Augustin, Confessions 117

CHAPITRE XVII. VANITÉ DE SES ÉTUDES.

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27. Permettez-moi, mon Dieu, de parler encore de mon intelligence, votre don; en quels délires elle s'abrutissait! Grande affaire, et qui me troublait l'âme par l'appât de la louange, par la crainte de la honte et des châtiments, quand il s'agissait d'exprimer les plaintes amères de Junon, «impuissante à détourner de «l'Italie le chef des Troyens! (Enéide, 1,36-75)» plaintes que je savais imaginaires; mais on nous forçait de nous égarer sur les traces de ces mensonges poétiques, et de dire en libre langage ce que le poète dit en vers. Et celui-là méritait le plus d'éloges qui, fidèle à la dignité du personnage mis en scène, produisait un sentiment plus naïf de colère et de douleur, ajustant à ses pensées un vêtement convenable d'expression. Eh! à quoi bon, ô ma vraie vie, ô mon Dieu! à quoi bon cet avantage sur la plupart de mes condisciples et rivaux, de voir mes compositions plus applaudies? Vent et fumée que tout cela! N'était-il pas d'autre sujet pour exercer mon intelligence et ma langue? Vos louanges, Seigneur, vos louanges dictées par vos Ecritures mêmes, eussent soutenu le pampre pliant de mon coeur. Il n'eût pas été emporté dans le vague des bagatelles, triste proie des oiseaux sinistres; car il est plus d'une manière de sacrifier aux anges prévaricateurs.


CHAPITRE XVIII. HOMMES PLUS FIDÈLES AUX LOIS DE LA GRAMMAIRE QU'AUX COMMANDEMENTS DE DIEU.

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28. Eh! quelle merveille que je me dissipasse ainsi dans les vanités, et que, loin de vous, mon Dieu, je me répandisse au dehors, quand on me proposait pour modèles des hommes qui rappelant d'eux-mêmes quelque bonne action, rougissaient d'être repris d'un barbarisme ou d'un solécisme échappé; et qui, déployant, au récit de leurs débauches, toutes les richesses d'une élocution nombreuse, exacte et choisie, se glorifiaient des applaudissements? Vous voyez cela, Seigneur, et vous vous taisez, «patient, miséricordieux et vrai (
Ps 135,15).» Vous tairez-vous donc toujours? Mais à cette heure même vous retirez de ce dévorant abîme l'âme qui vous cherche, altérée de vos délices; celui dont le coeur vous dit: «J'ai cherché votre visage; votre visage, Seigneur, je le chercherai toujours (Ps 26,8).» On en est loin dans les ténèbres des passions. Ce n'est point le pied, ce n'est point l'espace qui nous éloigne de vous, qui nous ramène à vous. Et le plus jeune de vos fils a-t-il donc pris un cheval, un char, un vaisseau, s'est-il envolé sur des ailes visibles, s'est-il dérobé d'un pas agile, pour livrer en pays lointain aux prodigalités de sa vie ce qu'il avait reçu de vous au départ? Père tendre, qui lui aviez tout donné alors, plus tendre encore à la détresse de son retour (Lc 15,12-32). Mais non, c'est l'entraînement de la passion qui nous jette dans les ténèbres, et loin de votre face.

29. Voyez, Seigneur mon Dieu, dans votre inaltérable patience, voyez avec quelle fidélité les enfants des hommes observent le pacte grammatical qu'ils ont reçu de leurs devanciers dans le langage, avec quelle négligence ils se dérobent au pacte éternel de leur salut qu'ils ont reçu de vous. Et si un homme qui possède ou enseigne cette antique législation des sons, oublie, contrairement aux règles, l'aspiration de la première syllabe, en disant «omme,» il blesse plus les autres que si, au mépris de vos commandements, il haïssait l'homme, son frère; comme si l'ennemi le plus funeste était plus funeste à l'homme que la haine même qui le soulève; comme si le persécuteur ravageait autrui plus qu'il ne ravage son propre coeur ouvert à la haine. Et certes, cette science des lettres n'est pas (371) plus intérieure que la conscience écrite de ne pas faire au prochain ce qu'on n'en voudrait pas souffrir. Oh! que vous êtes secret, habitant des hauteurs dans le silence! ô Dieu, seul grand, dont l'infatigable loi sème les cécités vengeresses sur les passions illégitimes! Cet homme aspire à la renommée de l'éloquence; il est debout devant un homme qui juge, en présence d'une foule d'hommes; il s'acharne sur son ennemi avec la plus cruelle animosité, merveilleusement attentif à éviter toute erreur de langage, à ne pas dire: «Entre aux hommes;»et il ne se tient pas en garde contre la fureur de son âme qui l'entraîne à supprimer un homme «d'entre les hommes.»

CHAPITRE XIX. FAUTES DES ENFANTS, VICES DES HOMMES.

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30. J'étais exposé, malheureux enfant, sur le seuil de cette morale; c'était l'apprentissage des tristes combats que je devais combattre; jaloux, déjà, d'éviter un barbarisme, et non l'envie qu'une telle faute m'inspirait contre qui n'en faisait pas. Je reconnais et confesse devant vous, mon Dieu, ces faiblesses qui me faisaient louer de ces hommes. Leur plaire était alors pour moi le bien-vivre; car je ne voyais pas ce gouffre de honte où je plongeais loin de votre regard. Etait-il donc rien de plus impur que moi? Jusque-là, qu'abusant par mille mensonges, un précepteur, des maîtres, des parents, épris eux-mêmes de ces vanités, je les offensais par mon amour du jeu, ma passion des spectacles frivoles, mon ardeur inquiète à imiter ces bagatelles. Je dérobais aussi au cellier, à la table de mes parents, soit pour obéir à l'impérieuse gourmandise, soit pour avoir à donner aux enfants qui me vendaient le plaisir que nous trouvions à jouer ensemble. Et au jeu même, vaincu par le désir d'une vaine supériorité, j'usurpais souvent de déloyales victoires. Mais quelle était mon impatience et la violence de mes reproches, si je découvrais qu'on me trompât, comme je trompais les autres! Pris sur le fait à mon tour, et accusé, loin de céder, j ‘entrais en fureur. Est-ce donc là l'innocence du premier âge? Il n'en est pas, Seigneur, il n'en est pas; pardonnez-moi, mon Dieu. Aujourd'hui précepteur, maître, noix, balle, oiseau; demain magistrats, rois, trésors, domaines, esclaves; c'est tout un, grossissant au flot successif des années, comme aux férules succèdent les supplices. C'est donc l'image de l'humilité, que vous avez aimée dans la faiblesse corporelle de l'enfance, ô notre roi, lorsque vous avez dit:
«Le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent (
Mt 19,14),»


CHAPITRE XX. IL REND GRACES A DIEU DES DONS QU'IL A REÇUS DE LUI DANS SON ENFANCE.

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31. Et cependant, Seigneur, à vous créateur et conservateur de l'univers, tout-puissant et tout bon, à vous notre Dieu, grâces soient rendues, ne m'eussiez-vous donné que d'être enfant! Car dès lors même, j'avais l'être, et havie, et le sentiment; et je veillais à préserver cet ensemble de tout moi-même, ce dessin de l'unité si cachée par qui j'étais; je gardais par le sens intérieur l'intégrité de tous mes sens, et dans cette petitesse d'existence, dans cette petitesse de pensées, j'aimais la vérité. Je ne voulais pas être trompé; ma mémoire était forte; mon élocution polie; l'amitié me charmait; je fuyais la douleur, la honte, l'ignorance. Quelle admirable merveille qu'un tel animal! Tout cela, don de mon Dieu! je ne me suis moi-même rien donné. Tout cela est bon et moi-même, qui suis tout cela. Donc celui qui m'a fait est bon, et lui-même est mon bien; et l'élan de mon coeur lui rend hommage de tous ces biens répandus sur mes premières années. Or je péchais; car ce n'était point en lui, mais dans ses créatures, les autres et moi, que je cherchais plaisirs, grandeurs et vérités, me précipitant ainsi dans la douleur, la confusion, l'erreur. Grâces à vous, mes délices, ma gloire, ma confiance, mon Dieu! Grâces à vous de tous vos dons! Mais conservez-les-moi; car ainsi vous me conserverez moi-même; et tout ce que vous m'avez donné aura croissance et perfection; et je serai avec vous, puisque c'est vous qui m'avez donné d'être. (372)




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LIVRE DEUXIÈME. AUGUSTIN A SEIZE ANS

Désordres de sa première jeunesse. - Ses débauches à l'âge de seize ans. - Larcin dont il s'accuse sévèrement.


CHAPITRE PREMIER. DÉSORDRES DE SA JEUNESSE.

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1. Je veux rappeler mes impuretés passées, et les charnelles corruptions de mon âme, non que je les aime, mais afin de vous aimer, mon Dieu. C'est par amour de votre amour que je reviens sur mes voies infâmes dans l'amertume de mon souvenir, pour savourer votre douceur, ô Délices véritables, Béatitude et Sécurité de délices, qui recueillez en vous toutes les puissances de mon être dispersées en mille vanités loin de vous, mon centre unique
Car je brûlais, dès mon adolescence, de me rassasier de basses voluptés; et je n'eus pas honte de prodiguer la sève de ma vie à d'innombrables et ténébreuses amours, et ma beauté s'est flétrie, et je n'étais plus que pourriture à vos yeux, alors que je me plaisais à moi-même et désirais plaire aux yeux des hommes.

CHAPITRE II. SES DÉBAUCHES A SEIZE ANS.

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2. Ma plus vive jouissance n'était-elle pas d'aimer et d'être aimé? Mais je ne m'en tenais pas à ces liens d'âme à âme, sur la chaste lisière de l'amitié spirituelle. D'impures vapeurs s'exhalaient des fangeuses convoitises de ma chair, de l'effervescence de la puberté; elles couvraient et offusquaient mon coeur: la sérénité de l'amour était confondue avec les nuages de la débauche. L'une et l'autre fermentaient ensemble, et mon imbécile jeunesse était entraînée dans les précipices des passions et plongeait dans le gouffre du libertinage. Votre colère s'était amassée contre moi, et je l'ignorais. Au bruit des chaînes de ma mortalité, j'étais devenu sourd, j'expiais la superbe de mon âme. Et je m'éloignais de vous, et vous me laissiez; et je m'élançais, et je débordais, et je me répandais, et je me fondais en adultères, et vous vous taisiez! O ma tardive joie, vous vous taisiez alors, et, toujours plus loin de vous, je m'avançais dans les aridités fécondes en douleurs, avili dans l'orgueil, agité dans la fatigue!

3. Qui eût alors modéré ma peine? Qui m'eût borné à l'usage légitime de la fugitive beauté des créatures éphémères et de leurs délices, pour que les flots de ma jeunesse ne débordassent pas du moins la plage conjugale, s'ils ne pouvaient s'apaiser dans le but de la procréation des enfants, selon la prescription de votre loi, Seigneur, qui réglez la génération de notre mortalité, et pouvez étendre une main adoucie pour émousser des épines inconnues au paradis? car votre toute-puissance est tout près de nous, lors même que nous sommes loin de vous. Que n'ai-je du moins écouté plus attentivement la voix de vos nuées: «Ils souffriront des tribulations dans leur chair. Et moi je vous les épargne. Il est bon à l'homme de ne point toucher de femme. Celui qui est sans femme pense aux choses de Dieu, à plaire à Dieu. Celui qui est lié par le mariage pense aux choses du monde, à plaire à sa femme (
1Co 7,28 1Co 1,32-34).» Que n'ai-je ouvert l'oreille à cette voix! eunuque de volonté en vue du royaume des cieux (Mt 19,12), dans l'attente plus heureuse de vos embrassements?

4. Mais je brûlais, malheureux, et livré au torrent qui m'entraînait loin de vous, je m'affranchis de tous vos commandements, sans échapper à votre verge. Qui le pourrait? Vous (373) étiez toujours présent dans la miséricorde de vos rigueurs, abreuvant des plus amers dégoûts toutes mes joies illégitimes, pour m'entraîner à chercher les joies exemptes de dégoûts. Et où les eussé-je trouvées hors de vous, «qui faites entrer la douleur dans le précepte (Ps 93,20); qui frappez pour guérir; qui tuez pour nous empêcher de mourir à vous (Dt 32,39)?» Où étais-je, et dans quel lointain exil des délices de votre maison, à cette seizième année de l'âge de ma chair, qui prit alors le sceptre sur moi; esclave volontaire, livré sans réserve à la frénésie de cette passion, que notre dégradation affranchit de tout frein, mais que votre loi condamne? On ne se mit point en peine d'offrir le mariage au-devant de ma chute; on n'avait à coeur que de me faire apprendre à bien dire, à persuader par ma parole.

CHAPITRE 3. VICES DE SON ÉDUCATION.

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5. Et, cette même année, ramené de Madaure, ville voisine de notre séjour et mon premier pèlerinage littéraire et oratoire, j'avais interrompu mes études. On préparait la dépense d'un plus lointain exil à Carthage, mon père, humble citoyen du municipe de Thagaste, consultant moins sa fortune que son ambition. Eh! pour qui ce récit? Pas pour vous, mon Dieu; mais en m'adressant à vous, je parle à tous les hommes mes frères, si peu qu'ils soient ceux à qui ces pages tomberont entre les mains. Et pourquoi? Pour que tout lecteur considère avec moi de quel profond abîme il nous faut crier vers vous. Et néanmoins se confesser de coeur, vivre de foi, quoi de plus près de votre oreille? Quelles louanges alors ne prodiguait-on pas à mon père pour fournir, au delà de ses ressources, au studieux et lointain voyage de son fils? Combien de citoyens beaucoup plus opulents que lui étaient loin d'avoir tel souci de leurs enfants? Et ce même père ne s'inquiétait pas si je croissais pour vous, si j'étais chaste, pourvu que je fusse disert, ou plutôt désert sans votre culture, ô Dieu, bon, vrai, seul maître du champ de mon coeur?

6. Or, à cet âge de seize ans, des affaires domestiques ayant mis entre mes études un intervalle de vacances oisives, je vécus chez mes pare et mère, et c'est alors que les ronces des désirs impurs s'élevèrent au-dessus de ma tête, et nulle main n'était là pour les arracher. Loin de là; mon père s'aperçoit un jour, au bain, de ma pubescence qui, déjà, me couvrait d'un manteau de frémissantes inquiétudes, et, tressaillant comme à l'aspect de ses petits-fils, dans sa- joie, il en fait part à ma mère. Joie de l'ivresse où ce monde vous oublie, vous, son Créateur, pour aimer vos créatures au lieu de vous, enivré qu'il est du vin invisible d'une volonté pervertie et livrée aux vils penchants. Mais déjà dans le coeur de ma mère vous aviez commencé votre temple et jeté les assises de votre sainte habitation. Mon père n'était encore, lui, que simple catéchumène, et tout récemment. Elle frémit donc de pieuse épouvante, et trembla; quoique je ne fusse pas encore fidèle, elle craignit pour moi ces voies tortueuses où s'engagent ceux qui vous présentent le dos et non la face.

7. Hélas! osé-je encore dire que vous gardiez le silence, ô mon Dieu, quand je m'éloignais de vous? Etait-ce ainsi que vous vous taisiez pour moi? Et de qui étaient donc ces suaves paroles, que, par la bouche de ma mère, votre servante fidèle, vous me disiez à l'oreille? Et rien n'en descendait dans mon coeur pour l'incliner à l'obéissance. Elle me recommandait instamment, et m'avertit un jour en secret, avec quelle sollicitude! je m'en souviens, de me dérober à tout amour impudique et surtout adultère. Je prenais cela pour des avis de femme, que j'eusse rougi d'écouter. Et c'étaient les vôtres, et je l'ignorais; et je pensais que vous vous taisiez, et que seule elle parlait, elle par qui vous me parliez; et c'est vous que je méprisais en elle, moi son fils, fils de votre servante, et votre serviteur. Mais je ne savais pas, et je me précipitais avec tant d'aveuglement, qu'entre ceux de mon âge j'étais honteux de mon infériorité de honte; car je les entendais se vanter de leurs excès, et se glorifier d'autant plus qu'ils étaient plus infâmes; et j'avais à coeur de pécher; soif de plaisir et soif de gloire. Qu'y a-t-il de blâmable que le vice? Moi, crainte du blâme, je devenais plus vicieux. Et à défaut de crime réel pour m'égaler aux plus corrompus, je feignais ce que je n'avais point fait; j'avais peur de paraître d'autant plus méprisable que j'étais plus innocent, d'autant plus vil que j'étais plus chaste.

8. Voilà avec quels compagnons je courais les places de Babylone, et me roulais dans sa fange (374) comme dans des eaux de senteur et de parfums de cinnamome. Et pour m'attacher plus victorieusement au principe du péché, l'ennemi invisible me foulait aux pieds, et me séduisait, si facile que j'étais à séduire! Sortie du coeur de la cité abominable, mais culminant, lente encore, dans les voies du retour, la mère de ma chair m'avertit bien de garder la pudeur, et pourtant cette confidence de son mari n'éveilla pas en elle la pensée de resserrer dans les limites de l'amour conjugal, sinon de couper au vif ces instincts passionnés dont les germes, déjà si funestes, offraient à ses alarmes le présage des plus grands dangers. Elle négligea le remède, dans la crainte que toute mon espérance ne fût entravée par la chaîne du mariage; non pas cette espérance de la vie future qu'elle plaçait en vous, ma pieuse mère, mais l'espérance d'un avenir littéraire dont ils étaient l'un et l'autre trop jaloux pour moi; lui, parce qu'il ne songeait guère à vous, et rêvait des vanités pour moi; elle, parce que loin de croire que ces études me fussent nuisibles, elle les regardait comme des échelons qui devaient m'élever jusqu'à votre possession. Telles sont les conjectures que hasardent mes souvenirs sur les dispositions de mes parents. Et puis au lieu d'user d'une sage sévérité, on lâchait la bride en mes divertissements à la multitude de mes passions déréglées, et un épais brouillard interceptait sans cesse à ma vue, ô mon Dieu, la lumière de votre vérité! «Et mon iniquité naissait comme de mon embonpoint (
Ps 72,7).»

CHAPITRE IV. LARCIN.

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9. Le larcin est condamné par votre loi divine, Seigneur, et par cette loi écrite au coeur des hommes, que leur iniquité même n'efface pas. Quel voleur souffre volontiers d'être volé? Quel riche pardonne à l'indigent poussé par la détresse? Eh bien! moi, j'ai voulu voler, et j'ai volé sans nécessité, sans besoin, par dégoût de la justice, par plénitude d'iniquité; car j'ai dérobé ce que j'avais meilleur, et en abondance. Et ce n'est pas de l'objet convoité par mon larcin, mais du larcin même et du péché que je voulais jouir. Dans le voisinage de nos vignes était un poirier chargé de fruits qui n'avaient aucun attrait de saveur ou de beauté. Nous allâmes, une troupe de jeunes vauriens, secouer et dépouiller cet arbre, vers le milieu de la nuit, ayant prolongé nos jeux jusqu'à cette heure, selon notre détestable habitude, et nous en rapportâmes de grandes charges, non pour en faire régal, si toutefois nous y goûtâmes, mais ne fût-ce que pour les jeter aux pourceaux: simple plaisir de faire ce qui était défendu. Voici ce coeur, ô Dieu! ce coeur que vous avez vu en pitié au fond de l'abîme. Le voici, ce coeur; qu'il vous dise ce qu'il allait chercher là, pour être gratuitement mauvais, sans autre sujet de malice que la malice même. Hideuse qu'elle était, je l'ai aimée; j'ai aimé à périr; j'ai aimé ma difformité; non l'objet qui me rendait difforme, mais ma difformité même, je l'ai aimée! Âme souillée, détachée de votre appui pour sa ruine, n'ayant dans la honte d'autre appétit que la honte!


CHAPITRE V. ON NE FAIT POINT LE MAL SANS INTÉRÊT.

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10. La beauté des corps, tels que l'or, l'argent..., a son attrait. L'attouchement est flatté par une convenance de rapport, et à chaque sens correspond une certaine modification des objets. L'honneur temporel, la puissance de commander et de vaincre ont leur beauté, d'où naît aussi la soif de la vengeance. Et, pour atteindre à ces jouissances, nous ne devons pas sortir de vous, Seigneur, ni dévier de votre loi. Cette vie même que nous vivons ici-bas a pour nous charmer sa mesure de beauté et sa juste proportion avec toutes les beautés inférieures. Le noeud si cher de l'amitié humaine trouve sa douceur dans l'unité de plusieurs âmes. Cause de péché que tout cela, quand le déréglement de nos affections abandonne, pour ces biens infimes, les plus excellents, les plus sublimes, vous, Seigneur notre Dieu, et votre vérité et votre loi. Ces biens d'ici-bas ont leur charme, mais qu'est-il auprès de mon Dieu, créateur de l'univers, unique joie du juste, délices des coeurs droits?

11. Recherche-t-on la cause d'un crime, on n'y croit d'ordinaire, que s'il apparaît un désir d'obtenir, une crainte de perdre quelqu'un de ces biens infimes dont nous parlons, car ils ont leur grâce et leur beauté; mais qu'ils sont bas et rampants, si l'on songe aux trésors de la gloire et de la béatitude! Il a été (375) homicide. Pourquoi? Il convoitait la femme ou l'héritage de son frère, il a voulu le voler pour vivre, ou se mettre en garde contre ses larcins; il brûlait de venger une offense. Aurait-il tué pour le plaisir même du meurtre? Est-ce croyable? Car s'il est dit de cet homme, monstre de démence et de cruauté, qu'il était gratuitement méchant et cruel, nous savons néanmoins pourquoi. «Il craignait, dit l'historien, que le repos n'énervât sa main ou son coeur (Sallust. Guerr. De Cat., C. IX).» Mais ici encore, pourquoi? Il voulait que cette pratique du crime le rendît maître de Rome, fît tomber dans ses mains honneurs, richesses, autorité; l'affranchît de la crainte des lois, et de cette détresse où le réduisaient la perte de sa fortune et la conscience de ses crimes. Ce Catilina n'aimait donc pas ses forfaits mêmes, mais la fin qui le portait à les commettre.


CHAPITRE VI. IL SE TROUVE DANS LES PÉCHÉS UNE IMITATION FAUSSE DES PERFECTIONS DIVINES.

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12. Qu'ai-je donc aimé en toi, malheureux larcin, crime nocturne de mes seize ans? Tu n'étais pas beau, étant un larcin; es-tu même quelque chose, pour que je parle à toi? Ces fruits volés par nous étaient beaux, parce qu'ils étaient votre oeuvre, beauté infinie, créateur de toutes choses, Dieu bon, Dieu souverain bien et mon bien véritable. Ces fruits étaient beaux; mais ce n'était pas eux que convoitait mon âme misérable; j'en avais de meilleurs en abondance; je ne les ai donc cueillis que pour voler. Car aussitôt je les jetai, ne savourant que l'iniquité, ma seule jouissance, ma seule joie. Si j'en approchai quelqu'un de ma bouche, je n'y goûtai que la saveur de mon crime. Et maintenant, Seigneur mon Dieu, je cherche ce qui m'a plu dans ce larcin, et je n'y vois aucune ombre de beauté. Je ne parle point de cette beauté qui réside dans l'équité, dans la prudence; ou bien, dans l'esprit de l'homme, sa mémoire, ses sens, sa vie végétative; ni de la splendide harmonie des corps célestes, et de la terre et de la mer se peu. plant de créatures par une continuelle succession de naissances et de morts; ni même de cette beauté menteuse, voile des vices décevants.

13. Car l'orgueil contrefait l'élévation; et vomis seul, ô mon Dieu, êtes élevé au-dessus de tous les êtres. L'ambition, que cherche-t-elle, sinon les honneurs et la gloire? Et vous seul devez être honoré, seul glorifié dans tous les. siècles. La tyrannie veut se faire craindre; et qui est à craindre que vous seul, ô Dieu? Votre pouvoir se laisse-t-il jamais rien ravir, rien soustraire? Quand, où, par qui se pourrait-il? Et les profanes caresses veulent surprendre l'amour; mais quoi de plus caressant que votre amour? Quoi de plus heureusement aimable que la beauté resplendissante et souveraine de votre vérité? La curiosité se donne pour la passion de la science; et vous seul possédez la science universelle et suprême. L'ignorance même et la stupidité ne se couvrent-elles pas du nom de simplicité et d'innocence, parce que rien ne saurait être plus simple que vous? Rien de plus innocent que vous, car c'est dans leurs oeuvres que les méchants trouvent leur ennemi. La paresse prétend n'être que l'appétence du repos; et quel repos assuré que dans le Seigneur? Le luxe se dit magnificence; mais vous êtes la source vive et inépuisable des incorruptibles délices. La profusion se farde des traits de la libéralité; - mais vous êtes l'opulent dispensateur de toutes largesses. L'avarice veut beaucoup posséder, et vous possédez tout. L'envie dispute la prééminence; quoi de plus éminent que vous? La colère cherche la vengeance; qui se venge plus justement que vous? La crainte frémit des soudaines rencontres, menaçantes pour ce qu'elle aime; elle veille à sa sécurité: mais pour vous est-il rien d'étrange, rien de soudain? Qui vous sépare de ce que vous aimez? Hors de vous, où est la constante sécurité? La tristesse se consume dans la perte des jouissances passionnées, parce qu'elle voudrait qu'il lui fût aussi impossible qu'à vous de rien perdre.

14. Ainsi l'âme devient adultère, lorsque, détournée de vous, elle cherche hors de vous ce qu'elle ne trouve, pur et sans mélange, qu'en revenant à vous. Ceux-là vous imitent avec perversité, qui s'éloignent de vous, qui s'élèvent contre vous. Et toutefois, en vous imitant ainsi, ils montrent que vous êtes le créateur de l'univers, et que vous ne laissez aucune place où l'on puisse se retirer entièrement de vous. Et moi, qu'ai-je donc aimé dans ce larcin? En quoi ai-je imité mon Dieu? faux et criminel imitateur! Ai-je pris plaisir à (376) enfreindre la loi par la ruse, au défaut de la puissance; et, sous les liens de la servitude, affectant une liberté boiteuse, ai-je trouvé dans la faculté de violer impunément la justice une ténébreuse image de la Toute-Puissance? C'est l'esclave qui fuit son maître et n'atteint qu'une ombre! O corruption! ô monstre de vie! ô abîme de mort! Ce qui était illicite a-t-il pu me plaire, et par cela seul qu'il était illicite?


CHAPITRE VII. ACTIONS DE GRACES.

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15. Que rendrai-je au Seigneur qui délivre mon âme du trouble de ces souvenirs? Que je vous aime, Seigneur, que je vous rende grâces et confesse votre nom, ô vous qui m'avez remis tant de criminelles et abominables oeuvres! A votre grâce, à votre miséricorde je rapporte d'avoir fondu la glace de mes péchés. A votre grâce je rapporte tout ce que je n'ai pas fait de mal. Eh! de quoi n'étais-je point capable ayant aimé le crime sans intérêt? Et je confesse que tout m'est pardonné, et le mal que j'ai fait de gré, et celui que m'a épargné votre miséricorde. Quel mortel, méditant sur son infirmité, oserait attribuer à ses propres forces sa chasteté et son innocence, et se croirait en droit de vous moins aimer, comme s'il eût eu moins besoin de ce miséricordieux pardon que vous accordez au repentir des pécheurs? Que l'homme qui, docile à l'appel de votre voix, a évité tous ces désordres dont je publie le souvenir et l'aveu, se garde de rire s'il me voit guéri par le même médecin à qui il doit de n'avoir pas été, ou plutôt d'avoir été moins malade; qu'il vous en aime autant, qu'il vous en aime davantage, reconnaissant que celui qui me délivre est le même qui l'a préservé des mortelles défaillances du péché.

CHAPITRE VIII. CE QU'IL AVAIT AIMÉ DANS CE LARCIN.

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16. Malheureux! quel avantage trouvais-je donc alors dans ces actions, dont aujourd'hui la pensée me fait rougir (
Rm 6,21), et surtout dans ce vol où je n'aimai que lui; rien que lui, rien sans doute, car lui-même n'était rien… pour moi cependant un surcroît de misère! et pourtant seul je ne l'eusse pas fait. Ma mémoire me représente bien mon âme alors; non, seul, je ne l'eusse pas fait. C'est donc, en outre, la société de mes complices que j'ai aimée. J'ai donc aimé autre chose que le vol? Mais quoi? rien; car cela même encore n'est rien. Qu'y a-t-il donc là en réalité? Qui me l'enseignera, que Celui qui éclaire mon coeur et en dissipe les ténèbres? Quelle est enfin la cause de cet acte coupable? Mon esprit la recherche; il la poursuit; il veut la pénétrer. Si j'aimai ces fruits, si je les désirai, que ne les volai-je seul? Ne suffisait-il pas à ma convoitise de commettre l'iniquité sans envenimer par le frottement de la complicité les démangeaisons de mon désir? Mais ce plaisir que ces fruits ne me donnaient pas, je ne le trouvais dans le péché que par cette association de pécheurs.


CHAPITRE IX. LIAISONS FUNESTES.

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17. Quel était donc cet instinct de mon âme? Vil et honteux instinct! Ame misérable, tu t'es livrée à lui! Quel était enfin cet instinct maudit? «Oh! qui peut sonder l'abîme des péchés (
Ps 18,13)?» C'était un rire malin qui nous chatouillait le coeur à l'idée de tromper un homme et de l'irriter. Pourquoi donc avais-je du plaisir à n'être pas seul? Seul, est-il plus difficile de rire? Il est vrai; et cependant un homme est seul, et le rire s'empare de lui, si un objet trop ridicule frappe ses sens ou son esprit. Mais moi, je n'eusse rien fait seul; non, seul, je n'eusse rien fait. Oui, mon Dieu, voici devant vous la vivante souvenance de mon âme! Seul, je n'eusse pas commis ce larcin, n'en aimant pas l'objet, n'aimant que lui-même. Seul, je n'eusse trouvé aucun plaisir à le faire, je ne l'eusse point fait. O amitié ennemie, subtile séduction de l'esprit, ardeur de nuire et de dérober, inspirée par l'entrain et le jeu, sans cupidité, sans passion vindicative, sur un seul mot Allons, dérobons! et l'on rougit de rougir encore! ( 377)

CHAPITRE X. ÉLAN VERS DIEU.

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18. Qui démêlera ces tortueux replis, ce noeud inextricable? Il recèle la honte; je n'y veux plus penser; je ne le veux plus voir. C'est vous que je veux, ô justice, ô innocence, si belle aux chastes regards, dont la jouissance nous laisse insatiables! En vous est la paix profonde et la vie inaltérable. Celui qui entre en vous, «entre dans la joie de son Seigneur (
Mt 25,21).» Libre de toute crainte, il demeure souverainement bien dans le Bien souverain. J'ai dérivé loin de vous, et je me suis égaré, mon Dieu; mon adolescence s'est écoulée hors de votre stabilité, et je suis devenu à moi-même une contrée d'indigence. (378)





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LIVRE TROISIÈME - EGAREMENTS DE CŒUR ET D'ESPRIT

Amours impurs. - Il tombe à dix-neuf ans dans l'hérésie des Manichéens. - Prières et larmes de sa mère. Paroles prophétiques d'un évêque.

AMOURS IMPURS.

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1. Je vins à Carthage, où bientôt j'entendis bouillir autour de moi la chaudière des sales amours. Je n'aimais pas encore, et j'aimais à aimer; et par une indigence secrète, je m'en voulais de n'être pas encore assez indigent. Je cherchais un objet à mon amour, aimant à aimer; et je haïssais ma sécurité, ma voie exempte de piéges. Mon coeur défaillait, vide de la nourriture intérieure, de vous-même, mon Dieu; et ce n'était pas de cette faim-là que je me sentais affamé; je n'avais pas l'appétit des aliments incorruptibles: non que j'en fusse rassasié; je n'étais dégoûté que par inanition. Et mon âme était mal portante et couverte de plaies, et se jetant misérablement hors d'elle-même, elle mendiait ces vifs attouchements qui devaient envenimer son ulcère. C'est la vie que l'on aime dans les créatures aimer, être aimé m'était encore plus doux, quand la personne aimante se donnait toute à moi. Je souillais donc la source de l'amitié des ordures de la concupiscence; je couvrais sa sérénité du nuage infernal de la débauche. Hideux et infâme, dans la plénitude de ma vanité, je prétendais encore à l'urbanité élégante. Et je tombai dans l'amour où je désirais être pris, O mon Dieu, ô ma miséricorde, de quelle amertume votre, bonté a assaisonné ce miel! Je fus aimé, j'en vins aux liens secrets de la jouissance, et, joyeux, je m'enlaçais dans un réseau d'angoisses, pour être bientôt livré aux verges de fer brûlantes de la jalousie, des soupçons, des craintes, des colères et des querelles.


CHAPITRE II. THÉÂTRES.

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2. Je me laissais ravir au théâtre, plein d'images de mes misères, et d'aliments à ma flamme. Mais qu'est-ce donc? et comment l'homme veut-il s'apitoyer au spectacle des aventures lamentables et tragiques qu'il ne voudrait pas lui-même souffrir? Et cependant, spectateur, il veut en souffrir de la douleur, et cette douleur même est son plaisir. Qu'est-ce donc, sinon une pitoyable maladie d'esprit? Car notre émotion est d'autant plus vive, que nous sommes moins guéris de ces passions quoique patir s'appelle misère, et compatir, miséricorde. Mais quelle est cette compatissance pour des fictions scéniques? Appelle-t-on l'auditeur au secours? Non, il est convié seulement à se douloir; et il applaudit l'acteur, en raison de la douleur qu'il reçoit. Et si la représentation de ces infortunes, antiques ou imaginaires, le laisse sans impressions douloureuses, il se retire le dédain et la critique à la bouche. Est-il douloureusement ému, il demeure attentif, et pleure avec joie.

3. Mais tout homme veut se réjouir; d'où vient donc cet amour des larmes et de la douleur? Le plaisir, que la misère exclut, se trouve-t-il dans la commisération? Et ce sentiment fait-il aimer la douleur dont il ne saurait se passer? L'amour est la source de ces sympathies. Où va cependant, où s'écoule ce flot? Au torrent de poix bouillante, au gouffre ardent des noires voluptés, où il change et se confond lui-même, égaré si loin et déchu de la limpidité céleste. Faut-il donc répudier la compassion? Nullement. La douleur est donc parfois aimable; mais garde-toi de l'impureté, ô mon (379) âme, sous la tutelle de mon Dieu, Dieu de nos pères, qui doit être loué et exalté dans tous les siècles (); garde-toi de l'impureté, car je ne suis pas aujourd'hui fermé à la commisération. Mais alors, au théâtre, j'entrais dans la joie de ces amants qui se possédaient dans le crime, et pourtant ce n'était que feinte et jeux imaginaires. Alors qu'ils étaient perdus l'un pour l'autre, je me sentais comme une compatissante tristesse; et pourtant je jouissais de ce double sentiment. Aujourd'hui, j'ai plus en pitié la joie dans le vice, que les prétendues souffrances nées de la ruine d'une pernicieuse volupté, et de la perte d'une félicité malheureuse. Assurément, c'est là une compassion vraie; mais la douleur n'y est plus un plaisir. Car si la charité approuve celui qui plaint douloureusement un affligé, néanmoins, une pitié vraiment fraternelle préférerait qu'il n'y eût point une douleur à plaindre. Et, en effet, la bonne volonté ne saurait pas plus vouloir le mal, que le vrai miséricordieux désirer qu'il y ait des misérables pour exercer sa miséricorde. Il est donc certaine douleur permise, il n'en est point que l'on doive aimer. Ainsi, Seigneur, mon Dieu, vous qui aimez les âmes d'un amour infiniment plus pur que nous, votre compassion pour elles est d'autant plus incorruptible, que vous ne sentez l'atteinte d'aucune douleur. Mais l'homme en est-il capable?

4. Malheureux que j'étais, j'aimais à me douloir, et je cherchais des sujets de douleurs. Dans ces infortunes étrangères et fausses, ces infortunes rie saltimbanques, jamais le jeu d'un histrion ne me plaisait, ne m'attachait par un charme plus fort que celui des larmes qui jaillissaient de mes yeux. Faut-il s'en étonner? Pauvre brebis égarée de votre troupeau, et impatiente de votre houlette, j'étais couvert d'une lèpre honteuse. Et voilà d'où venait mon amour pour ces douleurs, non toutefois jusqu'au désir d'en être pénétré plus avant. Car je n'eusse pas aimé souffrir ce qui me plaisait à voir; mais ces récits, ces fictions m'effleuraient vivement la chair, et, comme l'ongle envenimé, elles soulevaient bientôt une brûlante tumeur, distillant le pus et la sanie. Telle était ma vie; était-ce une vie? ô mon Dieu!



Augustin, Confessions 117