Augustin, Cité de Dieu 817

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CHAPITRE XVII.

S'IL CONVIENT A L'HOMME D'ADORER DES ESPRITS DONT IL LUI EST COMMANDÉ DE FUIR LES VICES.

Pour ne considérer maintenant dans les démons que ce qui leur est commun avec les hommes suivant Apulée, c'est-à-dire les passions, s'il est vrai que chacun des quatre éléments ait ses animaux, le feu et l'air les immortels, la terre et l'eau les mortels, je voudrais bien savoir pourquoi les âmes des démons sont sujettes aux troubles et aux orages des passions; car le mot passion, comme le mot grec Pathos; dont il dérive, marque un état de perturbation, un mouvement de l'âme contraire à la raison. Comment se fait-il donc que l'âme des démons éprouve ces passions dont les bêtes sont exemptes? Si en effet il se trouve en elles quelques mouvements analogues, on n'y peut voir des perturbations contraires à la raison, les bêtes étant privées de raison. Dans les hommes, quand la passion trouble l'âme, c'est un effet de sa folie ou de sa misère; car nous ne possédons point ici-bas cette béatitude et cette perfection de la (168) sagesse qui nous sont promises à la fin des temps au sortir de ce corps périssable. Quant aux dieux, nos philosophes prétendent que s'ils sont à l'abri des passions, c'est qu'ils possèdent non-seulement l'éternité, mais la béatitude; et quoiqu'ils aient une âme comme le reste des animaux, cette âme est pure de toute tache et de toute altération. Eh bien! s'il en va de la sorte, si les dieux ne sont point sujets aux passions en tant qu'animaux doués de béatitude et exempts de misère, si les bêtes en sont affranchies en qualité d'animaux incapables de misère comme de béatitude, il reste que les démons y soient accessibles au même titre que les hommes, à titre d'animaux misérables.Quelle déraison, ou plutôt quelle folie de nous asservir aux démons par un culte, quand la véritable religion nous délivre des passions vicieuses qui nous rendent semblables à eux! Car Apulée, qui les épargne beaucoup et les juge dignes des honneurs divins, Apulée lui-même est forcé de reconnaître qu'ils sont sujets à la colère; et la vraie religion nous ordonne de ne point céder à la colère, mais d'y résister. Les démons se laissent séduire par des présents, et la vraie religion ne veut pas que l'intérêt décide de nos préférences. Les démons se complaisent aux honneurs, et la vraie religion nous défend d'y être sensibles. Les démons aiment ceux-ci, haïssent ceux-là, non par le choix sage et calme de la raison, mais par l'entraînement d'une âme passionnée; et la vraie religion nous prescrit d'aimer même nos ennemis. Enfin tous ces mouvements du coeur, tous ces orages de l'esprit, tous ces troubles et toutes ces tempêtes de l'âme, dont Apulée convient que les démons sont agités, la vraie religion nous ordonne de nous en affranchir. N'est-ce donc pas une folie et un aveuglement déplorables que de s'humilier par l'adoration devant des êtres à qui on désire ne pas être semblable, et de prendre pour objet de sa religion des dieux qu'on ne veut pas imiter, quand toute la substance de la religion, c'est d'imiter ce qu'on adore?


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CHAPITRE XVIII.

CE QU'ON DOIT PENSER D'UNE RELIGION QUI RECONNAÎT LES DÉMONS POUR MÉDIATEURS NÉCESSAIRES DES HOMMES AUPRÈS DES DIEUX.

C'est donc en vain qu'Apulée et ses adhérents font aux démons l'honneur de les placer dans l'air, entre le ciel et la terre, pour transmettre aux dieux les prières des hommes et aux hommes les faveurs des dieux, sous prétexte qu' «aucun dieu ne communique avec l'homme 1», suivant le principe qu'ils attribuent à Platon. Chose singulière! ils ont pensé qu'il n'était pas convenable aux dieux de se mêler aux hommes, mais qu'il était convenable aux démons d'être le lien entre les prières des hommes et les bienfaits des dieux; de sorte que l'homme juste, étranger par cela même aux arts de la magie, sera obligé de prendre pour intercesseurs auprès des dieux ceux qui se plaisent à ces criminelles pratiques, alors que l'aversion qu'elles lui inspirent est justement ce qui le rend plus digne d'être exaucé par les dieux. Aussi bien ces mêmes démons aiment les turpitudes du théâtre, tandis que la pudeur les déteste; ils se plaisent à tous les maléfices de la magie 2,tandis que l'innocence les a en mépris. Voilà donc l'innocence et la pudeur condamnées, pour obtenir quelque faveur des dieux, à prendre pour intercesseurs leurs propres ennemis. C'est en vain qu'Apulée chercherait à justifier les fictions des poètes et les infamies du théâtre; nous avons à lui opposer l'autorité respectée de son maître Platon, si toutefois l'homme peut à ce point renoncer à la pudeur que non-seulement il aime des choses honteuses, mais qu'il les juge agréables à la Divinité.


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CHAPITRE XIX.

LA MAGIE EST IMPIE QUAND ELLE A POUR BASE LA PROTECTION DES ESPRITS MALINS.

Pour confondre ces pratiques de la magie, dont quelques hommes sont assez malheureux et assez impies pour tirer vanité, je ne veux d'autre témoin que l'opinion publique. Si en effet les opérations magiques sont l'ouvrage de divinités dignes d'adoration, pourquoi sont-elles si rudement frappées par la sévérité des lois? Sont-ce les chrétiens qui ont fait ces lois? Admettez que les maléfices des magiciens ne soient pas pernicieux au genre humain, pourquoi ces vers d'un illustre poëte?

1. Voyez Apulée, De deo Socratis, Platon, Banquet, discours de Diotime, page 203, A, trad. fr., tome 6,p. 299
2. Voyez Virgile, Enéide, livre 7,V. 338

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«J'en atteste les dieux et toi-même, chère soeur, et ta tête chérie c'est à regret que j'ai recours aux conjurations magiques. 1»

Et pourquoi cet autre vers?

«Je l'ai vu transporter des moissons d'un champ dans un autre 2»

allusion à cette science pernicieuse et criminelle qui fournissait, disait-on, le moyen de transporter à son gré les fruits de la terre? Et puis Cicéron ne remarqua-t-il pas qu'une loi des Douze Tables, c'est-à-dire une des plus anciennes lois de Rome, punit sévèrement les magiciens 3? Enfin, est-ce devant les magistrats chrétiens qu'Apulée fut accusé de magie +4? Certes, s'il eût pensé que ces pratiques fassent innocentes, pieuses et en harmonie avec les oeuvres de la puissance divine, il devait non-seulement les avouer, mais faire profession de s'en servir et protester contre les lois qui interdisent et condamnent un art digne d'admiration et de respect. De cette façon, ou il aurait persuadé ses juges, ou si, trop attachés à d'injustes lois, ils l'avaient condamné à mort, les démons n'auraient pas manqué de récompenser son courage. C'est ainsi que lorsqu'on imputait à crime à nos martyrs cette religion chrétienne où ils croyaient fermement trouver leur salut et une éternité de gloire, ils ne la reniaient pas pour éviter des peines temporelles, mais au contraire ils la confessaient, ils la professaient, ils la proclamaient; et c'est en souffrant pour elle avec courage et fidélité, c'est en mourant avec une tranquillité pieuse, qu'ils firent rougir la loi de son injustice et en amenèrent la révocation. Telle n'a point été la conduite du philosophe platonicien. Nous avons encore le discours très étendu et très disert où il se défend contre l'action de magie; et s'il s'efforce d'y paraître innocent, c'est en niant les actions qu'on ne peut faire innocemment. Or, tous ces prodiges de la magie, qu'il juge avec raison condamnables, ne s'accomplissent-ils point par la science et par les oeuvres des démons? Pourquoi donc veut-il qu'on les honore? pourquoi dit-il que nos prières ne peuvent parvenir aux dieux que par l'entremise de ces mêmes démons dont

1. Enéide, livre 4,V. 492, 493. -
2. Eglogue 8e, V. 99
3. Un fragment de la loi des Douze Tables porte: Qui fruges excantasit. Qui malum carmen incantasit... Non alienam segetem pelexeris. Voyez Pline, Hist.nat., lib. 25,cap. 2. - Sénèque, Quoest. natur., lib. IV. - Apulée, Apologie, page 304
4. Apulée fut cité pour crime- de magie devant le gouverneur de l'Aquitaine, Claudius, qui n'était rien moine que chrétien. Voyez Lettres de Marcellinus et de saint Augustin, 136, 138

nous devons fuir les oeuvres, si nous voulons que nos prières parviennent jusqu'au vrai Dieu? D'ailleurs, je demande quelle sorte de prières les démons présentent aux dieux bons:des prières magiques ou des prières permises? les premières, ils n'en veulent pas; les secondes, ils les veulent par d'autres médiateurs. De plus, si un pécheur pénitent vient à prier, se reconnaissant coupable d'avoir donné dans la magie, obtiendra-t-il son pardon par l'intercession de ceux qui l'ont poussé au crime? ou bien les démons eux-mêmes, pour obtenir le pardon des pécheurs, feront-ils tous les premiers pénitence pour les avoir séduits? C'est ce qui n'est jamais venu à l'esprit de personne; car s'ils se repentaient de leurs crimes et en faisaient pénitence, ils n'auraient pas la hardiesse de revendiquer pour eux les honneurs divins; une superbe si détestable ne peut s'accorder avec une humilité si digne de pardon.

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CHAPITRE XX.

S'IL EST CROYABLE QUE DES DIEUX BONS PRÉFÈRENT AVOIR COMMERCE AVEC LES DÉMONS QU'AVEC LES HOMMES.

Il y a, suivant eux, une raison pressante et impérieuse qui fait que les démons sont les médiateurs nécessaires entre les dieux et les hommes. Voyons cette raison, cette prétendue nécessité. C'est, disent-ils, qu'aucun dieu ne communique avec l'homme. Voilà une étrange idée de la sainteté divine! elle empêche Dieu de communiquer avec l'homme suppliant, et le fait entrer en commerce avec le démon superbe! Ainsi, Dieu ne communique pas avec l'homme pénitent, et il communique avec le démon séducteur; il ne communique pas avec l'homme qui invoque la Divinité, et il communique avec le démon qui l'usurpe; il ne communique pas avec l'homme implorant l'indulgence, et il communique avec le démon conseillant l'iniquité; il ne communique pas avec l'homme qui, éclairé par les livres des philosophes, chasse les poètes d'un Etat bien réglé, et il communique avec le démon, qui exige du sénat et des pontifes qu'on représente sur la scène les folles imaginations des poètes; il ne communique pas avec l'homme qui interdit d'imputer aux dieux des crimes fantastiques, et il communique avec le démon qui se complaît à voir ces crimes donnés en spectacle; il ne communique pas avec l'homme qui (170) punit par de justes lois les pratiques des magiciens, et il communique avec le démon qui enseigne et exerce la magie; il ne communique pas avec l'homme qui fuit les oeuvres des démons, et il communique avec le démon qui tend des pièges à la faiblesse de l'homme


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CHAPITRE XXI

SI LES DIEUX SE SERVENT DES DÉMONS COMME DE MESSAGERS ET D'INTERPRÈTES, ET S'ILS SONT TROMPÉS PAR EUX, A LEUR INSU OU DELEUR PLEIN GRÉ.

Mais, disent-ils, ce qui vous paraît d'une absurdité et d'une indignité révoltantes est absolument nécessaire, les dieux de l'éther ne pouvant rien savoir de ce que font les habitants de la terre que par l'intermédiaire des démons de l'air; car l'éther est loin de la terre, à une hauteur prodigieuse, au lieu que l'air est à la fois contigu à l'éther et à la terre. O l'admirable sagesse et le beau raisonnement! Il faut, d'un côté, que les dieux dont la nature est essentiellement bonne, aient soin des choses humaines, de peur qu'on ne les juge indignes d'être honorés; de l'autre côté, il faut que, par suite de la distance des éléments, ils ignorent ce qui se passe sur la terre, afin de rendre indispensable le ministère des démons et d'accréditer leur culte parmi les peuples, sous prétexte que c'est par leur entremise que les dieux peuvent être informés des choses d'en bas, et venir au secours des mortels. Si cela est, les dieux bons connaissent mieux les démons par la proximité de leurs corps que les hommes par la bonté de leurs âmes. O déplorable nécessité, ou plutôt ridicule et vaine erreur, imaginée pour couvrir le néant de vaines divinités! En effet, s'il est possible aux dieux de voir notre esprit par leur propre esprit libre des obstacles du corps, ils n'ont pas besoin pour cela du ministère des démons; si, au contraire, les dieux ne connaissent les esprits qu'en percevant, à l'aide de leurs propres corps éthérés, les signes corporels tels que le visage, la parole, les mouvements; si c'est de la sorte qu'ils recueillent les messages des démons, rien n'empêche qu'ils ne soient abusés par leurs mensonges. Or, comme il est impossible que la Divinité soit trompée par -les démons, il est impossible aussi que la Divinité ignore ce que font les hommes.J'adresserais volontiers une question à ces philosophes: Les démons ont-ils fait connaître aux dieux l'arrêt prononcé par Platon contre les fictions sacrilèges des poètes, sans leur avouer le plaisir qu'ils prennent à ces fictions? ou bien ont-ils gardé le silence sur ces deux choses? ou bien les ont-ils révélées toutes deux, ainsi que leur libertinage, plus injurieux à la divinité que la religieuse sagesse de Platon? ou bien, enfin, ont-ils caché aux dieux la condamnation dont Platon a frappé la licence calomnieuse du théâtre? et, en même temps, ont-ils eu l'audace et l'impudeur de leur avouer le plaisir criminel qu'ils prennent à ce spectacle des dieux avilis? Qu'on choisisse entre ces quatre suppositions: je n'en vois aucune où il ne faille penser beaucoup de mal des dieux bons. Si l'on admet la première, il faut accorder qu'il n'a pas été permis aux dieux bons de communiquer avec un bon philosophe qui les défendait contre l'outrage, et qu'ils ont communiqué avec les démons qui se réjouissaient de les voir outragés. Ce bon philosophe, en effet, était trop loin des dieux bons pour qu'il leur fût possible de le connaître autrement que par des démons méchants qui ne leur étaient pas déjà très bien connus malgré le voisinage. Si l'on veut que les démons aient caché aux dieux tout ensemble et le pieux arrêt de Platon et leurs plaisirs sacriléges, à quoi sert aux dieux, pour la connaissance des choses humaines, l'entremise des démons, du moment qu'ils ne savent pas ce que font des hommes pieux, par respect pour la majesté divine, contre le libertinage des esprits méchants? J'admets la troisième supposition, que les démons n'ont pas fait connaître seulement aux dieux le pieux sentiment de Platon, mais aussi le plaisir criminel qu'ils prennent à voir la Divinité avilie, je dis qu'un tel rapport adressé aux dieux est plutôt un insigne outrage. Et cependant on admet que les dieux, sachant tout cela, n'ont pas rompu commerce avec les démons, ennemis de leur dignité comme de la piété de Platon, mais qu'ils ont chargé ces indignes voisins de transmettre leurs dons au vertueux Platon, trop éloigné d'eux pour les recevoir de leur main. Ils sont donc tellement liés par la chaîne indissoluble des éléments, qu'ils peuvent communiquer avec leurs calomniateurs et ne le peuvent pas avec leurs défenseurs, connaissant les uns et (171) les autres, mais ne pouvant pas changer le poids de la terre et de l'air. Reste la quatrième supposition, mais c'est la pire de toutes:car comment admettre que les démons aient révélé aux dieux, et les fictions calomnieuses de la poésie, et les folies sacriléges du théâtre, et leur passion ardente pour les spectacles, et le plaisir singulier qu'ils y prennent, et qu'en même temps ils leur aient dissimulé que Platon, au nom d'une philosophie sévère, a banni ces jeux criminels d'un Etat bien réglé? A ce compte les dieux seraient contraints d'apprendre par ces étranges messagers les dérèglements les plus coupables, ceux de ces messagers mêmes, et il ne leur serait pas permis de connaître les bons sentiments des philosophes; singulier moyen d'information, qui leur apprend ce qu'on fait pour les outrager, et leur cache ce qu'on fait pour les honorer!


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CHAPITRE XXII.

IL FAUT MALGRÉ APULÉE REJETER LE CULTE DES DÉMONS.

Ainsi donc, puisqu'il est impossible d'admettre aucune de ces quatre suppositions, il faut rejeter sans réserve cette doctrine d'Apulée et de ses adhérents, que les démons sont placés entre les hommes et les dieux, comme des interprètes et des messagers, pour transmettre au ciel les voeux de la terre et à la terre les bienfaits du ciel. Tout au contraire, ce sont des esprits possédés du besoin de nuire, étrangers à toute idée de justice, enflés d'orgueil, livides d'envie, artisans de ruses et d'illusions; ils habitent l'air, en effet, mais comme une prison analogue à leur nature, où ils ont été condamnés à faire leur séjour après avoir été chassés des hauteurs du ciel pour leur transgression inexpiable; et, bien que l'air soit situé au-dessus de la terre et des eaux, les démons ne sont pas pour cela moralement supérieurs aux hommes, qui ont sur eux un tout autre avantage que celui du corps, c'est de posséder une âme pieuse et d'avoir mis leur confiance dans l'appui du vrai Dieu. Je conviens que les démons dominent sur un grand nombre d'hommes indignes de participer à la religion véritable; c'est aux yeux de ceux-là qu'ils se sont fait passer pour des dieux, grâce à leurs faux prestiges et à leurs fausses prédictions. Encore n'ont-ils pu réussir à tromper ceux de ces hommes qui ont considéré leurs vices de plus près, et alors ils ont pris le parti de se donner pour médiateurs entre les dieux et les hommes, et pour distributeurs des bienfaits du ciel. Ainsi s'est formée l'opinion de ceux qui, connaissant les démons pour des esprits méchants, et persuadés que les dieux sont bons par nature, ne croyaient pas à la divinité des démons et refusaient de leur rendre les honneurs divins, sans oser toutefois les en déclarer indignes, de crainte de heurter les peuples asservis à leur culte par une superstition invétérée.


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CHAPITRE XXIII.

CE QUE PENSAIT HERMÈS TRISMÉGISTII DE L'IDOLÂTRIE, ET COMMENT IL A PU SAVOIR QUE LES SUPERSTITiONS DE L'ÉGYPTE SERAIENT ABOLIES.

Hermès l'Egyptien 1, celui qu'on appelle Trismégiste, a eu d'autres idées sur les démons. Apulée, en effet, tout en leur refusant le titre de dieux, voit en eux les médiateurs nécessaires des hommes auprès des dieux, et dès lors le culte des démons et celui des dieux restent inséparables; Hermès, au contraire, distingue deux sortes de dieux: les uns qui ont été formés par le Dieu suprême, les autres qui sont l'ouvrage des hommes. A s'en tenir là, on conçoit d'abord que ces dieux, ouvrages des hommes, ce sont les statues qu'on voit dans les temples; point du tout; suivant Hermès, les statues visibles et tangibles ne sont que le corps des dieux, et il les croit animées par de certains esprits qu'on a su y attirer et qui ont le pouvoir de nuire comme aussi celui de faire du bien à ceux qui leur rendent les hommages du culte et les honneurs divins. Unir ces esprits invisibles à une matière corporelle pour en faire des corps animés, des symboles vivants dédiés et soumis aux esprits qui les habitent, voilà ce qu'il appelle faire des dieux, et il soutient que les hommes possèdent ce grand et merveilleux pouvoir. Je rapporterai ici ses paroles, telles qu'elles sont traduites dans notre langue2:

1. Au temps de saint Augustin il circulait un très grand nombre d'ouvrages qu'on supposait traduits de l'égyptien en grec ou en latin, et composés par Hermès. Rien de plus suspect que l'authenticité des livres hermétiques; rien de plus douteux que l'existence d'Hermès, personnage symbolique en qui se résumaient toute la science et tous les arts de l'antique Egypte
2. Saint Augustin cite ici une traduction attribuée à Apulée du dialogue hermétique intitulé Escalope. C'est une compilation d'idées hébraiques, égyptiennes, platoniciennes, où se trahit la main d'un falsificateur des premiers siècles de l'Eglise. Voyez la dissertation de M. Guignant De Ermou seu Mercurii mythologia. Paris, 1835

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«Puisque l'alliance et la société des hommes et des dieux font le sujet de notre entretien, considérez, Esculape, quelle est la puissance et la force de l'homme. De même que le Seigneur et Père, Dieu en un mot, a produit les dieux du ciel; ainsi l'homme a formé les dieux qui font leur séjour dans les temples et habitent auprès de lui» - Et un peu après: «L'homme
donc, se souvenant de sa nature et de son origine, persévère dans cette imitation de la Divinité, de sorte qu'à l'exemple de ce Père et Seigneur qui a fait des dieux éternels
comme lui, l'homme s'est formé des dieux à sa ressemblance». Ici Esculape, à qui Hermès s'adresse, lui ayant dit: «Tu veux parler des statues, Trismégiste», celui-ci répond: «Oui, c'est des statues que je parle, Esculape, quelque doute qui puisse t'arrêter, de ces statues vivantes toutes pénétrées d'esprit et de sentiment, qui t'ont tant et de si grandes choses, de ces statues qui connaissent l'avenir et le prédisent par les sortiléges, les devins, les songes et de plusieurs autres manières, qui envoient aux hommes des maladies et qui les guérissent, qui répandent enfin dans les coeurs, suivant le mérite de chacun, la joie ou la tristesse. Ignores-tu, Esculape, que l'Egypte est l'image du ciel, ou, pour mieux parler, que le ciel, avec ses mouvements et ses lois, y est comme descendu; enfin, s'il faut tout dire, que notre pays est le temple de l'univers? Et cependant, puisqu'il est d'un homme sage de tout prévoir, voici une chose que vous ne devez pas ignorer: un temps viendra où il sera reconnu que les Egyptiens ont vainement gardé dans leur coeur pieux un culte fidèle à la Divinité, et toutes leurs cérémonies saintes tomberont dans l'oubli et le néant».Hermès s'étend fort longuement sur ce sujet, et il semble prédire le temps où la religion chrétienne devait détruire les vaines superstitions de l'idolâtrie par la puissance de sa vérité et de sa sainteté librement victorieuses, alors que la grâce du vrai Sauveur viendrait arracher l'homme au joug des dieux qui sont l'ouvrage de l'homme, pour le soumettre au Dieu dont l'homme est l'ouvrage. Mais, quand il fait cette prédiction, Hermès, tout en parlant en ami déclaré des prestiges des démons, ne prononce pas nettement le nom du christianisme; il déplore au contraire, avec l'accent de la plus vive douleur, la ruine future de ces pratiques religieuses qui, suivant lui, entretenaient en Egypte la ressemblance de l'homme avec les dieux. Car il était de ceux dont l'Apôtre dit: «Ils ont connu Dieu sans le glorifier et l'adorer comme Dieu; mais ils se sont perdus dans leurs chimériques pensées, et leur coeur insensé s'est rempli de ténèbres. En se disant sages ils sont devenus fous, et ils ont prostitué la «gloire de l'incorruptible divinité à l'image «de l'homme corruptible1».On trouve en effet dans Hermès un grand nombre de pensées vraies sur le Dieu unique et véritable qui a créé l'univers; et je ne sais par quel aveuglement de coeur il a pu vouloir que les hommes demeurassent toujours soumis à ces dieux qui sont, il en convient, leur propre ouvrage, et s'affliger de la ruine future de cette superstition. Comme s'il y avait pour l'homme une condition plus malheureuse que d'obéir en esclave à l'oeuvre de ses mains! Après tout, il lui est plus facile de cesser d'être homme en adorant les dieux qu'il a faits, qu'il ne l'est à ces idoles de devenir dieux par le culte qu'il leur rend; que l'homme, en effet, déchu de l'état glorieux où il a été mis 2,descende au rang des brutes, c'est une chose plus facile que de voir l'ouvrage de l'homme devenir plus excellent que l'ouvrage de Dieu fait à son image, c'est-à-dire que l'homme même. Et il est juste par conséquent que l'homme tombe infiniment au-dessous de son Créateur, quand il met au-dessus de soi sa propre créature.Voilà les illusions pernicieuses et les erreurs sacriléges dont Hermès l'Egyptien prévoyait et déplorait l'abolition; mais sa plainte était aussi impudente que sa science était téméraire. Car le Saint-Esprit ne lui révélait pas l'avenir comme il faisait aux saints Prophètesqui, certains de la chute future des idoles, s'écriaient avec joie: «Si l'homme se fait des dieux, ce ne seront point des dieux véritables 3». Et ailleurs: «Le jour viendra, dit le Seigneur, où je chasserai les noms des idoles de la face de la terre, et la mémoire même en périra 4». Et Isaïe, prophétisant de l'Egypte en particulier: «Les idoles de l'Egypte seront renversées devant le Seigneur, et le coeur des Egyptiens se sentira

1. Rm 1,21-23 - 2. Ps 48,12 - 3. Jr 16,20 - 4. Za 13,2

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vaincu 1». Parmi les inspirés du Saint- -Esprit, il faut placer aussi ces personnages qui se réjouissaient des événements futurs dévoilés à leurs regards, comme Siméon et Anne 2 qui connurent Jésus-Christ aussitôt après sa naissance; ou comme Elisabeth 3,qui le connut en esprit dès sa conception; ou comme saint Pierre qui s'écria, éclairé par une révélation du Père: «Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant 4». Quant à cet égyptien, les esprits qui lui avaient révélé le temps de leur défaite, étaient ceux-là mêmes qui dirent en tremblant à Notre-Seigneur pendant sa vie mortelle: «Pourquoi êtes-vous venu nous «perdre avant le temps 5?» soit qu'ils fussent surpris de voir arriver sitôt ce qu'ils prévoyaient à la vérité, mais sans le croire si proche, soit qu'ils fissent consister leur-perdition à être démasqués et méprisés. Et cela arrivait avant le temps, c'est-à-dire avant l'époque du jugement, où ils seront livrés à la damnation éternelle avec tous les hommes qui auront accepté leur société; car ainsi l'enseigne la religion, celle qui ne trompe pas, qui n'est pas trompée, et qui ne ressemble pas à ce prétendu sage flottant à tout vent de doctrine, mêlant le faux avec le vrai, et se lamentant sur la ruine d'une religion convaincue d'erreur par son propre aveu.


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CHAPITRE XXIV.

TOUT EN DÉPLORANT LA RUINE FUTURE DE LA RELIGION DE SES PÈRES, HERMÈS EN CONFESSE OUVERTEMENT LA FAUSSETÉ.

Après un long discours Hermès reprend en ces termes ce qu'il avait dit des dieux forméspar la main-des hommes: «En voilà assez pour le moment sur ce-sujet; revenons à l'homme et à ce don divin de la raison qui lui mérite le nom d'animal raisonnable. On a beaucoup célébré les merveilles de la nature humaine; mais, si étonnantes qu'elles paraissent, elles ne sont rien à côté de cette merveille incomparable, l'art d'inventer et de faire des dieux. Nos pères, en effet, tombés dans l'incrédulité et aveuglés par de grandes erreurs qui les détournaient de la religion et du culte, imaginèrent de former des dieux de leurs propres mains; cet art une fois inventé, ils y joignirent une vertu

1. Is 19,1 - 2. Lc 2,25-38 - 3. Lc 1,45- 4. Mt 16,16- 5.- Ep 4,14

mystérieuse empruntée à la nature universelle, et, dans l'impuissance où ils étaient de faire des âmes, ils évoquèrent celles des démons ou des-anges, en les attachant à ces images sacrées et aux divins mystères, ils donnèrent leurs idoles le pouvoir de faire du bien ou du mal». Je ne sais en vérité si les démons évoqués en personne voudraient faire des aveux aussi complets; Hermès, en effet, dit en propres termes: «Nos pères, tombés dans l'incrédulité et aveuglés par de grandes erreurs qui les détournaient de la religion et du culte, imaginèrent de former des dieux de leurs propres mains». Or, ne pourrait-il pas se contenter de dire: Nos pères ignoraient la vérité? Mais non; il prononce le mot d'erreur, et il dit même de grandes erreurs. Telle est donc l'origine de ce grand art de faire des dieux: c'est l'erreur, c'est l'incrédulité, c'est l'oubli de la religion et du culte. Et cependant notre sage égyptien déplore la ruine future de cet art, comme s'il s'agissait d'une religion divine. N'est-il pas évident, je le demande, qu'en confessant de la sorte l'erreur de ses pères, il cède à une force divine, comme en déplorant la défaite future des démons, il cède à une force diabolique? Car enfin, si c'est par l'erreur, par l'incrédulité, par l'oubli de la religion et du culte qu'a été trouvé l'art de faire des dieux, il ne faut plus s'étonner que toutes les oeuvres de cet art détestable, conçues en haine de la religion divine, soient détruites par cette religion, puisqu'il, appartient à la vérité de redresser l'erreur, à la foi de vaincre l'incrédulité, à l'amour qui ramène à Dieu de triompher de la haine qui en détourne.Supposons que Trismégiste, en nous apprenant que ses pères-avaient inventé l'art de faire des dieux, n'eût rien dit des causes de cette invention, c'eût été à nous de comprendre, pour peu que nous fussions éclairés par la piété, que jamais l'homme n'eût imaginé rien de semblable s'il ne se fût détourné du vrai, s'il eût gardé à Dieu une foi digne de lui, s'il fût resté attaché au culte légitime et à la bonne religion. Et toutefois, si nous eussions, nous, attribué l'origine de l'idolâtrie à l'erreur, à l'incrédulité l'oubli de la vraie religion l'impudence des adversaires du christianisme serait jusqu'à un certain point supportable; mais quand celui qui admire avec transport dans l'homme cette puissance de faire des (174) dieux, et prévoit avec douleur le temps où les lois humaines elles-mêmes aboliront ces fausses divinités instituées par les hommes, quand ce même personnage vient confesser ouvertement les causes de cette idolâtrie savoir: l'erreur, l'incrédulité et l'oubli de la religion véritable, que devons-nous dire, ou plutôt que devons-nous faire, sinon rendre des actions de grâces immortelles au Seigneur notre Dieu, pour avoir renversé ce culte sacrilége par des causes toutes contraires à celles qui le firent établir? Car, ce qui avait été établi par l'erreur a été renversé par la vérité; ce-qui avait été établi par l'incrédulité a été renversé par la roi; ce qui avait été établi par la haine du culte véritable a été rétabli par l'amour du seul vrai Dieu. Ce merveilleux changement ne s'est pas opéré seulement en Egypte, unique objet des lamentations que l'esprit des dénions inspire à Trismégiste; il s'est étendu à toute la terre, qui chante au Seigneur un nouveau cantique, selon cette prédiction des Ecritures vraiment saintes et vraiment prophétiques: «Chantez au Seigneur un cantique nouveau, chantez au Seigneur, peuples de toute la terre 1». Aussi le titre de ce psaume porte-t-il: «Quand la maison s'édifiait après la captivité». En effet la maison du Seigneur, cette Cité de Dieu qui est la sainte Eglise, s'édifie par toute la terre, après la captivité où les démons retenaient les vrais croyants, devenus maintenant les pierres vivantes de l'édifice. Car, bien que l'homme fût l'auteur de ses dieux, cela n'empêchait pas qu'il ne leur fût soumis par le culte qu'il leur rendait et qui le faisait entrer dans leur société, je parle de la société des démons, et non de celle de ces idoles sans vie. Que sont en-effet les idoles, sinon des êtres qui ont eu des yeux et ne voient pas», suivant la parole de I'Ecriture 2,et qui, pour être des chefs-d'oeuvre de l'art, n'en restent pas moins -dépourvus de sentiment et de vie? Mais les esprits immondes, liés à ces idoles par un art détestable, avaient misérablement asservi les âmes de leurs adorateurs en se les associant. C'est pourquoi l'Apôtre dit: «Nous savons qu'une idole n'est rien et c'est aux démons, et non à Dieu, que les gentils offrent leurs victimes. Or, je ne veux pas que vous ayez aucune société avec les démons 3 .» C'est donc après -cette captivité qui asservissait les

1. Ps 95,1 - 2. Ps 113,5 - 3. 1Co 8,4 1Co 10,20

hommes aux démons, que la maison de Dieu s'édifie par toute la terre, et de là le titre dupsaume où il est dit: «Chantez au Seigneur un cantique nouveau; chantez au Seigneur,
peuples de toute la terre; chantez au Seigneur et bénissez son saint nom; annoncez
dans toute la suite des jours son assistance salutaire; annoncez sa gloire parmi les nations et ses merveilles au milieu de tous les peuples; car le Seigneur est grand et infiniment louable; il est plus redoutable que tous les dieux, car tous les dieux des gentils sont des démons, mais le Seigneur a fait les cieux 1».Ainsi, celui qui s'affligeait de prévoir un temps où le culte des idoles serait aboli, et où les démons cesseraient de dominer sur leurs adorateurs, souhaitait, sous l'inspiration de l'esprit du mal, que cette captivité durât toujours, au lieu que le psalmiste célèbre le moment où elle finira et où une maison sera édifiée par toute la terre. Trismégiste prédisait donc en gémissant ce que le Prophète prédit avec allégresse; et comme le Saint-Esprit qui anime les saints Prophètes est toujours victorieux, Trismégiste lui-même a été miraculeusement contraint d'avouer que les institutions dont la ruine lui causait tant de douleur, n'avaient pas été établies par des hommes sages, fidèles et religieux, mais par des ignorants, des incrédules et des impies. Il a beau appeler les idoles des dieux; du moment qu'il avoue qu'elles sont l'ouvrage d'hommes auxquels nous ne devons pas nous rendre semblables, par là même il-confesse, malgré qu'il en ait, qu'elles ne doivent point être adorées par ceux qui ne ressemblent pas à ces hommes, c'est-à-dire qui sont sages, croyants et religieux. Il confesse, en outre, que ceux mêmes qui ont inventé l'idolâtrie ont consenti à reconnaître pour dieux des êtres qui rie sont point dieux, suivant cette parole du Prophète: «Si l'homme se fait des dieux, ce ne sont point des dieux véritables 2». Lors donc que Trismégiste appelle dieux de tels êtres, reconnus par de tels adorateurs et formés par de tels ouvriers, lorsqu'il prétend que des démons, qu'un art ténébreux a attachés à de certains simulacres par le lien de leurs passions, sont des dieux de fabrique humaine, il ne va pas du moins jusqu'à cette opinion absurde

1. Ps 95,1-5 - 2. Jr 16,20

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du platonicien Apulée, que les démons sont des médiateurs entre les dieux que Dieu a faits, et les hommes qui sont également son ouvrage, et qu'ils transmettent aux dieux les prières des hommes, ainsi qu'aux hommes les faveurs des dieux. Car il serait par trop absurde que les dieux créés par l'homme eussent auprès des dieux que Dieu a faits, plus de pouvoir que n'en a l'homme, qui a aussi Dieu pour auteur. En effet, le démon qu'un homme a lié à une statue par un art impie, est devenu un- dieu, mais pour cet homme seulement, et non pour tous les hommes. Quel est donc ce dieu qu'un homme ne saurait faire sans être aveugle, incrédule et impie?Enfin, si les démons qu'on adore dans les temples et qui sont liés par je ne sais quel art à leurs images visibles, ne sont point des médiateurs et des interprètes entre les dieux et les hommes, soit à cause de leurs moeurs détestables, soit parce que les hommes, même en cet état d'ignorance, d'incrédulité et d'impiété où ils ont imaginé de faire des dieux, sont d'une nature supérieure à ces démons enchaînas par leur art au corps des idoles, il s'ensuit finalement que ces prétendus dieux n'ont de pouvoir qu'à titre de démons, et que dès lors ils nuisent ouvertement aux hommes, ou que, s'ils semblent leur faire du bien, c'est pour leur nuire encore plus en les trompant. Remarquons toutefois qu'ils n'ont ce double pouvoir qu'autant que Dieu le permet par un conseil secret et profond de la Providence, et non pas en qualité de médiateurs et d'amis des dieux. Ils ne sauraient, en effet, être amis de ces dieux excellents que nous appelons Anges, Trônes, Dominations, Principautés, Puissances, toutes créatures raisonnables qui habitent le ciel, et dont ils sont aussi éloignés par la disposition de leur âme, que le vice l'est de la vertu et la malice de la bonté.



Augustin, Cité de Dieu 817