Augustin, De la Genèse 1218

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CHAPITRE 18.

LA FORMATION DE LA FEMME A EU UNE CAUSE SYMBOLIQUE.

33. Par conséquent il y a des effets dont Dieu conserve en lui-même la cause mystérieuse, au lieu de la déposer au fond même des choses pour produire ces effets, il n'agit point en vertu de cette providence qui établit les êtres dans les conditions essentielles de leur existence, mais en vertu de cette volonté souveraine qui gouverne à son gré ce qu'elle a créé à son gré. Ainsi en est-il de la grâce, qui assure le salut des pécheurs. La nature faussée par les écarts de la volonté, est incapable de reprendre sa droiture par elle-même : elle a besoin du secours de la grâce pour se régénérer. Que l'homme ne se désespère donc pas en écoutant ce passage : " Quiconque marche dans cette voie, ne reviendra jamais sur ses pas (1). " On veut ici faire sentir tous le poids de l'iniquité, afin que le pécheur attribue son retour non à ses mérites mais à la grâce, et ne s'enorgueillisse pas de ses oeuvres (2).

1. Pr 2,19 - 2. Ep 2,9

34. Aussi, d'après l'Apôtre, le mystère de la grâce est-il caché, non dans l'univers qui ne renferme que les causes naturelles des êtres à venir, au même titre que Lévi a payé la dîme dans la personne de son aïeul Abraham (1), mais en Dieu, le créateur de l'univers. Par conséquent, tous les prodiges que Dieu a accomplis en dehors des lois ordinaires de la nature, pour figurer le mystère de la grâce, ont eu leur principe caché en Dieu. Or, s'il faut ranger parmi ces miracles la formation de la femme d'une côte de l'homme pendant son sommeil; si elle prit dans cet os un principe de force, tandis que l'homme s'affaiblit pour elle, en échangeant cette côte pour une chair délicate; on doit admettre qu'au sixième jour la création primitive de l'homme " mâle et femelle " n'impliquait pas la naissance de la femme; telle qu'elle s'accomplit, mais la rendait seulement possible; autrement un changement de volonté aurait pu produire une oeuvre en contradiction avec les principes que Dieu avait volontairement établis. Quant à la raison qui devait empêcher cet ouvrage d'apparaître sous une forme indépendante des causes primitives, elle était renfermée en Dieu, l'auteur de toutes choses.

1. He 7,9-10

35. L'Apôtre ayant donc déclaré "que ce mystère était caché dans le sein de Dieu, afin que les principautés et les puissances célestes apprissent elles-mêmes parla formation de l'Eglise la sagesse si diversifiée de Dieu (1), " on a quelque raison de croire que, si la semence bénie à qui la promesse, a été faite, a été disposée, parles Anges, aux mains d'un médiateur, tous les miracles qui se sont accomplis pour figurer d'avance ou prédire l'avènement de cette semence, ont eu lieu avec le concours des anges, en remarquant toutefois que celui-là seul crée ou régénère les êtres " qui féconde les travaux de quiconque plante ou arrose (2). "

1. Ep 3,9-10 - 2. 1Co 3,7

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CHAPITRE 19.

DE L'EXTASE D'ADAM.

36. L'extase où Dieu fait entrer Adam, afin de le plonger dans le sommeil, peut donc fort bien s'entendre d'un ravissement qui le mit en communication avec la société des anges et le fit pénétrer dans le sanctuaire de Dieu, afin qu'il y apprit le mystère qui ne devait s'accomplir qu'à la fin des temps (1). Aussi en voyant près de lui, à son réveil la femme tirée d'une de ses côtes, laissa-t-il échapper, comme dans un transport prophétique, ces paroles où l'Apôtre voit un mystère si auguste (2) : "C'est là l'os de mes os et la chair de ma chair: on l'appellera femme, parce qu'elle a été tirée de l'homme. L'homme quittera donc son père et sa mère pour s'attacher à son épouse, et ils seront deux en une seule chair. " Quoique l'Ecriture attribue ces paroles au premier homme, le Seigneur dans l'Evangile les cite comme étant sorties de la bouche de Dieu même : " N'avez-vous, pas lu, dit-il, que celui qui créa l'homme au commencement, les créa mâle et femelle, et qu'il dit: A cause de cela, l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair (3)? ". C'est afin de nous faire comprendre qu'Adam prononça ces paroles par une inspiration prophétique, en sortant de son ravissement. Mais terminons ici ce livre et cherchons à renouveler par l'attrait d'une question nouvelle l'attention du lecteur.

1. Ps 73,17 - 2. Ep 5,31-32 - 3. Mt 19,4

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LIVRE 10. DE L'ORIGINE DES ÂMES.

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CHAPITRE PREMIER.

L'ÂME DE LA FEMME EST-ELLE FORMÉE DE CELLE DE L'HOMME.

1. Si nous suivions l'ordre historique, nous aurions maintenant à traiter de la faute du premier homme. Mais comme l'Ecriture expose la formation du corps de la femme sans parler de son âme, ce silence doit nous frapper et faire examiner avec attention s'il y a, oui ou non, des raisonnements décisifs contre ceux qui prétendent que l'âme sort d'une autre âme, comme le corps d'un autre corps, par une sorte de transfusion, qui fait passer des parents chez les enfants les premiers principes de chaque substance. Tout d'abord ils soutiennent que Dieu, en soufflant sur la face de l'homme qu'il avait tiré de la poussière, créa l'âme dont toutes les autres devaient sortir, au même titre que le corps du premier homme contenait ceux de ses descendants. En effet, Adam avait été formé le premier, Eve le fut ensuite; on nous apprend d'où viennent le corps et l'âme d'Adam; l'un de la terre, l'autre du souffle de Dieu; quant à la femme, après avoir raconté comment elle fut tirée d'une côte de l'homme, on ne dit pas qu'elle fut également animée par le souffle divin; on laisse croire qu'elle est sortie âme et corps de celui qui avait d'abord été formé. Or, disent-ils, ou l'Ecriture devait rester muette sur l'âme de l'homme, afin de nous laisser deviner ou conclure par nous-mêmes`que son âme avait été un don de Dieu; ou bien, si son but était d'empêcher qu'on n'assignât la terre pour origine commune à l'âme et au corps, elle ne devait pas rester muette sur l'âme de la femme, de peur qu'on n'y vit par une erreur toute naturelle, si toutefois c'est une erreur, une substance transmise. Donc, ajoutent-ils, si Dieu n'a point soufflé sur la face de la femme, c'est uniquement parce que son âme s'est formée de celle de l'homme.

2. Ce n'est là qu'une présomption, et il est facile de la combattre. L'âme de la femme, dit-on, s'est formée de celle de l'homme, parce que l'Ecriture ne dit pas que Dieu ait soufflé sur sa face pourquoi admettre alors que l'âme de la femme vient de l'homme, puisque l'Ecriture n'en dit également rien? Loin de là : si Dieu, à mesure que les hommes naissent, crée leurs âmes comme il a créé la première, l'Ecriture a gardé naturellement le silence, puisqu'il suffit d'une simple induction pour appliquer à toutes ce qu'elle a dit d'une seule. Admettons d'ailleurs que l'Ecriture ait voulu ici éveiller notre attention : si la formation de la femme avait différé de celle de l'homme en ce point, que l'âme, chez la femme, s'était produite par propagation, tandis que l'âme et le corps de l'homme avaient eu chacun leur origine; l'Ecriture aurait dû insister précisément sur cette différence, pour empêcher de raisonner par analogie. Mais comme elle n'a point dit que l'âme de la femme s'était formée de celle de l'homme, il est plus vraisemblable de croire qu'elle a voulu prévenir toute hypothèse en dehors des idées qu'elle venait de nous donner sur l'origine de l'âme chez l'homme; en d'autres termes, nous indiquer que ces deux âmes étaient également un don de Dieu même. De plus l'Ecriture aurait trouvé une occasion bien naturelle de formuler cette pensée, sinon au moment où la femme se forma, du moins lorsqu'elle fut faite et qu'Adam s'écria : " Voilà l'os de mes os et la chair de ma chair (1). " N'était-ce pas en effet le moment d'ajouter dans une effusion d'amour et de tendresse : Et l'âme de mon âme? Mais ce simple raisonnement ne suffit pas pour résoudre un problème aussi important: nous n'avons encore établi aucune proposition incontestable.

1. Gn 2,23

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CHAPITRE 2.

RÉSUMÉ DES CONSIDÉRATIONS FAITES DANS LES LIVRES PRÉCÉDENTS SUR L'ORIGINE DE L'AME.

3. La première question à examiner est de savoir si l'Ecriture interprétée attentivement, comme nous le faisons, depuis le début de la Genèse, permet ici le doute: ce point éclairci, nous aurons à choisir l'opinion la plus probable, ou à fixer, s'il y a incertitude absolue, les bornes où il faut savoir se renfermer. Il est incontestable, que le sixième jour Dieu fit l'homme à son image, et qu'en même temps il le créa mâle et femelle (1). Nous avons reconnu précédemment (2), que la ressemblance avec Dieu était propre à l'âme, tandis que la distinction des sexes était spéciale à la chair. Une foule de témoignages imposants, que nous avons alors discutés en détail, nous ont empêchés de rapporter au sixième jour la formation de l'homme et celle de la femme, tirés, l'un de la poussière, et l'autre d'une côte de l'homme, la formation de la femme étant évidemment postérieure à l'époque où Dieu créa toutes ses oeuvres du même coup (3). Nous avons alors essayé de formuler notre opinion sur l'âme de l'homme, et une discussion aussi complète qu'approfondie nous a conduits à croire, ou du moins à regarder comme probable que la création de l'âme chez l'homme se rattachait aux oeuvres primitives de Dieu, tandis que la formation de son corps était implicitement comprise dans le monde matériel. Par là, nous avons évité plusieurs conséquences opposées aux témoignages de l'Ecriture, par exemple, que le sixième jour l'homme aurait été formé du limon de la terre et la femme tirée d'une de.ses côtes; que l'homme n'aurait été créé. à aucun titre le sixième jour; que le corps aurait été créé en principe, tandis que l'âme, qui constitue la ressemblance de l'homme avec Dieu, ne l'aurait pas été. Enfin nous n'avons pas été contraints d'admettre un opinion qui, sans contredire l'Ecriture, est bizarre, insoutenable, et d'après laquelle l'âme de l'homme aurait été renfermée en principe dans un être spirituel créé tout exprès, sans que l'Ecriture en fit aucune mention parmi les ouvrages de Dieu, ou même qu'elle aurait été implicitement comprise dans les êtres déjà créés, au même titre qu'un enfant aujourd'hui est implicitement renfermé dans les parents qui doivent lui donner le jour, et par conséquent, qu'elle aurait été la fille d'un ange ou, ce qui est plus insoutenable encore, une transformation de la matière.

1. Gn 1,27 - 2. Ci-dessus, liv. 6,8 - 3. Si 18,1

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CHAPITRE 3.

TROIS HYPOTHÈSES SUR L'ORIGINE DE L'ÂME.

4. Mais si l'âme de la femme, loin d'être émanée de celle de l'homme, a été, comme pour celui-ci, un présent de Dieu, et que la création des âmes soit successive, il faut ou reconnaître que l'âme de la femme n'a aucun rapport avec les oeuvres de la création primitive, ou supposer que le principe de la formation des âmes a été établi en général, comme celui de la reproduction des corps, et par conséquent retomber dans l'opinion si bizarre et si insoutenable que les âmes humaines sont fille des anges, ou, ce qui révolte encore davantage, du ciel physique, et même d'un élément plus grossier encore. Puisque la vérité absolue nous est cachée, il faut examiner qu'elle est l'opinion la plus vraisemblable.
Or, il y en a trois : je viens en dernier lieu d'expliquer la première; d'après la seconde, Dieu n'aurait créé primitivement qu'une seule âme, celle du premier homme, et toutes les âmes en viendraient par une sorte de propagation; d'après la troisième, les âmes seraient successivement créées, sans avoir préexisté même virtuellement dans les oeuvres primitives des six jours. De ces trois hypothèses, les deux premières n'ont rien qui contredise la théorie de la création primitive où Dieu fit tout à la fois. En effet, que le principe de l'âme humaine ait été créé dans un être destiné à lui servir comme de père, de telle sorte que toutes les âmes y prennent naissance et soient créées par Dieu qui les donnerait aux hommes en même temps que les parents fourniraient le corps; ou que l'âme ait été créée, quand fut créé le jour, sans avoir une raison d'être préexistante, semblable à celle qui renferme implicitement un enfant dans son père, et qu'elle se soit faite comme le jour, le ciel, la terre, les luminaires du ciel;. dans les deux cas, on peut dire, en même temps que l'Ecriture : " Dieu fit l'homme à son image. "

5. Quant à la troisième hypothèse, il est bien difficile de la concilier aveu le principe incontestable que. l'homme fut créé, le sixième jour, à l'image de Dieu, et ne reçut qu'après le sixième jour une forme visible. Prétendre que Dieu crée des âmes nouvelles sans les avoir créées le sixième jour, soit en elles-mêmes, soit dans un principe qui les contint au même titre que le (267) père renferme son fils, et sans les avoir faites conjointement avec ces oeuvres à la fois inachevées et complétés dont il se reposa le septième jour; c'est rendre inutile le soin minutieux avec lequel l'Ecriture nous apprend que Dieu acheva toutes ses œuvres le sixième jour et les trouva excellentes, car c'est supposer qu'il devait après cette époque créer des substances sans les avoir formées primitivement en elles-mêmes ou dans leurs causes. Voudrait-on dire que Dieu garde en lui-même le principe selon lequel il crée au moment de la conception chaque âme en particulier au lieu de l'avoir établi dans la créature? Mais comme l'âme aujourd'hui est de la même espèce que celle qui fut donnée à l'homme le sixième jour et lui valut sa ressemblance avec Dieu, on ne saurait dire que Dieu crée aujourd'hui une âme qu'il n'aurait point alors achevée. A ce moment, en effet, il avait créé l'âme telle qu'il la crée encore aujourd'hui : par conséquent il ne crée pas aujourd'hui une espèce nouvelle, sans rapport avec les oeuvres qu'il acheva primitivement. Loin donc de s'accomplir en dehors des causes que contiennent les êtres futurs et qui ont été déposées dans l'univers, l'opération divine n'en est que le développement; les corps humains n'étant qu'une propagation à travers les siècles d'une cause primitive, c'est en vertu d'une loi analogue que doivent s'y associer les âmes, telles que Dieu les crée et les unit aux organes.

6. Nous pouvons maintenant, sans craindre de contredire l'Ecriture sur la création primitive, faire ressortir la probabilité plus ou moins grande d'une de ces trois hypothèses; entrons donc dans la question en lui donnant, avec l'aide de Dieu, tout le développement qu'elle comporte. Si nous ne pouvons arriver à ce degré d'évidence qui exclut le doute, tâchons au moins de nous former une opinion qu'on puisse adopter en attendant la pleine lumière, sans tomber dans l'absurdité. Si nous ne pouvons atteindre ce modeste résultat, si les arguments se balancent et se détruisent, nous prouverons, en restant dans le doute, que nous n'évitons pas les recherches laborieuses mais les affirmations inconsidérées. De la sorte, celui qui posséderait la vérité, daignera nous la communiquer : quant à ceux dont l'assurance tient de la présomption plus qu'elle n'est fondée sur l'autorité de l'Ecriture ou sur l'évidence du raisonnement, ils ne. dédaigneront pas de partager nos doutes.

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CHAPITRE 4.

DE QUELQUES PRINCIPES INCONTESTABLES A PROPOS DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'AME.

7. Tout d'abord, tenons pour certain que l'âme ne peut ni se changer en corps et devenir matérielle, ni dégénérer en âme déraisonnable et s'identifier avec celle des bêtes, ni enfin se confondre avec la substance divine, et qu'également ni le corps ni l'âme des bêtes ni la nature divine ne peuvent se transformer et devenir âme humaine. Un point aussi incontestable, c'est que l'âme humaine n'est et ne peut être qu'une création de Dieu. Or, si Dieu ne l'a fait sortir ni de la matière, ni d'une âme sans raison, ni de sa propre substance, la question se réduit à savoir s'il l'a tirée du néant ou d'une substance spirituelle et intelligente. Qu'il.la fasse de rien, après- avoir achevé les oeuvres où il créa tout à la fois, c'est une thèse qu'il serait par trop fort de vouloir démontrer, et s'il existe dés preuves sérieuses en faveur de cette opinion, je ne les connais pas. Qu'on ne vienne pas nous imposer des idées que l'homme ne peut comprendre; le pourrait-il, je m'étonnerais fort qu'on pût les communiquer à d'autres esprits qu'à ceux qui par leurs propres forces et sans avoir besoin des lumières d'autrui sont capables de les concevoir. En de telles matières il est plus sûr de laisser de côté les opinions humaines et de se borner à peser attentivement le sens des témoignages divins.

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CHAPITRE 5.

L'AME N'EST UNE ÉMANATION NI DES ANGES, NI DES ÉLÉMENTS, NI DE LA SUBSTANCE DIVINE.

8. L'opinion d'après laquelle Dieu donnerait les anges pour principe et comme pour pères aux âmes, ne s'appuie sur aucun témoignage des Livres canoniques : du moins je ne le connais pas..A plus forte raison ne sauraient-elles sortir des éléments matériels. On sera peut-être embarrassé par le passage du prophète Ezéchiel annonçant la résurrection des morts, qui fait venir l'esprit des quatre vents du ciel, afin qu'il les vivifie par son souffle et les ressuscite. Voici ce passage : " Le Seigneur me dit: Prophétise et adresse-toi à l'Esprit. Prophétise, fils de l'homme et dis à l'Esprit : Viens des quatre vents, souffle sur ces morts et qu'ils revivent. Je prophétisai (268) donc, comme le Seigneur me l'avait commandé, et l'Esprit entra en eux, et ils reprirent la vie, et ils se tinrent sur leurs pieds et ils formaient une troupe considérable (1). " Ces paroles cachent selon moi une prophétie et nous révèlent que les hommes ressusciteront non-seulement dans la campagne où s'est montrée la vision, mais encore dans le monde entier, désigné par les vents qui soufflent des quatre coins de l'univers. N'allons pas voir en effet la substance même de l'Esprit-Saint dans le souffle que Notre-Seigneur tira de son corps pour le répandre sur ses disciples, quand il leur dit : " Recevez l'Esprit-Saint (2), " non; Jésus-Christ révèle que le Saint-Esprit procède de lui comme le souffle procède de son corps. Mais le monde n'étant point uni à Dieu hypostatiquement, comme le corps de Jésus-Christ l'est au Verbe, Fils unique de Dieu, nous ne saurions dire que l'âme sort de la substance divine, au même titre que le souffle, qui part des quatre coins de l'univers, est formé de ses éléments. A mes yeux, ce souffle était une réalité et un symbole, comme on peut très-bien le concevoir par le souffle que le Seigneur tiré de son corps, et lors même que le prophète aurait moins exposé la résurrection de la chair, telle qu'elle doit un jour s'accomplir, qu'il n'aurait révélé par une allégorie le rétablissement inespéré d'un peuple détruit en apparence, par la vertu de l'Esprit qui a rempli l'univers (3).

1. Ez 37,9-10 - 2. Jn 20,22 - 3. Sg 1,7

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CHAPITRE 6.

TEXTES DE L'ECRITURE QUI PEUVENT S'ENTENDRE DE LA CRÉATION SUCCESSIVE ET DE LA TRANSMISSION DES AMES.

9. Voyons maintenant en faveur de quelle hypothèse l'Écriture fait pencher la balance : en d'autres termes est-il plus conforme à l'Écriture que Dieu ait créé et donné au premier homme une âme destinée à produire toutes les autres, par une loi analogue à celle qui devait faire sortir du corps d'Adam le corps de tous les hommes, ou que Dieu crée successivement les âmes comme il en a créé une pour le premier homme, sans que celle-ci ait servi de principe générateur aux autres? Le passage d'Isaïe : " C'est moi qui ai créé tout souffle (1), " tout en s'appliquant à l'âme, comme on le voit clairement par le contexte, s'explique dans les deux hypothèses. En effet, que Dieu tire les âmes de l'âme du premier homme, ou qu'il les crée d'après une loi qu'il s'est réservé d'appliquer, il est toujours et absolument le créateur des âmes.

1. Is 57,18

10. Ces paroles du Psalmiste : " Il a formé le coeur de chacun d'eux (1), " à prendre le coeur pour une expression qui désigne l'âme, se concilient également bien avec l'une ou l'autre des deux hypothèses que nous discutons. Dieu, en effet, forme chaque âme soit qu'il la tire de celle qu'il souffla sur la face du premier homme, de la même manière qu'il forme chaque corps, soit qu'il les façonne et les envoie dans chaque corps, ou même qu'il les façonne dans le corps même ou il les a envoyées. A mon sens toutefois, ces paroles ne s'appliquent qu'à la régénération qui s'accomplit chez l'âme par la vertu de la grâce et y renouvelle l'image de Dieu. " C'est la grâce, dit l'Apôtre, qui vous a sauvés par la foi. Cela ne vient pas de vous, c'est un pur don de Dieu, et non le fruit de vos oeuvres, de sorte que l'homme ne peut s'en rapporter la gloire. En effet, nous sommes son oeuvre, créés en Jésus" Christ, pour opérer de bonnes oeuvres (2). " Il ne faudrait pas voir dans cette grâce de la création une formation matérielle; il faut l'entendre d'après ces paroles du Psalmiste: " O Dieu, créez en moi un coeur pur (3). "

1. Ps 32,15 - 2. Ep 2,8-10 - 3. Ps 50,12

11. J'expliquerai encore de la même manière le passage où il est dit que Dieu façonna l'esprit de l'homme au dedans de lui (1). L'acte par lequel Dieu crée l'âme et l'envoie dans le corps y semble distinct de l'acte par lequel il la crée dans l'homme lui-même, c'est-à-dire la renouvelle. Mais supposons qu'il soit ici question de l'origine de l'homme et non de sa régénération par la grâce : ce texte peut s'expliquer dans les deux opinions. Dieu en effet peut.tirer de l'âme unique du premier homme le germe de l'âme, pour ainsi dire, et le façonner au dedans de l'homme afin de vivifier son corps; il peut encore répandre l'esprit de vie dans le corps par une autre voie que la transmission, et le façonner dans cette organisation mortelle, pour faire de l'homme une âme vivante.

1. Za 3,1

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CHAPITRE 7.

D'UN PASSAGE DE LA SAGESSE : A QUELLE HYPOTHÈSE EST-IL FAVORABLE.

12. Voici un texte du livre de la Sagesse qui demande un examen plus attentif : " J'ai reçu une âme bonne, et devenant meilleur, je m'unis à un corps pur (1). " Ce texte, en effet, semble être favorable, non à l'hypothèse selon laquelle toutes les âmes sortiraient d'une seule par propagation, mais à celle qui fait descendre les âmes d'en haut pour s'associer à un corps. "J'avais reçu une âme bonne, " qu'est-ce à dire? Il semblerait que dans le principe où les âmes sont renfermées, si toutefois ce principe existe, les unes sont bonnes, les autres non, et qu'elles en sortent selon la destinée imposée à chaque homme, ou que Dieu, au moment de la conception, de la naissance même, en crée de bonnes et de mauvaises qui se repartissent au hasard. Il serait par trop étrange que ce texte fût favorable aux partisans de la création successive des âmes plutôt qu'à ceux qui prétendent que les âmes sont envoyées dans tel ou tel corps selon les mérites qu'elles ont acquis dans une vie antérieure. Quelle autre. raison que celle des bonnes oeuvres pourrait expliquer l'arrivée d'une âme bonne ou mauvaise dans le corps d'un homme? Elles ne peuvent être telles assurément dans l'essence qu'elles tiennent de Celui quia créé toutes les substances elles a créées excellentes. Mais loin de moi la pensée de contredire l'Apôtre qui nous révèle que les enfants de Rebecca, étant encore dans son sein, n'avaient fait ni bien ni mal avant leur naissance, et qui prouve par là que cette prédiction : " L'aîné sera assujetti au plus jeune, " n'avait aucun rapport à leurs oeuvres, mais à la volonté de celui qui appelle (2). Oublions donc un moment ce passage du livre de la Sagesse; car, il faut aussi tenir compte de l'opinion vraie ou fausse d'après laquelle ces paroles concernent uniquement l'âme du Christ, Médiateur entre Dieu et les hommes. S'il le faut, nous examinerons plus bas quel est le sens de ce texte, à supposer qu'il ne s'applique pas à Jésus-Christ, de peur de contredire un dogme enseigné par l'Apôtre, en croyant que les âmes acquièrent des mérites personnels, avant de vivre unies à un corps.

1. Sg 8,19 Sg 8,29 - 2. Rm 9,10-13

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CHAPITRE 8.

D'UN PASSAGE DU PSALMISTE : QU'IL NE CONTRARIE AUCUNE DE CES HYPOTHÈSES.

13. Examinons maintenant cet autre passage "Vous retirerez leur souffle, elles détailleront dans leur poussière. Vous renverrez votre souffle, elles seront créées et vous renouvellerez la face de la terre (1). " Ces paroles semblent offrir un sens favorable à ceux qui pensent que les parents produisent l'âme aussi bien que le corps de leurs enfants. Le Psalmiste en disant " leur souffle " propre, indique une transmission d'homme à homme. Mais les hommes ne sauraient rendre le souffle aux morts pour les ressusciter, parce que loin de le recevoir d'une âme humaine comme au moment de la naissance, on le recouvre par la puissance du Dieu " qui ressuscite les morts. (2) " Voilà pourquoi le Psalmiste dit à la fois le souffle des hommes et le souffle de Dieu: le souffle des hommes quand ils meurent, le souffle de Dieu quand ils ressuscitent. D'autre part ceux qui prétendent que les âmes ne sont point transmises par les parents, mais que Dieu les envoie, peuvent concilier ce texte avec leur opinion, en disant que le souffle est propre à l'homme quand il meurt, en ce sens qu'il était en lui et qu'il en sort; et qu'il appartient à Dieu au moment de la résurrection, parce qu'il rend l'âme qu'il avait envoyée au moment de la naissance. Ainsi ce témoignage ne contredit aucune des deux hypothèses.

1. Ps 103,29-30 - 2. 2M 7,23

14. A mon sens, ce texte s'entendrait mieux de la grâce divine qui nous renouvelle intérieurement. L'orgueilleux qui vivait d'après les instincts de l'homme terrestre et qui rapportait tout à sa vanité, voit se retirer en quelque sorte son souffle propre, lorsqu'il se dépouille du vieil homme, qu'il s'abaisse, afin de bannir l'orgueil pour devenir parfait, et qu'il dit au Seigneur avec un humble aveu : " Souvenez-vous que je suis poussière (1), " après avoir entendu cet avis de l'Ecriture :." Pourquoi la cendre et la poussière s'enorgueillit-elle? Contemplant avec les yeux de la foi la justice de Dieu, pour ne plus chercher à établir la justice de ses oeuvres, (2) " il se méprise comme dit Job, se dessèche et ne voit en lui que cendre et poussière, et c'est ainsi " qu'il rentre dans sa poussière. " Mais quand il a reçu l'esprit de Dieu, il s'écrie : " Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi, (3) " et c'est ainsi que la grâce du nouveau Testament " renouvelle la face de la terre " et multiplie les saints.

1. Ps 102,14 - 2. Rm 10,3 - 3. Ga 2,20

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CHAPITRE 9.

D'UN PASSAGE DE L'ECCLÉSIASTE : QU'IL S'APPLIQUE INDIFFÉREMMENT AUX DEUX HYPOTHÈSES.

15. Quant à ce passage de l'Ecclésiaste : " Que la poudre retourne dans la terre; comme elle y avait été, et que l'esprit retourne à Dieu, qui l'a donné (1), " loin de favoriser une hypothèse aux dépens de l'autre, il s'applique indifféremment au deux. Ce texte, diront les uns, prouve bien que l'âme, loin d'émaner des parents, est donnée par Dieu; car, tandis que lit poussière, c'est-à-dire la chair qui en a été faite, rentrera dans la poussière, l'esprit retournera à Dieu qui l'avait donné. Oui sans doute, répondront les autres, l'esprit retourne à Dieu qui l'a donné au premier homme quand il souffla sur sa face (2), et la poussière, en d'autre termes, le corps humain rentrera dans la terre dont elle est venue primitivement (3). L'âme ne doit point retourner aux parents, bien qu'elle en sorte par une transmission qui remonte jusqu'au premier homme, au même que titre la chair ne retourne point après la mort aux parents, dont elle est un produit manifeste. Par conséquent, de même que la chair rentre, non dans les corps dont elle s'est formée, mais dans la terre dont elle est sortie pour composer le corps du premier homme; de même l'esprit ne retourne point aux hommes qui l'ont transmis, mais à Dieu qui l'avait uni à la chair du premier homme.

1. Si 12,7 - 2. Gn 2,7 - 3. Gn 3,19

16. Ce texte sert du moins à nous rappeler que Dieu a tiré l'âme qu'il donna au premier homme du néant, et non de quelque être préexistant, comme il tira le corps de la terre : par conséquent l'âme ne peut revenir qu'à celui là même qui l'a donnée; n'ayant point été formée d'une créature, elle n'y saurait rentrer comme le corps rentre dans la terre. Or elle n'a été formée d'aucun être, puisqu'elle a été faite de rien. C'est donc à son Créateur, à celui qui l'a faite de rien, qu'elle se rend, du moins quand elle accomplit son retour. Toutes en effet ne l'accomplissent pas, parce qu'il y a " des esprits qui passent, comme dit l'Ecriture, et qui ne reviennent point (1). "

1. Ps 78,30

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CHAPITRE 10.

IL EST DIFFICILE DE RÉSOUDRE LA QUESTION DE L'ORIGINE DE L'AME AVEC LES TEXTES DE L'ECRITURE SAINTE.

17. Il est donc bien difficile de rassembler sur cette question des passages décisifs. On peut sans doute recueillir des textes, les citer, leur donner même de longs développements; mais si on ne peut en déduire des vérités aussi incontestables que la création de l'âme par Dieu, et le don qu'il y en a fait au premier homme, je ne vois plus comment on pourrait trouver dans les témoignages de l'Écriture la solution du problème. S'il avait été écrit que Dieu souffla également sur la face de la femme, après l'avoir formée, et qu'elle devint ainsi une âme vivante, ce serait pour lui un rayon de lumière, et nous pourrions croire que l'âme associée aux organes n'est. point une émanation de l'âme des parents. Toutefois il resterait encore à savoir ce qu'on devrait penser de la génération, acte d'après lequel l'homme sort d'un autre homme. Car la première femme ne se forma point par cette voie, et à ce titre, on pourrait dire que l'âme qu'elle reçut de Dieu ne fut point une émanation de celle d'Adam, puisqu'elle n'en sortit point comme un enfant de son père. Si seulement l'Écriture nous avait révélé que le premier enfant d'Adam et d'Eve reçut son âme, non par propagation, mais par un don d'en haut, c'est alors qu'on aurait pu induire la même chose pour toutes les âmes, malgré le silence des livres saints.

1311

CHAPITRE 11.

DU PASSAGE DE SAINT PAUL RELATIF AU PÉCHÉ ORIGINEL, ET DU BAPTÊME DES ENFANTS.

18. Examinons encore un passage de l'Apôtre et voyons si, sans contredire ces hypothèses, il se concilie également avec chacune d'elles;. voici ce passage : " Un seul homme a introduit le péché dans le monde et par le péché la mort, qui a ensuite passé dans tous les hommes, tous ayant péché en lui; " et un peu plus bas : " De même donc que par le péché d'un seul, tous les hommes sont tombés dans la condamnation de la mort, ainsi par la justice d'un seul tous ont reçu la justification de la vie. Car de même que par la désobéissance d'un seul, beaucoup (271) ont été faits pécheurs, ainsi par l'obéissance d'un seul beaucoup deviendront justes (1). " C'est sur ce passage de l'Apôtre que les partisans de l'hypothèse de la propagation des âmes cherchent à édifier leur système. S'il n'y que la chair, disent-ils, pour avoir péché et pour rendre pécheur, ces paroles n'entraînent pas rigoureusement pour conséquence que les âmes des parents produisent celles des enfants: mais si l'âme seule pèche, quelque amorce que lui jette la chair, comment admettre " que tous aient péché en Adam, " sans reconnaître que leur âme, comme leur corps, soit issue d'Adam? Comment seraient-ils devenus pécheurs par la désobéissance d'un seul, si leur âme comme leur corps n'avait point péché en lui?

1. Rm 5,12 Rm 5,18-19

19. Prenons garde en effet de faire de Dieu l'auteur du péché, en supposant qu'il associe l'âme à un corps qui la condamne à pécher, ou bien d'admettre qu'indépendamment de Jésus-Christ, le seul qui n'ait point péché en Adam, d'autres âmes peuvent s'affranchir du péché originel sans le concours de la grâce, en reconnaissant que le péché originel est relatif au corps qu'on tient d'Adam, et non à l'âme. Cette dernière opinion est si opposée à la foi catholique, que les parents s'empressent de faire recevoir à leurs enfant nouveau-nés la grâce du saint Baptême. Or, si le baptême affranchit du péché originel en ce qui touche le corps, sans purifier l'âme, on pourrait se demander avec raison quel malheur il résulterait pour les âmes de sortir du corps, avant le baptême, dans un âge si tendre. La vertu de ce sacrement ne s'étend-elle qu'à la chair, sans produire aucun effet sur l'âme? Il faudrait alors baptiser jusqu'aux morts. Mais, comme nous voyons par la pratique constante de l'Eglise, qu'on se précipite au secours de ceux qui vivent encore, dans la crainte de rencontrer un cadavre pour lequel il n'y aurait plus rien à faire, il faut bien en conclure, à mon sens, qu'il n'y a point de nouveau-né qui ne soit un Adam, en corps et en âme, et qui n'ait besoin de la grâce de Jésus-Christ. En effet, cet âge est incapable par lui-même de faire le bien et le mal, et l'âme serait en ce moment innocente et pure, si elle ne sortait d'une tige corrompue. Que les partisans de l'opinion contraire démontrent qu'une telle âme subit une juste condamnation, quand elle quitte le corps avant le baptême; ils auront accompli un prodige de logique.


Augustin, De la Genèse 1218