Augustin, Cité de Dieu 2220

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CHAPITRE XX.

AU JOUR DE LA RÉSURRECTION, LA SUBSTANCE DE NOTRE CORPS, DE QUELQUE MANIÈRE QU'ELLE AIT ÉTÉ DISSIPÉE, SERA RÉUNIE INTÉGRALEMENT.

Loin de nous la crainte que la toute-puissance du Créateur ne puisse rappeler, pour ressusciter les corps, toutes les parties qui ont été dévorées par les bêtes, ou consumées par le feu, ou changées en poussière, ou dissipées dans l'air! Loin de nous la pensée que rien soit tellement caché dans le sein de la nature, qu'il puisse se dérober à la connaissance ou au pouvoir du Créateur! Cicéron, dont l'autorité est si grande pour nos adversaires, voulant définir Dieu autant qu'il en est capable: «C'est, dit-il, un esprit libre et indépendant, dégagé de toute composition mortelle, qui connaît et meut toutes choses, et qui a lui-même un mouvement éternel 2», Cicéron s'inspire ici des plus grands philosophes 3. Hé bien! pour parler selon leur sentiment, peut-il y avoir une chose qui reste inconnue à celui qui connaît tout, ou qui se dérobe pour jamais à celui qui meut tout? Ceci me conduit â répondre à cette question

1. Comp. saint Jean Chrysostome, Hom., I in SS. Machab., n. 1, et saint Ambroise, lib. 10, in Lucam
2. Tuscul. Lib. 1,cap. 27
3. La définition de Cicéron peut, en effet, s'appliquer à merveille au dieu d'Anaxagore et de Platon, et même au dieu d'Aristote, pourvu qu'on entende par le mouvement éternel qu'elle attribue au Moteur suprême, non pas un mouvement sensible et matériel, mais l'invisible mouvement de la Pensée éternelle se repliant éternellement sur elle-même pour contempler sa propre essence


qui paraît plus difficile que toutes les autres:à qui, lors de la résurrection, appartiendra la chair d'un homme mort, devenue celle d'un homme vivant? Supposez, en effet, qu'un malheureux, pressé par la faim, mange de la chair d'un homme mort, et c'est là une extrémité que nous rencontrons quelquefois dans l'histoire et dont nos misérables temps 1 fournissent aussi plus d'un exemple, peut-on soutenir avec quelque raison que toute cette substance ait disparu par les sécrétions et qu'il ne s'en soit assimilé aucune partie à la chair de celui qui s'en est nourri, alors que l'embonpoint qu'il a recouvré montre assez quelles ruines il a réparées par ce triste secours? Mais j'ai déjà indiqué plus haut le moyen de résoudre cette difficulté; car toutes les chairs que la faim a consommées se sont évaporées dans l'air, et nous avons reconnu que la toute-puissance de Dieu en peut rappeler tout ce qui s'y est évanoui. Cette chair mangée sera donc rendue à celui en qui elle a d'abord commencé d'être une chair humaine, puisque l'autre ne l'a que d'emprunt, et c'est comme un argent prêté qu'il doit rendre. La sienne, que la faim avait amaigrie, lui sera rendue par celui qui peut rappeler à son gré tout ce qui a disparu; et alors même qu'elle serait tout à fait anéantie et qu'il n'en serait rien resté dans les plus secrets replis de la nature, le Dieu tout-puissant saurait bien y suppléer par quelque moyen. La Vérité ayant déclaré que «pas un cheveu de votre «tête ne périra u, il serait absurde de penser qu'un cheveu ne puisse se perdre, et que tant de chairs dévorées ou consumées par la faim pussent périr.De toutes ces questions que nous avons traitées et examinées selon notre faible pouvoir, il résulte que les corps auront, à la ré. surrection, la même taille qu'ils avaient dans leur jeunesse, avec la beauté et la proportion de tous leurs membres. Il est assez vraisemblable que, pour garder cette proportion, Dieu distribuera dans toute la masse du corps ce qui, placé en un seul endroit, serait disgracieux, et qu'ainsi il pourra même ajouter quelque chose à notre stature. Que si l'on prétend que chacun ressuscitera dans la même stature qu'il avait à la mort, à la

1. Allusion à la famine qui désola Rome, quand elle fut assiégée en 409 par Alaric. Voyez les affreux détails rapportés par Sozomène ( Hist. eccles., lib. 9,cap. 8) et par saint Jérôme (Epist. XVI ad Principiam)


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bonne heure, pourvu qu'on bannisse toute difformité, toute faiblesse, toute pesanteur, toute corruption, et enfin tout autre défaut contraire à la beauté de ce royaume, où les enfants de la résurrection et de la promesse seront égaux aux anges de Dieu, sinon pour le corps et pour l'âge, au moins pour la félicité.


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CHAPITRE XXI.

DU CORPS SPIRITUEL EN QUI SERA RENOUVELÉE ET TRANSFORMÉE LA CHAIR DES BIENHEUREUX.

Tout ce qui s'est perdu des corps vivants ou des cadavres après la mort sera dès lors rétabli avec ce qui est demeuré dans les tombeaux, et ressuscitera en un corps nouveau et spirituel, revêtu d'incorruptibilité et d'immortalité. Mais alors même que, par quelque fâcheux accident ou par la cruauté de mains ennemies, un corps humain serait entièrement réduit en poudre, et que, dissipé en air et en eau, il ne se trouverait pour ainsi dire nulle part, il ne pourra néanmoins être soustrait à la toute-puissance du Créateur, et pas un cheveu de sa tête ne périra. La chair devenue spirituelle sera donc soumise à l'esprit; mais ce sera une chair néanmoins, et non un esprit, tout comme quand l'esprit devenu charnel a été soumis à la chair, il reste un esprit, et non pas une chair. Nous avons donc de cela ici-bas une expérience qui est un effet de la peine du péché. En effet, ceux-là n'étaient pas charnels selon la chair, mais selon l'esprit, à qui l'Apôtre disait: «Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des personnes qui sont encore charnelles 1». Et l'homme spirituel, en cette mortelle vie, ne laisse pas d'être encore charnel selon le corps, et de voir en ses membres une loi qui résiste à la loi de son esprit. Mais il sera spirituel, même selon le corps, lorsque la chair sera ressuscitée et que cette parole de saint Paul se trouvera accomplie: «Le corps est semé animal, et il ressuscitera spirituel 2», Or, quelles seront les perfections de ce corps spirituel? Comme nous n'en avons pas encore l'expérience, j'aurais peur qu'il n'y eût de la témérité à en parler. Toutefois, puisqu'il y va de la gloire de Dieu de ne pas cacher la joie qu'allume en nous l'espérance, et que le Psalmiste, dans les plus violents transports d'un

1. 1Co 3,1 - 2. Rm 7,23

saint et ardent amour, s'écrie: «Seigneur, j'ai aimé la beauté de votre maison 1!» tâchons, avec son aide, de conjecturer, par les grâces qu'il fait aux bons et aux méchants en cette vie de misère, combien doit être grande celle dont nous ne pouvons parler dignement, faute de l'avoir éprouvée. Je laisse à part ce temps où Dieu créa l'homme droit; je laisse à part la vie bienheureuse de ce couple fortuné dans les délices du paradis terrestre, puisqu'elle fut si courte que leurs enfants n'eurent pas le bonheur de la goûter. Je ne parle que de cette condition misérable que nous connaissons, en laquelle nous sommes, qui est exposée à une infinité de tentations, ou, pour mieux dire, qui n'est qu'une tentation continuelle, quelques progrès que nous fassions dans la vertu. Hé bien! qui pourrait compter encore tous les témoignages que Dieu y donne aux hommes de sa bonté?


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CHAPITRE XXII.

DES MISÈRES ET DES MAUX DE CETTE VIE, QUI SONT DES PEINES DU PÉCHÉ DU PREMIER HOMME, ET DONT ON NE PEUT ÊTRE DÉLIVRÉ QUE PAR LA GRÂCE DE JÉSUS-CHRIST.

Que toute la race des hommes ait été condamnée dans sa première origine, cette vie même, s'il faut l'appeler une vie, le témoigne assez par les maux innombrables et cruels dont elle est remplie. En effet, que veut dire cette profonde ignorance où naissent les enfants d'Adam, principe de toutes leurs erreurs, et dont ils ne peuvent s'affranchir sans le travail, la douleur et la crainte? Que signifient tant d'affections vaines et nuisibles d'où naissent les cuisants soucis, les inquiétudes, les tristesses, les craintes, les fausses joies, les querelles, les procès, les guerres, les trahisons, les colères, les inimitiés, les tromperies, la fraude, la flatterie, les larcins, les rapines, la perfidie, l'orgueil, l'ambition, l'envie, les homicides, les parricides, la cruauté, l'inhumanité, la méchanceté, la débauche, l'insolence, l'impudence, l'impudicité, les fornications, les adultères, les incestes, les péchés contre nature de l'un et de l'autre sexe, et tant d'autres impuretés qu'on n'oserait seulement nommer: sacriléges, hérésies, blasphèmes, parjures, oppression des innocents, calomnies, surprises, prévarications, faux

1. Ps 25,8

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témoignages, jugements injustes, violences brigandages, et autres malheurs semblable que ne saurait embrasser la pensée, mais qu remplissent et assiégent la vie? Il est vrai que ces crimes sont l'oeuvre des méchants; mais ils ne laissent pas de venir tous de cette ignorance et de cet amour déréglé, comme d'une racine que tous les enfants d'Adam portent en eux en naissant. Qui en effet, ignore dans quelle ignorance manifeste chez les enfants, et dans combien de passions qui se développent au sortir même de l'enfance, l'homme vient au monde! Certes, si on le laissait vivre à sa guise et faire ce qui lui plairait, il n'est pas un des crimes que j'ai nommés, sans parler de ceux que je n'ai pu nommer, où on ne le vît se précipiter.Mais, par un conseil de la divine Providence, qui n'abandonne pas tout à fait ceux qu'elle a condamnés, et qui, malgré sa colère, n'arrête point le cours de ses miséricordes 1, la loi et l'instruction veillent contre ces ténèbres et ces convoitises dans lesquelles nous naissons. Bienfait inestimable, mais qui ne s'opère point sans peines et sans douleurs. Pourquoi, je vous le demande, toutes ces menaces que l'on fait aux enfants, pour les retenir dans le devoir? pourquoi ces maîtres, ces gouverneurs, ces férules, ces fouets, ces verges dont l'Ecriture dit qu'il faut souvent se servir envers un enfant qu'on aime, de peur qu'il ne devienne incorrigible et indomptable 2? pourquoi toutes ces peines, sinon pour vaincre l'ignorance et réprimer la convoitise, deux maux qui avec nous entrent dans le monde? D'où vient que nous avons de la peine à nous souvenir d'une chose, et que nous l'oublions sans peine; qu'il faut beaucoup de travail pour apprendre, et point du tout pour ne rien savoir; qu'il en coûte tant d'être diligent, et si peu d'être paresseux? Cela ne dénote-t-il pas clairement à quoi la nature corrompue se porte par le poids de ses inclinations, et de quel secours elle a besoin pour s'en relever? La paresse, la négligence, la lâcheté, la fainéantise, sont des vices qui fuient le travail, tandis que le travail même, tout bienfaisant qu'il puisse être, est une peine.Mais outre les peines de l'enfance, sans lesquelles rien ne peut s'apprendre de ce que

1. Ps 76,10 - 2. Si 30,12

veulent les parents, qui veulent rarement quelque chose d'utile, où est la parole capable d'exprimer, où est la pensée capable de comprendre toutes celles où les hommes sontsujets et qui sont inséparables de leur triste condition? Quelle appréhension et quelledouleur ne nous causent pas, et la mort des personnes qui nous sont chères, et la perte des biens, et les condamnations, et les supercheries des hommes, et les faux soupçons, et toutes les violences que l'on peut avoir à souffrir, comme les brigandages, les captivités, les fers, la prison, l'exil, les tortures, les mutilations, les infamies et les brutalités, et mille autres souffrances horribles qui nous accablent incessamment? A ces maux ajoutez une multitude d'accidents auxquels les hommes ne contribuent pas: le chaud, le froid, les orages, les inondations, les foudres, la grêle, les tremblements de terre, les chutes de maison, les venins des herbes, des eaux, de l'air ou des animaux, les morsures des bêtes, ou mortelles ou incommodes., la rage d'un chien, cet animal naturellement ami de l'homme, devenu alors plus à craindre que les lions et les dragons, et qui rend un homme qu'il a mordu plus redoutable aux siens que les bêtes les plus farouches. Que ne souffrent point ceux qui voyagent sur mer et sur terre? Qui peut se déplacer sans s'exposer à quelque accident imprévu? Un homme qui se portait fort bien, revenant chez lui, tombe, se rompt la jambe et meurt 1. Le moyen d'être, en apparence, plus en sûreté qu'un homme assis dans sa chaise! Héli tombe de la sienne et se tue 2. Quels accidents les laboureurs, ou plutôt tous les hommes, ne craignent-ils pas pour les biens de la campagne, tarit du côté du ciel et de la terre que du côté des animaux? Ils ne sont assurés de la moisson que quand elle est dans la grange, et toutefois nous en savons qui l'ont perdue, même quand elle y était, par des tempêtes et des inondations. Qui se peut assurer sur son innocence d'être à couvert des insultes des démons, puisqu'on les voit quelquefois tourmenter d'une façon si cruelle les enfants nouvellement baptisés, que Dieu, qui le permet ainsi, nous apprend bien par là à déplorer la misère de cette vie et à désirer la félicité de l'autre? Que dirai-je des maladies, qui sont

1. Comp. Pline, Hist. nat., lib. 7,cap. 54
2. 1S 4,18

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en si grand nombre que même les livres des médecins ne les contiennent pas toutes? la plupart des remèdes qu'on emploie pour les guérir sont autant d'instruments de torture, si bien qu'un homme ne peut se délivrer d'une douleur que par une autre. La soif n'ai-elle pas contraint quelques malheureux à boire de l'urine? la faim n'a-t-elle pas porté des hommes, non-seulement à se nourrir de cadavres humains qu'ils avaient rencontrés, mais à tuer leurs semblables pour les dévorer? N'a-t-on pas vu des mères, poussées par une faim exécrable, plonger le couteau dans le sein de leurs enfants? Le sommeil même, qu'on appelle proprement repos 1, combien est-il souvent inquiet, accompagné de songes terribles et affreux, qui effraient l'âme et dont les images sont si vives qu'on ne les saurait distinguer des réalités de la veille? En certaines maladies, ces visions fantastiques tourmentent même ceux qui veillent, sans parler des illusions dont les démons abusent les hommes en bonne santé, afin de troubler du moins les sens de leurs victimes, s'ils ne peuvent réussir à les attirer à leur parti.Il n'y a que la grâce du Sauveur Jésus-Christ, notre Seigneur et notre Dieu, qui nous puisse délivrer de l'enfer de cette misérable vie. C'est ce que son nom même signifie:car Jésus veut dire Sauveur. Et nous lui devons demander surtout qu'après la vie actuelle, il nous délivre d'une autre encore plus misérable, qui n'est pas tant une vie qu'une mort. Ici-bas, bien que nous trouvions de grands soulagements à nos maux dans les choses saintes et dans l'intercession des saints, ceux qui demandent ces grâces ne les obtiennent pas toujours; et la: Providence le veut ainsi, de peur qu'un motif temporel ne nous porte à suivre une religion qu'il faut plutôt embrasser en vue de l'autre vie, où il aura plus de mal. C'est pour cela que la grâce aide les bons au milieu des maux, afin qu'ils les supportent d'autant plus constamment qu'ils ont plus de foi. Les doctes du siècle prétendent que la philosophie y fait aussi quelque chose, cette philosophie que les dieux, selon Cicéron, ont accordée dans sa

1. Repos, en latin quies, ce qui donne occasion à saint Augustin d'établir entre la quiétude naturelle du sommeil et son inquiétude trop fréquente une antithèse difficile à traduire en français


pureté à un petit nombre d'hommes 1. «Ils n'ont jamais fait, dit-il, et ne peuvent faire un plus grand présent aux hommes 2 .»Cela prouve que ceux mêmes que nous combattons ont été obligés de reconnaître en quelque façon que la grâce de Dieu est nécessaire pour acquérir la véritable philosophie. Et si la véritable philosophie, qui est l'unique secours contre les misères de la condition mortelle, a été donnée à un si petit nombre d'hommes, voilà encore une preuve que ces misères sont des peines auxquelles les hommes ont été condamnés. Or, comme nos philosophes tombent d'accord que le ciel ne nous a pas fait de don plus précieux, il faut croire aussi qu'il n'a pu venir que du vrai Dieu, de ce Dieu qui est reconnu comme le plus grand de tous par ceux-là mêmes qui en adorent plusieurs.


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CHAPITRE XXIII. DES MISÈRES DE CETTE VIE QUI SONT PROPRES AUX BONS INDÉPENDAMMENT DE CELLES QUI LEUR SONT COMMUNES AVEC LES MÉCHANTS.

Outre les maux de cette vie qui sont communs aux bons et aux méchants, les bons ont des traverses particulières à essuyer dans la guerre continuelle qu'ils font à leurs passions. Les révoltes de la chair contre l'esprit sont tantôt plus fortes, tantôt moindres, mais elles ne cessent jamais; de sorte que, ne faisant jamais ce que nous voudrions 3, il ne nous reste qu'à lutter contre toute concupiscence mauvaise, autant que Dieu nous en donne le pouvoir, et à veiller continuellement sur nous-mêmes, de crainte qu'une fausse apparence ne nous trompe, qu'un discours artificieux ne nous surprenne, que quelque erreur ne s'empare de notre esprit, que nous ne prenions un bien pour un mal, ou un mal pour un bien, que la crainte ne nous détourne

1. Où est ce mot, de Cicéron? je n'ai pu le découvrir; mais il y a dans le De finibus (livre 5,cap. 21) une pensée analogue
2. Cicéron s'exprime ainsi dans les Académiques (livre 1,ch. 2), répétant une pensée de Platon qui se trouve dans le Timée (pag. 47 A, B). Voici le passage: « La vue est pour nous, à mon sentiment, la cause du plus grand bien; car personne n'aurait pu discourir, comme nous le faisons, sur l'univers, sans avoir contemplé les astres, le soleil et le ciel. C'est l'observation du jour et de la nuit, ce sont les révolutions des mois et des années, qui ont produit le nombre, fourni la notion du temps, et rendu possible l'étude de l'univers. Ainsi, nous devons à la vue la philosophie elle-même, le plus noble présent que le genre humain ait jamais reçu et puisse
jamais recevoir de la munificence des dieux (trad. de M. Cousin, tome 12,p. 148)»
3. Ga 5,17

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de faire ce qu'il faut, que la passion ne nous porte à faire ce qu'il ne faut pas, que le soleil ne se couche sur notre colère 1, que la peine ne nous entraîne à rendre le mal pour le mal, qu'une tristesse excessive ou déraisonnable ne nous accable, que nous ne soyons ingrats pour un bienfait reçu, que les médisances ne nous troublent, que nous ne portions des jugements téméraires, que nous ne soyons accablés de ceux que l'on porte contre nous, que le péché ne règne en notre corps mortel en secondant nos désirs, que nous ne fassions de nos membres des instruments d'iniquité pour le péché 2,que notre oe il ne suive ses appétits déréglés, qu'un désir de vengeance ne nous entraîne, que nous n'arrêtions nos regards ni nos pensées sur des objets illégitimes, que nous ne prenions du plaisir à entendre quelque parole outrageuse ou déshonnête, que nous ne fassions ce qui n'est pas permis, quoique nous en soyons tentés, que, dans cette guerre pénible et pleine de dangers, nous ne nous promettions la victoire par nos propres forces, ou que nous cédions à l'orgueil de nous l'attribuer au lieu d'en faire honneur à celui dont l'Apôtre dit: «Grâces soient rendues à Dieu, qui nous donne la victoire par Notre-Seigneur Jésus-Christ 3»; et ailleurs: «Nous demeurons victorieux au milieu de tous ces maux par la grâce de celui qui nous a aimés 4». Sachons pourtant que, quelque résistance que nous opposions aux vices et quelque avantage que nous remportions sur eux, tant que nous sommes dans ce corps mortel, nous ne pouvons manquer de dire à Dieu: «Remettez-nous nos dettes 5»Mais dans ce royaume où nous demeurerons éternellement, revêtus de corps immortels, nous n'aurons plus de guerre ni de dettes, comme nous n'en aurions jamais eu, si notre nature était demeurée dans sa première pureté . Ainsi cette guerre même, où nous sommes si exposés et dont nous désirons être délivrés par une dernière victoire, fait partie des maux de cette vie, qui, ainsi que nous venons de l'établir par le dénombrement de tant de misères, a été condamnée par un arrêt divin.

1. Ep 4,26 - 2. Rm 9,12-13 - 3. 1Co 15,57 - 4. Rm 8,37 - 5. Mt 6,12

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CHAPITRE XXIV.

DES BIENS DONT LE CRÉATEUR A REMPLI CETTE VIE, TOUTE EXPOSÉE QU'ELLE SOIT A LA DAMNATION.

Cependant, il faut louer la justice de Dieu dans ces misères mêmes qui affligent le genre humain; car de quelle multitude de biens sa bonté n'a-t-elle pas aussi rempli cette vie! D'abord, il n'a pas voulu arrêter, même après le péché, l'effet de cette bénédiction qu'il a répandue sur les hommes, en leur disant: «Croissez et multipliez et remplissez la terre1», La fécondité est demeurée dans une race justement condamnée; et bien que le péché nous ait imposé la nécessité de mourir, il n'a pas pu nous ôter cette vertu admirable des semences, ou plutôt cette vertu encore plus admirable qui les produit, et qui est profondément enracinée et comme entée dans la substance du corps. Mais dans ce fleuve ou ce torrent qui emporte les générations humaines, le mal et le bien se mêlent toujours: le mal que nous devons à notre premier père, le bien que nous devons à la bonté du Créateur. Dans le mal originel, il y a deux choses: le péché et le supplice; et il y en a deux autres dans le bien originel: la propagation et la conformation. J'ai déjà parlé suffisamment de ce double mal, je veux dire du péché, qui vient de notre audace, et du supplice, qui est l'effet du jugement de Dieu, J'ai dessein maintenant de parler des biens que Dieu a communiqués ou communique encore à notre nature, toute corrompue et condamnée qu'elle est. En la condamnant, il ne lui a pas ôté tout ce qu'il lui avait donné: autrement, elle ne serait plus du tout; et, en l'assujétissant au démon pour la punir, il ne s'est pas privé du pouvoir qu'il avait sur elle, puisqu'il a toujours conservé son empire sur le démon lui. même, qui d'ailleurs ne subsisterait pas un instant sans celui qui est l'être souverain et le principe de tous les êtres.De ces deux biens qui se répandent du sein de sa bonté, comme d'une source féconde, sur la nature humaine, même corrompue et condamnée, le premier, la propagation, fut le premier don que Dieu accorda à l'homme en le bénissant, lorsqu'il fit les premiers ouvrages du monde, dont il se reposa le septième jour. Pour la conformation, il la lui donne sans

1. Gn 1,28

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cesse par son action continuellement créatrice 1. S'il venait à retirer à soi sa puissance efficace, ses créatures ne pourraient aller au delà, ni accomplir la durée assignée à leurs mouvements mesurés, ni même conserver l'être qu'elles ont reçu. Dieu a donc créé l'homme de telle façon qu'il lui a donné le pouvoir de se reproduire, sans néanmoins l'y obliger; et s'il a ôté ce pouvoir à quelques-uns, en les rendant stériles, il ne l'a pas ôté au genre humain. Toutefois, bien que cette faculté soit restée à l'homme, malgré son péché, elle n'est pas telle qu'elle aurait été, s'il n'avait jamais péché. Car depuis que l'homme est déchu par sa désobéissance de cet état de gloire où il avait été créé, il est devenu semblable aux bêtes 2 et engendre comme elles, gardant toujours en lui cependant cette étincelle de raison qui fait qu'il est encore créé à l'image de Dieu. Mais si la conformation ne se joignait pas à la propagation, celle-ci demeurerait oisive et ne pourrait accomplir son ouvrage. Dieu en effet avait-il besoin pour peupler la terre que l'homme et la femme eussent commerce ensemble? il lui suffisait de créer plusieurs hommes comme il avait créé le premier. Et maintenant même, le mâle et la femelle pourraient s'accoupler, et n'engendreraient rien, sans l'action créatrice de Dieu. De même que l'Apôtre a dit de l'institution spirituelle qui forme l'homme à la piété et à la justice: «Ce n'est ni celui qui plante, ni celui qui arrose, qui est quelque chose, mais Dieu, qui donne l'accroissement 3»; ainsi l'on peut dire que ce n'est point l'homme, dans l'union conjugale, qui est quelque chose, mais Dieu qui donne l'être; que ce n'est point la mère, bien qu'elle porte son fruit - dans son sein et le nourrisse, qui est quelque chose, mais Dieu qui donne l'accroissement. Lui seul, par l'action qu'il exerce maintenant encore, fait que les semences se développent, et sortent de ces plis secrets et invisibles qui les tenaient cachées, pour exposer à nos yeux les beautés visibles que nous admirons. Lui seul, liant ensemble par des noeuds admirables la nature spirituelle et la nature corporelle, l'une pour commander, l'autre pour obéir, compose l'être animé, ouvrage si grand et si merveilleux, que non-seulement l'homme, qui est un animal raisonnable, et par conséquent plus noble

1. Jn 6,17 - 2. Ps 48,13 - 3. 1Co 3,7


et plus excellent que tous les animaux de la terre, mais la moindre petite mouche ne peut être attentivement considérée sans étonner l'intelligence et faire louer le Créateur.C'est donc lui qui a donné à l'âme humaine cet entendement où la raison et l'intelligence sont comme assoupies dans les enfants, pour se réveiller et s'exercer avec l'âge, afin qu'ils soient capables de connaître la vérité et d'aimer le bien, et qu'ils acquièrent ces vertus de prudence, de force, de tempérance et de justice nécessaires pour combattre les erreurs et les autres vices, et pour les vaincre par le seul désir du Bien immuable et souverain. Que si cette capacité n'a pas toujours son effet dans la créature raisonnable, qui peut néanmoins exprimer ou seulement concevoir la grandeur du bien renfermé dans ce merveilleux ouvrage du Tout-Puissant? Outre l'art de bien vivre et d'arriver à la félicité immortelle, art sublime qui s'appelle la vertu, et que la seule grâce de Dieu en Jésus-Christ donne aux enfants de la promesse et du royaume, l'esprit humain n'a-t-il pas inventé une infinité d'arts qui font bien voir qu'un entendement si actif, si fort et si étendu, même cules choses superflues ou nuisibles, doit avoir un grand fonds de bien dans sa nature, pour avoir pu y trouver tout cela? Jusqu'où n'est pas allée l'industrie des hommes dans l'art de former des tissus, d'élever des bâtiments, dans l'agriculture et la navigation? Que d'imagination -et de perfection dans ces vases de toutes formes, dans cette multitude de tableaux et de statues! Quelles merveilles ne se font pas sur la scène, qui semblent incroyables à qui n'en a pas été témoin! Que de ressources et de ruses pour prendre, tuer ou dompter les bêtes farouches! Combien de sortes de poisons, d'armes, de machines, les hommes n'ont-ils pas inventées contre les hommes mêmes! combien de secours et de remèdes pour conserver la santé! combien d'assaisonnements et de mets pour le plaisir de la bouche et pour réveiller l'appétit! Quelle diversité de signes pour exprimer et faire agréer ses pensées, et au premier rang, la parole et l'écriture! quelle richesse d'ornements dans l'éloquence et la poésie pour réjouir l'esprit et pour charmer l'oreille, sans parler de tant d'instruments de musique, de tant d'airs et de chants! Quelle connaissance admirable des mesures et des nombres! quelle sagacité (539) d'esprit dans la découverte des harmonies et des révolutions des globes célestes! Enfin, qui pourrait dire toutes les connaissances dont l'esprit humain s'est enrichi touchant les choses naturelles, surtout si on voulait insister sur chacune en particulier, au lieu de les rapporter en général? Pour défendre même des erreurs et des faussetés, combien les philosophes et les hérétiques n'ont-ils pas fait paraître d'esprit? car nous ne parlons maintenant que de la nature de l'entendement qui sert d'ornement à cette vie mortelle, et non de la foi et de la vérité par lesquelles on acquiert la vie immortelle. Certes une nature excellente, ayant pour auteur un Dieu également juste et puissant, qui gouverne lui-même tous ses ouvrages, ne serait jamais tombée dans ces misères, et de ces misères n'irait point (les seuls justes exceptés) dans tous les tourments éternels, si elle n'avait été corrompue originairement dans le premier homme, d'où sont sortis tous les autres, par quelque grand et énorme péché.Si nous considérons notre corps même, bien qu'il meure comme celui des bêtes, qui l'ont souvent plus robuste que nous, quelle bonté et quelle providence de Dieu y éclatent de toutes parts? Les organes des sens et les autres membres n'y sont-ils pas tellement dis-pesés, sa forme et sa stature si bien ordonnées, qu'il paraît clairement avoir été fait pour le service et le ministère d'une âme raisonnable? L'homme n'a pas été créé courbé vers la terre, comme les animaux sans raison; mais sa stature droite et élevée l'avertit de porter ses pensées et ses désirs vers le ciel 1. D'ailleurs cette merveilleuse vitesse donnée à la langue et à la main pour parler et pour écrire, et pour exécuter tant de choses, ne montre-t-elle pas combien est excellente l'âme qui a reçu un corps si bien fait pour serviteur? que dis-je? et quand bien même le corps n'aurait pas besoin d'agir, les proportions en sont observées avec tant d'art et de justesse, qu'il serait difficile de décider si, dans sa structure, Dieu

1. On se souvient du vers célèbre d'Ovide et de ce beau passage de Platon dans le Timée: «Quant à celle de nos âmes qui est la plus puissante en nous ( le nous la raison), voici ce qu'il en faut penser: c'est que Dieu, l'a donnée chacun de nous comme un génie; nous disons qu'elle habite le lieu le plus élevé de notre corps, parce que nous pensons avec raison qu'elle novas élève de la terre vers le ciel, notre patrie, car nous sommes une plante du ciel et non de la terre. Dieu, en élevant notre tête, et ce qui est pour nous comme la racine de notre être, vers le lieu où l'âme a été primitivement engendrée, dirige ainsi tout le corps (trad. de M. Cousin, tome 12,p. 239)». a eu plus d'égard à l'utilité qu'à la beauté. Au moins n'y voyons-nous rien d'utile qui ne soit beau tout à la fois: ce qui nous serait plus, évident encore, si nous connaissions les rapports et les proportions que toutes les parties ont entre elles, et dont nous pouvons découvrir quelque chose par ce que nous voyons au dehors. Quant à ce qui est caché, comme l'enlacement des veines, des nerfs, des muscles, des fibres, personne ne le saurait connaître. En effet, bien que les anatomistes aient disséqué des cadavres, et quelquefois même se soient cruellement exercés sur des hommes vivants 1 pour fouiller dans les parties les plus secrètes du corps humain, et apprendre ainsi à les guérir, toutefois, comment aucun d'entre eux aurait-il trouvé cette proportion admirable dont nous parlons, et que les Grecs appellent harmonie, puisqu'ils ne l'ont pas seulement osé chercher? Si nous pouvions la connaître dans les entrailles, qui n'ont aucune beauté apparente, nous y trouverions quelque chose de plus beau et qui satisferait plus notre esprit que tout ce qui flatte le plus agréablement nos yeux dans la figure extérieure du corps. Or, il y a certaines parties dans le corps qui ne sont que pour l'ornement et non pas pour l'usage, comme les mamelles de l'homme, et la barbe, qui n'est pas destinée à le défendre, puisque autrement les femmes, qui sont plus faibles, devraient en avoir. Si donc il n'y a aucun membre, de tous ceux qui paraissent, qui n'orne le corps autant qu'il le sert, et s'il y en a même qui ne sont que pour l'ornement et je pense que l'on comprend aisément que, dans la structure du corps, Dieu a eu plus d'égard à la beauté qu'à la nécessité. En effet, le temps de la nécessité passera, et il en viendra un autre, où nous ne jouirons que de la beauté de nos semblables, sans aucune concupiscence: digne sujet de louanges envers le Créateur, à qui il est dit dans le psaume: «Vous vous êtes revêtu de gloire et de splendeur 2!»Que dire de tant d'autres choses également belles et utiles qui remplissent l'univers et dont la bonté de Dieu a donné l'usage et le spectacle à l'homme, tout condamné qu'il soit à tant de peines et à tant de misères? Parlerai-je de ce vif éclat de la lumière, de la magnificence

1. Celse fait honneur aux célèbres médecins Hérophile et Erasistrate d'avoir pratiqué des vivisections sur des criminels condamnés à mort (De Medic, paef., page 11 de l'édition de Paris, 1823 )
2. Ps 103,1
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du soleil, de la lune et des étoiles, de ces sombres beautés des forêts, des couleurs et des parfums des fleurs, de cette multitude d'oiseaux si différents de chant et de plumage, de cette diversité infinie d'animaux dont les plus petits sont les plus admirables? car les ouvrages d'une fourmi et d'une abeille nous étonnent plus que le corps gigantesque d'une baleine. Parlerai-je de la mer, qui fournit toute seule un si grand spectacle à nos yeux, et des diverses couleurs dont elle se couvre comme d'autant d'habits différents, tantôt verte, tantôt bleue, tantôt pourprée? Combien même y a-t-il de plaisir à la voir en courroux, pourvu que l'on se sente à l'abri de ses flots? Que dire de cette multitude de mets différents qu'on a trouvés pour apaiser la faim, de ces divers assaisonnements que nous offre la libéralité de la nature contre le dégoût, sans recourir à l'art des cuisiniers, de cette infinité de remèdes qui servent à conserver ou à rétablir la santé, de cette agréable vicissitude des jours et des nuits, de ces doux zéphyrs qui tempèrent les chaleurs de l'été, et de mille sortes de vêtements que nous fournissent les arbres et les animaux? Qui peut tout décrire? et si je voulais même étendre çe peu que je me borne à indiquer, combien de temps ne me faudrait-il pas? car il n'y a pas une de ces merveilles qui n'en comprenne plusieurs. Et ce ne sont là pourtant que les consolations de misérables condamnés et non les récompenses des bienheureux; quelles seront donc ces récompenses? qu'est-ce que Dieu donnera à ceux qu'il prédestine à la vie, s'il donne tant ici-bas à ceux qu'il a prédestinés à la mort? de quels biens ne comblera-t-il point en la vie bienheureuse ceux pour qui il a voulu que son Fils unique souffrît tant de maux et la mort même en cette vie mortelle et misérable? Aussi l'Apôtre, parlant de ceux qui sont prédestinés au royaume céleste «Que ne nous donnera-t-il point, dit-il, après «n'avoir pas épargné son propre Fils, et l'avoir «livré à la mort pour nous tous 1?» Quand cette promesse sera accomplie, quels biens n'avons-nous pas à espérer dans ce royaume, ayant déjà reçu pour gage la mort d'un Dieu? En quel état sera l'homme lorsqu'il n'aura plus de passions à combattre et qu'il sera dans une paix parfaite avec lui-même? Ne connaîtra-t-il pas certainement toutes choses sans peine et sans erreur, lorsqu'il puisera la sagesse de Dieu à sa source même? Que sera son corps, lorsque, parfaitement soumis à l'esprit dont il tirera une vie abondante, il n'aura plus besoin d'aliments? il ne sera plus animal, mais spirituel, gardant, il est vrai, la substance de la chair, mais exempt désormais de toute corruption charnelle.

1. Rm 8,32






Augustin, Cité de Dieu 2220