en ce jour qui suit la fête du prince des apôtres, saint Pierre, patron de votre association ? Vous êtes venus des quatre coins de la cité, de tous les champs si divers où se déploient votre activité et votre travail, ce travail dont vous connaissez bien à la lumière de la doctrine catholique la dignité et la sainteté ; frères dans la vie et dans la charité chrétienne, vous êtes venus pour assister ensemble dans le plus grand temple de la chrétienté au saint sacrifice de la paix et de la Rédemption, pour vous approcher de la même Table sainte ; et maintenant, vous voici devant Nous, successeur, bien qu'indigne, de Pierre, et Père commun des fidèles, dans l'attente de Notre bénédiction. Enfin, pour compléter cette fête de famille, vous visiterez les jardins du Vatican et vous irez saluer, avec des prières et des hymnes, votre Mère céleste, l'immaculée Vierge Marie.

Toutefois, comme presque dans toutes les fêtes, il y a peut-être parmi vous quelques vides douloureux. Notre pensée, comme la vôtre, va aux absents, à ceux qui, de coeur, sont avec vous, mais aussi à ceux qui ont oublié le chemin de la maison paternelle et qui traînent une vie molle ou étourdie, retenus ou fourvoyés qu'ils sont par l'indifférence, les préjugés, les illusions, l'influence d'un esprit qui n'est pas l'esprit de famille, qui n'est pas le bon esprit. Vous irez les trouver, vos pauvres frères, vous leur témoignerez une grande affection, et vous leur direz que le Père commun les attend les bras ouverts, prêt à recevoir ses fils égarés pour leur donner, comme il vous la donne à vous, à vos familles, aux personnes charitables qui, avec tant de zèle et de dévouement, vous assistent dans tous vos besoins spirituels et matériels, la Bénédiction apostolique.


ALLOCUTION AUX MEMBRES D'UNE DÉLÉGATION COMMERCIALE HOLLANDAISE (2 juillet 1946)


1

Soyez ici les bienvenus, Messieurs de la mission commerciale néerlandaise, la première délégation de votre pays dont Nous ayons le plaisir de recevoir la visite depuis la fin de la guerre.

Qui eût jamais soupçonné, en ce printemps de 1939, où Nous étions heureux d'accueillir un groupe de vos compatriotes, que la Hollande, alors prospère et florissante, était à la veille de subir la plus épouvantable catastrophe qu'elle eût connue au cours de sa longue histoire ?

Plus encore que dans le secours militaire de ses co-belligérants, votre pays et son auguste souveraine ont, durant ces années de cruelles épreuves, trouvé dans leur bon droit et dans le chaleureux suffrage de tous les esprits loyaux, de tous les nobles coeurs du monde entier, l'allié le plus puissant après Dieu, souverain défenseur de toute justice.

A peine sortie vivante de la fournaise, et sans plus attendre, la Hollande s'est mise activement à l'oeuvre de la reconstruction, donnant une fois de plus le spectacle des qualités qui ont fait de tous temps l'admiration des autres peuples : le plus haut idéalisme joint, dans un parfait équilibre, avec la plus tenaoe persévérance dans les réalisations pratiques.

Vos négociations actuelles à Rome font partie de cette oeuvre de reconstruction au bénéfice tout à la fois de votre patrie et de l'Italie. Puissent vos efforts être couronnés de succès pour le plus grand bien de votre pays et de votre peuple ! Nous le souhaitons de tout coeur et Nous appelons sur eux et sur vous-mêmes les plus abondantes et les plus fécondes bénédictions de Dieu.


LETTRE APOSTOLIQUE INSTITUANT LTNTERNONCIATURE APOSTOLIQUE DE CHINE

(6 juillet 1946) 1

Parmi les nombreuses et graves charges que supportent les pontifes romains pour le bien des fidèles, leur incombe particulièrement celle d'établir auprès des gouvernements des légations apostoliques pour pourvoir aux relations mutuelles entre ces nations et le Saint-Siège. C'est pourquoi, les liens publics étroits qui existent entre le Siège apostolique et la République de Chine exigeant l'établissement d'une légation apostolique, afin de pourvoir d'une façon plus adéquate au bien commun de l'Eglise catholique et de la Chine, il Nous a paru opportun d'établir dans la République de Chine si éloignée de Notre Siège apostolique une nouvelle légation apostolique. Aussi, toutes choses attentivement et soigneusement pesées, motu proprio, de science certaine et après mûre délibération, en vertu de la plénitude de Notre pouvoir apostolique, selon la teneur des présentes lettres, Nous érigeons et constituons la légation ou internonciature apostolique de Chine et Nous conférons à cette internonciature ainsi érigée par Nous, tous et chacun des droits, privilèges, honneurs, prérogatives, induits propres aux légations de ce genre. Nous le décidons ainsi, ayant pour certain que cette décision de Notre volonté sera à l'avantage commun du Saint-Siège et de la République de Chine dans leurs relations officielles et qu'elle contribuera grandement à favoriser la concorde mutuelle entre les autorités civiles et religieuses. Nous décrétons que les présentes lettres seront et demeureront toujours fermes, valides et efficaces, qu'elles doivent obtenir et produire tous leurs effets entiers et complets et contribuer dès maintenant et à l'avenir au plein avantage de cette internonciature que Nous venons d'ériger dans la République de Chine. Ainsi doit-il en être jugé et décidé, déclarant dès maintenant invalide et sans effet ce qui pourrait être attenté contre cette décision sciemment ou par ignorance par qui que ce soit, par quelque autorité que ce soit. Nonobstant toutes choses contraires...

HOMÉLIE LORS DE LA CANONISATION DE SAINTE FRANÇOISE XAVIER CABRINI

(7 juillet 1946) 1

Tandis que les institutions humaines se succèdent les unes aux autres, vieillissent et tombent en ruine, les entreprises des saints, soutenues par une force admirable, se maintiennent et prospèrent avec le temps. Elles sont semblables au « grain de sénevé... qui, la plus petite de toutes les semences... lorsqu'on l'a semé, monte et devient la plus grande de toutes les plantes potagères » (Mc 4,31-32) ; elles s'accroissent chaque jour et finissent par s'étendre dans le monde entier. Cette merveille, que la divine Providence a multipliée dans les annales de l'Eglise, est réconfortante à une époque où, comme aujourd'hui, les hommes ont plus que jamais besoin de la lumière et des oeuvres de la sainteté.

C'est à cela que Nous songeons en honorant de l'auréole des saints la bienheureuse vierge Françoise Xavier Cabrini2. Cette humble fille se distingua non point par la puissance et les richesses, mais par la vertu. Dès son âge le plus tendre, elle conserva la candeur de l'innocence en la préservant soigneusement avec les épines de la pénitence. Poussée par l'Esprit-Saint, elle se vouait entièrement, au fur et à mesure qu'elle grandissait, au service de Dieu et à l'accroissement de sa gloire. Bien qu'elle fût de faible constitution, elle avait une force de caractère extraordinaire ; dès qu'elle connaissait la volonté de Dieu, elle mettait tout en oeuvre pour l'accomplir, dût-elle se lancer dans des entreprises difficiles, au-dessus des forces d'une

1 D'après le texte latin des A. A. S., 38, 1946, p. 270 ; cf. la traduction française des Actes de S. S. Pie XII, t. VIII, p. 151.

2 Françoise Xavier Cabrini est la fondatrice de l'Institut des Soeurs Missionnaires du Sacre-Coeur. Elle est la première sainte canonisée par Pie XII. Sa fête a été fixée au 22 décembre, jour de sa mort.

femme. Il advint ainsi qu'avec l'aide de la grâce, l'humble institut de religieuses fondé par elle se répandit rapidement en Italie, en Amérique et dans d'autres pays.

Elle recueillit et éduqua chrétiennement la jeunesse en péril ; elle consola les prisonniers, les réconfortant par l'espérance du ciel et les engageant à mener une vie honnête ; elle consola et soigna les malades et les infirmes dans les hôpitaux ; elle tendit une main amicale spécialement aux émigrés qui, abandonnés de tous, menaient une vie misérable, exposés continuellement à perdre, avec la pratique religieuse, la foi chrétienne ; elle leur offrit secours, refuge, soulagement, aide.

Mais d'où cette vierge tira-t-elle la force et l'indomptable énergie qui lui permirent de déployer une si vaste activité et de vaincre des difficultés de choses, de voyages et d'hommes ? D'où lui venaient, au milieu de l'activité la plus intense et des périls, sa confiance et son imperturbable sérénité ?

Sans aucun doute de sa vigoureuse foi, de son ardente charité, de ses prières incessantes qui imploraient et obtenaient de Dieu, à qui elle était intimement unie, ce que la faiblesse humaine ne pouvait réaliser. Dans toutes les vicissitudes de ses nombreuses entreprises, elle n'avait qu'une seule intention dont rien ne pouvait la détourner : plaire à Dieu, qu'elle aimait par-dessus tout, et travailler pour sa gloire. Rien alors ne lui semblait pénible, rien difficile, rien au-dessus des forces humaines renforcées par la grâce.

Dans toutes ses actions on voyait rayonner de son visage une sérénité céleste et une lumière d'en haut. Les religieuses qui suivaient en elle leur maîtresse se sentaient doucement portées à imiter les saints exemples de sa vie, à tel point qu'elle pût faire siennes les exhortations de l'Apôtre : « Soyez mes imitateurs, comme je le suis du Christ. » (1Co 4,16 xi, 1Co 1)

Non seulement les religieuses, mais tous les hommes ont aujourd'hui sujet de considérer et d'imiter les vertus de Françoise Xavier Cabrini. Trop d'hommes se laissent distraire et absorber par les événements extérieurs ; qu'ils apprennent d'elle que les biens spirituels l'emportent de beaucoup sur les matériels, que tout doit tourner à la gloire de Dieu et au salut éternel des âmes. Que les peuples apprennent d'elle qui aima d'un amour ardent sa patrie et répandit sur d'autres pays les trésors de sa charité et de ses oeuvres, que les peuples apprennent d'elle qu'ils sont appelés à former une seule famille : une famille que ne doivent point diviser les troubles et les rivalités ni les inimitiés éternellement occupées à venger les vieilles injures ; une famille qui s'unisse dans l'amour fraternel, dont la source se trouve dans le commandement du Christ et dans son divin exemple.

Puisse la nouvelle sainte nous obtenir cette grâce du « Prince de la paix » (cf. Is. Is 9,6), et de notre Père qui est aux cieux ! Puissent les haines s'éteindre, les esprits s'apaiser, les relations publiques et privées se régler non d'après l'intérêt désordonné de chacun, mais selon la justice et l'équité ; puisse se lever sur le genre humain la vraie paix, source de prospérité toujours accrue ! Ainsi soit-il.


DISCOURS AUX PÈLERINS A L'OCCASION DE LA CANONISATION DE SAINTE FRANÇOISE XAVIER CABRINI

(9 juillet 1946)1

Ce discours a été prononcé le dimanche 9 juillet, lors de la canonisation de sainte Françoise Xavier Cabrini, fondatrice des Missionnaires du Sacré-Coeur et appelée « mère des émigrés ».

Une héroïne des temps modernes.

Chères filles missionnaires du Sacré Coeur de Jésus, on peut bien appeler admirable épopée de luttes et de victoires spirituelles la carrière terrestre de votre Mère Françoise Xavier Cabrini, image de la femme forte et conquérante, aux épisodes hardis et héroïques, conquérante du monde durant le cours de sa vie mortelle, exaltée aujourd'hui au sommet de la gloire des saints, là-haut où il n'est pas donné à notre oeil d'imaginer ni de comprendre la splendeur des bienheureux dans le séjour du ciel. Nous la voyons, cette héroïne des temps modernes, paraître au milieu de nous, comme une étoile d'un humble pays lombard, s'élevant dans sa lumière et traversant les océans, répandant partout la chaleur de ses rayons et suscitant autour d'elle l'admiration des peuples. Quand Dieu, par la vie des saints, lance sur le monde comme des étincelles, il choisit quelqu'une de ces âmes richement douées par la nature, saintement ardentes, que n'intimide pas la hauteur de la mission à laquelle il les destine ; ou mieux, pour ne point parler à la manière humaine, dans le secret conseil de sa Providence, il leur dispense à profusion les dons de la nature et de la grâce, les prépare, les forme, les met sur le chemin,

1 D'après le texte italien de Discorsi e Radiomessaggi, t. VIII, p. 159. Les sous-titres sont ceux du texte original.

les illumine, les fortifie et les soutient pour en faire les ministres et les collaboratrices de ses vastes desseins. Admirez la merveilleuse ardeur de la nature et de la grâce déposée par Dieu en celui qui devait être l'Apôtre et le Docteur des nations et qui travaille avec force et sans se lasser dans la diffusion de l'Evangile. Regardez cet autre apôtre, Xavier, que votre Mère choisit pour son patron, en prenant son nom et en le faisant sien, parce qu'il lui semblait voir et trouver en lui le modèle idéal de sa vie. Concentrez ensuite votre regard sur elle-même ; quelle hauteur et quelle force d'âme ! quelle élévation et quelle compréhension de pensées ! quelle insatiable soif de conquêtes ! quelle richesse et quel immense et généreux amour à l'égard de tous les besoins de l'humanité ! Que faisons-Nous en mettant en relief ce concours et cette coopération des valeurs humaines et des aspirations de la créature avec l'action et l'oeuvre toute-puissante du Créateur ? Peut-être nous mettons-nous en contradiction avec la grande disposition de l'esprit de Dieu, qui a coutume de choisir les faibles de ce monde pour confondre les forts (cf. 1Co 1,27) ? Non ; parce que les choses faibles et sans force du monde sont transformées et se fortifient sous la main de Dieu qui parfois les cache, les travaille finement, les rend meilleures et leur donne de la vigueur. Ainsi arrive-t-il que le Seigneur semble parfois rendre inféconds, comme ruinés et perdus les dons déposés par lui en secret dans ses élus ; ce feu qu'il avait d'abord allumé dans leur coeur, il semble vouloir l'éteindre en le privant d'aliment. Mais ne remarquez-vous pas que Celui qui a donné au grain de blé sa fécondité, l'ensevelit d'abord en terre, l'y laisse presque mourir, afin qu'ensuite il se dresse et revive en de féconds épis dorés ? De même un beau bloc de marbre brut choisi pour la finesse 'de son grain et la beauté de ses veines, taillé, sculpté et en apparence mutilé par l'artiste est placé par lui sur le fronton d'un temple comme son plus noble ornement. Telle est à peu près l'histoire de Françoise Xavier Cabrini.

Transformations spirituelles.

Le travail du Seigneur dans la formation de ses saints est fort et doux afin de rendre leurs âmes le plus conforme possible à l'image de son Fils (cf. Rom., vm, 29) incarné pour notre salut, qui ne dédaigna pas les souffrances et les misères humaines dès son enfance, passant de la grotte de Bethléem à l'Egypte, de l'Egypte à l'obscurité de l'atelier de Nazareth sans perdre de vue les choses de son Père céleste et déclarant qu'il s'en occupait toujours (cf. Luc, n 49). Cette

vie cachée du Christ n'était pas renonciation ou retard mis à son oeuvre de Maître de vérité et de sainteté pour tout le genre humain : par l'humilité et par l'exemple du travail dans ses premières années, il était dans le silence un Maître non moins grand et non moins divin. C'est sur lui que la jeune Françoise Cabrini fixait son regard ; dans les débuts de ses aspirations à 'la dévotion, moins généreuse et moins humble, elle aurait crié hautement sa désillusion ; mais elle n'hésita pas à se soumettre de plein coeur avec tout l'élan de sa vive nature à tel point que, alors que tout ce qui était d'elle petit à petit paraissait crouler, tout ce qui en elle était de Dieu se purifiait, se développait, croissait et prédominait en prenant de la vigueur.

Etant donné son caractère spontané et affectueux, c'est peu dire que la mort prématurée de ses parents ouvrit son âme à une plus grande tendresse à l'égard de ceux qui lui étaient chers ; il fallait cependant que dans son esprit et dans sa nature elle fût modelée et façonnée par le coeur sans doute aimant de sa soeur Rose, en même temps que par ses mains fortes et rudes. Son oeil erre sur le monde loin du foyer paternel ; elle rêve à une vie religieuse aux ferveurs mystiques, à un apostolat aux larges horizons ; mais à la jeune fille trop frêle reste fermée la congrégation qui aurait le mieux répondu à ses aspirations, parce que toute dédiée au Coeur passionnément aimé de Jésus. Il fallut au contraire qu'elle entrât dans un institut à l'esprit étroit, au coeur froid, sans organisation, sans union, sans charité ; au cours de son adaptation progressive, elle parut merveilleusement douée pour le gouvernement, héroïquement disposée à obéir, si bien que l'obéissance la mit à la tête de cette étrange communauté, supérieure tyrannisée et traitée comme une intruse. C'est dans de telles conditions de vie que procédera toute sa formation religieuse ; mais de cet invraisemblable noviciat, sous la main de ce Dieu qui transforme, perfectionne et s'assimile les âmes par sa grâce sublime et selon ses doux conseils, vous verrez sortir la « petite dame » au caractère fortement trempé. Quelle transformation spirituelle ! Elle qui ne savait qu'obéir, prier et se taire, écoutant ce que disaient ses compagnes dans le coin où l'on était en train de travailler ; elle qui n'osait pas lever les yeux de terre par crainte de manquer à la modestie, elle comprit un jour qu'elle avait le devoir de tenir les yeux bien ouverts pour la bonne marche de l'institut ; et dès lors plus rien ne put désormais l'intimider ou la détourner de ses projets.

De fait, quelle chose ou quelle personne pourra jamais la faire reculer d'un pas dans la voie qu'elle a entreprise ? Audace et courage, prévoyance et vigilance, sagacité et constance la rendent résistante à toute épreuve. Nul ne réussira à l'arrêter dans sa marche en avant, ni les autorités les plus vénérables aux refus desquelles elle oppose imperturbable la mission ou l'approbation reçue du Saint-Siège, ni les pouvoirs civils qui plient devant elle, ni les hommes de loi auxquels elle tient tête et dont elle évente les subtilités par la précision de ses contrats et la fermeté de ses revendications, ni les maîtres de l'art et des métiers, architectes, ingénieurs, entrepreneurs et ouvriers auxquels elle commande et auxquels il lui arrive de se substituer. Les difficultés économiques ne l'arrêtent pas et ne diminuent pas son audace. La défiance en elle-même devient dans son cceur immense confiance en Dieu, et c'est appuyée sur elle que sans autres moyens elle achète, meuble, équipe en hôpitaux, en collèges, en maisons d'oeuvres des auberges, des palais, des châteaux. Dans d'étendue de son ardeur pour assurer le bien d'autrui, hésita-t-elle un instant à entreprendre courageusement, avec un misérable fond de caisse, l'établissement d'une école populaire pour des centaines et des centaines d'enfants ?

Même les éléments naturels instables ne faisaient pas peur à Françoise ; elle qui, au souvenir d'un petit incident de sa jeunesse, tremblait en rencontrant un ruisselet d'eau ; elle qui, attachée par les traditions de famille à son pays lombard, n'aurait pas souffert sans un effort douloureux de perdre de vue la pointe du campanile de son village natal de San Angelo. Mais la grâce et la vocation divine eurent vraiment raison en elle de toute crainte et de toute séparation. La voilà qui impassible traverse dix-neuf fois l'Océan, longe deux fois les côtes du Pacifique, trois fois celle de l'Atlantique, affrontant la furie de terribles tempêtes et qui, sans être épouvantée par les bouleversements et les convulsions d'une mer sur les eaux de laquelle flottent les restes de voiliers naufragés, chante les grandeurs de Dieu dans ses oeuvres.

Vous la voyez parcourir et sillonner dans tous les sens les deux hémisphères du globe, franchir la Cordillère des Andes et là, dans une montée dont le danger faisait trembler les guides eux-mêmes, vous la verrez pour la première fois éprouver une faiblesse, mais elle ne s'évanouira que quelques instants après le passage.

Puissant fut en elle le travail de la grâce ; elle la fit plus que femme et dans les événements providentiels de sa vie si pleine d'oeuvres elle semble avoir voulu comme répéter et renouveler le souvenir de l'apôtre Paul dans ses naufrages, dans ses nombreux voyages, avec les dangers des flots, dangers des assassins, dangers des païens, dangers dans les cités, dangers dans les déserts, dangers sur la mer, avec les fatigues et les souffrances, la faim et la soif, le froid' et le chaud, sans parler des soucis quotidiens pour ses nombreuses familles et communautés (cf. 2Co 2,23-28).

Apostolat prodigieux.

Dans la succession de tant de vicissitudes et d'entreprises variées de sa vie, Françoise sentit la force des transformations que le ciseau divin faisait à la longue de son caractère et de son tempérament dans le dur marbre de sa personne, pour mettre en lumière toutes les valeurs de ses vertus et de ses richesses spirituelles ; transformations qui pénétraient dans l'intime d'elle-même et de ses aspirations pour changer même son idéal, martelé et modifié selon les desseins divins par le ciseau des contradictions. Et pourtant son idéal était beau et généreux : être la missionnaire du Coeur de Jésus parmi les populations de la Chine ! Mais devant les obstaoles cet idéal ne s'évanouira pas ; il s'accomplira, deviendra plus beau et plus éclatant, plus ample et plus puissant, sans comparaison, qu'il n'avait été conçu au début. La Providence qui ne met pas toujours en route vers le chemin qu'elle montre, semble se complaire à dissiper les rêves pieux et les désirs ardents que le ciel inspire, à la façon dont le soleil montant vers son midi dissout et disperse les nuées roses de son aurore. Françoise avait rêvé de tout l'Extrême-Orient. Mais Dieu renversa les projets qu'elle avait, et c'est tout l'Occident, et surtout l'Extrême-Occident, d'un pôle à l'autre, qui devint le très vaste continent de son apostolat. Dans ses rêves ardents, elle avait vu les païens de la civilisation la plus antique, adorateurs des idoles ; son champ d'action sera au contraire dans le sein de la civilisation moderne de l'Europe et celle ultra-moderne des Amériques, parmi les chrétiens et particulièrement parmi les chrétiens indifférents, adorateurs des biens et des jouissances matérielles. Ici la grande femme missionnaire fera d'abord pressentir, puis connaître, adorer, aimer et servir le Coeur de Jésus dont elle propagera la dévotion, plus et mieux qu'elle ne l'avait jamais pensé, visant à être en tout lieu la dispensatrice de ses bienfaits, comme un vivant reflet de la bonté de Jésus. L'inspiration divine qui la dirige fait des ordres et des contrordres, des occasions fortuites en apparence favorables ou défavorables, des concours qui s'offrent en aide et des hostilités qui font opposition, des misères qui se rencontrent, autant d'interventions providentielles qui, déconcertant à chaque instant et bouleversant ses vues et ses projets, leur substituent des oeuvres incomparablement plus belles et meilleures dans leur variété innombrable.

N'y a-t-il pas de quoi déconcerter toute notre attente en voyant son zèle impatient confiné au début entre les quatre murs d'une petite école communale de village ? Mais ne craignez pas : c'est par les petites choses que commencent celles qui deviennent les plus grandes. C'est dans cette humble école qu'éclata l'éclair qui ouvrit les yeux de la religieuse maîtresse d'école sur l'éducation de la jeunesse, éclair qui lui fit entrevoir et illumina une immense vision future et un horizon dans lequel elle vit se lever l'école, l'orphelinat, le laboratoire de Codogno, et à Codogno le berceau du grand institut déjà dessiné dans les plans divins. Puis l'école normale pour former et instruire les jeunes enseignants qui de cette façon multiplieront sa propre action et celle de ses filles. Codogno fut donc pour Françoise Cabrini et sa congrégation religieuse l'Orient rêvé, qui par la charité du Christ ignorante des frontières et embrassant tout fut changé en pensée au profit de l'Occident. Admirez le vol hardi et efficace de cette pensée qui de Codogno traverse l'Europe, passe l'Atlantique et va à un peuple qui, là-bas, l'attend à l'égal du soleil. C'est un Orient qui répand la lumière, c'est une pensée qui se diffuse, c'est un fleuve qui déborde et verse ses eaux dans tous les chemins et toutes les régions de la vie sociale. C'est un débordement merveilleux pour toutes 'les formes d'école et pour tous 'les degrés d'enseignement à Milan, à Rome et en Italie, par des fondations qui se succèdent plus ou moins partout. Mais quittant l'Italie pour l'Amérique, il lui semble voir après son arrivée, dans des colonies d'émigrés italiens, autant de « petites Italies » où l'oeuvre de l'éducation ne répond plus aux besoins et aux exigences, Françoise aspire à des entreprises bien plus vastes et plus nombreuses. Tous s'adressent à elle, admirant en elle le génie chrétien de la bonté et de la bienfaisance ; aux appels de toute sorte, il faut répondre par des oeuvres de toute sorte. Voyez alors s'ajouter aux écoles pauvres, aux collèges d'éducation supérieure les patronages, les orphelinats, puis les hôpitaux et les cliniques, ensuite l'apostolat des prisons, l'apostolat en Alaska et, durant la première guerre mondiale, le soin des soldats et des blessés, dont elle recueille les petites filles. Que de voyages, qui pour elle deviennent des missions, où son zèle sème et édifie, se répand et arrive avec tendresse aux grandes dames de Paris et de Madrid, aux orphelines pauvres de l'aristocratie espagnole, aux petites émigrées italiennes de Londres et, comme souriant à ses premiers rêves, aux « mosquitos » de de l'Amérique centrale !

Pour faire le bien, sa pensée devenait comme géante, mais la soif des âmes dilatant son coeur ne s'amplifiait pas moins en elle, ce qui faisait écrire une fois à notre sainte : « Je sens que le monde entier est trop petit pour satisfaire mes désirs. » En lisant ces paroles, d'autres Nous sont revenues à l'esprit, celles que Shakespeare met dans la bouche de Porcia2 : « Mon petit corps est fatigué de ce grand monde ! » En Françoise, se manifeste l'ardeur du zèle et de la sainteté qui veut embrasser le monde entier, trop étroit pour ses désirs ; en Porcia, est représentée la tristesse stérile de beaucoup de coeurs féminins qui, jouissant de la surabondance des richesses terrestres, éprouvent le dégoût du monde et ne savent pas comment s'élever à de plus hautes grandeurs.

Ferveurs mystiques.

Profanes, qui ne possédez pas la notion des choses de Dieu, ne soyez pas étonnés de voir cette femme à l'action si variée joindre à sa vie extérieure si agitée et si active une vie intérieure et contemplative d'une rare intensité et ferveur. C'est là vraiment le secret de son prodigieux apostolat. Enflammée au contact permanent du Coeur de Jésus, auteur de la grâce, et du Coeur de Marie, mère de la grâce, elle porte dans son coeur ce feu ardent qui ne dit jamais « Assez » (cf. Prov. Pr 30,16) et qui, dès sa prime jeunesse, l'a conquise à la piété, à la dévotion, au service du Christ auquel elle se voua avec une admirable générosité. Devenue religieuse, son intelligence s'élargit et s'ouvrit à de nouvelles pensées et, voyant au-delà de tout ce qui l'entourait, elle conçut dans la prière cette grande idée qui devait faire d'elle la mère d'une nouvelle association de filles aimantes du Coeur de Jésus. Ajoutant à l'oraison l'étude des constitutions religieuses et des oeuvres ascétiques insignes, elle écrivit sa propre règle en lui donnant le nom de « Missionnaires du Sacré Coeur de Jésus », titre qu'elle sut défendre et maintenir avec une sage fermeté. Parce que, en ce titre, vibrait ce zèle pour le salut des âmes qui, pressant son coeur, était pour elle comme un éperon à la prière et à l'oblation de toute souffrance, toute peine et toute action pour rassembler les fidèles adorateurs du divin Coeur en toute partie du monde.

Parmi ses vertus héroïques, la plus héroïque en elle était la charité du Christ. Son coeur détaché de tout attachement à elle-même et aux choses du monde trouvait toute sa richesse, sa paix et sa

2 Le marchand de Venise, 1, 2.

félicité dans le Christ qui demeurait dans son âme comme son âme demeurait dans le Coeur de Jésus. Quelle intime et surhumaine union l'unissait étroitement à son Bien-Aimé, qu'elle adorait sur les autels, l'exaltant devant elle dans une contemplation extatique ! A ceux qui l'ont vue, elle paraissait comme un séraphin du ciel, et, élevée si haut en Dieu elle ne paraissait plus s'occuper en rien des affaires de cette terre. C'est d'un semblable amour eucharistique qu'elle visa à enflammer ses filles, leur inspirant une confiance illimitée en la puissance du Coeur de Jésus afin qu'il rende leurs âmes semblables à la sienne, obéissantes, modestes, promptes et prêtes à tout service et à tout travail que pouvait exiger la perfection de l'oeuvre et de la vie religieuse. Dans sa vigilante sagesse de supérieure et avec sa connaissance des nombreuses branches d'enseignement et de la diversité de caractères de la jeunesse féminine, elle guidait les directrices des écoles, des collèges et de toutes les maisons qu'elle avait fondées, d'une main ferme, par des avis éclairés, avec cette douceur et cette sérénité de manières qui rend agréable même une pointe d'observation en apparence sévère.

La douceur et l'humilité de coeur, Françoise les avait intimement apprises dans la grande leçon du divin Maître : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes » (Mt 11,29). C'est pourquoi elle voulut que fût inscrit sur son étendard : « Imitation du Christ. Abnégation de l'amour-propre. Garde du coeur. Les trois liens sacrés de l'obéissance, de la pauvreté, de la chasteté. » C'est ainsi que le Coeur de Jésus fut donné par elle à sa congrégation comme le divin modèle de la perfection qu'il faut atteindre par les victoires sur l'amour-propre et par la garde de son propre coeur ; et c'est par une vigilance semblable sur ses sentiments et sur ses rapports même avec ses filles et non seulement avec les personnes étrangères, que la vertueuse Mère répandit pendant toute sa vie dans toute circonstance, en tous lieux des deux côtés de l'Atlantique d'admirables exemples de vertu, de modération et de vigilante affabilité. Avec quelle sagesse maternelle elle admoneste et stimule non seulement ses filles dès leur noviciat, mais aussi les jeunes filles et les étudiants de ses nombreux et variés collèges et écoles, nous le disent beaucoup de ses lettres et de ses divers écrits où la grande dame manifeste d'une manière vivante son esprit, sa prudence, ses aspirations vers les oeuvres et les vertus, ses grands projets de progrès dans la sainteté religieuse et dans l'action éducative et bienfaisante. Elle se sentait soutenue de toute la confiance de Notre grand prédécesseur Léon XIII ; le sentiment d'en être la fille lui donnait la force, l'audace et l'assurance d'avoir l'esprit de Dieu, comme elle l'avait entendu de lui.

Parmi les saintes de notre temps, Françoise Xavier Cabrini émerge non seulement par son activité infatigable et par sa bienfaisance envers tous les pauvres et les malheureux, mais encore par toutes ces vertus qui font d'une supérieure religieuse le modèle de sa congrégation et des règles qu'elle a édictées pour ses filles. Aussi bien maîtresse que sujette dans l'enseignement et dans la pratique de l'obéissance, se réservant à elle-même, quand elle était supérieure et commandait aux autres, les plus humbles charges et services, elle aima souverainement la pauvreté, cette pauvreté d'esprit à laquelle Dieu a coutume de donner de surcroît les biens de cette terre nécessaires à la vie pour entretenir ses oeuvres et pour faire le bien.

La foi agissant par le moyen de l'amour (Ga 5,6) dans l'espérance de la récompense éternelle en une autre vie au-delà de ce monde anima toujours, guida et soutint son esprit dans sa grandiose activité de Missionnaire du Coeur de Jésus jusqu'à ce que ce divin Coeur lui accordât de reposer éternellement dans les flammes de son divin Amour.

Appel céleste.

Elle mourut en Amérique dans les plaines de l'Illinois, près de Chicago, le 22 décembre 1917, presque à la veille de Noël, de cette mort tranquille et paisible, sans les spasmes de l'agonie, par lesquels un soudain appel céleste fait parfois passer les saints de la terre d'exil au bonheur de la récompense. En mourant, Françoise n'interrompait pas la vie qu'elle avait menée ici-bas : cette union d'amour spirituel sans tache, qui dès sa jeunesse l'avait unie comme une épouse au Coeur de Jésus, elle la continua au-delà de la tombe au pied du Roi des siècles, dans la gloire de la Vierge immaculée, au milieu des saints, où elle siège comme patronne céleste de sa congrégation, la vôtre, chères filles, et pour implorer des grâces pour vous et pour tous ceux qui l'invoquent de l'Orient à l'Occident. Filles d'une telle Mère, levez votre regard vers le ciel, contemplez-la dans les splendeurs qui l'entourent, splendeurs de toutes les perfections et de ces faveurs divines que vous avez admirées en elle durant sa vie ici-bas.

Quel plus précieux conseil pourrait vous donner Notre parole et Notre affection ? Regarde-la ; étudiez la voie qu'elle a parcourue pour vous guider ici-bas et vous montrer le chemin à suivre pour arriver là-haut ; c'est la voie de l'esprit de Dieu ; Nous la supplions de demander pour vous cet esprit, de vous apprendre à l'obtenir en toujours plus grande abondance à la même source, le Coeur de Jésus. A cette source divine, vous retrouverez votre Mère et, avec votre Mère, la force et le courage de suivre le même sentier, sur lequel elle vous a laissé ses saintes et glorieuses traces.

Enfin, dans la confiance que cet esprit vous fera poursuivre et accroître l'oeuvre qu'elle vous a confiée en héritage, Nous vous accordons, chères filles, et à tout ce qui, personnes ou choses, est sous votre direction, à vos bienfaiteurs, et à tous ceux qui vous portent secours et soutien pour tout le bien que vous accomplissez dans le monde, avec une affection particulière, Notre paternelle Bénédiction apostolique.


Pie XII 1946 - ALLOCUTION AUX TRAVAILLEURS ASSISTÉS PAR L'OEUVRE NATIONALE POUR L'ASSISTANCE RELIGIEUSE ET MORALE DES OUVRIERS (30 juin 1946)