Augustin, Confessions 707

CHAPITRE VII. TOURMENTS DE SON ESPRIT DANS LA RECHERCHE DE L'ORIGINE DU MAL.

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11. Et déjà, ô mon libérateur, vous m'aviez affranchi de ces liens; et j'étais encore engagé dans la recherche de l'origine du mal, et je ne trouvais pas d'issue. Mais vous ne permettiez pas aux tourmentes de ma pensée de m'enlever à la ferme croyance que vous êtes, et que votre substance est immuable, que vous êtes la providence et la justice des hommes, et que vous leur avez ouvert en Jésus-Christ, votre Fils, Notre-Seigneur, et dans les saintes Ecritures fondées sur l'autorité de l'Eglise catholique, la voie de salut vers cette vie qui doit commencer à la mort. Ces vérités sauves, et inébranlablement fortifiées dans mon esprit, je cherchais, avec angoisse, d'où vient le mal. Oh! quelles étaient alors les tranchées de mon âme en travail! quels étaient ses gémissements, mon Dieu! Et vous-étiez là, écoutant, à mon insu. Et lorsque, dans le silence, je poursuivais ma recherche avec effort, c'étaient d'éclatants appels à votre miséricorde que ces muettes contritions de ma pensée. Vous saviez ce que je souffrais, et nul ne le savait. Qu'était-ce, en effet, ce que ma parole en faisait passer dans l'oreille de mes plus chers amis? La parole, le temps eût-il suffi pour leur faire entendre le bruit des flots de mon âme.? Mais ils entraient tous dans votre oreille, vous ne perdiez rien des rugissantes lamentations de ce coeur. Et mon désir était devant vous, et la lumière de mes yeux n'était plus avec moi (
Ps 37,9-11). Car elle était en moi, et j'étais hors de moi-même, Il n'est pas de lieu pour elle; et je ne portais mon esprit que sur les objets qui occupent un lieu, et je n'y trouvais (421) pas où reposer, et je n'y pouvais demeurer, et dire: Cela suffit, je suis bien; et il ne m'était plus permis de revenir où j'eusse été mieux. Supérieur à ces objets, inférieur à vous, je vous suis soumis, ô ma véritable joie, et vous m'avez soumis tout ce que vous avez fait au-dessous de moi. Et tel est le tempérament de rectitude, la moyenne région où est le salut: demeurant l'image de mon Dieu, ma fidélité à vous servir m'eût assuré la domination sur mon corps. Mais mon orgueil s'est dressé contre vous, j e me suis élancé contre mon Seigneur sous le bouclier d'un coeur endurci (Jb 15,26), et tout ce que je foulais aux pieds s'est élevé au-dessus de ma tête, pour m'opprimer, sans trève, sans relâche. Tous ces corps, je les rencontrais en foule, en masse serrée, sur le passage de mes yeux; je voulais rentrer dans ma pensée, et leurs images m'interceptaient le retour, et je croyais entendre: Où vas-tu, indigne et infâme? Et telles étaient les excroissances de ma plaie, parce que vous m'aviez humilié comme un blessé superbe (Ps 88,11); le gonflement de mon âme me séparait de vous, et l'enflure de ma face me fermait les yeux.

CHAPITRE VIII. DIEU ENTRETENAIT SON INQUIÉTUDE JUSQU'À CE QU'IL CONNUT LA VÉRITÉ.

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12. Et vous, Seigneur, vous demeurez éternellement, mais votre colère contre nous n'est pas éternelle, puisque vous avez eu pitié de ma boue et de ma cendre, et que votre regard a daigné réformer toutes mes difformités. Votre main piquait d'un secret aiguillon mon coeur agité pour entretenir son impatience, jusqu'à ce que l'évidence intérieure lui eût dévoilé votre certitude, et, mon enflure diminuait à votre contact puissant et caché, et l'oeil de mon âme, trouble et ténébreux, guérissait de jour en jour par le cuisant collyre des douleurs salutaires.


CHAPITRE IX. IL AVAIT TROUVÉ LA DIVINITÉ DU VERRE DANS LES LIVRES DES PLATONICIENS, MAIS NON PAS L'HUMILITÉ DE SON INCARNATION.

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13. Et voulant d'abord me faire connaître comment vous résistez aux superbes et donnez votre grâce aux humbles (
1P 5,5) et quelles prodigalités de miséricorde a répandues sur la terre l'humilité de votre Verbe fait chair et habitant parmi nous, vous m'avez remis, par les mains d'un homme, monstre de vaine gloire, plusieurs livres platoniciens, traduits de grec en latin, où j'ai lu, non en propres termes, mais dans une frappante identité de sens, appuyé de nombreuses raisons, «qu'au commencement était le Verbe; que le Verbe était en Dieu, et que le Verbe était Dieu; qu'il était au commencement en Dieu, que tout a été fait par lui et rien sans lui: que ce qui a été fait a vie en lui; que la vie est la lumière, des hommes, que cette lumière luit dans les ténèbres, et que les ténèbres ne l'ont point comprise.» Et que l'âme de l'homme, «tout en rendant témoignage de la lumière, n'est pas elle-même la lumière, mais que le Verbe de Dieu, Dieu lui-même, est la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde;» et «qu'il était dans le monde, et que le monde a été fait par lui, et que le monde ne l'a point connu. Mais qu'il soit venu chez lui, que les siens ne l'aient pas reçu, et qu'à ceux qui l'ont reçu il ait donné le pouvoir d'être faits enfants de Dieu, à ceux-là qui croient en son nom;» c'est ce que je n'ai pas lu dans ces livres.

14. J'y ai lu encore: «Que le Verbe-Dieu est né non de la chair, ni du sang, ni de la volonté de l'homme, ni de la volonté de la chair; qu'il est né de Dieu.» Mais «que le Verbe se soit fait chair, et qu'il ait habité parmi nous (Jn 1,1-14),» c'est ce que je n'y ai pas lu. J'ai découvert encore plus d'un passage témoignant par diverses expressions, «que le Fils consubstantiel au Père, n'a pas cru faire un larcin d'être égal à Dieu,» parce que naturellement il n'est pas autre que lui. Mais qu'il «se soit anéanti, abaissé à la forme d'un esclave, à la ressemblance de l'homme, qu'il ait été trouvé homme dans tout ce qui a paru de lui, qu'il se soit humilié, qu'il se soit fait obéissant jusqu'à la mort, à la mort de la (422) croix! - pourquoi Dieu l'a ressuscité des «morts et lui a donné un nom au-dessus de tout autre nom, afin qu'à ce nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur la terre dans les enfers, et que toute langue confesse que Jésus Notre-Seigneur est dans la gloire de Dieu son Père (Ph 2,6-11);» c'est ce que ces livres ne disent pas. Qu'il est avant les temps, au delà des temps, dans une immuable pérennité, comme votre Fils, coéternel à vous; que, pour être heureuses, les âmes reçoivent de sa plénitude(Jn 1,16), et que pour être sages, elles sont renouvelées par la communion de la sagesse résidant en lui; cela est bien ici. «Mais qu'il soit mort dans le temps pour les impies (Rm 5,6); que vous n'ayez point épargné votre Fils unique, et que pour nous tous vous l'ayez livré (Rm 8,32),» c'est ce qui n'est pas ici. Vous avez caché ces choses aux sages, et les avez révélées aux petits, afin de faire venir à lui les souffrants et les surchargés, pour qu'il les soulage. Car il est doux et humble de coeur (Mt 11,25-29), il conduit les hommes de douceur et de mansuétude dans la justice, il leur enseigne ses voies, et à la vue de notre humilité et de nos souffrances, il nous remet tous nos péchés (Ps 24,9-18). Mais élevés sur le cothurne d'une doctrine soi-disant plus sublime, les hommes d'orgue il ne l'entendent point nous dire: «Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes (Mt 11,29)» s'ils connaissent Dieu, ils ne l'honorent pas, ils ne le glorifient pas comme Dieu; ils se dissipent dans la vanité de leurs pensées, et leur coeur insensé se remplit de ténèbres; se proclamant sages, ils deviennent fous.

15. Ainsi cette lecture même me montrait la profanation de votre incorruptible gloire transportée à des idoles, aux statues formées à la ressemblance de l'homme corruptible, à l'image des oiseaux, des bêtes et des serpents (Rm 1,21-23);» fatal mets d'Egypte qui fait perdre à Esaü son droit d'aînesse (Gn 25,33-34), et frappe de déchéance votre peuple premier-né, dont le coeur tourné vers ta terre de Pharaon, adorant une brute au lieu de vous, incline votre image, son âme, devant l'image d'un veau qui rumine son foin (Ex 32,1-6 Ps 105,19-20)! Voilà ce que je trouvai dans ces écrits, mais je ne goûtai pas de cette profane nourriture; car il vous a plu, Seigneur, de lever l'opprobre de Jacob, et de soumettre l'aîné au plus jeune (Rm 9,13); et vous avez appelé les nations à votre héritage. Et je venais à vous, sorti des rangs étrangers, et mes désirs se tournaient vers l'or que votre peuple emporta de la maison de servitude par votre commandement (Ex 3,22 Ex 11,2), parce qu'il était à vous, où qu'il fût. N'avez-vous pas dit aux Athéniens par votre Apôtre: «C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être (Ac 17,28),» comme plusieurs d'entre eux l'avaient déjà dit? Et je ne m'arrêtai pas devant ces idoles égyptiennes servies dans l'or de vos vases par ces insensés «qui transforment la vérité divine en mensonge, et rendent à la créature le culte et l'hommage dus au Créateur (Rm 1,25).»

CHAPITRE X. IL DÉCOUVRE QUE DIEU EST LA LUMIÈRE IMMUABLE.

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16. Ainsi averti de revenir à moi, j'entrai dans le plus secret de mon âme, aidé de votre secours. J'entrai, et j'aperçus de l'oeil intérieur, si faible qu'il fût, au-dessus de cet oeil intérieur, au-dessus de mon intelligence, la lumière immuable; non cette lumière évidente au regard charnel, non pas une autre, de même nature, dardant d'un plus vaste foyer de plus vifs rayons et remplissant l'espace de sa grandeur. Cette lumière était d'un ordre tout différent. Et elle n'était point au-dessus de mon esprit, ainsi que l'huile est au-dessus de l'eau, et le ciel au-dessus de la terre; elle m'était supérieure, comme auteur de mon être; je lui étais inférieur comme son ouvrage. Qui connaît la vérité voit cette lumière, et qui voit cette lumière connaît l'éternité. L'amour est l'oeil qui la voit, O éternelle vérité! ô vraie charité!ô chère éternité! vous êtes mon Dieu; après vous je soupire, jour et nuit; et dès que je pus vous découvrir, vous m'avez soulevé, pour me faire voir qu'il me restait infiniment à voir, et que je n'avais pas encore les yeux pour voir. Et vous éblouissiez ma faible vue de votre vive et pénétrante clarté, et je frissonnais d'amour et d'horreur. Et je me trouvais bien loin de vous, aux régions souterraines où j'entendais à peine votre voix descendue d'en-haut: «Je suis la nourriture des forts; crois, et tu me mangeras. Et je ne passerai pas dans ta substance, (423) comme les aliments de ta chair; c'est toi qui passeras dans la mienne.» Et j'appris alors que vous éprouviez l'homme à cause de son iniquité, et qu'ainsi «vous aviez «fait sécher mon âme comme l'araignée (
Ps 38,12).» Et je disais: N'est-ce donc rien que la vérité, parce qu'elle ne s'étend, à mes yeux, ni dans l'espace fini, ni dans l'infini? Et vous m'avez crié de loin: Erreur, je suis celui qui est (Ex 3,14)! Et j'ai entendu, comme on entend dans le coeur, Et je n'avais plus aucun sujet de douter. Et j ‘eusse douté plutôt de ma vie que de l'existence de la vérité, «où atteint le regard de l'intelligence à travers les créatures visibles (Rm 1,20).»

CHAPITRE 11. LES CRÉATURES SONT ET NE SONT PAS.

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17. Et arrêtant ma vue sur tous les objets au-dessous de vous, je les reconnus, ni pour être absolument, ni pour n'être absolument pas. Ils sont, puisqu'ils sont par vous; ils ne sont pas, puisqu'ils ne sont pas ce que vous êtes. Il n'est en vérité que ce qui demeure immuablement. Donc, «il m'est bon de m'attacher à Dieu(
Ps 72,20),» car, si je ne demeure en lui, je ne saurais demeurer en moi-même. «Et c'est lui qui, dans son immuable permanence, renouvelle toutes choses (Sg 7,27). Et vous êtes mon Seigneur, parce que vous n'avez pas besoin de mes biens (Ps 15,2).»


CHAPITRE XII. TOUTE SUBSTANCE EST BONNE D'ORIGINE.

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18. Et il me parut évident que ce n'est qu'en tant que bonnes, que les choses se corrompent. Que si elles étaient de souveraine ou de nulle bonté, elles ne pourraient se corrompre. Souverainement bonnes, elles seraient incorruptibles; nullement bonnes, que laisseraient-elles à corrompre? Car la corruption nuit, et ne saurait nuire sans diminuer le bien. Donc, ou la corruption n'est point nuisible, ce qui ne se peut, ou, ce qui est indubitable, tout ce qui se corrompt est privé d'un bien. Etre privé de tout bien, c'est le néant. Etre, et ne plus pouvoir se corrompre, serait un état meilleur: la permanence dans l'incorruptibilité. Or, quoi de plus extravagant que de prétendre que la perte de tout bien améliore? Donc la privation de tout bien anéantit. Donc, ce qui est, tant qu'il est, est bon. Donc, tout ce qui est, est bon. Et ce mal, dont je cherchais partout l'origine, n'est pas une substance; s'il était substance, il serait un bien. Car, ou il serait incorruptible, et sa bonté serait grande, ou il serait corruptible, ce qui ne se peut sans bonté. Ainsi je le vis clairement: vous n'avez rien fait que de bon, et il n'est absolument aucune substance que vous n'ayez faite; et vous n'avez pas doué toutes choses d'une égale bonté, c'est pourquoi elles sont toutes; chacune en effet est bonne, et toutes ensemble sont très-bonnes, car notre Dieu a fait tout très-bon (
Gn 1 Si 39,21).

CHAPITRE XIII. TOUTES LES CRÉATURES LOUENT DIEU.

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19. Et pour vous le mal n'est pas; il n'est pas non plus pour l'universalité de votre oeuvre; car il n'est rien en dehors pour y pouvoir pénétrer par violence et altérer l'ordre que vous avez imposé. Mais dans le détail seulement, le mal, c'est quelque. disconvenance, convenance plus loin et devenant bien, de substances bonnes en soi. Et tous ces êtres sans convenances entre eux, conviennent à l'ordre inférieur que nous appelons la terre, qui a son atmosphère convenable de nuages et de vents. Et loin de moi de désirer que ces choses ne soient pas, bien qu'à les voir séparément je les puisse désirer meilleures! Mais fussent-elles seules, je devrais encore vous en louer, car, du fond de la terre, «les dragons et les abîmes témoignent que vous êtes digue de louanges; et le feu, la grêlé, la neige, la glace et la trombe orageuse qui obéissent à votre parole; les montagnes et les collines, les arbres fruitiers et les cèdres, les bêtes et les troupeaux, les oiseaux et les reptiles, les rois de la terre et les peuples, les princes et les juges de la terre, les jeunes gens et les vierges, les vieillards et les enfants, glorifient votre nom. Et à la pensée que vous êtes également loué au ciel, «que dans les hauteurs infinies, ô mon Dieu! vos anges et vos puissances chantent vos louanges; que le soleil, la lune, les étoiles et la lumière, les cieux des cieux, et les eaux qui planent sur les cieux, publient votre (424) nom (
Ps 148,1-12),» je ne souhaitais plus rien de meilleur: car embrassant l'ensemble, je trouvais bien les êtres supérieurs plus excellents que les inférieurs, mais l'ensemble, après mûr examen, plus excellent que les supérieurs isolés.


CHAPITRE XIV. IL S'ÉVEILLE ENFIN A LA VRAIE CONNAISSANCE DE DIEU.

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20. Il n'est pas en santé d'esprit celui qui trouve à reprendre dans votre création; et mon jugement n'était pas sain, quand je m'élevais contre plusieurs de vos ouvrages. Et comme mon âme n'était pas assez hardie pour trouver à reprendre mon Dieu, elle refusait de reconnaître pour votre oeuvre tout ce qui lui déplaisait. Et elle était tombée dans la vaine opinion des deux substances, et elle ne pouvait s'y reposer, et elle parlait un langage d'emprunt. Et, au sortir de cette erreur, elle s'était fait un Dieu répandu dans un espace infini, et ce Dieu elle le prenait pour vous, et elle l'avait placé dans son coeur, et elle s'était faite de nouveau le temple de son idole, abominable à vos yeux. Mais lorsque vous eûtes, à mon insu, attiré sur vous ma tête appesantie, «et clos mes yeux pour qu'ils ne vissent plus la vanité,» je me reposais un peu de moi-même, et ma démence s'assoupit. Et je me réveillai en vous, et je vous vis infini, mais d'un autre infini, et cette vue ne devait rien à l'oeil charnel.

CHAPITRE XV. VÉRITÉ ET FAUSSETÉ DANS LES CRÉATURES.

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21. Et je jetai les yeux sur le reste, et j e vis que tout vous est redevable d'être, et que tout est fini en vous autrement qu'en un lieu, mais parce que vous tenez tout dans votre main toute vérité; et tout est vrai, en tant qu'être, et la fausseté n'est que la créance à l'être de ce qui n'est pas. Et je reconnus que tout a sa convenance particulière, non - seulement de lieu, mais de temps; et que vous, seul Etre éternel, ne vous êtes pas mis à l'ouvrage après des séries incalculables de temps, parce que les espaces des temps, passés ou à venir, ne sauraient ni passer, ni venir, sans l'action de votre permanence.


CHAPITRE XVI. CE QUE C'EST QUE LE PÉCHÉ.

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22. Et je sentis par expérience qu'il ne faut pas s'étonner que le pain, agréable à l'organe sain, afflige le palais blessé, et qu'aux yeux malades soit odieuse la lumière si aimable à l'oeil pur. Et votre justice déplaît aux hommes d'iniquité: comment donc pourraient leur plaire et la vipère et le vermisseau, créés par vous toutefois dans une bonté convenable à l'ordre inférieur avec lequel les impies ont d'autant plus d'affinité, qu'ils vous sont moins semblables, comme les bons tendent d'autant plus à l'ordre supérieur qu'ils sont plus semblables à vous? Et je cherchai ce que c'était que l'iniquité, et je trouvai qu'il n'y avait point là substance, mais hideuse prévarication de la volonté détournée de vous, ô mon Dieu, substance souveraine; mais prostitution de toutes les puissances intérieures (
Si 10,10) et enflure au dehors.

CHAPITRE XVII. PAR QUELS DEGRÉS IL S'ÉLÈVE A LA CONNAISSANCE DE DIEU.

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23. Et je m'étonnais de vous aimer, et non plus un fantôme au lieu de vous. Et je ne m'en tenais pas à jouir de mon Dieu, mais j'étais ravi vers vous par votre beauté, et bientôt un poids malheureux me détachait de vous, et je retombais sur ce sol en gémissant; et ce poids, c'étaient les habitudes de la chair. Mais votre souvenir était toujours avec moi, et je ne doutais nullement que vous ne fussiez le seul être à qui je dusse m'attacher, quoique je fusse encore loin de pouvoir m'attacher à vous; parce que «la chair corruptible appesantit l'âme, et que cette maison de boue fait retomber l'esprit et abat l'essor de ses pensées (
Sg 9,15).» J'étaie encore certain «que depuis la création de l'univers, vos vertus invisibles, votre «puissance éternelle et votre divinité, se révèlent à l'homme par l'intelligence de vos oeuvres (Rm 1,20).» Je cherchai donc d'où me venait cette admiration éclairée de la beauté des corps célestes ou terrestres, et quelle règle m'offrait son appui lorsque jugeant, selon la vérité, des objets muables, je disais: Cela doit être, cela ne doit pas être ainsi; et je découvris, (425) au-dessus de mon intelligence muable, l'éternité immuable de la vérité. Et je montai par degrés, du corps à l'âme qui sent par le corps, et de là à cette faculté intérieure à qui le sens corporel annonce la présence des objets externes, limite où s'arrête l'instinct des animaux; j'atteignis enfin cette puissance raisonnable, juge de tous les rapports des sens. Et voilà que se reconnaissant en moi sujette au changement, cette puissance s'élève à la pure intelligence, emmène sa pensée loin de l'habitude et des troublantes distractions de la fantaisie, pour découvrir quelle est la lumière qui l'inonde quand elle déclare hautement l'immuable préférable au muable. Et cet immuable, d'où le connaît-elle? Car si elle n'en avait quelque connaissance, elle ne le préférerait point au muable. Enfin, elle jette sur l'Etre même un tremblant coup d'oeil. Alors, «vos perfections invisibles se dévoilèrent à moi par l'intelligence de vos oeuvres,» mais je n'y pus fixer mon regard émoussé. Rendu à ma faiblesse ordinaire, je n'avais plus avec moi qu'un amoureux souvenir et le regret de ne pouvoir goûter au mets dont le parfum m'avait séduit.

CHAPITRE XVIII. JÉSUS-CHRIST SEUL EST LA VOIE DU SALUT.

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24. Et je cherchais la voie où l'on trouve la force pour jouir de vous, et je ne la trouvais pas que je n'eusse embrassé «le Médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme (
1Tm 2,5); Dieu souverain, béni dans tous les siècles (Rm 9,5);» qui nous appelle par ces paroles «Je suis la voie, la vérité, la vie (Jn 14,6);» et qui unit à notre chair une nourriture dont ma faiblesse était incapable. Car le Verbe s'est fait chair (Jn 1,14), afin que votre sagesse, par qui vous avez tout créé, devînt le lait de notre enfance. Et je n'étais pas humble, pour connaître mon humble maître Jésus-Christ, et les profonds enseignements de son infirmité. Car votre Verbe, l'éternelle vérité, planant infiniment au-dessus des dernières cimes de votre création, élève à soi les infériorités soumises. C'est dans les basses régions qu'il s'est bâti avec notre boue une humble masure, pour faire tomber du haut d'eux-mêmes ceux qu'il voulait réduire, afin de les amener à lui, guérissant l'orgueil au profit de l'amour. Il a voulu que leur foi en eux cessât de les égarer, qu'ils s'humiliassent dans leur infirmité, en voyant à leurs pieds, infirme sous les haillons de notre tunique charnelle, la Divinité même, et que las, se couchant sur elle, elle les enlevât avec elle en se relevant.

CHAPITRE XIX. IL PRENAIT JÉSUS-CHRIST POUR UN HOMME D'ÉMINENTE SAGESSE.

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25. Mais je pensais autrement, et mes sentiments sur Notre-Seigneur Jésus-Christ étaient ceux que l'on peut avoir d'un homme éminent en sagesse, d'un homme incomparable; sa miraculeuse naissance d'une vierge, son dévouement tout divin pour nous, avaient, suivant moi, investi son enseignement de cette autorité souveraine qui inspirait, à son exemple, le mépris des biens temporels en vue du gain de l'immortalité. Mais tout ce qu'il y avait de mystère saint dans le Verbe fait chair, c'est ce que je ne pouvais pas même soupçonner. Seulement, la tradition écrite, m'apprenant qu'il a mangé, bu, dormi, marché; qu'il a connu la joie et la tristesse, qu'il a conversé avec nous, me faisait comprendre que cette chair n'avait pu s'unir à votre Verbe que par l'intermédiaire de l'âme et de l'esprit de l'homme. Qui l'ignore, entre ceux qui connaissent l'immutabilité de votre Verbe? Et alors même, toute la connaissance qu'il m'était possible d'en avoir ne me laissait sur ce point aucun doute. Car mouvoir les membres du corps au gré de la volonté, et ne les mouvoir plus; être affecté de quelque passion, puis devenir indifférent; exprimer par des signes de sages pensées, puis demeurer dans le silence, sont les traits distinctifs de la mobilité d'âme et d'esprit. Que si ces témoignages étaient faussement rendus de lui, tout le reste serait suspect de mensonge, et l'Ecriture ne présenterait à la foi du genre humain aucune espérance de salut. Or, ce qui est écrit étant vrai, je reconnaissais tout l'homme en Jésus-Christ, et non pas le corps seul de l'homme ou le corps et l'âme sans l'esprit; je reconnaissais l'homme même. Mais ce n'était pas la Vérité en personne, c'était, selon moi, une sublime exaltation de la (426) nature humaine, admise en lui à une participation privilégiée de la sagesse, qui lui assurait la prééminence sur les autres hommes. Alypius pensait que, dans leur croyance d'un Dieu vêtu de chair, les catholiques ne trouvaient en Jésus-Christ que le Dieu et la chair, et il ne croyait point qu'ils affirmassent en lui l'esprit et l'âme de l'homme. Et comme il était fermement persuadé que tout ce que la tradition conserve de lui dans la mémoire humaine n'avait pu s'accomplir en l'absence du principe vital et raisonnable, il ne venait qu'à pas lents à la foi catholique. Mais bientôt découvrant dans cette erreur l'hérésie des Apollinaristes, il embrassa avec joie la foi de l'Eglise. Pour moi, je n'appris, je l'avoue, que quelque temps après, quelle dissidence sur le mystère du Verbe incarné s'élève entre la vérité catholique et le mensonge de Photin. Les contradictions de l'hérésie mettent en saillie les sentiments de votre Eglise, et produisent au jour la saine doctrine. «Il fallait qu'il y e eût des hérésies, pour que les coeurs à l'épreuve fussent signalés entre les faibles (
1Co 11,19).

CHAPITRE XX. LES LIVRES DES PLATONICIENS L'AVAIENT RENDU PLUS SAVANT, MAIS PLUS VAIN.

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26. Les livres des Platoniciens que je lisais alors, m'ayant convié à la recherche de la vérité incorporelle, j'aperçus, par l'intelligence de vos ouvrages, vos perfections invisibles. Et là, contraint de m'arrêter, je sentis que les ténèbres de mon âme offusquaient ma contemplation; j'étais certain que vous êtes, et que vous êtes infini, sans cependant vous répandre par les espaces finis ou infinis; mais toujours vous-même, dans l'intégrité de votre substance, et la constance de vos mouvements; j'étais certain que tout être procède de vous, par cette seule raison fondamentale qu'il est; certain de tout cela, j'étais néanmoins trop faible pour jouir de vous. Et je parlais comme ayant la science, et si je n'eusse cherché la voie dans le Christ Sauveur, cette science n'allait qu'à ma perte. Je voulais déjà passer pour sage, tout plein encore de mon supplice, et je ne pleurais pas, et je m'enflais de ma sagesse. Car où était cette charité qui bâtit sur les fondations de l'humilité, sur Jésus-Christ lui-même? Et ces livres pouvaient-ils me l'enseigner? Et, sans doute, vous me les avez fait tomber entre les mains avant que j'eusse médité vos Ecritures, pour qu'il me souvînt en quels sentiments ils m'avaient laissé; et que dans la suite, pénétré de la douceur de vos saints livres, pansé de mes blessures par votre main, je susse quel discernement il faut faire de la présomption et de l'aveu; de qui voit où il faut aller, sans voir par où, et de qui sait le chemin conduisant non-seulement à la vue, mais à la possession de la patrie bienheureuse. Peut-être, formé d'abord par vos saintes Lettres, dont l'habitude familière m'eût fait goûter votre douce saveur, pour tomber ensuite dans la lecture de ces livres, j'eusse été détaché du solide fondement de la piété, ou bien même demeurant le coeur imbibé de sentiments salutaires, j'aurais pu croire que la lecture de ces philosophies suffit pour en produire de semblables.


CHAPITRE XXI. IL TROUVE DANS L'ÉCRITURE L'HUMILITÉ ET LA VRAIE VOIE DU SALUT.

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27. Je dévorai donc avidement ces vénérables dictées de votre Esprit, et surtout l'apôtre Paul; et, -en un moment, s'évanouirent ces difficultés où il m'avait paru quelquefois en contradiction avec lui-même, et son texte en désaccord avec les témoignages de la Loi et des Prophètes. Et je saisis l'unité de physionomie de ces chastes éloquences, et je connus cette joie où l'on tremble. Et j'appris aussitôt que tout ce que j'avais lu de vrai dans ces autres livres s'enseignait ici avec l'idée toujours présente de votre grâce, afin que celui qui voit ne se glorifie pas, comme s'il n'eût pas reçu, non-seulement ce qu'il voit, mais aussi de voir. (Qu'a-t-il, en effet, qu'il n'ait reçu (
1Co 4,7)?) afin que votre parole lui donne non-seulement les yeux pour voir, mais aussi la force pour embrasser votre immutabilité; afin que le voyageur encore trop éloigné pour vous découvrir, prenne la bonne route, vienne à vous, vous voie et vous embrasse. Que si l'homme se plaît dans la loi de Dieu, selon l'homme intérieur, que fera-t-il de cette autre loi, incarnée dans ses membres, qui (427) combat contre la loi de son esprit, et le traîne captif sous cette loi de péché qui lui est incorporée (Rm 7,22-23)? Car «vous êtes juste, Seigneur; ce sont nos péchés, nos iniquités, nos offenses, qui ont appesanti sur nous votre main (Da 3,27-32).» Et votre justice nous a livrés à l'antique pécheur, au prince de la mort, qui a persuadé à notre volonté l'imitation de sa volonté déchue de votre vérité (Jn 8,44). Que fera cet homme de misère? «Qui le délivrera du corps de cette mort, sinon votre grâce par Jésus-Christ Notre-Seigneur (Rm 7,25),»que vous avez engendré coéternel à vous-même, et créé au commencement de vos voies (Pr 8,22), en qui le prince du monde n'a rien trouvé digne de mort (Jn 14,30); Victime innocente, dont le sang a effacé l'arrêt de notre condamnation (Col 2,14). Voilà où ces livres sont muets. Ces pages profanes nous offrent-elles cet air de piété, ces larmes de pénitence, ce sacrifice que vous aimez des tribulations spirituelles d'un coeur contrit et humilié (Ps 50,19): et le salut de votre peuple, et la cité votre épouse (Ap 21,2), et ce gage de l'Esprit-Saint (2Co 5,5), ce calice de notre rançon? On n'y entend point ces cantiques: «Mon âme ne sera-t-elle point soumise à Dieu? à Dieu dont elle attend son salut? Car il est mon Dieu, mon Sauveur, mon Tuteur, et je ne serai plus ébranlé (Ps 61,2).» Personne n'y entend cet appel: «Venez à moi, vous tous qui êtes affligés.» Ils dédaignent, ces superbes, d'apprendre de lui qu'il est doux et humble de coeur. C'est là ce que vous avez caché aux sages, aux savants, et révélé aux humbles (Mt 11,28-35). Oui, autre chose est d'apercevoir du haut d'un roc sauvage la patrie de la paix, sans trouver le chemin qui y mène, et de s'épuiser en vains efforts, par des sentiers perdus, pour échapper aux embûches de ces fugitifs, déserteurs de Dieu, guerroyant contre l'homme sous la conduite de leur prince tout ensemble lion et dragon; autre chose, de suivre la véritable route, protégée par l'armée du souverain empereur, où n'osent marauder les transfuges de la milice céleste: car cette voie ils l'évitent comme un supplice. Et ma substance s'assimilait merveilleusement ces vérités: à la lecture du moindre de vos apôtres (1Co 15,9), je considérais vos oeuvres, et j'admirais (Ha 3,2). (428)



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LIVRE HUITIÈME. LA CONVERSION D'AUGUSTIN

Arrivé à la trente-deuxième année, il va trouver le vieillard Simplicianus. - Il apprend la conversion de Victorinus, rhéteur célèbre. - Potitianus lui fait le récit de la vie de saint Antoine. - Agitation de son âme pendant ce récit. - Lutte entre la chair et l'esprit. - Derniers combats. - Il se rend à cette voix du ciel: Prends, lis! Prends, lis!


CHAPITRE PREMIER. AUGUSTIN VA TROUVER LE VIEILLARD SIMPLICIANUS.

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1. Mon Dieu, que mes souvenirs soient des actions de grâces, et que je publie vos miséricordes sur moi! Que toutes mes puissances intérieures se pénètrent de votre amour, qu'elles s'écrient: «Seigneur, qui est semblable à vous (
Ps 34,10)?» Vous avez brisé mes liens; que mon coeur vous sacrifie un sacrifice de louange (Ps 115,17). Je raconterai comment vous les avez brisés, et tous ceux qui vous adorent diront à ce récit: Béni soit le Seigneur au ciel et sur la terre! Grand et admirable est son nom. Vos paroles s'étaient gravées au fond de mari âme, et votre présence l'assiégeait de toutes parts. J'étais certain de votre éternelle vie, quoiqu'elle ne m'apparût qu'en énigme et comme en un miroir (1Co 13,12). Il ne me restait plus aucun doute que votre incorruptible substance ne fût le principe de toute substance, et ce n'était pas plus de certitude de vous, mais plus de stabilité en vous que je désirais. Car dans ma vie temporelle tout chancelait, et mon coeur était à purifier du vieux levain; et la voie, le Sauveur lui-même me plaisait, mais je redoutais les épines de son étroit sentier. Et votre secrète inspiration me fit trouver bon d'aller vers Simplicianus, qui me semblait un de vos fidèles serviteurs; en lui résidaient les lumières de votre grâce. J'avais appris que dès sa jeunesse il avait vécu dans la piété la plus fervente. Il était vieux alors, et ces long jours, passés dans l'étude de vos voies, me garantissaient sa savante expérience; et je ne fus pas trompé. Je voulais, en le consultant sur les perplexités de mon âme, savoir de lui le traitement propre à la guérir, à la remettre dans votre chemin.

2. Car je voyais bien votre Eglise remplie, mais chacun y suivait un sentier différent. Je souffrais de vivre dans le siècle, et je m'étais à charge à moi-même; l'ardeur de mes passions déjà ralentie ne trouvait plus dans l'espoir des honneurs et de la fortune un aliment à la patience d'un joug si lourd. Ces espérances perdaient leurs délices, au prix de votre douceur et de la beauté de votre maison que j'aimais (Ps 25,8). Mais le lien le plus fort qui me retînt, c'était la femme. Et l'Apôtre ne me défendait pas le mariage, quoiqu'il nous convie à un état plus parfait, lui qui veut que tous les hommes soient comme il était lui-même (1Co 7,7). Trop faible encore, je me cherchais une place plus douce; aussi je me traînais dans tout le reste, plein de langueur, rongé de soucis et pressentant certains ennuis, dont je déclinais le fardeau, dans cette vie conjugale qui enchaînait tous mes voeux. J'avais appris de la bouche de la Vérité même, qu'il est des eunuques volontaires pour le royaume des cieux: mais, «entende, qui peut entendre,» ajoute l'Homme-Dieu (Mt 19,12).
«Vanité que l'homme qui n'a pas la science de Dieu, à qui la vue du bien n'a pas dévoilé celui qui est (Sg 13,1).» J'étais déjà sorti de ce néant. Je m'élevais plus haut; guidé parle témoignage universel de votre création, je vous avais trouvé, ô mon Créateur, et en vous votre Verbe, Dieu un avec vous et le Saint-Esprit, par qui vous avez tout créé. Il est encore une autre sorte d'impies qui connaissent Dieu, mais sans le glorifier comme Dieu (Rm 1,21), sans lui rendre hommage. Voilà le (429) précipice où j'étais tombé, et votre droite m'en retira (Ps 17,36) et me mit en voie de convalescence. Car, vous avez dit à l'homme: «La piété est la vraie science (Jb 28,28). Ne désire point passer pour sage (Pr 3,7), «parce que ceux qui se proclamaient sages sont devenus fous (Rm 1,21-22).» Et j'avais déjà trouvé la perle précieuse qu'il fallait acheter au prix de tous mes biens (Mt 13,46), et j'hésitais encore.


Augustin, Confessions 707