Ars Procès informatif 885

TABLE DES DEPOSITIONS TRANSCRITES DANS LE DEUXIEME VOLUME

Témoin: XI Claude Prosper Comte des Garets 939 , 993

Témoin XVI Marguerite Vianney 1009 , 1027
Témoin XVI Abbé Louis Mermod 1029 , 1036
Témoin: XVII Abbé Alfred Monnin 1047 , 1168
Témoin: XIX Abbé Louis Beau 1171 , 1222
Témoin: XXX André Verchère 1321 , 1330
Témoin: XXXI Marie Ricotier 1333 , 1338



TEMOIN XIV - CLAUDE PROSPER COMTE DES GARETS – 13 septembre 1863

939 939 Session 103 - 15 Septembre 1863 à 8h du matin



940 Juxta primum Interrogatorium, monitus testis de vi et natura juramenti, et gravitate perjurii, praesertim in causis Beatificationis et Canonizationis, respondit:

Je connais la nature et la force du serment que je viens de prêter. Je promets de faire connaître la vérité telle qu'elle est; je n'ai pas l'intention de rien cacher qui soit défavorable à la cause du Serviteur de Dieu.



Juxta secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je m'appelle Claude Prosper, Comte des Garets; je suis né le onze Novembre mil sept cent quatre-vingt dix-neuf, au château du Colombier, commune de St Julien, département du Rhône. Mon père s'appelait Denis Félicité des Garets, et ma mère Marie Jeanne d'Agreste de Sacconaix. Ma position de fortune est grâce à Dieu au dessus d'une honnête aisance. Je suis chevalier de l'ordre de St Grégoire, maire d'Ars et membre du Conseil Général du département de l'Ain.



Juxta tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je m'approche plusieurs fois des sacrements dans l'année; j'ai communié pour l'Assomption.



Juxta quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai jamais été appelé en justice.



Juxta quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai encouru ni peines, ni censures ecclésiastiques.



Juxta sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Personne ne m'a instruit, ni de vive voix, ni par écrit, sur ce que j'ai à déposer. Je ne m'inspirerai dans ma déposition que de ma conscience ou du témoignage de personnes dignes de foi. Je n'ai pas lu les Articles du Postulateur.



941 Juxta septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai une grande affection pour le Serviteur de Dieu; j'éprouve même à son égard une vénération religieuse très profonde; je désire très vivement sa prompte béatification. Je ne suis mû par aucune autre intention que le zèle de la gloire de Dieu.



Juxta octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais que le Serviteur de Dieu est né à Dardilly de parents très chrétiens, propriétaires aisés et cultivateurs, que j'ai vus et connus. Je ne puis rien dire de précis sur la date de la naissance de Mr Vianney, ni sur son baptême. D'après ce que j'ai entendu répéter très souvent, il avait été élevé de la manière la plus chrétienne. Pendant les nombreuses années que j'ai vécu près de lui, je l'ai fréquemment entendu parler de sa mère avec la plus tendre affection; presque toujours, il y avait de l'émotion dans sa voix et souvent des larmes dans ses yeux; il disait que les enfants qui n'ont pas une mère chrétienne sont bien à plaindre.



Juxta nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais que le Serviteur de Dieu a passé son enfance et son adolescence à Dardilly. On remarqua en lui de bonne heure les indices d'une grande piété; il avait dès lors une tendre dévotion pour la Ste Vierge et la priait avec ferveur, en se livrant à la garde des troupeaux ou aux travaux des champs. J'ai peu de détails à donner sur cette partie de sa vie.



Juxta decimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais que le Serviteur de Dieu a commencé ses études à un âge déjà assez avancé, dans l'intention d'entrer dans l'état ecclésiastique, chez Mr Balley, curé d'Ecully, qui le prit dès lors, à cause de sa piété, en très grande affection.



Juxta undecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai la connaissance certaine que Mr Vianney a interrompu ses études à cause de la conscription, qu'il a été amené par des circonstances où il n'y avait aucune préméditation de sa part à être constitué en état de désertion et qu'il a passé un temps assez considérable dans la paroisse des Noës, où il a fait beaucoup de bien et où il s'est concilié l'estime et l'affection de tous. Le sentiment de la reconnaissance et de l'estime a fréquemment amené dans la suite à Ars les gens des Noës.



942 Juxta duodecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney n'a jamais abandonné la pensée d'entrer dans l'état ecclésiastique; je sais qu'il a repris ses études chez Mr Balley, qu'il est allé ensuite au séminaire et qu'il a été ordonné prêtre à Grenoble. J'ai entendu dire qu'à cette époque, ses supérieurs ecclésiastiques se défiaient beaucoup de sa science théologique. Je ne connais du reste rien de bien précis sur cette seconde époque de son existence.



Juxta decimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Après son ordination, il a été nommé vicaire à Ecully, sur la demande, je crois, de Mr Balley., Sa vie y fut très austère, et il sut s'y concilier l'estime et l'affection de son curé et des paroissiens. Je ne sais pas au juste combien de temps il y est resté. A la mort de Mr Balley, il fut demandé pour curé par les paroissiens. J'ignore pourquoi cette demande ne fut point accueillie par l'autorité ecclésiastique.



Juxta decimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney a été nommé curé d'Ars en mil huit cent dix-huit. Au point de vue religieux, il y avait du laisser-aller dans la paroisse, une certaine négligence et une certaine indifférence. Il y avait, je crois, deux cabarets. Une fête, que l'on appelle vogue dans le pays, provoquait à la danse les jeunes gens et les jeunes filles, qui se rendaient, à différentes époques, dans les paroisses voisines, pour se livrer au même plaisir. Je ne pense pas, du reste, qu'il y eut à Ars des désordres exceptionnels; cette paroisse ressemblait à toutes les autres paroisses du pays; ce qu'elle présentait au fond de plus déplorable, c'était la négligence et l'oubli des pratiques religieuses. La piété profonde de Mr Vianney lui gagna bien vite le coeur de ses paroissiens et il ne tarda pas à être l'objet d'une véritable vénération. Il se mit immédiatement à l'oeuvre pour rendre sa paroisse parfaitement chrétienne et il y réussit à force de zèle, de prudence, et surtout par ses prières et ses mortifications. Il lui fallut cependant pour cela beaucoup de temps; car les danses ne disparurent définitivement que vers mil huit cent trente-trois.



943 Juxta decimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney fonda ou ranima des associations pieuses et des confréries; il s'éleva vivement, dans ses prédications, contre les désordres et l'oubli de Dieu. Sa manière était ferme, pleine d'autorité, et quoiqu'il fût bon et indulgent, il ne dissimulait pas à ses paroissiens et ne cherchait pas à affaiblir la morale évangélique. Il apporta un soin particulier à l'éducation de la jeunesse; c'est ce qui lui inspira la pensée de l'établissement de sa Providence. Il établit plus tard une maison de la Ste Famille pour l'éducation des jeunes garçons. Ces deux établissements ont procuré le plus grand bien.



Juxta decimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai assez vécu avec Mr Vianney, je l'ai connu assez intimement pour pouvoir attester qu'il a pratiqué dans la plus haute perfection tous ses devoirs de chrétien, de prêtre et de Curé et qu'il y a persévéré jusqu'à la mort. Ma déposition subséquente en fera foi. Rien, à mes yeux, n'est de nature, dans sa vie, à infirmer cette observance exacte.

Quant aux absences qu'il a faites pour travailler aux missions ou jubilés, rien n'est plus naturel. Sa paroisse était petite et ne suffisait pas à l'activité de son zèle; il prêtait donc volontiers son concours à tout le bien qu'il pouvait faire autour de lui. Jamais sa paroisse n'en a souffert; car il avait soin d'y revenir de temps en temps et jamais il n'absentait le dimanche.

Quant à ses fuites, je vais commencer à raconter les faits. La première fois qu'il quitta sa paroisse, au mois de Septembre mil huit cent quarante-trois, il disparut subrepticement pendant la nuit. Nous ne nous aperçûmes de son départ que le lendemain matin. Je mis immédiatement plusieurs personnes à sa recherche. Je ne tardai pas à découvrir qu'il s'était réfugié à Dardilly, sa paroisse natale. Je m'y rendis avec mon adjoint. Nous vîmes de suite que notre présence déconcertait les gens de Dardilly, car ils nous assurèrent que notre bon curé n'était plus chez eux, qu'il était parti. Il y était pourtant, mais nous revînmes sans l'avoir vu et sans être même bien sûrs de sa présence en ce lieu. Rien ne peut peindre la désolation des gens d'Ars pendant cette absence; c'était une véritable consternation. Mr Raymond, qui était encore curé de Savigneux, mais qui servait déjà de prêtre auxiliaire de Mr Vianney, se rendit de son côté à Dardilly. L'arrivée du curé d'Ars y avait produit un grand émoi; les pèlerins y affluèrent de suite; on fut obligé de demander pour lui des pouvoirs à l'Archevêché de Lyon. 944 Et il dut se mettre au confessionnal et reprendre le genre de vie qu'il menait à Ars. Mr Raymond put l'aborder, et il lui fit comprendre qu'il devait rentrer dans le diocèse. Il le mena d'abord à St Pierre d'Albigny, chez Mr Martin, prêtre que le bon curé connaissait. Il y fut témoin en arrivant d'un spectacle qui le désola; c'était un jour de fête, on dansait; cette vue facilita à Mr Raymond la tâche qu'il avait entreprise, de faire revenir Mr Vianney. Il le conduisit à Beaumont. Beaumont est une petite chapelle de la Ste Vierge, au milieu des Dombes, dans le diocèse de Belley, assez fréquentée comme lieu de pèlerinage. Mgr Devie l'avait parfois offerte comme retraite au Curé d'Ars, lorsque celui-ci lui demandait avec de vives instances la permission de se retirer dans la solitude. Mr Vianney y célébra la sainte messe, après laquelle, sans aucune autre observation, il dit à Mr Raymond: Retournons à Ars. Mr Raymond se hâta de profiter de cette ouverture et, ayant pris une voiture, il le ramena. A peine fut-il arrivé sur les confins de la paroisse, que l'on se mit à sonner les cloches. Tous les gens de la paroisse se réunirent sur la place de l'église. Quand ils virent leur bon curé, la joie la plus vive succéda à la désolation qu'ils avaient éprouvée. Mr Vianney n'était pas moins heureux que ses paroissiens; ce fut un spectacle admirable et touchant; on aurait dit des enfants qui avaient retrouvé leur père, un père qui avait retrouvé ses enfants.

En mil huit cent cinquante-trois eut lieu une seconde tentative de fuite. Elle coïncidait avec le changement de Mr Raymond. J'ai ouï dire que Mr Raymond avait engagé le Curé d'Ars à quitter sa paroisse, dans le cas où lui-même en serait éloigné; il ne serait donc pas étonnant que cette circonstance, jointe au désir constant que le bon curé avait de se retirer dans la solitude, n'ait influé sur sa détermination. Il n'avait informé de son dessein que Catherine Lassagne, en exigeant d'elle un secret absolu. Je soupçonnais cependant quelque chose. Mr Toccanier, successeur de Mr Raymond, venait de prendre possession de son poste; je le fis avertir, ainsi que le F. Athanase, le Frère Jérôme et quelques autres personnes. Je plaçai des hommes en sentinelle; on veilla toute la nuit; en sorte que, lorsque le curé voulut prendre la fuite, il fut tout étonné. Il quitta néanmoins sa cure, accompagné ou suivi par Mr Toccanier et quelques autres. On avait eu soin de lui soustraire son bréviaire. On fit incontinent sonner le tocsin; les gens accoururent à la hâte, croyant les uns au feu, les autres à des voleurs. C'était le milieu d'une nuit sombre et noire. Pendant ce temps, le Curé continuait à fuir, malgré les instances et les démarches les plus touchantes de ses compagnons. 945 Arrivé au delà d'un ruisseau, qu'il traversa sur une planche, il s'égara; cédant aux sollicitations réitérées qui lui étaient faites, il revint et trouva dans la cour de la cure beaucoup de gens assemblés. J'y arrivais dans ce moment; je le trouvai avec une figure décomposée, triste, presque sombre. Je lui dis: Mr le Curé, venez à la sacristie, je veux vous dire quelque chose. - Je veux bien, répondit-il. Arrivé à la sacristie, sans dire un seul mot et en me tournant brusquement le dos, il prit son surplis et s'en alla à son confessionnal, où il se remit tranquillement à confesser. Depuis lors, tout fut fini, et désormais il ne me parla plus de ses projets de retraite, comme il le faisait si souvent auparavant.





947 Session 104 - 15 Septembre 1863 à 3h de l'après-midi



Et prosequendo decimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Depuis que j'ai connu Mr le Curé d'Ars, jusqu'à sa seconde tentative de fuite, je l'ai toujours vu animé de la pensée de se retirer dans la solitude. Je vois à cette pensée trois motifs: Il voulait, 1° décliner la responsabilité d'une paroisse, responsabilité qu'il regardait comme trop lourde pour ses épaules à cause de son indignité et surtout de son ignorance; 2° 948 se ménager le moyen de pleurer ses fautes et ce qu'il appelait sa pauvre vie; 3° échapper à des occupations trop continues et se procurer du temps pour se livrer, selon son attrait, à la prière et à l'oraison. Tels sont les motifs que s'avouait le bon Curé. Mais ma conviction est qu'il y avait là dessous une véritable tentation du démon, dont lui-même, quelque éclairé qu'il fût dans les voies de Dieu, n'avait pas la conscience. Le démon en effet savait tout le bien qu'il faisait à Ars par le pèlerinage, le plus grand bien encore qu'il pouvait faire; il avait tout intérêt à en détourner, sous des prétextes plausibles, le Serviteur de Dieu. Sa dernière tentative de fuite fut pour lui, sur ce point, un vrai trait de lumière. Depuis lors, il ne pensa plus à rien de semblable, ainsi que je l'ai remarqué plus haut. Il fut tout entier et sans arrière-pensée à son ministère; il alla de meilleure heure à l'église; il resta plus longtemps au confessionnal. Loin de chercher des occasions de fuir, il les repoussa lorsqu'elles se présentèrent et il ne voulut accueillir aucune des propositions qui lui furent faites à ce sujet, notamment par les gens de Dardilly désireux de le posséder. Quelques années après la seconde tentative de fuite, on chercha à l'attirer à Dardilly sous prétexte d'une maladie de son frère. Le bon curé, qui aimait sa famille, se mit en route; mais chemin faisant, il fut atteint de coliques violentes qui l'obligèrent à revenir, avant d'avoir atteint le terme de son voyage. Les pèlerins avaient déserté Ars avec lui; à son retour, il les rencontra qui se mettaient en voie de le suivre et de le rejoindre; il en fut touché: Que seraient devenus, disait-il, ces pauvres pécheurs?... Il comprit dès lors encore mieux que Dieu le demandait à son poste.

On a voulu voir dans les fuites de Mr Vianney une désobéissance à la volonté de son évêque; il n'en est rien; avant de partir, il lui avait écrit, pour le prévenir et lui demander la permission. Je possède une lettre de Mgr Devie qui en fait foi. Je la fais relater ici intégralement.





Bourg, le 13 Septembre 1843.



Monsieur,

Dans le moment où j'ai reçu la lettre de votre bon et saint curé, j'ai reçu également celle que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser. Je remets à Mr le Curé de Savigneux mes deux réponses. Je dis au bon curé que mon désir est qu'il reste à Ars malgré les raisons qu'il croit avoir d'aller ailleurs; j'espère qu'il se rendra à mes raisons. Cependant, pour ne pas le heurter trop fort, je lui indique deux autres postes où je pourrais le placer. 949 C'est en lui montrant des dispositions semblables que je le détournai du projet de s'éloigner d'Ars, il y a quelques années. J'espère un peu obtenir le même résultat. Vos instances, celles de vos paroissiens et des curés voisins, contribueront, j'espère, à le fixer auprès de vous; mais dans tous les cas il est persuadé aujourd'hui que je ne lui permettrai jamais de quitter le diocèse de Belley. Je croirais perdre un trésor.

Veuillez, etc.



Votre très humble et tout dévoué Serviteur

+ Alexandre Raymond, Evêque de Belley.





Juxta decimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais que le Serviteur de Dieu a éprouvé, surtout dans les commencements de son ministère, de grandes contradictions, principalement de la part des ecclésiastiques. Les curés du voisinage qui le connaissaient, l'aimaient généralement et l'estimaient. Ceux qui étaient plus éloignés, soit qu'ils fussent trompés par de faux rapports, soit que son genre de vie extraordinaire leur parût une condamnation d'une vie plus commune, le blâmaient. Je sais même que quelques uns lui écrivirent des lettres assez dures. Il supporta tout avec une admirable patience et comme les saints ont coutume de supporter ces sortes d'épreuves.



Juxta decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le Serviteur de Dieu a pratiqué toutes les vertus chrétiennes.

Sa foi m'a toujours frappé d'une manière particulière; elle animait toutes ses actions et lui inspirait des paroles brûlantes. Dans ses conversations, il s'entretenait volontiers des choses qui pouvaient intéresser ceux qui étaient avec lui; mais sa foi et son amour pour Dieu le ramenaient toujours aux choses de Dieu.

Dans ses instructions ou ses catéchismes, quel que fût le sujet qu'il avait choisi, il revenait sans cesse à la foi ou à la charité. J'ai remarqué qu'il paraissait heureux de traiter ses sujets favoris, l'amour de Dieu, le Saint Sacrement, la beauté d'une âme en état de grâce, l'action du St Esprit sur les âmes, les douceurs de la prière, etc. Ses paroles, son extérieur, tout dans lui en un mot, annonçait la foi vive qui l'animait. Je me rappelle qu'en mil huit cent trente, dans une de ses instructions, il fut vraiment sublime. On abat les croix, dit-il, mais lorsque Jésus-Christ paraîtra dans les airs, sa croix à la main: 950 Oh! pour celle-là, impie, tu ne la lui arracheras pas!... Sa foi brillait dans toutes les fonctions du saint ministère. Quand il disait la sainte messe, l'expression de sa figure était telle que c'était à regarder si ses pieds touchaient terre; il paraissait comme en extase, surtout au moment de la consécration et de la communion.

Il attachait un grand prix à tout ce qui tenait au culte divin; il aimait l'éclat et la pompe des cérémonies; il s'efforçait de les rendre aussi solennelles que possible. C'est cette pensée qui le porta à agrandir et embellir son église, etc. J'étais présent lorsqu'il reçut les magnifiques ornements que lui envoyait le vicomte d'Ars. Rien ne saurait peindre la joie et le bonheur du bon Curé. Il faisait avertir ses paroissiens de venir voir les belles choses qu'on lui avait envoyées.

Il aimait à déployer toute la pompe possible pour la procession du saint sacrement. Il venait toujours voir si nous avions fait un beau reposoir pour la procession. Il était heureux lorsque je faisais tirer les boîtes au moment de la bénédiction du Saint Sacrement. La dernière année, j'avais invité la musique du collège des Pères Jésuites de Montgré. Quel ne fut pas le bonheur du bon curé lorsqu'il l'entendit jouer.

La Foi le porta toujours à remplir tous les devoirs d'un zélé pasteur. Il se fit partout remarquer par sa foi vive. Quand il fut nommé curé d'Ars, trois ou quatre personnes d'Ecully, qui avaient été frappées de son grand esprit de foi, vinrent s'installer près de lui.

Dans sa première maladie, la foi qu'il montra au moment où on lui administrait les derniers sacrements m'impressionna vivement.

Il avait un grand respect et une grande estime pour les prêtres; il parlait toujours de son Évêque avec la plus grande vénération.



Quoad Spem, testis respondit:

J'ai toujours remarqué que Mr Vianney ne comptait pas sur lui, mais uniquement sur Dieu. Dans les peines, les difficultés qu'il éprouvait, il recourait à Dieu par la prière. 951 Je ne l'ai jamais vu se décourager; il paraissait parfois triste et comme abattu, par exemple quand l'argent lui manquait, mais ce n'était point le découragement. Tout en travaillant incessamment au bien des âmes, il ne négligeait rien pour assurer son propre salut. Je puis assurer qu'il ne restait pas dix minutes sans penser à Dieu. Dans les commencements de son ministère à Ars, il passait la plus grande partie de son temps à l'église et aux pieds du Saint Sacrement. Plus tard, à cause de l'affluence des pèlerins, ne pouvant plus se livrer à ses longues méditations, il s'en dédommageait, je crois, par de fréquentes aspirations, et prenait sur le temps du sommeil pour le consacrer à Dieu. Il m'a avoué qu'il ne dormait pas une demi-heure.

La pensée du Ciel semblait être le mobile de ses actions et de ses paroles; car il en parlait souvent et quand il prêchait sur ce sujet, on aurait dit que déjà lui-même était allé au Ciel.

Cette pensée du bonheur éternel, il cherchait à l'inspirer aux autres. C'est ainsi qu'il savait relever le courage de ses paroissiens en leur montrant le Ciel comme la récompense de toutes nos peines et de tous nos travaux. Il savait admirablement développer les motifs de confiance. Quel que fût l'état de tristesse dans lequel on se trouvait, dès qu'on le lui avait exposé, on sentait le courage renaître. Je n'ai jamais vu ou entendu personne se plaindre d'être venu à Ars. Tout le monde au contraire avouait que cette visite leur avait fait du bien.

C'est dans l'intention d'attirer ses paroissiens et de les faire penser à leur salut, qu'il embellissait son église, déployait une grande pompe pour les cérémonies. Je me rappelle qu'il fut profondément attristé lorsqu'on eut volé le magnifique ostensoir qu'avait envoyé le vicomte d'Ars. Il engagea ses paroissiens à le remplacer par un autre, et pour les y pousser plus facilement, il leur dit ces paroles: Vous allez, mes frères, préparer une maison au bon Dieu, et lui vous préparera un beau palais dans le Ciel.

952 Le Serviteur de Dieu s'abandonnait entièrement entre les mains de la Providence. Il recommandait fréquemment aux autres de le faire à leur tour et il se servait pour cela de pensées très fortes, que malheureusement je n'ai pas retenues.

Les contradictions dont j'ai parlé, les peines intérieures qu'il éprouva, ne firent qu'augmenter sa confiance en Dieu en lui montrant de plus en plus sa bassesse et son néant. Il fut tourmenté d'une manière extraordinaire par le démon. Au commencement, il eut grandement peur; je sais que Melle d'Ars envoya son jardinier coucher à la cure. Quand il sut quelle était la cause de ces bruits qu'il entendait, il n'eut plus peur. Il racontait lui-même très volontiers les attaques dont il était l'objet. Souvent il me disait: Cette nuit, le grappin ne m'a pas laissé fermer l'oeil. Pendant sa première maladie, je couchais à la cure; j'espérais entendre quelque bruit; mais je n'entendis rien. Un maréchal des logis dans la gendarmerie étant une nuit autour du presbytère entendit un grand bruit dans la cour. Le matin, il demanda à Mr Pertinand ce qui faisait tant de bruit.

J'ai fait souvent la remarque que le Serviteur de Dieu recourait constamment à la prière dans toutes ses peines et ses difficultés. C'est appuyé sur l'Espérance chrétienne qu'il parcourut jusqu'à la mort le genre de vie qu'il avait embrassé. Je lui ai entendu dire, quand on le pressait de se reposer: Je me reposerai en paradis. D'autres fois, il avait dit en riant: Je connais quelqu'un qui serait bien attrapé s'il n'y avait point de paradis! J'ai remarqué que dans sa première maladie, il manifesta une grande crainte de la mort. Il me disait: Je voudrais vivre encore pour pleurer mes péchés et pour faire quelque bien. Dans sa dernière maladie, il fut aussi calme, aussi résigné que possible. 953 La crainte de la mort et des jugements de Dieu semblait avoir fait place à la plus grande confiance dans la bonté et dans la miséricorde de Dieu.





955 Session 105 - 16 Septembre 1863 à 8h du matin



Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le Curé d'Ars a été constamment animé par le sentiment de l'amour de Dieu le plus vif et le plus tendre. Ce sentiment était sa vie. Dès le commencement de son ministère à Ars, on l'a vu passer ses journées presque entières à l'église. 956 Quiconque a vécu un peu avec lui a pu se convaincre que son union avec Dieu et avec Notre Seigneur était continuelle. Tout en lui indiquait les mouvements intérieurs de la charité la plus ardente, sa figure, son attitude, ses prédications, ses conversations, l'exercice tout entier de son ministère.

A l'autel, il paraissait un ange; à l'élévation surtout et à la communion, ses traits s'animaient, sa figure devenait resplendissante; parfois il versait des larmes; on ne pouvait le regarder sans être profondément ému. Quand il était en chaire, l'amour de Dieu respirait dans toutes ses paroles, et quel que fût le sujet qu'il entreprenait de traiter, il finissait toujours par revenir à l'amour de Dieu. L'Eucharistie surtout le transportait. Il n'annonçait jamais la procession du Saint Sacrement sans une grande joie, et quand il avait le bonheur de porter Notre Seigneur dans ses mains, il était tout transporté et comme hors de lui-même. Au confessionnal, toutes ses paroles étaient brûlantes d'amour de Dieu et les pénitents sentaient si bien qu'elles sortaient de la plénitude de son coeur, qu'ils se retiraient eux-mêmes tout embrasés.

Quelque absorbé qu'il fût par un ministère accablant, sa prière était continuelle. Il ne disait jamais son bréviaire à l'église qu'à genoux et dans l'attitude du recueillement le plus profond. Rien ne pouvait le distraire, ni le mouvement qui se faisait autour de lui, ni la multitude des pèlerins, ni les questions importunes, absurdes même, dont on le pressait. Toujours la même sérénité; toujours la même égalité d'humeur. Il était visible que son âme était avec Dieu. Ce sentiment lui inspirait un grand attrait pour tout ce qui tenait au culte divin, la beauté des ornements, la pompe des cérémonies, etc.

Dans ses conversations, quelque bon, quelque condescendant qu'il fût pour ses interlocuteurs, il finissait toujours par revenir à son sujet favori. 957 J'avais l'habitude, lorsque j'étais à Ars, d'aller le voir deux fois par jour, après son repas de midi et le soir. C'était pour moi un bonheur et une inexprimable consolation. J'étais alors ordinairement en la compagnie des missionnaires. Le bon curé était gai, aimable; sa conversation était affectueuse, douce, pleine d'esprit et de finesse; il avait quelquefois des observations qui ne manquaient pas d'une certaine malice délicate, mais toujours inoffensive. Cette sérénité et ce ton agréable me frappaient beaucoup, surtout le soir, après des journées extrêmement fatigantes et qui auraient été écrasantes pour tout autre homme que lui. J'ai toujours remarqué que quel que fût le sujet dont il nous avait entretenu, il avait le secret de les tourner vers Dieu, et d'en tirer des enseignements qui nous remuaient jusqu'au fond de l'âme. Lorsqu'il avait ainsi causé avec nous avec une familiarité pleine d'abandon, appuyé contre une pauvre table, il nous saluait tout à coup, en nous disant: J'ai bien l'honneur de vous souhaiter le bonsoir. - Nous nous retirions tout ravis.

L'amour de Dieu dans le curé d'Ars avait pour principe le renoncement le plus complet à lui-même, le sacrifice et la mortification. Aussi les peines intérieures et extérieures ne purent-elles jamais troubler la paix de son âme. Les persécutions des hommes et celles du démon ne l'altérèrent pas. On voyait cependant à une certaine tristesse, à une certaine altération de sa figure, qu'il sentait vivement.

Mr Vianney a pratiqué toute sa vie la charité spirituelle et corporelle à l'égard du prochain. Il avait puisé l'amour de cette vertu au sein de sa famille, qui était très charitable. Vicaire à Ecully, il avait gagné la confiance et l'affection de tout le monde par son désintéressement et son dévouement pour les pauvres. Nommé curé à Ars, il se consacra tout entier au bien de ses paroissiens.

Il chercha avant tout le bien de leurs âmes; pour les gagner à Dieu, il se fit tout à tous; il les visitait fréquemment dans leurs maisons, le plus souvent à l'heure des repas, afin de les trouver réunis. 958 Là, après s'être enquis de leurs affaires matérielles, il leur parlait de Dieu avec beaucoup de simplicité, mais beaucoup d'onction; ces braves gens étaient touchés. Il renonça ensuite à ces visites fréquentes, lorsque les occupations du ministère occasionnées par le pèlerinage absorbèrent tout son temps.

Persuadé qu'une solide instruction religieuse est le meilleur moyen pour amener les fidèles à la piété, il se livra avec un grand zèle à la prédication. Il préparait très soigneusement ses instructions. Toutefois, il ne comptait pas sur lui-même pour la conversion ou l'amélioration de sa paroisse; il ne compta que sur la grâce de Dieu. Il eut recours à la prière, aux jeûnes, aux mortifications les plus excessives. Le jour, il offrait ses souffrances pour la conversion des pécheurs, la nuit pour la délivrance des âmes du purgatoire. Il éprouvait une affliction inexprimable du malheur des pauvres pécheurs. Quel dommage, disait-il, que des âmes qui ont coûté tant de souffrances au bon Dieu, se perdent pour l'éternité... Il aurait consenti à rester sur la terre jusqu'à la fin du monde et à mener jusque là la vie de pénitence terrible qu'il pratiquait pour travailler à la conversion des pécheurs. Les pauvres malheureux pécheurs lui tenaient tellement à coeur qu'afin d'étendre son zèle et de le rendre durable même après lui, il fonda à perpétuité un nombre considérable de missions.

C'est ce même sentiment du zèle pour le salut des âmes qui l'a fait prendre part, ainsi que je l'ai dit plus haut, aux missions et jubilés qui se sont donnés dans les environs de sa paroisse, et où il produisit un tel effet que le pèlerinage en prit naissance.

C'est encore ce même sentiment qui le cloua pendant quinze ou dix-huit heures au confessionnal chaque jour, malgré des souffrances habituelles, une toux déchirante, malgré le froid, la chaleur, malgré les mauvaises odeurs qu'exhalait une foule entassée. C'est ce même sentiment qui lui fit continuer pendant toute une longue vie ce ministère écrasant, sans interruption, sans repos, sans ménagement, sans adoucissement d'aucune sorte. 959 C'est lui qui le faisait se lever à minuit ou une heure du matin et sortir de l'église fort tard; lui encore qui le condamnait à une privation presque absolue de sommeil et le maintenait dans une patience inaltérable au milieu des peines et des importunités les plus agaçantes du saint tribunal.

Il ne s'appliquait pas seulement à produire un bien éphémère et fugitif; mais il voulait un bien durable. C'est ce qui le conduisit à l'établissement de sa Providence, d'abord pour donner une éducation chrétienne et gratuite aux enfants de sa paroisse, ensuite pour recueillir de pauvres petites filles abandonnées. Il la confia à des filles pieuses, qui réunirent jusqu'à soixante enfants pauvres, qu'elles soutenaient grâce à la charité de Mr le Curé, à leur dévouement personnel, et aussi aux miracles de la divine providence. Mr Vianney avait consacré à la fondation de cette oeuvre tout son patrimoine. Désireux de lui donner plus de stabilité, il songea à la remettre entre les mains d'une Congrégation religieuse; il choisit les soeurs de St Joseph. Cette détermination fut pour lui un sacrifice; car sa Providence lui tenait à coeur; c'était son oeuvre favorite; il lui en coûtait de s'en détacher. Le sacrifice fut plus grand encore lorsqu'il en vint à la réalisation et qu'il vit que son oeuvre était transformée, réduite à une seule école paroissiale, que l'orphelinat disparaissait et que les conditions verbales qu'il avait mises à la cession n'étaient pas aussi scrupuleusement exécutées qu'il l'avait désiré. Ce fut pour lui un froissement considérable qu'il supporta néanmoins avec une grande patience.

Un établissement de jeunes garçons, créé par son zèle et confié aux frères de la Ste Famille de Belley, mit le sceau aux oeuvres qu'il fonda pour l'éducation de la jeunesse.

A la charité spirituelle, Mr Vianney joignait toutes les oeuvres de charité corporelle. Son coeur s'apitoyait sur toutes les misères. Les guerres, les révolutions l'attristaient profondément à cause des maux qu'elles traînent à leur suite. Il aimait tendrement les pauvres. Pour eux, il se dépouillait de tout; il donnait, donnait sans cesse; pour leur faire l'aumône, il vendait tout ce qu'il possédait, son linge, son mobilier, le moindre objet qui fût à son usage. 962 Je sais qu'il payait plusieurs loyers, même en dehors de sa paroisse; il soutenait plusieurs familles qui avaient été autrefois dans l'aisance et qui étaient réduites à la misère. L'argent lui manquait toujours; mais toujours il en avait; la providence venait à son secours. Melle d'Ars et moi, nous lui envoyions de temps en temps des provisions; elles ne faisaient que passer par sa cure pour s'en aller aux pauvres. On abusait quelquefois de la facilité avec laquelle il donnait. Je lui en ai fait l'observation. Ce que je donne, répondait-il, n'en est pas moins écrit dans le Ciel.







963 Session 106 - 16 Septembre 1863 à 3h de l'après-midi



Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

La prudence fut en Mr Vianney une vertu très remarquable; elle m'a toujours beaucoup frappé. Elle l'engagea, avant tout, à recourir à Dieu, par la prière, pour réformer les abus de sa paroisse. Il apporta dans cette entreprise beaucoup de tact et de modération. 964 Il s'éleva sans doute avec beaucoup d'énergie et de fermeté contre les désordres, mais sans jamais froisser personne. Il sut même attendre du temps ce qu'il ne pouvait obtenir de suite; c'est ainsi qu'il mit quatorze à quinze ans pour déraciner les danses et la vogue. Ce dernier amusement avait à peu près disparu en mil huit cent trente. A cette époque, il reparut; je lui offris mon intervention comme maire de la commune; il refusa et se contenta de me prier d'éloigner les danses du centre du village. Cette modération produisit plus d'effet qu'une défense expresse. A partir de ce moment, les danses et la vogue cessèrent tout à fait.

Mr Vianney aimait à écrire à son Évêque, dans ses doutes et ses perplexités, pour réclamer ses conseils; il consultait fréquemment aussi d'autres personnes prudentes, et particulièrement son confesseur. Il ne manquait jamais de me faire part de ses projets quand ils concernaient la paroisse. Nous ne différions guère d'opinion; mais si parfois il n'était pas de mon avis, il lui arrivait rarement de ne pas s'y rendre.

Il était interrogé au confessionnal sur les cas les plus difficiles, sur des vocations, sur des affaires excessivement compliquées. La décision était prompte, nette, précisée, toujours marquée au coin de la plus admirable prudence; elle était éloignée de toute exagération, même pieuse. Il a souvent engagé des personnes qui le consultaient pour savoir si elles devaient entrer dans la vie religieuse, à rester dans le monde. La suite a démontré combien il avait raison. Il n'est pas douteux qu'il n'y eut en lui une étonnante perspicacité; son regard même semblait pénétrer et lire jusqu'au fond des âmes. Parmi les milliers et les milliers de personnes de tout âge, de tout sexe et de toute condition qui ont réclamé ses avis, je n'ai jamais entendu dire qu'une seule se soit repentie de les avoir suivis. Ce fait a toujours suscité mon admiration.

Il a toujours été prudent dans ses entreprises; c'est ce que l'on a remarqué dans l'établissement de la Providence, dans la fondation de la maison des Frères; il est rare qu'il soit allé en avant, sans avoir auparavant réuni les fonds nécessaires; aussi n'a-t-il jamais eu de dettes proprement dites.

965 S'il était prudent dans ses prédications, il ne l'était pas moins dans ses conversations ordinaires; jamais de parole légèrement proférée ou regrettable; jamais un mot qui pût offenser personne. Il était d'autant plus réservé en fait de politique, qu'il savait par expérience que l'on était plus disposé à abuser de son autorité. Voici un fait assez singulier à ce sujet. On lui avait prêté une espèce de prédiction concernant un auguste personnage; cette espèce de prédiction avait été répandue et faisait un certain bruit. La police s'en inquiéta; l'un de ses employés fut envoyé à Ars pour prendre des informations; il vint chez moi et me fit part de l'objet de sa mission. Je cherchai à le rassurer; je crus néanmoins devoir le mettre en rapport avec Mr Vianney; je le conduisis à l'église et tirai Mr Vianney du confessionnal, pour l'amener à la sacristie, où il se trouva en tête à tête avec l'employé. J'attendis moi-même à la porte pendant quelques minutes, après lesquelles je vis sortir le commissaire de police tout en larmes. Son entrevue avec Mr Vianney l'avait tout bouleversé. Quel saint curé vous avez là, me disait-il ensuite, avec le sentiment de la plus vive admiration...

La prudence de Mr Vianney n'a pas été moins remarquable dans l'incident de la Salette. Dès le principe, il croyait à l'apparition de la Ste Vierge, mais avec une certaine réserve; il en référait constamment à l'autorité des évêques, juges légitimes en ces sortes de choses. Par je ne sais quel concours de circonstances, le jeune Maximin, l'un des témoins de l'apparition, vint à Ars. On le conduisit au curé à la sacristie. Mr Vianney l'interrogea hors de la confession. Qu'avez-vous vu, lui demanda-t-il? - Rien, répondit le jeune homme. Le curé, tout étonné, insista; il en reçut constamment la même réponse nettement accentuée. Alors Mr Vianney réprimanda sévèrement Maximin sur sa tromperie et lui intima l'obligation d'aller trouver l’Évêque de Grenoble et de se rétracter devant lui. Le jeune homme refusa, en disant: Ah! Bah! cela fait toujours du bien au peuple. Après quoi Mr le Curé, justement indigné, refusa de le confesser. Comme Maximin sortait de l'église, Mme des Garets le rencontra et lui dit: Eh bien! diriez-vous votre secret à un Évêque, à Mgr Dupanloup, par exemple? – 966 Non, répliqua-t-il. - Et à Mr le Curé? - Je le lui ai dit. Je tiens ces détails de Mr Vianney lui-même, qui me les a racontés cent fois. L'intention du bon curé était d'écrire immédiatement à Mgr Devie et de lui abandonner toute l'affaire; il le fit en effet. Mais Mr Raymond, qui était très opposé à la Salette, ébruita ce qui venait de se passer. La chose fit grand bruit et suscita à Mr Vianney des tracasseries pénibles. Néanmoins, quoiqu'il ne crût plus à l'apparition, il ne se départit pas de sa ligne de réserve. Toutes les personnes qui le consultaient, il les renvoyait à la décision des évêques. Pour lui, dans son for intérieur, il éprouvait une certaine anxiété, qui ne cessa que quelque temps avant sa mort, lorsque, éclairé d'une lumière particulière qu'il avait demandée à Dieu, il eut fait un acte de foi à la vérité de l'apparition.



Quoad Justitiam, testis respondit:

En répondant au seizième Interrogatoire, j'ai assez fait connaître que le Serviteur de Dieu a constamment rempli tous les devoirs auxquels il était tenu comme chrétien, comme prêtre et comme curé.

J'ai toujours remarqué sa grande politesse envers tout le monde. Cette politesse n'avait rien d'affecté; elle était simple, gracieuse et aimable. Il ne voulait s'asseoir devant personne; pour lui, il ne souffrait pas qu'on se tint debout en sa présence. Il avait coutume de saluer par ces paroles: Je vous présente bien mon respect. Il était bon et affable envers tout le monde. Il était plein d'égards et de condescendance envers ses collaborateurs; dès qu'il les savait indisposés, il les engageait au repos, et pour qu'ils pussent le faire plus facilement, il s'offrait à les remplacer.

Il témoignait une vive reconnaissance pour les moindres services qu'on pouvait lui rendre. Je me rappelle qu'il nous parlait assez fréquemment, même en chaire, de son ancien maître, Mr Balley, curé d'Ecully. Il n'avait pas oublié l'hospitalité qu'il avait reçue aux Noës et il en donnait des preuves toutes les fois que l'occasion s'en présentait. Le nom de Melle d’Ars était souvent dans sa bouche.



Quoad obedientiam, testis respondit:

L'ensemble de la vie de Mr Vianney me fait croire qu'il a toujours pratiqué l'obéissance. Je n'ai pas de détails particuliers à donner à ce sujet. J'ai dit qu'il était pénétré d'une profonde vénération pour son évêque; il en était de même pour les autres supérieurs. Quant au fait de la désertion, il y a été amené, comme je l'ai dit, par des circonstances toutes particulières. Je ne vois pas pour mon compte dans ce fait un acte de désobéissance.



Quoad Religionem, testis respondit:

En parlant de la Foi et de la Charité, j'ai déjà assez fait connaître la vertu de Religion du Serviteur de Dieu; je n'aurai donc ici que quelques particularités à signaler. Le moindre objet de piété était pour lui d'un grand prix; on le voyait aussi reconnaissant pour une médaille qu'on lui offrait qu'il l’aurait été pour un don considérable. Il aimait beaucoup les images et surtout les reliques; il en avait en grande quantité dans sa chambre, dans sa chapelle de la Providence.

Le Serviteur de Dieu, dès son enfance, ainsi que je l'ai entendu raconter, montra une grande dévotion envers la Sainte Vierge. Je l'ai entendu moi-même bien des fois rappeler aux fidèles les avantages de cette dévotion. Ses paroles étaient alors pleines d'onction et indiquaient assez les sentiments qui l'animaient lui-même. Il fit faire un coeur en vermeil, y plaça les noms de ses paroissiens, après une consécration solennelle qu'il fit de sa paroisse à la très sainte Vierge.

Il vénérait d'une manière particulière le mystère de l'Immaculée Conception; bien avant la définition du dogme, il avait attaché son coeur à cette pieuse croyance: aussi, qu'il fut heureux le jour où il apprit la proclamation du dogme...

Tous les samedis il célébrait la messe à l'autel de la Ste Vierge. Il recommandait fréquemment de faire des neuvaines en son honneur, lorsqu'on sollicitait quelque grâce. Il serait impossible de dire la quantité de médailles de la Ste Vierge qu'il a distribuées. Ses fêtes, quoique n'étant plus d'obligation depuis le concordat, étaient célébrées avec pompe; les offices avaient lieu comme le dimanche, et l'on remarquait ces jours-là un plus grand concours de pèlerins.

968 Mr Vianney connaissait bien la vie des saints; il la lisait fréquemment. Il nous en parlait souvent dans ses instructions. Les noms de plusieurs saints revenaient sans cesse sur ses lèvres; c'était St François d'Assise, St Louis de Gonzague, Ste Colette, etc. Il avait sans doute pour eux une plus grande dévotion.

Il avait fait construire une chapelle à Ste Philomène; il y disait souvent la messe. Quand on sollicitait quelque grâce de guérison, il avait coutume de faire faire une neuvaine en l'honneur de Ste Philomène.

Bien des fois, je l'ai entendu recommander de prier pour les âmes du purgatoire; il conjurait les fidèles de ne pas oublier ces pauvres âmes qui ont tant à souffrir avant d'entrer au Ciel. Lui-même a fondé un certain nombre de messes pour leur soulagement.



Quoad Orationem, testis respondit:

Ce qui, à mon avis, fait le mieux connaître le don d’oraison de Mr Vianney, c'est cette pensée que j'ai déjà exprimée, qu'il ne passait pas dix minutes sans penser à Dieu. Je crois qu'il employait une partie de ses nuits à la prière, à l'oraison ou à de pieuses lectures. Son maintien était toujours pieux et recueilli; mais il n'y avait dans sa piété, comme dans le reste, aucune affectation.



Quoad Fortitudinem, testis respondit:

La vertu de force éclata dans toutes les oeuvres du curé d'Ars; c'est elle seule qui a pu le soutenir dans les travaux extraordinaires auxquels il s'est livré pendant tant d'années pour la gloire de Dieu et le salut des âmes; c'est elle seule qui a pu le déterminer à suivre constamment le genre de vie le plus sévère. J'ai toujours remarqué dans le Serviteur de Dieu une grande force de caractère, une grande force de volonté; je ne l'ai jamais vu se laisser abattre, malgré les nombreuses difficultés et les contrariétés de toutes sortes qu'il a bien des fois rencontrées sur son chemin.

La patience du Serviteur de Dieu est la vertu qui m'a le plus étonné et le plus impressionné. Je ne crois pas qu'il soit possible de la porter plus loin. 969 Avant de donner quelques détails, je dois faire observer que cette vertu admirable de Mr Vianney ne lui était pas naturelle. Il était d'un tempérament vif; il avait de plus une très grande sensibilité. Les personnes qui l'approchaient le plus souvent s'apercevaient assez vite que tel était le caractère de Mr Vianney et que par conséquent il a dû travailler longtemps et souffrir beaucoup pour acquérir l'inaltérable patience que nous avons admirée en lui.





971 Session 107 - 17 Septembre 1863 à 8h du matin



Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le Serviteur de Dieu eut bien à souffrir des différentes infirmités dont il fut éprouvé et qu'il s'était attirées, au moins en partie, par sa vie mortifiée et pénitente. Il était sujet à des maux d'entrailles; il avait une hernie et pendant quelque temps, il ne prit aucune précaution contre; 972 aussi lui causait-elle de vives souffrances. Il avait encore une toux aiguë qui lui déchirait la poitrine. On voyait qu'il souffrait beaucoup; pour lui, il ne se plaignait jamais. Il était toujours le même, plein de prévenance et d'amabilité, comme s'il n'avait rien souffert. Il m'est arrivé bien des fois de lui, dire : Mon bon curé, il faut vous ménager. — Ah! bah! mon ami, répondait-il en souriant, le bon Dieu arrangera tout cela.

Il craignait beaucoup le froid, et néanmoins il ne prenait aucune précaution pour s'en garantir. Des personnes qui s'intéressaient vivement à lui voulurent lui épargner cette souffrance pendant les longues heures qu'il passait au confessionnal, en mettant une bouillotte sous ses pieds. Pour qu'il ne s'en aperçût pas, elles la glissaient sous la planche du confessionnal. Le Serviteur de Dieu finit par s'en douter et, trouvant la bouillotte, il la jeta dans l'église.

Mr Vianney eut à supporter bien des ennuis ou des tracasseries de la part de plusieurs personnes. Au moment où le pèlerinage devenait considérable, Mgr Devie, évêque de Belley, sentant que le bon Curé ne pouvait plus supporter seul le fardeau, lui proposa un prêtre auxiliaire. Le Serviteur de Dieu, qui avait grande confiance en Mr Raymond, curé de Savigneux, le demanda à Mgr. Mr Raymond était un excellent prêtre, animé des meilleures intentions; cependant il ne tarda pas à être en opposition avec Mr Vianney sur plusieurs points. A mon avis, il manquait un peu de tact et de jugement. En l'envoyant à Ars, l’Évêque de Belley l'avait chargé de veiller un peu sur tout ce qui s'y passait. Il avait appris que le bon Curé faisait des fondations hors du diocèse, qu'il ne donnait pas toujours avec assez de discernement, ou plutôt qu'on abusait de sa grande charité (bien des fois, moi-même je lui avais fait l'observation qu'il donnait à des personnes qui n'en avaient pas besoin). Mr Raymond se regarda trop comme le tuteur du Curé d'Ars, qui ne pouvait presque plus rien faire sans son prêtre auxiliaire. Sous prétexte que parmi les pèlerins, il s'en trouvait à l'imagination exaltée, etc., ces derniers n'étaient pas toujours traités avec tous les égards possibles. Mr Vianney souffrait donc beaucoup, mais jamais il ne se plaignait. 973 On m'a même raconté que lorsque l'opposition avait donné lieu à quelque explication plus animée, Mr Vianney allait souvent à une heure assez avancée de la nuit auprès de Mr Raymond, comme pour lui faire des excuses. Comprenant ce qui se passait, plusieurs fois j'ai dit à Mr le Curé: Vous devriez prendre auprès de vous des missionnaires. - Ça viendra plus tard, me répondait-il, sans jamais me dire un mot de blâme à l'adresse de Mr Raymond et sans formuler une plainte contre lui. Un jour, il me fit dire de passer à la cure au moment de son dîner. Je m'y rendis exactement. Après avoir bien réfléchi devant Dieu, me dit-il, je vous prierai d'aller trouver Mgr et de lui exposer que s'il pouvait donner un bon poste à Mr Raymond, il me ferait plaisir. Ne dites rien de la commission que je vous donne. Je fus surpris de cette communication; mais sans en demander l'explication, je promis d'aller le soir même auprès de Mgr. J'appris que la veille, il y avait eu entre Mr Raymond et le bon curé une scène assez violente, qui malheureusement avait été entendue par quelques personnes. Je partis de suite; le lendemain matin, j'allais auprès de Mgr faire ma commission. Quel ne fut pas mon étonnement, lorsque le prélat me dit: Êtes-vous bien sûr que tel soit le désir de votre curé? Tenez, voici une lettre que je viens de recevoir et par laquelle il me supplie de laisser Mr Raymond auprès de lui. Je n'eus rien à objecter et je revins à Ars. Immédiatement après mon départ, Mr Vianney s'était sans doute repenti et avait envoyé la lettre en question.

Le Serviteur de Dieu eut aussi beaucoup à souffrir des exigences des pèlerins, qui le pressaient, l'accablaient de questions, etc. Il est arrivé plus d'une fois qu'au moment où une cinquantaine de personnes entourait son confessionnal, quelqu'un demandait à lui dire quelques mots à la sacristie. Le Serviteur de Dieu s'y rendait et écoutait ce qu'on lui disait sans donner aucune marque d'impatience, quoiqu'on l'eût dérangé pour lui dire des riens.

974 Il me serait impossible de dire tout ce qu'il a dû souffrir dans ses longues séances au confessionnal. J'ai remarqué en tout et partout une admirable patience dans le Serviteur de Dieu. Il était toujours égal à lui-même, bon, prévenant, quels que fussent les procédés dont on usât à son égard.



Quoad Temperantiam, testis respondit:

La tempérance, chez Mr Vianney, était aussi complète que toutes les autres vertus; sa vie mortifiée est une chose véritablement terrible à raconter. Elle atteint, elle dépasse peut-être tout ce que l'on a dit des saints les plus austères et les plus pénitents.

On vit briller en lui de bonne heure cette vertu, notamment pendant qu'il était vicaire à Ecully; là, ce fut une effrayante émulation d'austérités entre lui et son saint curé.

Il ne se relâcha pas de cette vie dure lorsqu'il fut nommé curé à Ars. Sa sobriété fut excessive et elle atteignit les limites du possible. Sous ce rapport, je divise sa vie en trois périodes: La première, pendant laquelle, étant seul à la cure, il s'y nourrissait comme il l'entendait; la seconde, pendant laquelle, le pèlerinage étant établi, il prenait ses repas à la Providence; la troisième, après l'arrivée des missionnaires, période pendant laquelle il vivait de nouveau à la cure, mais de la nourriture qui lui était préparée par quelques pieuses filles.

La première période a été la plus austère; étant seul et sans surveillance, il pouvait se livrer sans contrôle à son attrait pour la mortification. Il ne mangeait presque rien; je sais qu'il passait des carêmes entiers presque sans prendre de nourriture. Parfois, il faisait cuire une marmite de pommes de terre; il les jetait dans l'un de ces petits paniers en fil de fer qui servent à secouer la salade; il l'accrochait contre un mur, et lorsque la faim le pressait trop fort, il plongeait la main dans son panier et en tirait une pomme de terre, qui faisait tout son repas. D'autres fois, il prenait une poignée de farine, la délayait dans de l'eau et en faisait quelques matefaims. 975 Il racontait lui-même assez plaisamment cette manière de faire sa cuisine. Quand je voulais dîner, disait-il, je ne perdais pas beaucoup de temps. Trois matefaims faisaient l'affaire. Pendant que je cuisais le second, je mangeais le premier; pendant que je mangeais le second, je cuisais le troisième. J'achevais mon repas en rangeant ma poêle et mon feu; je buvais un peu d'eau, et il y en avait pour deux ou trois jours.

Melle d'Ars, inquiète pour la santé du bon curé, cherchait à apporter quelques adoucissements à cette excessive austérité. Elle lui envoyait quelques provisions, qui, ainsi que je l'ai dit plus haut, s'en allaient toujours aux pauvres. Rien n'égalait alors les colères de la bonne demoiselle; elle s'emportait très risiblement contre la vie déraisonnable de son curé. J'ai moi-même été témoin plusieurs fois de ces impatiences fort amusantes. Toutes les indignations de Melle d'Ars n'y faisaient rien. Le bon Curé allait son train sans s'émouvoir. Lorsque je me suis définitivement établi à Ars, j'ai voulu, à mon tour, faire des tentatives semblables; mais voyant que je n'étais pas plus heureux, j'y ai définitivement renoncé.

Je ne connais que deux circonstances dans lesquelles le Curé se relâcha quelque peu de sa vie austère; c'est lorsqu'il recevait chez lui ses parents ou quelques confrères.

Je ferai observer que pendant toute la période dont je viens de parler, Mr Vianney n'eut jamais de servante. Quelques pieuses femmes lui donnaient les soins les plus indispensables pour la nourriture, le vêtement, et l'entretien de sa cure. Mais malgré tous leurs efforts, elles n'ont jamais pu introduire dans son régime le plus léger adoucissement.

Pendant la seconde période, Mr Vianney prit sa nourriture à la Providence. Il y eut dès lors quelque chose de plus régulier, sinon de plus adouci, dans ses repas. Il n'en prenait du reste habituellement qu'un seul par jour; ce repas consistait en une tasse de lait où l'on mettait un peu de chocolat et où lui-même jetait quelques miettes de pain. Rarement, il y ajoutait un plat de légumes, auquel il touchait à peine. Il prenait ce repas debout et sans jamais s'asseoir; c'était l'affaire de quelques minutes. A mesure qu'il avançait en âge, et que sa santé s'affaiblissait, il consentit à accepter un peu de lait le matin; encore n'était-ce pas tous les jours; parfois même une petite infusion le soir.

976 Pendant la troisième période, il reprit, ainsi que je l'ai dit plus haut, ses repas à la cure. Sur l'ordre de l’Évêque de Belley, il dut se résigner à quelques adoucissements. Il accepta un peu de viande et même un peu de vin; quelquefois du poisson, d'autres fois un plat de légumes; jamais de deux choses en même temps. Je puis très exactement témoigner de ces choses, ayant moi-même souvent assisté à ces repas. Après avoir dîné, il se rendait chez les missionnaires, où il s'abandonnait pendant quelques minutes à ces charmantes conversations dont j'ai parlé plus haut. Il lui arrivait parfois de faire semblant d'accepter du café; je dis faire semblant, car il n'effleurait que du bout des lèvres la tasse qui lui avait été offerte.

Rien n'a pu détourner Mr Vianney du régime qu'il s'était imposé. Quelquefois, le voyant exténué et à bout de forces, je l'ai décidé à manger quelque chose de plus; mais je n'ai pas tardé à m'apercevoir qu'il se dédommageait aussitôt après par plusieurs jours d'une abstinence presque complète; en sorte que j'ai pris le parti de le laisser tout à fait tranquille.

A ma connaissance, il a mangé une fois chez Melle d'Ars avec Mgr de Belley; sur l'invitation de l’Évêque, ayant pris quelque nourriture de plus que de coutume, il en fut très fatigué; jamais il n'a mangé chez moi. Je recevais à ma table les ecclésiastiques du canton lorsque c'était le tour de Mr le Curé de donner la conférence. Il assistait dans ma chapelle à la discussion des questions à traiter; mais il ne manquait jamais de se retirer chez lui avant le repas.

Mr Vianney n'était pas moins sévère en tout le reste que pour sa nourriture. Point de matelas dans son lit; il couchait sur une misérable paillasse, sur laquelle il lui arrivait même assez souvent, je crois, de glisser une planche.

J'ai souvent entendu parler à Catherine Lassagne et à Marie Chanay de ses instruments de pénitence, de ses chemises ensanglantées, etc. Moi-même, après sa mort, j'ai vu des débris de discipline.

Il se mortifiait en toutes choses; je sais qu'il était naturellement très délicat pour les mauvaises odeurs. Or il en respirait d'affreuses à son confessionnal, que j'ai vu assiégé par des personnes couvertes de plaies, de chancres dégoûtants. 977 Il y avait de quoi faire bondir le coeur. Lui ne manifestait aucune répugnance.

Il disait toujours son bréviaire à genoux, souvent sur la dalle nue, sans faire aucun mouvement. Vu l'affaiblissement de son corps, cette attitude devait le faire souffrir beaucoup. Il ne s'asseyait à peu près jamais à l'église.

Enfin, je puis tout dire en deux mots: Mr Vianney est un homme qui a tué entièrement en lui le vieil Adam et qui n'a jamais accordé aucune satisfaction à la nature.





979 Session 108 - 17 Septembre 1863 à 3h de l'après-midi



Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney a été l'amant passionné de la pauvreté. Il l'a pratiquée toute sa vie et l'on peut dire avec vérité qu'il n'a jamais rien eu en propre, puisqu'il a tout distribué et vendu tout ce qui lui appartenait, au profit des pauvres ou pour des bonnes oeuvres. Sa cure était dans un état de délabrement complet; 980 sa chambre était à peine habitable; son mobilier se réduisait au plus strict nécessaire, et encore avait-il eu soin de s'arranger de manière à n'en pas conserver la propriété. Tout ce qui pouvait faire obstacle à la pratique de la pauvreté lui déplaisait souverainement. Après que son lit eût brûlé, nous eûmes beaucoup de peine à en trouver un autre assez pauvre pour le lui faire accepter.

Il ne pratiquait pas moins la pauvreté dans la manière de se vêtir que dans celle de se loger. Ses habillements étaient souvent tout rapiécés et il les portait jusqu'à ce qu'ils fussent entièrement usés. Il fallait lui dérober les vieux pour lui en faire prendre de nouveaux. Il portait de gros et informes souliers.

J'ai assez parlé de la pauvreté de sa nourriture.

Il est peu d'hommes cependant qui aient dépensé plus d'argent que le Curé d'Ars; mais il ne le recevait que pour le donner; il consacrait toutes les sommes qui lui arrivaient de toutes parts ou au soulagement des pauvres, ou à ses bonnes oeuvres; il n'en gardait rien pour lui-même. Quelle que fût l'abondance de l'argent qu'il recevait, il n'avait jamais rien. Que de fois je l'ai vu possédant à peine un franc dans sa bourse; le lendemain elle était pleine; mais c'était pour se vider à l'instant. La providence venait à son secours d'une manière étonnante. Un jour, je l'ai vu aller chez l'un de ses paroissiens, nommé Mandy, à qui il devait douze cents francs, pour lui dire qu'il était dans l'impossibilité de le payer pour le moment et le prier d'attendre un peu. Au bout de dix minutes, il revint, apportant la somme. Une personne la lui avait remise près de l'église. Une autre fois, j'étais à Lyon; on me remit cinq cents francs pour les donner au curé d'Ars; en arrivant, je les lui portai à la suite de son dîner. Lui, en m'abordant, me dit de suite: Je suis bien embarrassé; j'ai une fondation de mission à faire parvenir à l'évêché, et il me manque cinq cents francs. - Les voilà, lui répondis-je, on me les a donnés pour vous.



Quoad Humilitatem, simplicitatem et modestiam, testis respondit:

J'ai déjà plusieurs fois indiqué que le Serviteur de Dieu était l'ennemi de l'affectation, et qu'il savait conserver une égalité d'humeur admirable. Il y avait donc chez lui une grande simplicité qui, jointe à une certaine finesse d'esprit, donnait à sa conversation un charme inexprimable. Les personnes qui avaient le bonheur de lui parler pendant quelques instants en étaient ravies.

Le Curé d'Ars ne paraissait point avoir de pensées d'orgueil, même au milieu des plus grandes marques de vénération dont il était l'objet; on ne surprenait aucun retour sur lui-même; on aurait dit, en le voyant parler et agir, qu'il n'était pour rien dans le concours qui se faisait autour de lui. Je lui ai dit plus d'une fois: Mr le Curé, vous faites beaucoup de bien. - Oh! reprenait-il aussitôt, ce n'est pas moi. Il ne s'attribuait rien à lui-même, mais il rapportait tout à Dieu. Je dois dire cependant que le Curé d'Ars était content lorsqu'il y avait beaucoup de pèlerins. Je me suis bien vite convaincu que le motif de ce contentement était uniquement le bien qui s'opérait dans les âmes.

Il recevait tout le monde, comme je l'ai dit, avec la plus exquise politesse; mais il était impossible de surprendre sur sa figure un retour d'amour-propre, alors même que parmi ces visiteurs se trouvaient des personnages éminents, par exemple des Évêques, des magistrats distingués, etc. Il arrivait souvent qu'on priait un ecclésiastique d'adresser aux fidèles quelques mots d'édification; celui-ci croyait bien faire en disant quelques paroles d'éloge à l'adresse du bon curé. Dès que ce dernier les entendait, il paraissait tout confus, cherchait à se cacher dans sa stalle ou allait s'enfermer dans la sacristie.

Lorsque, dans les conversations, on lui faisait quelques compliments, Mr Vianney remerciait modestement et se hâtait de détourner la conversation; on sentait que ce sujet ne lui plaisait pas. Je dois faire observer que cela se faisait avec une grande simplicité, qui montrait très clairement qu'il s'oubliait lui-même.

Je sais que dans le commencement, il fut très peiné de voir son portrait étalé aux devantures des boutiques d'Ars; il finit par s'y accoutumer, et plaisantait agréablement sur son portrait, qu'il appelait son carnaval; il ne refusait pas d'apposer au bas sa signature, comme il le faisait sur des images qu'on lui présentait; je crois même qu'il le bénissait lorsqu'on lui en faisait la demande. Il n'attachait à cela aucune importance.

Il n'a jamais voulu consentir qu'on fît son portrait ou qu'on tirât sa photographie. Un artiste, nommé Mr Cabuchet, vint à Ars pour pouvoir faire le buste de Mr Vianney. Ne pouvant obtenir que Mr le Curé posât devant lui, il se mit à le suivre attentivement à l'église et ailleurs. Mr Vianney remarqua que l'artiste l'observait avec soin, et qu'ensuite il avait l'air de modeler avec ses doigts, dans son chapeau, le buste qu'il prétendait faire. Comprenant ce dont il était question, il lui dit un jour, au catéchisme: Cessez, Monsieur, ce que vous faites; vous me fatiguez et vous scandalisez tout le monde. L'artiste finit par avoir suffisamment les traits du bon Curé; quand son oeuvre parut et qu'on eut mis devant Mr Vianney le buste en question, celui-ci fut obligé de convenir que c'était ce que l'on avait fait de mieux.

Il souffrit beaucoup de voir les biographies que l'on publiait sur lui. J'ai su qu'il en avait été très fatigué et très ennuyé.

L'humilité du Serviteur de Dieu parut d'une manière frappante dans une circonstance que je vais rappeler. Mgr Chalandon, Évêque de Belley, faisait pour la première fois sa visite pastorale dans la paroisse d'Ars. Mr Vianney, à la tête de ses paroissiens, alla recevoir le prélat à l'entrée du village, selon le cérémonial usité dans ces circonstances, et lui adressa quelques paroles en forme de compliment, qui furent remarquées de tout le monde. La procession revint à l'église; lorsque le prélat en eut franchi le seuil, et qu'il eut reçu l'eau bénite, il revêtit Mr Vianney des insignes du canonicat. Celui-ci aurait dit alors: Mgr, veuillez le donner à mon camarade. Ce qui n'est pas douteux, et ce qui frappa tout le monde, ce fut l'embarras du bon Curé. Dès qu'il eut conduit le prélat au pied de l'autel, il alla se cacher à la sacristie. Soupçonnant quelque chose, j'y allai moi-même; je trouvai mon bon curé occupé à se débarrasser du camail; je lui fis observer que cela ne convenait pas, que Mgr en serait peiné et qu'il fallait au moins le garder jusqu'à la fin de la messe. C'est ce qu'il fit, sur mes remontrances. Il ne l'a porté que cette fois et l'a vendu pour ses bonnes oeuvres.

Son humilité ne brilla pas moins lorsqu'on lui donna la croix d'honneur. Je n'étais pas présent; je sais qu'il la donna aussitôt à l'un des missionnaires.

983 Je sais qu'il supportait avec beaucoup de patience les contrariétés qu'il éprouvait; dans ces occasions, il montrait aussi une grande humilité. Il se réjouissait même des contradictions dont il était l'objet, espérant qu'on finirait par faire droit à ses réclamations et qu'on lui permettrait de quitter sa place de curé. J'ai appris qu'un jour, entre autres, un ecclésiastique lui écrivit pour lui reprocher son peu de science. Le Serviteur de Dieu lui répondit aussitôt par une lettre pleine d'affection. L'ecclésiastique en fut si touché qu'il changea bien de sentiment envers un confrère si humble et si modeste. J'ai su qu'à la suite de la visite du Père Lacordaire, visite qui fit beaucoup de bruit dans la petite paroisse d'Ars, le bon Curé dit: Tout ce qu'il y a de plus savant est venu visiter tout ce qu'il y a de plus ignorant.



Quoad Castitatem, testis respondit:

Ma conviction profonde est que Mr Vianney a pratiqué cette vertu, comme toutes les autres, à la perfection. Je n'ai jamais entendu prononcer aucune parole contre cette vertu. La conduite du Serviteur de Dieu était inattaquable.



Interrogatus demum an aliquid cognoscat quod sit contrarium virtutibus supradictis, testis respondit:

Je ne connais absolument rien qui puisse ternir l'éclat des vertus sur lesquelles je viens de déposer.



Juxta decimum nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je suis profondément convaincu que le Serviteur de Dieu a pratiqué toutes les vertus que je viens de mentionner au degré héroïque. Par vertu héroïque, j'entends la vertu portée au plus haut degré. J'affirme que Mr Vianney l'a ainsi pratiquée. Je crois en avoir donné assez de preuves dans ma déposition. Ce qui m'a beaucoup frappé, c'est que le Serviteur de Dieu ne s'est jamais relâché de sa ferveur et qu'il a persévéré jusqu'à la mort dans la pratique des vertus héroïques.



Juxta vigesimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney avait reçu de Dieu des dons surnaturels.

984 1° Le Serviteur de Dieu avait reçu le don des larmes; on le voyait pleurer en chaire, au confessionnal, surtout lorsqu'il parlait de l'amour de Dieu, du malheur des pécheurs, etc.

2° C'est une opinion tout à fait commune que Mr Vianney lisait au fond des coeurs; on cite à ce sujet une multitude de faits. J'en citerai moi-même deux, qui sont à ma connaissance d'une manière certaine. Une demoiselle de Montpellier, décidée à se faire religieuse, avait été mise, par la mort de ses parents, en possession d'une grande fortune. Elle était dans l'intention d'en donner une partie considérable aux pauvres et de ne s'en réserver qu'une minime portion. C'était une question très délicate à trancher. Après avoir consulté des hommes de loi, et ensuite son directeur, dans une retraite qu'elle fit à Avignon, il lui vint en pensée de se rendre à Ars afin de prendre l'avis du curé de cette paroisse. Son directeur l'encouragea dans cette détermination. Elle se rendit donc à Ars et après avoir attendu à l'église un temps plus ou moins long, elle fut tout étonnée de voir le bon Curé venir à elle, lui frapper sur l'épaule et l'emmener à son confessionnal, et là, sans lui donner le temps d'exposer son affaire, lui donner les décisions les plus précisés et les plus circonstanciées, décisions qui supposaient une connaissance parfaite de sa situation. De retour à Avignon, elle reprocha à son directeur d'avoir, sans son sentiment, informé le Curé d'Ars. Le directeur l'assura qu'il n'avait rien écrit. Elle suivit de point en point les conseils de Mr Vianney, et avant de pouvoir se faire religieuse, elle mourut.

Un chef de bataillon était de passage à Lyon avec son régiment; il désirait depuis longtemps voir le curé d'Ars, et profita du voisinage pour aller le visiter. Il se mit en bourgeois. Arrivé, il demanda dans quel lieu de l'église il devait se mettre pour l'apercevoir; on lui indiqua le choeur. Il s'y plaça au milieu de beaucoup d'autres hommes. Le curé confessait à la sacristie; en étant sorti, il fit signe à l'officier de s'approcher de lui. Celui-ci ne crut pas, d'abord, que le signe fût à son adresse; mais le curé l'ayant renouvelé d'une manière qui ne laissait aucun doute, il se rendit à l'invitation. 985 A peine fut-il en présence de Mr Vianney: Il y a longtemps, lui dit celui-ci, que vous aviez la pensée de venir à Ars; il faut en profiter pour vous confesser. - Le militaire se récria. Le Curé insista avec force, le conduisit enfin à la sacristie et lui fit faire sa confession. Il partit très content.





987 Session 109 - 18 Septembre 1863 à 8h du matin



Et prosequendo vigesimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Outre le don d'intuition, Mr Vianney avait aussi, je crois, reçu celui de connaître des choses que naturellement il ne pouvait savoir. J'ai entendu citer un certain nombre de faits à ce sujet. Lorsque j'eus le malheur de perdre un de mes fils dans la guerre de Crimée, il dit à Mme des Garets: 988 Votre fils est en purgatoire, mais c'est pour très peu de temps. Nous reçûmes plus tard une lettre nous annonçant que notre fils avait pu, avant de mourir, voir un prêtre et lui faire sa confession.

On a parlé d'un grand nombre de guérisons opérées par le Serviteur de Dieu. Je suis très porté à croire ce que l'on dit à ce sujet. Je dois faire observer qu'à Ars, on parlait très peu de ces miracles, soit parce que souvent ils avaient lieu hors de la paroisse, soit parce que ces relations fatiguaient beaucoup le bon curé. J'ai ouï dire qu'il avait demandé à Ste Philomène de ne plus faire de miracles à Ars, attendu qu'ils faisaient trop de bruit et amenaient trop de monde. J'ai vu une dame, (Mme Tiersot, de Bourg), marcher très péniblement à l'aide de béquilles à la première procession de la fête du Saint Sacrement. Le Dimanche suivant, je l'ai vue à la procession marcher sans béquilles et comme les autres. Mme Tiersot croyait à un miracle opéré en sa faveur. J'ignore les autres circonstances du fait.

J'ai entendu bien souvent parler de la multiplication du blé au grenier de la cure. Je sais que le maire de la commune et Melle d'Ars prirent toutes les informations nécessaires et qu'ils constatèrent que personne n'avait pu amener le blé. Le Serviteur de Dieu parlait volontiers de ce fait. Il l'attribuait aux prières des enfants de sa Providence, et se plaisait alors à montrer la bonté de Dieu, qui n'abandonne jamais ceux qui placent en lui leur confiance. Il m'a dit qu'il avait mis dans le grenier un reliquaire de St François Régis. Il me faisait aussi admirer la bonté de la providence en me rappelant deux autres faits extraordinaires, le premier qu'on avait très longtemps tiré du vin à un tonneau sans qu'on l'épuisât; le second qu'avec un peu de farine on avait fait une grande fournée de pain.

Le grand miracle du Curé d'Ars, c'est, à mon avis, la conversion des pécheurs. Convertir les âmes paraît avoir été la mission spéciale du Serviteur de Dieu. Il ne serait pas possible de dire combien de pécheurs se sont convertis par son ministère. Lui-même y attachait une très grande importance. Quand on lui parlait de guérir les corps, il semblait dire: C'est bien peu de chose; mais quand il était question de guérir les âmes, on voyait combien il était heureux. Je lui demandais un jour combien il avait converti de gros pécheurs pendant l'année: Plus de sept cents, répondit-il. 989 Il me cita en même temps le fait suivant: Un pécheur ne s'était pas confessé depuis de longues années. Il fut amené à Ars, comme malgré lui, par un Mr de Lyon. Je ne pouvais le décider à faire sa confession. Étant à la porte de la sacristie, il hésitait encore, et moi je l'attendais en adressant à Dieu une prière. Tout à coup, il se précipita à mes pieds et me fit sa confession avec de grands sentiments de contrition. Je lui demandais ce qui avait pu le décider si promptement. Il me répondit qu'il avait vu autour de ma tête, beaucoup de petites chandelles. Le pécheur racontait lui-même le fait, mais en disant qu'il avait vu la tête du Curé environnée de lumière.

Un vieillard fort âgé avait négligé ses devoirs religieux; il fut amené à Ars malgré lui. Tout paraissait inutile, lorsqu'au bout de quinze jours, le Serviteur de Dieu, qui jusque là n'avait rien pu obtenir, se jeta à ses genoux en versant des larmes abondantes et en le suppliant de songer au salut de son âme. Le pécheur fut touché, fit sa confession et voulut que le Curé l'accompagnât à la Sainte Table.

Ce qu'il y a de vraiment remarquable, c'est que la plupart des pécheurs qui venaient à Ars y étaient amenés comme malgré eux. J'ai su qu'un d'entre eux désirait, en arrivant, trouver mort le Curé d'Ars.



Juxta vigesimum primum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais que le Serviteur de Dieu n'a fait aucun écrit. Je ne puis rien dire de positif sur le reste de l'Interrogatoire.



Juxta vigesimum secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le Serviteur de Dieu est mort à Ars le quatre Août mil huit cent cinquante-neuf, après cinq jours de maladie. Je ne puis qualifier autrement sa maladie qu'en disant que c'était un épuisement complet. Mr Vianney avait usé toutes ses forces au service de Dieu. Autant il avait été agité dans sa première maladie, autant il fut calme dans la dernière. On ne remarquait chez lui aucune inquiétude, aucun mouvement d'impatience. Il parlait peu; il paraissait affaissé par la maladie et absorbé en Dieu. Du reste, je n'ai rien vu d'extraordinaire. Il reçut les derniers sacrements avec beaucoup d'édification. Lorsque l’Évêque de Belley arriva, la veille de sa mort, on vit le bon curé lui témoigner autant qu'il le pouvait sa joie et son contentement d'une visite si précieuse. Il mourut sans agonie, à deux heures du matin.



Juxta vigesimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Immédiatement après la mort, le corps du Serviteur de Dieu fut déposé dans une salle basse de la cure; 990 tout autour, on mit une forte barrière. Deux frères de la Ste Famille étaient occupés à faire toucher au corps les objets qu'on leur présentait. Quand les boutiques d'Ars ne fournirent plus de chapelets, de croix, etc., on vit les fidèles prier les frères de faire toucher au corps, l'un sa montre, l'autre sa tabatière, etc. Deux gendarmes avaient toute la peine du monde à maîtriser la foule qui, pendant deux jours et deux nuits, se pressait autour du presbytère. La cérémonie des funérailles fut présidée par l’Évêque de Belley, qui fit, au milieu de la place, une touchante instruction. On comptait de trois à quatre cents prêtres, parmi lesquels se trouvaient des religieux d'un grand nombre d'ordres. Il y avait au moins six mille personnes. Il me serait impossible de donner une idée complète du spectacle que présenta la paroisse d'Ars le jour des funérailles.



Juxta vigesimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Après la cérémonie des funérailles, le corps du Serviteur de Dieu, que l'on avait mis dans un cercueil de plomb recouvert d'un cercueil en bois de chêne, fut placé dans la chapelle de St Jean Baptiste jusqu'à ce qu'on eût préparé, au milieu de l'église, le caveau destiné à le recevoir. Quand tout fut prêt, on le descendit dans le caveau; une pierre tumulaire fut placée au-dessus, portant cette simple inscription: Jean Marie Baptiste Vianney, curé d'Ars. Un procès verbal a été dressé à cette occasion, il se trouve dans les archives de la paroisse et de la commune. Les fidèles viennent en grand nombre prier autour du tombeau. Je n'ai jamais rien vu qui ressemblât à un culte public.



Juxta vigesimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le Serviteur de Dieu a joui pendant sa vie d'une grande réputation de sainteté; on ne l'appelait communément que le saint curé. Par réputation, j'entends l'opinion que l'on a généralement d'une personne. La réputation de sainteté dont je parle était générale et universelle; il était regardé comme un saint par les personnages les plus distingués, par les gens du peuple, en un mot par tout le monde. J'en ai acquis la preuve bien des fois dans mes voyages, dans les conversations que j'avais avec toute sorte de personnes. Les lettres que nous recevions confirment le même fait. Cette réputation de sainteté, le Serviteur de Dieu se l'est acquise par ses vertus, sa vie de dévouement et de sacrifice, et les dons surnaturels dont il a été comblé. Elle n'a point subi d'interruption; elle est allée toujours en augmentant. A mon arrivée à Ars, on pouvait compter trente mille pèlerins environ; à la mort de Mr Vianney, le nombre pouvait s'élever par an à quatre vingt mille. Cette foule d'étrangers témoignait sa vénération de mille manières; on ne se contentait pas d'avoir un objet bénit par lui, une image signée de sa main; on voulait encore quelque objet lui ayant appartenu; on coupait sa soutane, son chapeau; on enlevait ses livres; on prenait, en un mot, tout ce qu'on pouvait rencontrer. Quelques personnes présentaient à Mr Vianney une somme assez forte pour avoir, par exemple, un chapelet ayant été à son usage. Le bon curé, qui ne soupçonnait pas leur intention, acceptait avec reconnaissance la somme offerte et l'employait à ses bonnes oeuvres.

Pour moi, je regarde le Serviteur de Dieu comme un saint.



Juxta vigesimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je ne connais personne qui, de vive voix ou par écrit, ait attaqué la réputation de sainteté dont je viens de parler.



Juxta vigesimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai entendu parler d'un certain nombre de faits extraordinaires depuis la mort du Serviteur de Dieu; on a cité un certain nombre de guérisons; je ne connais pas assez les détails pour les donner ici. Voici deux faits qui me paraissent bien frappants et que je puis attester.

Le premier Mai mil huit cent soixante-deux, je vis présenter à Mgr l'Évêque de Belley un enfant de St Laurent-lès-Macon perclus de tous ses membres et ressemblant à une masse inerte: Le prélat s'est mis à genoux, a prié un instant, a fait faire le signe de la croix à l'enfant en lui prenant le bras, et a recommandé aux parents de faire une neuvaine à Ste Philomène et au curé d'Ars. Neuf jours après, j'étais sur la place; je vois venir à moi le Curé de St Laurent, conduisant par la main un enfant qui marchait très bien et qui avait l'air de bien se porter: Reconnaissez-vous cet enfant, me dit le Curé? - Je ne le reconnaîtrais pas, s'il n'était avec vous. 992 - Le Curé me raconta alors ce qui s'était passé, comment cet enfant, âgé d'environ huit ans, perclus de ses membres depuis cinq mois, ayant perdu l'usage de ses organes et ayant jusqu'à quatorze attaques d'épilepsie par jour, avait progressivement recouvré la santé pendant la neuvaine. J'assistais à la messe d'action de grâce; voyant l'enfant sortir de l'église, je sortis moi-même, et je le trouvai sur la place, s'amusant à porter des pierres. Cette guérison a fait grand bruit à St Laurent; le père, qui avait oublié ses devoirs religieux, s'est converti. La guérison de l'enfant a persévéré.

Ayant appris à Grenoble que Mme de Larnage, de la ville de Tain, diocèse de Valence, avait été guérie subitement par l'attouchement d'un objet ayant appartenu au curé d'Ars, je fis écrire pour avoir les détails. Une lettre en date du quinze Janvier mil huit cent soixante-trois et adressée à Mme des Garets donna tous les détails de cette guérison miraculeuse, détails que Mr de Larnage nous a répétés de vive voix lorsqu'il est venu en action de grâces.

Mme de Larnage avait depuis cinq ans une tumeur au ventre, que les trois médecins qui la soignaient avaient déclarée incurable. Pendant la première messe que l'on disait au commencement d'une neuvaine au curé d'Ars, on appliqua sur la tumeur un objet qui avait appartenu au Serviteur de Dieu. Mme de Damage s'endormit et lorsqu'au bout de deux heures elle se réveilla, elle était parfaitement guérie. La guérison a persévéré.



Juxta vigesimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai plus rien à dire sur les vertus, les dons surnaturels, la réputation et les miracles du Serviteur de Dieu.



Et expleto examine super Interrogatoriis, deventum est ad Articulos, super quibus testi lectis, dixit, se tantum scire quantum supra deposuit ad Interrogatoria, ad quae se retulit.

993 Sic completo examine, integra depositio jussu Rmarum Dominationum suarum perlecta fuit a me Notario a principio ad finem testis supradicto alta et intelligibili voce. Qua per ipsum bene audita et intellecta respondit se in eamdem perseverare et illam iterum confirmavit.





Ars Procès informatif 885