Augustin, Cité de Dieu 2126

2126

CHAPITRE 26.

CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR CES PAROLES: ÊTRE SAUVÉ COMME PAR LE FEU ET AVOIR JÉSUS-CHRIST POUR FONDEMENT.

Mais les chrétiens catholiques, disent-ils, ont pour fondement Jésus-Christ, de l'unité duquel ils ne se sont pas séparés, quelque mauvaise vie qu'ils aient menée, c'est-à-dire quoiqu'ils aient bâti sur ce fondement une très mauvaise vie, comparée par l'Apôtre au bois, au foin, à la paille'. La vraie foi, qui fait qu'ils ont eu Jésus-Christ pour fondement, pourra les délivrer finalement de l'enfer, non toutefois sans qu'il y ait pour eux quelque punition, puisqu'il est écrit que ce qu'ils auront bâti sera brûlé. - Que l'apôtre saint Jacques leur réponde en peu de mots: «Si quelqu'un dit qu'il a la foi, et qu'il n'ait point les oeuvres, la foi pourra-t-elle le sauver 4?» Ils insistent et demandent quel est donc celui dont l'apôtre saint Paul dit: «Il ne laissera pas pourtant d'être sauvé, mais comme par le feu 5». Voyons ensemble quel est celui-là; mais toujours est-il très certain que ce n'est pas celui dont parle saint Jacques. Autrement ce serait mettre en opposition deux apôtres, puisque l'un dirait qu'encore qu'un homme ait de mauvaises oeuvres,

1Co 6,15 – 2. Jn 6,57 – 3. 1Co 3,11-12 – 4. Jc 2,14 – 5. 1Co 3,15

(506)


la foi ne le sauvera pas du feu, et l'autre: que la foi ne pourra. sauver celui qui n'aura pas de bonnes oeuvres.Nous saurons quel est celui qui peut être sauvé parle feu, si nous connaissons auparavant ce que c'est que d'avoir Jésus-Christ pour fondement. Or, cette image même nous l'enseigne; car il suffit de considérer que dans un édifice rien ne précède le fondement. Quiconque donc a de telle sorte Jésus-Christ dans le coeur, qu'il ne lui préfère point les choses terrestres et temporelles, pas même celles dont l'usage est permis, celui-là a Jésus-Christ pour fondement. Mais s'il lui préfère ces choses, bien qu'il semble avoir la foi de Jésus-Christ, il n'a pas Jésus-Christ pour fondement. Combien moins l'a-t-il donc, alors que, méprisant ses commandements salutaires, il ne songe qu'à satisfaire, ses passions? Ainsi, quand un chrétien aime une femme de mauvaise vie, et, s'attachant à elle, devient un même corps avec elle 1, il n'a point Jésus-Christ pour fondement. Mais quand il aime sa femme légitime selon Jésus-Christ 2,qui doute qu'il ne puisse avoir Jésus-Christ pour fondement? S'il l'aime selon le monde et charnellement, comme les Gentils qui ne connaissent pas Dieu 3, l'Apôtre lui permet encore cela par condescendance, ou plutôt c'est Jésus-Christ qui le lui permet. Dès lors il peut encore avoir Jésus-Christ pour fondement, puisque, s'il ne lui préfère point son amour et son plaisir, s'il bâtit sur ce fondement du bois, du foin et de la paille, il ne laissera pas d'être sauvé par le feu. Les afflictions, comme un feu, brûleront ses délices et ses amours, qui ne sont pas criminelles, à cause du mariage. Ce feu figure donc les veuvages, les pertes d'enfants, et toutes les autres calamités qui emportent ou traversent les plaisirs terrestres. Ainsi cet édifice fera tort à celui qui l'aura construit, parce qu'il n'aura pas ce qu'il a édifié, et qu'il sera affligé de la perte des choses dont la jouissance le charmait. Mais- il sera sauvé par le feu à cause du fondement, parce que, si un tyran lui proposait le choix, il ne préférerait pas ces choses à Jésus-Christ. Voyez dans les écrits de l'Apôtre un homme qui édifie sûr ce fondement de l'or, de l'argent et des pierres précieuses: «Celui, dit-il, qui n'a point de femme pense aux choses de Dieu et à plaire à Dieu». Voyez-en un autre maintenant qui

1. 1Co 6,16 - 2. Ep 5,25 - 3. 1Th 4,5

édifie du bois, du foin et de la paille: «Mais celui, dit-il, qui a une femme pense aux choses du monde et à plaire à sa femme 1. - On verra quel est l'ouvrage de chacun «car le jour du Seigneur le fera connaître» entendez le jour d'affliction; «car», ajoute l'Apôtre, «il sera manifesté par le feu 2». Il donne ici à l'affliction le nom de feu, au même sens où il est dit ailleurs dans l'Ecriture: «La fournaise ardente éprouve les vases du potier, et l'affliction les hommes justes 3». Et encore: «Le feu découvrira quel est l'ouvrage de chacun. Celui dont l'ouvrage demeurera (car les pensées de Dieu et le soin de lui plaire demeurent) recevra récompense pour ce qu'il aura édifié»; ce qui veut dire qu'il recueillera le fruit de ses pensées et de ses afflictions. «Mais celui dont l'ouvrage sera brûlé en souffrira la perte», parce qu'il avait aimé. «Il ne laissera pas pourtant d'être sauvé», parce qu'aucune affliction ne l'a séparé de ce fondement; «mais comme par le feu 4»; car il ne perdra pas sans douleur ce qu'il possédait avec affection. Nous avons trouvé, ce me semble, un feu qui ne damne aucun des deux hommes dont nous parlons, mais qui enrichit l'un, nuit à l'autre, et les éprouve tous deux.Mais si nous voulons entendre dans le même sens le feu dont Notre-Seigneur dit à ceux qui sont à sa gauche: «Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel 5»; en sorte que nous embrassions dans cet arrêt ceux qui bâtissent sur le fondement du bois, du foin, de la paille, et que nous prétendions qu'ils sortiront du feu par la vertu de ce fondement, après avoir été tourmentés pendant quelque temps pour leurs péchés, que devons-nous penser de ceux qui sont à la droite de Jésus-Christ et à qui il dit: «Venez, vous que mon Père a bénis, prenez possession du royaume qui vous est préparé 6», sinon que ce sont ceux qui ont bâti sur le fondement de l'or, de l'argent et des pierres précieuses? Si donc par le feu dont parle l'Apôtre, quand il dit: «Comme par le feu», nous entendons le feu d'enfer, il faudra dire que les uns et les autres, c'est-à-dire ceux qui sont à la droite et ceux qui sont à la gauche, y seront également envoyés. Le feu dont il est dit «Le jour du Seigneur manifestera quel est


1Co 7,32-33 – 2. 1Co 3,13 – 3. Si 27,6 – 4. 1Co 3,13-15 – 5. Mt 25,41 – 6. Mt 34

(507)


«l'ouvrage de chacun et le fera connaître1»ce feu éprouvera les uns et les autres; et par conséquent ce n'est pas le feu éternel, puisque celui dont l'ouvrage demeurera, c'est-à-dire ne sera pas consumé par ce feu, recevra récompense pour ce qu'il aura édifié, et que celui dont l'ouvrage sera brûlé trouvera son châtiment dans son regret. Ceux-là seuls qui seront à la gauche seront envoyés au feu éternel par une suprême et éternelle condamnation, au lieu que le feu dont parle saint Paul au passage cité éprouve ceux qui sont à la droite. Mais il les éprouve de telle sorte qu'il ne brûle point l'édifice des uns et brûle celui des autres, sans que cela empêche ces derniers même d'être sauvés, parce qu'ils ont établi Jésus-Christ pour leur fondement, et l'ont plus aimé que tout le reste. Or, s'ils sont sauvés, ils seront certainement assis à la droite et entendront avec les autres ces paroles «Venez, vous que mon Père a bénis, prenez «possession du royaume qui vous est préparé», au lieu d'être à la gauche avec les réprouvés, à qui il sera dit: «Retirez-vous de moi,. maudits, et allez au feu éternel». Car nul de ces maudits ne sera délivré du feu; ils iront tous au supplice éternel 2,ou leur ver ne mourra point 3,et où le feu qui les brûlera ne s'éteindra point, et où ils seront tourmentés jour et nuit, dans les siècles des siècles 4 .Maintenant si l'on dit que dans l'intervalle de temps qui se passera entre la mort de chacun et ce jour qui sera, après la résurrection des corps, le dernier jour de rémunération et de damnation, si l'on dit que les âmes seront exposées à l'ardeur d'un feu que ne sentiront point ceux «qui n'auront pas eu dans cette vie des moeurs et des affections charnelles, de telle sorte qu'ils n'aient point bâti un édifice de bois, de foin et de paille que le feu puisse consumer»; mais que sentiront ceux qui auront bâti un semblable édifice, c'est-à-dire qui auront commis des péchés véniels, et qui devront pour cela être soumis à un supplice transitoire, je ne m'y oppose point, car cela peut être vrai. La mon même du corps, qui est une peine du premier péché et que chacun souffre en son temps, peut être une partie de ce feu. Les persécutions de l'Eglise, qui ont couronné tant de martyrs et qu'endurent tous ceux qui sont

1. 1Co 3,13 – 2. Mt 25,46 – 3. Is 66,24 – 4. Ap 20,10


chrétiens, sont aussi comme un feu qui éprouve ces différents édifices, qui consume les uns avec leurs auteurs, lorsqu'il n'y trouve pas Jésus-Christ pour fondement, qui brûle les autres sans toucher à leurs auteurs, qui seront sauvés, quoiqu'après punition, et qui épargne absolument les autres, parce qu'ils sont bâtis pour durer éternellement. Il y aura aussi vers la fin du monde, au temps de l'Antéchrist, une persécution si horrible qu'il n'y en a jamais eu de semblable. Combien y aura-t-il alors d'édifices, soit d'or ou de foin, élevés sur le bon fondement, qui est Jésus-Christ, que ce feu éprouvera avec dommage pour les uns, avec joie pour les autres, mais sans perdre ni les uns ni les autres à cause de ce bon fondement? Mais quiconque préfère à Jésus-Christ, je ne dis pas sa femme, dont il se sert pour la volupté charnelle, mais même d'autres personnes qu'on n'aime pas de cette sorte, comme sont les parents, celui-là n'a point pour fondement Jésus-Christ; et ainsi il ne sera pas sauvé par le feu. Il ne sera point du tout sauvé, parce qu'il ne pourra demeurer avec le Sauveur, qui, parlant de cela très clairement, dit «Celui qui aime son père ou «sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi; et celui qui aime son fils et sa fille plus que moi, n'est pas non plus digne de moi 1». Pour celui qui aime humainement ses parents, de sorte néanmoins qu'il ne les préfère pas à Jésus-Christ, et qui aimerait mieux les perdre que lui, si on le mettait à cette épreuve, celui-là sera sauvé par le feu, parce qu'il faut que la perte de ces choses humaines cause autant de douleur qu'on y trouvait de plaisir. Enfin, celui qui aime ses parents en Jésus-Christ, et qui les aide à s'unir à lui et à acquérir son royaume, ou qui ne les aime que parce qu'ils sont les membres de Jésus-Christ, à Dieu ne plaise qu'un amour de cette sorte soit un édifice de bois, de foin et de paille que le feu consumera! C'est un édifice d'or, d'argent et de pierres précieuses. Eh! comment pourrait-il aimer plus que Jésus-Christ ceux qu'il n'aime que pour Jésus-Christ?

1. Mt 10,37

(508)

2127

CHAPITRE 26I.

CONTRE CEUX QUI CROIENT QU'ILS NE SERONT PAS DAMNÉS, QUOIQU'AYANT PERSÉVÉRÉ DANS LE PÉCHÉ, PARCE QU'ILS ONT PRATIQUÉ L' AUMÔNE.

Nous n'avons plus réfuter qu'un dernier système, savoir, que le feu éternel ne sera que pour ceux qui négligent de racheter leurs péchés par de convenables aumônes, suivant cette parole de l'apôtre saint Jacques: «On «jugera sans miséricorde celui qui sera sans miséricorde 1». Celui donc, disent-ils, qui a pratiqué la miséricorde, bien qu'il n'ait pas renoncé à sa mauvaise vie, sera jugé avec miséricorde, de sorte qu'il ne sera pas damné, mais délivré finalement de son supplice. Ils assurent que le discernement que Jésus-Christ fera entre ceux de sa droite et ceux de sa gauche, pour envoyer les uns au royaume de Dieu et les autres au supplice éternel, ne sera fondé que sur le soin qu'on aura mis ou non à faire des aumônes. Ils tâchent encore de prouver par l'Oraison dominicale, que les péchés qu'ils commettent tous les jours, quelque grands qu'ils soient, peuvent leur être remis en retour des oeuvres de charité, De même, disent-ils, qu'il n'y a point de jour où les chrétiens ne récitent cette oraison, il n'y a point de crime commis tous les jours qu'elle n'efface, à condition qu'en disant: «Pardonnez-nous nos offenses», nous ayons soin de faire ce qui suit: «Comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés 2». Notre-Seigneur, ajoutent-ils, ne dit pas: Si vous pardonnez aux hommes les fautes qu'ils ont faites contre vous, votre Père vous pardonnera les péchés légers que vous commettrez tous les jours; mais il dit: «Il vous pardonnera vos péchés 3». Ils estiment donc qu'en quelque nombre et de quelque espèce qu'ils soient, quand même on les commettrait tous les jours et quand on mourrait sans y avoir renoncé auparavant, les aumônes en obtiendront le pardon.Certes, ils ont raison de vouloir que ce soient de dignes aumônes; car s'ils disaient que tous les crimes, en quelque nombre qu'ils soient, seront remis par toute sorte d'aumônes, ils seraient choqués eux-mêmes d'une proposition si absurde. En effet, ce serait dire qu'un homme très riche, en

1. Jc 2,13 - 2. Mt 6,12 - 3. Mt 14

donnant tous les jours quelques pièces de monnaie aux pauvres, pourrait racheter des homicides, des adultères, et les autres crimes les plus énormes. Si l'on ne peut avancer cela sans folie, reste à savoir quelles sont ces dignes aumônes capables d'effacer les péchés, et dont le précurseur même de Jésus-Christ entendait parler; quand il disait: «Faites de dignes fruits de pénitence 1». On ne trouvera pas sans doute que ces dignes aumônes soient celles des gens qui commettent tous les jours des crimes. En effet, leurs rapines vont bien plus haut que le peu qu'ils donnent à Jésus-Christ en la personne des pauvres, afin d'acheter tous les jours de lui l'impunité de leurs actions damnables. D'ailleurs, quand fis donneraient tout leur bien aux membres de Jésus-Christ pour un seul crime, s'ils ne renonçaient à leurs désordres, touchés par cette charité dont il est dit que jamais elle ne fait le mal 2,cette libéralité leur serait inutile. Que celui donc qui fait de dignes aumônes pour ses péchés commence à les faire envers lui-même. Il n'est pas raisonnable d'exercer envers le prochain une charité qu'on n'exerce pas envers soi, puisqu'il est écrit: «Vous aimerez votre prochain comme vous-même 3»; et encore: «Ayez pitié de votre âme, en vous rendant agréable à Dieu 4». Celui donc qui ne fait pas à son âme cette aumône afin de plaire à Dieu, comment peut-on dire qu'il fait de dignes aumônes pour ses péchés? C'est pour cela qu'il est écrit: «A qui peut être bon celui qui est méchant envers lui-même 5?» Car les aumônes aident les prières; et c'est encore pourquoi il faut se rendre attentif à ces paroles: «Mon fils, vous avez péché, ne péchez plus, et priez Dieu qu'il vous pardonne vos péchés passés 6». Nous devons donc faire des aumônes pour être exaucés, lorsque nous prions pour nos péchés passés, et non pour obtenir la licence de mal faire.Or, Notre-Seigneur a prédit qu'il imputera à ceux qui seront à la droite les aumônes qu'ils auront faites, et à ceux qui seront à la gauche celles qu'ils auront manqué de faire, voulant montrer ce que peuvent les aumônes pour effacer les péchés commis, et non pour les commettre sans cesse impunément. Mais il ne faut pas croire que ceux qui ne veulent

1. Mt 3,8 - 2. 1Co 13,4 - 3. Mt 22,39 - 4. Si 30,24 - 5. Si 14,5 - 6. Si 21,1 (509)


pas changer de vie fassent de véritables aumônes; car ce que Jésus-Christ même leur dit: «Quand vous avez manqué de rendre ces devoirs au moindre des miens, c'est à moi que vous avez manqué de les rendre 1», fait assez voir qu'ils ne les rendent pas, lors même qu'ils croient les rendre. En effet, quand ils donnent du pain à un chrétien qui a faim, s'ils le lui donnaient en tant qu'il est chrétien, certes, ils ne se refuseraient pas à eux-mêmes le pain de la justice, qui est Jésus-Christ; car Dieu ne regarde pas à qui l'on donne, mais dans quel esprit on donne. Ainsi, celui qui aime Jésus-Christ dans un chrétien lui fait l'aumône dans le même esprit où il s'approche de ce Sauveur, au lieu que les autres ne cherchent qu'à s'en éloigner, puisqu'ils n'aspirent qu'à jouir de l'impunité: or, on s'éloigne d'autant plus de Jésus-Christ qu'on aime davantage ce qu'il condamne. En effet, que sert-il d'être baptisé, si l'on n'est justifié? Celui qui a dit: «Si l'on ne renaît de l'eau et du Saint-Esprit, on ne saurait entrer dans le royaume de Dieu 2», n'a-t-il pas dit aussi: «Si votre justice n'est pas plus grande que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux 3?» Pourquoi plusieurs courent-ils au baptême pour éviter le premier arrêt, et pourquoi si peu se mettent-ils en peine d'être justifiés pour éviter le second? De même que celui-là ne dit pas à son frère: Fou! qui, lorsqu'il lui dit cette injure, n'est pas en colère contre son frère, mais contre ses défauts, car, autrement, il mériterait l'enfer 4, ainsi, celui qui donne l'aumône à un chrétien, et qui n'aime pas en lui Jésus-Christ, ne la donne pas à un chrétien. Or, celui-là n'aime pas Jésus-Christ qui refuse d'être justifié en Jésus-Christ; et comme il servirait de peu à celui qui appellerait son frère fou par colère, et sans songer à le corriger, de faire des aumônes pour obtenir le pardon de cette faute, à moins de se réconcilier avec lui, suivant ce commandement qui nous est fait au même lieu: «Lorsque vous faites votre offrande à l'autel, si vous vous souvenez d'avoir offensé votre frère, laissez là votre offrande, et allez auparavant vous réconcilier avec lui, et puis vous reviendrez offrir votre présent 5»; de même, il sert de peu de faire de grandes

1. Mt 25,45 – 2. Jn 3,5 – 3. Mt 5,20 – 4. Mt 5,22 – 5. Mt 23,24

aumônes pour ses péchés, lorsqu'on demeure dans l'habitude du péché.Quant à l'oraison de chaque jour que Notre-Seigneur lui-même nous a enseignée, d'où vient qu'on l'appelle dominicale, elle efface, il est vrai, les péchés de chaque jour, quand chaque jour on dit: «Pardonnez-nous nos offenses», et qu'on ne dit pas seulement, mais qu'on fait ce qui suit: «Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés1»; mais on récite cette prière parce qu'on commet des péchés, et non pas pour en commettre. Notre Sauveur nous a voulu montrer par là que, quelque bonne vie que nous menions, dans les ténèbres et la langueur où nous sommes, nous commettons tous les jours des fautes pour lesquelles nous avons besoin de prier et de pardonner à ceux qui nous offensent, si nous voulons que Dieu nous pardonne. Lors donc que Notre-Seigneur dit: «Si vous pardonnez aux hommes les fautes qu'ils font contre vous, votre Père vous pardonnera aussi vos péchés 2», il n'a pas entendu nous donner une fausse confiance dans cette oraison pour commettre tous les jours des crimes, soit en vertu de l'autorité qu'on exerce en se mettant au-dessus des lois, soit par adresse en trompant les hommes; mais il a voulu par là nous apprendre à ne pas nous croire exempts de péchés, quoique nous soyons exempts de crimes: avertissement que Dieu donna aussi autrefois aux prêtres de l'ancienne loi, en leur commandant d'offrir en premier lieu des sacrifices pour leurs péchés, et ensuite pour ceux du peuple 3. Aussi bien, si nous considérons attentivement les paroles de notre grand et divin Maître, nous trouverons qu'il ne dit pas: Si vous pardonnez aux hommes les fautes qu'ils font contre vous, votre Père vous pardonnera aussi tous vos péchés, quels qu'ils soient; mais: «Votre Père vous pardonnera aussi vos péchés». Il enseignait une prière de tous les jours, et parlait à ses disciples, qui étaient justes. Qu'est-ce donc à dire vos péchés, sinon ceux dont vous-mêmes, qui êtes justifiés et sanctifiés, ne serez pas exempts? Nos adversaires, qui cherchent dans cette prière un prétexte pour commettre tous les jours des crimes, prétendent que Notre-Seigneur a voulu aussi parler des grands péchés, parce qu'il n'a pas dit: Il vous pardonnera les petits

1. Mt 6,12 - 2. Mt 6,14 - 3. Lv 16,6

(510)


péchés, mais: Il vous pardonnera vos péchés. Nous, au contraire, considérant ceux à qui il parlait, et lui entendant dire vos péchés, nous ne devons entendre par là que les petits, parce que ses disciples n'en commettaient point d'autres; mais les grands mêmes, dont il se faut entièrement défaire par une véritable conversion, ne sont pas remis par la prière, si l'on ne fait ce qui est dit au même endroit: «Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés». Que si les fautes, même légères, dont les plus saints ne sont pas exempts en cette vie, ne se pardonnent qu'à cette condition, combien plus les crimes énormes, bien qu'on cesse de les commettre, puisque Notre-Seigneur a dit: «Mais si vous ne pardonnez pas les fautes qu'on commet contre vous, votre Père ne vous pardonnera pas non plus 1». C'est ce que veut dire l'apôtre saint Jacques, lorsqu'il parle ainsi: «On jugera sans miséricorde celui qui aura été sans miséricorde2». On doit aussi se souvenir de ce serviteur, à qui son maître avait remis dix mille talents, qu'il l'obligea à payer ensuite, parce qu'il avait été inexorable envers un autre serviteur comme lui, qui lui devait cent deniers 3. Ces paroles de l'Apôtre: «La miséricorde l'emporte sur la justice4», s'appliquent à ceux qui sont enfants de la promesse et vases de miséricorde. Les justes mêmes, qui ont vécu dans une telle sainteté qu'ils reçoivent dans les tabernacles éternels ceux qui ont acquis leur amitié par les richesses d'iniquité 5,ne sont devenus tels que par la miséricorde de celui qui justifie l'impie et qui lui donne la récompense selon la grâce, et non selon les mérites. Du nombre de ces impies justifiés est l'Apôtre, qui dit «J'ai obtenu miséricorde pour être fidèle 6»Ceux qui sont ainsi reçus dans les tabernacles éternels, il faut avouer que, comme ils n'ont pas assez bien vécu pour être sauvés sans le suffrage des saints, la miséricorde à leur égard l'emporte encore bien plus sur la justice. Et néanmoins, on ne doit pas s'imaginer qu'un scélérat impénitent soit reçu dans les tabernacles éternels pour avoir assisté les saints avec des richesses d'iniquité, c'est-à-dire avec des biens mal acquis, ou tout au moins avec de fausses richesses,

1. Mt 6,15 - 2. Jc 2,13 - 3. Mt 18,23 et seq. - 4. Jc 2,13
5. Voyez la parabole rapportée par saint Luc, 16,9 Lc 16,9
6. 1Co 7,25

mais que l'iniquité croit vraies, parce qu'elle ne connaît pas les vraies richesses qui rendent opulents ceux lui reçoivent les autres dans les tabernacles éternels. Il y a donc un certain genre de vie qui n'est pas tellement criminel que les aumônes y soient inutiles pour gagner le ciel, ni tellement bon qu'il suffise pour atteindre un si grand bonheur, à moins d'obtenir miséricorde par les mérites de ceux dont on s'est fait des amis par les aumônes. A ce propos, je m'étonne toujours qu'on trouve, même dans Virgile, cette parole du Seigneur: «Faites-vous des amis avec les richesses d'iniquité, afin qu'ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels 1», ou bien en d'autres termes: «Celui qui reçoit un prophète, en qualité de prophète, recevra la récompense du prophète, et celui qui reçoit un juste, en qualité de juste, recevra la récompense du juste 2». En effet, dans le passage où Virgile décrit les Champs-Elysées, que les païens croient être le séjour des bienheureux, non-seulement il y place ceux qui y sont arrivés par leurs propres mérites, mais encore:

«Ceux qui ont gravé leur nom dans la mémoire des autres par des services rendus 3»

N'est-ce pas là ce mot que les chrétiens ont si souvent à la bouche, quand par humilité ils se recommandent à un juste: Souvenez-vous de moi, lui disent-ils, et ils cherchent par de bons offices à graver leur nom dans son souvenir? Maintenant si nous revenons à la question de savoir quel est ce genre de vie et quels sont ces crimes qui ferment l'entrée du royaume de Dieu, et dont néanmoins on obtient le pardon, il est très difficile de s'en assurer et très dangereux de vouloir le déterminer. Pour moi, quelque soin que j'y ai mis jusqu'à présent, je ne l'ai pu découvrir. Peut-être cela est-il caché, de peur que nous n'en devenions moins courageux à éviter les péchés qu'on peut commettre sans péril de damnation. En effet, si nous les connaissions, il se pourrait que nous ne nous fissions pas scrupule de les commettre, sous prétexte que les aumônes suffisent pour nous en obtenir le pardon; au lieu que, ne les connaissant pas, nous sommes plus obligés de nous tenir sur nos gardes, et de faire effort pour avancer

1. Lc 16,9 – 2. Mt 10,41 – 3. Enéide, livre 6,vers 664

(511)

dans la vertu, sans toutefois négliger de nous faire des amis parmi les saints au moyen des aumônes.Mais cette délivrance qu'on obtient ou par ses prières, ou par l'intercession des saints, ne sert qu'à empêcher d'être envoyé au feu éternel; elle ne servira pas à en faire sortir, quand on y sera déjà. Ceux mêmes qui pensent que ce qui est dit dans l'Evangile de ces bonnes terres qui rapportent des fruits en abondance, l'une trente, l'autre soixante, et l'autre cent pour un, doit s'entendre des saints, qui, selon la diversité de leurs mérites, délivreront les uns trente hommes, les autres soixante, les autres cent 1, ceux-là même croient qu'il en sera ainsi au jour du jugement, mais nullement après. On rapporte à ce sujet le mot d'une personne d'esprit qui,voyant les hommes se flatter d'une fausse impunité et croire que par l'intercession des saints tous les pécheurs peuvent être sauvés, répondit fort à propos qu'il était plus sûr de tâcher, par une bonne vie, d'être du nombre des intercesseurs, de peur que ce nombre soit si restreint qu'après qu'ils auront délivré l'un trente pécheurs, l'autre soixante, l'autre cent, il n'en reste encore un grand nombre pour lesquels ils n'auront plus le droit d'intercéder, et parmi eux celui qui aura mis vainement son espérance dans un autre. Mais j'ai suffisamment répondu à ceux qui, ne méprisant pas l'autorité de nos saintes Ecritures, mais les comprenant mal, y trouvent, non pas le sens qu'elles ont, mais celui qu'ils veulent leur donner. Notre réponse faite, terminons cet avant-dernier livre, comme nous l'avons annoncé.

1. Mt 13,8

(512)





22

LIVRE VINGT-DEUXIÈME:

BONHEUR DES SAINTS.

Le sujet de ce livre (1) est la fin réservée à la Cité de Dieu, c'est-à-dire l'éternelle félicité des saints. On y établit la résurrection future des corps et on y explique en quoi elle consistera. L'ouvrage se termine par la description de la vie des bienheureux dans leurs corps immortels et spirituels


2201

CHAPITRE PREMIER.

DE LA CONDITION DES ANGES ET DES HOMMES.

Ce dernier livre, ainsi que je l'ai promis au livre précédent, roulera tout entier sur la question de la félicité de la Cité de Dieu: félicité éternelle 2,non parce qu'elle doit longtemps durer, mais parce qu'elle ne doit jamais finir, selon ce qui est écrit dans l'Evangile «Son royaume n'aura point de fin 3». La suite des générations humaines, dont les unes meurent pour être remplacées par d'autres, n'est que le fantôme de l'éternité, de même qu'on dit qu'un arbre est toujours vert, lorsque de nouvelles feuilles, succèdent à celles qui tombent, lui conservent toujours son ombrage. Mais la Cité de Dieu sera véritablement éternelle; car tous ses membres seront immortels, et les hommes justes y acquerront ce que les anges n'y ont jamais perdu. Le Dieu tout-puissant, son fondateur, fera cette merveille; car il l'a promis, et il ne peut mentir; nous en avons pour gage tant d'autres promesses déjà accomplies, sans parler des merveilles accomplies sans avoir été promises.C'est lui qui, dès le commencement, a créé ce monde, peuplé d'êtres visibles et intelligibles, tous excellents, mais entre lesquels nous ne voyons rien de meilleur que les esprits qu'il a créés intelligents et capables de le connaître et de le posséder, les unissant ensemble par les liens d'une société que nous appelons la Cité sainte et céleste, où le soutien de leur., existence et le principe de leur félicité, c'est Dieu lui-même qui leur sert d'aliment et de vie. C'est lui qui a donné le libre arbitre à cette nature intelligente, à condition que si elle venait à abandonner Dieu, source de sa béatitude, elle tomberait aussitôt dans la plus

1. Ecrit vers le commencement de l'an 427
2. Sur le sens précis du mot éternel, voyez saint Augustin, Quaest. in Gn qu. 31, et Quaest in Exod., qu. 43
3. Lc 1,33

profonde misère. C'est lui qui, prévoyant que parmi les anges quelques-uns, enflés d'orgueil, mettraient leur félicité en eux-mêmes et perdraient ainsi le vrai bien, n'a pas voulu leur ôter cette puissance, jugeant qu'il était plus digne de sa propre puissance et de sa bonté de se bien servir du mal que de ne pas le permettre 1. En effet, le mal n'eût jamais été, si la nature muable, quoique bonne et créée par le Dieu suprême et immuablement bon qui a fait bonnes toutes ses oeuvres, ne s'était elle-même rendue mauvaise par le péché. Aussi bien son péché même atteste son excellence primitive. Car si elle-même n'était un bien très grand, quoique inférieur à son divin principe, la perte qu'elle a faite de Dieu comme de sa lumière ne pourrait être un mal pour elle. De même, en effet, que la cécité est un vice de l'oeil, et que ce vice non-seulement témoigne que l'oeil a été fait pour voir la lumière, mais encore fait ressortir l'excellence du plus noble des sens, ainsi la nature qui jouissait de Dieu nous apprend, par son désordre même, qu'elle a été créée bonne, puisque ce qui la rend misérable, c'est de ne plus jouir de Dieu. C'est lui qui a très justement puni d'une misère éternelle la chute volontaire des mauvais anges, et qui a donné aux autres, fidèlement attachés à leur souverain bien, l'assurance de ne jamais le perdre, comme prix de leur fidélité. C'est lui qui a créé l'homme dans la même droiture que les anges, avec le même libre arbitre, animal terrestre à la vérité, mais digne du ciel, s'il demeure attaché à son créateur; et il l'a condamné aussi à la misère, s'il vient à s'en détacher. C'est lui qui, prévoyant que l'homme pècherait à son tour par la transgression de la loi divine et l'abandon de son Dieu, n'a pas voulu non plus lui ôter la puissance du libre arbitre, parce qu'il prévoyait aussi le bien

1. Comp. saint Augustin, De Gn ad litt., 11,n. 12 et seq

(513)


qu'il pourrait tirer de ce mal; et en effet, sa grâce a rassemblé parmi cette race mortelle justement condamnée un si grand peuple qu'elle en a pu remplir la place désertée par les anges prévaricateurs. Ainsi cette Cité suprême et bien-aimée, loin d'être trompée dans le compte de ses élus, se réjouira peut-être d'en recueillir une plus abondante moisson.


2202

CHAPITRE II. DE L'ÉTERNELLE ET IMMUABLE VOLONTÉ DE DIEU.

Les méchants, il est vrai, font beaucoup de choses qui sont contre la volonté de Dieu; mais il est si puissant et si sage qu'il fait aboutir ce qui paraît contredire sa volonté aux fins déterminées par sa prescience. C'est pourquoi, lorsqu'on dit qu'il change de volonté, qu'il entre en colère, par exemple, contre ceux qu'il regardait d'un oeil favorable, ce sont les hommes qui changent, et non pas lui. Leurs dispositions changeantes font qu'ils trouvent Dieu changé. Ainsi le soleil change pour des yeux malades; il était doux et agréable, il devient importun et pénible, et cependant il est resté le même en soi. On appelle aussi volonté de Dieu celle qu'il forme dans les coeurs dociles à ses commandements, et voilà le sens de ces paroles de l'Apôtre: «C'est Dieu qui opère en nous le vouloir même 1». De même que la justice de Dieu n'est pas seulement celle qui le fait juste en soi, mais encore celle qu'il produit dans l'homme justifié, ainsi la loi de Dieu est plutôt la loi des hommes, mais c'est Dieu qui la leur a donnée. En effet, c'est à des hommes que Jésus-Christ disait: «Il est écrit dans votre loi 2»; et nous lisons encore autre part «La loi de Dieu est gravée dans son coeur 3». On parle de cette volonté que Dieu forme dans les hommes, quand on dit qu'il veut ce qu'en effet il ne veut pas lui-même, mais ce qu'il fait vouloir aux siens, comme on dit aussi qu'il connaît ce qu'il fait connaître à l'ignorance des hommes. Par exemple, quand l'Apôtre s'exprime ainsi: «Mais maintenant connaissant Dieu, ou plutôt étant connus de Dieu 4», il ne faut pas croire que Dieu commençât alors à les connaître, eux qu'il connaissait avant la création du monde; mais il est dit qu'il les connut alors, parce qu'il leur donna alors le

1. Ph 2,13 – 2. Jn 8,17 – 3. Ps 36,31 – 4. Ga 4,9

don de connaître. J'ai déjà touché un mot de ces locutions dans les livres précédents. Ainsi donc, selon cette volonté par laquelle nous disons que Dieu veut ce qu'il fait vouloir aux autres qui ne connaissent pas l'avenir, il veut plusieurs choses qu'il ne fait pas.En effet, ses saints veulent souvent, d'une volonté sainte que lui-même inspire, beaucoup de choses qui n'arrivent pas; ils prient Dieu, par exemple, en faveur de quelqu'un, et ils ne sont pas exaucés, bien que ce soit lui qui les ait portés à prier par un mouvement du Saint-Esprit. Ainsi, quand les saints inspirés de Dieu veulent et prient que chacun soit sauvé, nous pouvons dire: Dieu veut et ne fait pas. Mais, si l'on parle de cette volonté qui est aussi éternelle que sa prescience, il a certainement fait tout ce qu'il a voulu au ciel et sur la terre, et non-seulement les choses passées ou présentes, mais même les choses à venir (Ps 113,3). Or, avant que le temps arrive où il a fixé l'accomplissement des choses qu'il a connues et ordonnées avant tous les temps, nous disons: Cela arrivera quand Dieu voudra. Mais quand nous ignorons non-seulement à quelle époque une chose doit arriver, mais même si elle doit arriver en effet, nous disons: Cela arrivera si Dieu le veut. Ce n'est pas qu'il doive alors survenir en Dieu une volonté qu'il n'avait pas, mais c'est qu'alors arrivera ce qu'il avait prévu de toute éternité dans sa volonté immuable.



Augustin, Cité de Dieu 2126