Augustin sur Jean 123

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CENT VINGT-TROISIÈME TRAITÉ

Jn 21,12-19

LE GRAND DEVOIR DES PASTEURS

DEPUIS CES PAROLES DE JÉSUS: "VENEZ, MANGEZ", JUSQU'A CES AUTRES: "OR, IL DIT CELA, MARQUANT PAR QUELLE MORT IL DEVAIT GLORIFIER DIEU".


Après la pêche miraculeuse, Jésus se mit à table avec les sept disciples: d'abord, on servit du poisson rôti et du pain, emblèmes de l'aliment céleste qui fait notre nourriture à la sainte Table. Ensuite, Jésus demanda par trois fois à Pierre, s'il l'aimait, et sur la réponse affirmative de celui-ci, il lui confia ses brebis et ses agneaux. La triple protestation d'amour de Pierre, était une réparation de son triple reniement: c'était aussi, pour tous les pasteurs, une leçon; car, pour paître réellement le troupeau du Christ qui leur est confié, ils doivent aimer Dieu plus qu'eux-mêmes, et l'aimer, s'il le faut, jusqu'à mourir pour lui.


1. Le bienheureux apôtre Jean termine son Evangile en faisant le récit de la troisième apparition du Christ à ses disciples après sa résurrection: nous avons donné, de notre mieux, l'explication de la première partie de ce récit, jusqu'à l'endroit où il est dit que les (151) disciples, auxquels il s'était alors manifesté, avaient pris cent cinquante-trois poissons, sans que, malgré leur nombre et leur grosseur, le filet vint à se rompre. Il nous reste à examiner ce qui suit, et, avec l'aide de Dieu, à en disserter autant que la chose nous semblera l'exiger.

La pêché terminée, "Jésus leur dit: Venez, mangez. Et aucun de ceux qui étaient assis n'osait lui demander: Qui êtes-vous? car ils savaient que c'était le Seigneur". S'ils le savaient, à quoi bon l'interroger? Et s'ils n'avaient pas besoin de le faire, pourquoi Jean a-t-il dit: "Ils n'osaient pas?" comme s'ils en éprouvaient le besoin sans oser le faire, parce qu'ils auraient été retenus par un sentiment de crainte. Voici le sens de ce passage: l'apparition de Jésus à ses disciples était revêtue de signes de vérité si évidents, qu'aucun d'eux n'osait ni la nier, ni même la révoquer en doute; si, en effet, quelqu'un d'entre eux en doutait, c'était, pour lui, un devoir de s'en assurer par une question. L'Evangéliste a donc dit: "Personne n'osait lui demander: Qui êtes-vous?" pour dire personne n'osait douter de ce qu'il était.

2. "Et Jésus vint, et il prit du pain et leur en donna, ainsi que du poisson". Voilà bien le menu de leur repas: si nous y prenons part, nous en dirons nous-mêmes quelque chose de suave et de salutaire. D'après le récit antérieur de l'écrivain sacré, quand les disciples descendirent à terre, "ils y virent des charbons allumés et du poisson dessus, et du pain". On ne doit point comprendre ce passage en ce sens que le pain ait été aussi placé sur les charbons; il faut sous-entendre Ils virent. Si maintenant nous mettons ce mot à la place où il faut le sous-entendre, la phrase pourra être celle-ci: Ils virent des charbons allumés' et du poisson dessus, et ils aperçurent du pain; ou mieux encore: lis virent des charbons allumés et du poisson dessus; ils aperçurent aussi du pain. Sur l'ordre du Sauveur, ils apportèrent encore quelques-uns des poissons qu'ils avaient pris quoique Jean n'ait point relaté ce fait d'une manière expresse, il est sûr, néanmoins, qu'il n'a point passé sous silence l'ordre donné par le Christ; car Jésus dit: "Apportez quelques-uns des poissons que vous avez pris tout à l'heure (1)". Est-il, en effet, possible


1. Jn 21,9-10.

de croire qu'ils n'auraient point exécuté ses ordres? Tels furent donc les mets dont se composa le repas donné par le Sauveur à ses Sept disciples; le poisson qu'ils avaient vu sur les charbons ardents, et auquel ils avaient ajouté quelques-uns de ceux qu'ils venaient de prendre; puis le pain que, suivant le récit évangélique, ils avaient aussi aperçu. Le poisson rôti, c'est le Christ mort en croix; il est encore le pain descendu du ciel (1). L'Eglise lui est incorporée pour entrer en participation de la béatitude éternelle. "Apportez quelques-uns des poissons que vous venez de prendre". Nous tous, qui nourrissons dans nos coeurs cette espérance, nous devons le comprendre à ces paroles; nous participons à cet ineffable sacrement dans la personne des sept disciples, qu'on peut considérer ici comme nous figurant tous; par là même nous sommes en eux associés à ce bonheur. Tel fut le repas que le Sauveur prit avec ses disciples; c'est par là que Jean a terminé son Evangile, quoiqu'il eût à raconter encore beaucoup d'autres choses, et des choses, à mon avis, très-importantes; car il avait vu des événements extrêmement dignes de fixer notre attention.

3. "Ce fut la troisième fois que Jésus se manifesta à ses disciples après sa résurrection". Ceci a trait, non pas aux manifestations du Sauveur, mais aux jours où elles ont eu lieu; c'est-à-dire, au jour de la résurrection; puis à celui où, après une semaine, Thomas vit et crut; enfin, au jour où Jésus opéra ce qu'on vient de raconter de la pêche miraculeuse; combien de temps après la résurrection ce miracle eut-il lieu? L'écrivain sacré ne l'a pas dit. Le premier jour, en effet, le Sauveur se montra plusieurs fois, comme l'attestent les témoignages des quatre évangélistes. Mais, suivant la remarque que nous en avons faite, il faut compter les manifestations de Jésus d'après les jours; autrement, celle-ci ne serait pas la troisième. N'importe combien de fois et à combien de personnes Jésus se soit montré le jour de sa résurrection, comme toutes ces apparitions ont eu lieu le même jour, elles ne doivent compter que pour une seule et même apparition, qui serait la première; la seconde s'est faite huit jours après, ensuite la troisième dont nous parlons; enfin, toutes celles qu'il lui plut de


1. Jn 6,41.

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faire jusqu'au quarantième jour où il monta au ciel, et dont le texte saint ne fait pas mention.

4. "Après donc qu'ils eurent mangé, Jésus dit à Simon Pierre: Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci? Oui, Seigneur, lui répondit-il, vous savez que je vous aime. Jésus lui dit: Pais mes brebis. "Il lui dit une seconde fois: Simon, fils de Jean, m'aimes-tu? Pierre lui répondit: Oui, Seigneur, vous savez que je vous aime. Jésus lui dit: Pais mes agneaux. Il lui dit pour la troisième fois: Simon, fils de Jean, m'aimes-tu? Pierre fut, contristé de ce qu'il lui demandait pour la troisième fois: M'aimes-tu? Il lui dit: Seigneur, vous connaissez tout; vous savez que je vous aime. Il lui dit: Pais mes brebis. En vérité, en vérité, je te le dis; lorsque tu étais plus jeune, tu te ceignais toi-même, et tu allais où tu voulais; mais lorsque, dans ta vieillesse, tu étendras tes mains, un autre te ceindra et te conduira où tu ne voudras pas. Or, il dit cela, marquant par quelle mort il devait glorifier Dieu". Ainsi devait finir l'homme qui avait renié son maître, et qui l'aimait si vivement, cet homme élevé par sa présomption, jeté à terre par son reniement, purifié par ses larmes, éprouvé par sa confession, couronné à cause de ses souffrances; oui, il devait finir, en mourant victime de son amour sans bornes pour celui avec qui un empressement coupable lui avait fait promettre de mourir. Affermi par la résurrection de son Maître, puisse-t-il accomplir ce qu'il avait prématurément promis, lorsqu'il était faible! Il fallait que le Christ mourût d'abord pour le salut de Pierre, et qu'ensuite Pierre mourût pour annoncer le Christ. Ce que l'humaine témérité avait conduit à un commencement d'exécution, devait se faire ensuite; car la Vérité éternelle avait préparé cet enchaînement régulier des événements. Pierre croyait donner sa vie pour le Christ (1), pour son libérateur, et c'était lui qui devait être délivré; car le Christ était venu mourir pour toutes ses brebis, et Pierre était du nombre; c'est ce qui a déjà eu lieu. Maintenant soyons fermement décidés à souffrir la mort pour le nom du Seigneur, et cette fermeté réelle, puisons-la dans le secours de la grâce, et ne l'attendons pas d'une présomption trompeuse,


1. Jn 13,37.

car elle ne serait que de la faiblesse; voici le moment de ne point craindre la fin violente de la vie présente: en ressuscitant, le Sauveur nous a donné la preuve exemplaire d'une autre vie. O Pierre, c'est aujourd'hui que vous ne devez plus redouter de mourir; car celui-là est vivant, dont la mort vous faisait pleurer, et que vous vouliez, par un sentiment d'affection charnelle, empêcher de mourir pour nous (1). Vous n'avez pas craint de prendre le pas sur votre guide, et la vue de son ennemi vous a fait trembler; le prix de votre rachat a été versé, c'est maintenant à vous de suivre votre Rédempteur, et de le suivre même jusqu'à la mort de la croix. Vous êtes sûr de sa véracité, vous avez entendu ses paroles; il vous avait prédit que vous le renieriez; il vous prédit aujourd'hui que vous souffrirez.

5. Mais, auparavant, le Sauveur demande à Pierre une fois, deux fois, trois fois, ce qu'il sait déjà, c'est-à-dire s'il l'aime; et trois fois Pierre ne lui répond que par une protestation d'amour, et trois fois il ne fait à Pierre d'autre recommandation que celle de paître ses brebis. A un triple reniement succède une triple confession: ainsi la langue de Pierre n'obéit pas moins à l'affection qu'à la crainte, et la vie présente du Sauveur lui fait prononcer autant de paroles, que la mort imminente de son Maître lui en avait arrachées. Si, en reniant le pasteur, Pierre donna la preuve de sa faiblesse, qu'il donne la preuve de son affection en paissant le troupeau du Seigneur. Quiconque fait paître les brebis du Christ, de manière à vouloir en faire, non pas les brebis du Christ, mais les siennes prepres, celui-là est, par là même, convaincu de s'aimer lui-même et de n'aimer pas le Christ: il prouve qu'il se laisse conduire par le désir de la gloire, de la domination, de l'agrandissement temporel, et non par un élan du coeur, qui le porte à obéir, à se dévouer et à plaire à Dieu; contre de telles gens s'élève la parole prononcée trois fois de suite par le Christ: ce sont de telles gens, que l'Apôtre gémit de voir chercher leur avantage, au lieu de chercher celui de Jésus-Christ (2). Que signifient, en effet, ces paroles: "M'aimes-tu? Pais mes brebis?" N'est-ce pas dire, en d'autres termes: Si tu m'aimes, ne songe point à te nourrir toi-même, mais pais


1. Mt 16,21-22. - 2. Ph 2,21.

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mes brebis, et pais-les, non pas comme les tiennes, mais comme les miennes; travaille à les faire concourir à ma gloire, et non à la tienne; étends sur elles mon empire, et non le tien; cherche en elles, non ton profit, mais uniquement mon avantage: par là, tu ne seras point de ceux qui aiment cette vie si dangereuse, qui fixent leurs affections sur eux-mêmes et sur tout ce qui se rattache à ce monde, source de tous les maux. Immédiatement après avoir dit: "Il y aura des hommes amateurs d'eux-mêmes", l'Apôtre continue en ces termes: "Avares, fiers, superbes, médisants, désobéissant à leurs pères et à leurs mères, ingrats, impies, irréligieux, dénaturés, sans foi et sans parole, calomniateurs, intempérants, inhumains, ennemis des gens de bien, traîtres, insolents, enflés a d'orgueil, ayant plus d'amour pour la volupté que pour Dieu, qui auront l'apparente de la piété, mais qui n'en auront pas la réalité (1)". Tous ces maux dérivent, comme de source, du premier que Paul indique: "Amour de soi-même". Aussi Jésus dit-il à Pierre: "M'aimes-tu?" Et celui-ci répondit: "Je vous aime"; et entend-il ces paroles: "Pais mes agneaux". Voilà pourquoi ces demandes et ces réponses se renouvellent une seconde et une troisième fois. Ce passage est aussi la preuve que l'amour et la dilection sont une seule et même chose; car, à la fin, le Sauveur ne dit plus: "As-tu pour moi de la dilection?" Mais: "As-tu pour moi de l'amour? Ne nous aimons donc pas nous-mêmes; aimons Jésus, et, à paître ses brebis, cherchons son avantage et non pas le nôtre. Je ne sais comment il se fait que quiconque s'aime au lieu d'aimer Dieu, ne s'aime pas lui-même, et que celui qui aime Dieu au lieu de s'aimer, s'aime en réalité lui-même. Quand on aime celui qui donne la vie, ne pas s'aimer, c'est s'aimer véritablement: si, alors, on ne s'aime pas, c'est uniquement pour reporter ses affections sur celui qui nous donne la vie. Ils ne doivent donc pas être amateurs d'eux-mêmes, ceux qui paissent les brebis du Christ, afin de les paître, non comme les leurs, mais comme les siennes, et comme s'ils voulaient en retirer leur propre avantage à la manière "des amateurs de l'argent". Ils ne doivent ni les commander comme "des superbes", ni s'enorgueillir des honneurs


1. 2Tm 3,1-5.

qu'elles leur procurent, comme des hommes "bouffis d'amour-propre", ni chercher à réussir jusqu'à devenir hérétiques, comme "des blasphémateurs", ni résister aux saints pères, comme des enfants "rebelles "à leurs parents"; ni rendre le mal pour le bien, "comme des ingrats", à ceux qui veulent les corriger pour les empêcher de périr; ni donner le coup de la mort à leur âme et à celle des autres, comme "des assassins"; ni déchirer le sein de l'Eglise, leur mère, comme "des gens sans religion"; ni rester insensibles aux douleurs humaines, comme "des personnes dénaturées"; ni s'efforcer de salir la réputation des saints, comme "des calomniateurs; ni se laisser entraîner sans résistance aux penchants les plus désordonnés, comme "des intempérants"; ni susciter des chicanes, comme "des hommes sans douceur"; ni refuser de secourir les malheureux, comme "des gens privés de sentiments d'humanité"; ni faire connaître aux ennemis des vrais chrétiens, ce qu'ils savent destiné à rester inconnu, comme "des traîtres"; ni blesser l'honnêteté naturelle par des procédés honteux, comme "des libertins"; ni n'entendre ce qu'ils disent et ce qu'ils affirment (1), comme "des personnes aveuglées"; ni préférer les plaisirs charnels aux joies spirituelles, comme "ceux qui ont plus d'amour pour la volupté que pour Dieu". Qu'ils soient tous ensemble le partage du même homme, ou qu'ils appartiennent ceux-ci à l'un, ceux-là à l'autre, tous ces vices et leurs pareils sortent d'une certaine manière de la même racine, c'est-à-dire "de l'amour exclusif" des hommes "pour eux-mêmes". Ce vice de l'égoïsme, voilà ce que doivent, avant tout, éviter ceux qui font paître les brebis du Christ, afin de ne pas rechercher leur avantage préférablement à celui de Jésus-Christ, et de ne point faire servir à la satisfaction de leurs convoitises ceux en faveur desquels le Sauveur a répandu son sang. Celui qui paît les brebis du Christ, doit avoir pour lui un amour si vif et porté à un si haut point, qu'il devienne supérieur à la crainte naturelle de la mort, qui nous saisit et nous épouvante, lors même que nous désirons vivre avec notre Rédempteur. En effet, l'apôtre Paul assure qu'il éprouve un ardent désir d'être dégagé des liens du corps


1. 1Tm 1-7.

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et d'être avec Jésus-Christ (1). Néanmoins, il gémit comme écrasé sous le poids de son corps, et il souhaite, non pas d'en être dépouillé, mais d'être revêtu par-dessus, en sorte que ce qu'il y a de mortel soit absorbé par la vie (2). Et Jésus dit à Pierre qui l'aimait: "Lorsque tu seras vieux, tu étendras les mains, et un autre te ceindra et te conduira où tu ne voudras pas. Or, il dit cela, marquant par quelle mort il devait glorifier Dieu. Tu étendras tes mains", c'est-à-dire, tu seras crucifié. Pour cela faire, "un autre te ceindra, et te conduira", non pas où tu voudras, mais "où tu ne voudras pas". Le Sauveur dit d'abord ce qui devait avoir lieu, puis la manière dont la chose se ferait. Si Pierre a été conduit où il ne voulait pas, c'est évidemment quand il a été conduit au supplice de la croix, et non quand il y a été attaché: une fois crucifié, il est allé, non où il ne voulait pas, mais bien plutôt où il voulait; car il désirait être délivré de son corps et se trouver avec le Christ; il souhaitait d'entrer dans la vie éternelle sans éprouver, si c'était possible, la pénible épreuve de la mort: cette épreuve, il l'a subie malgré lui, mais il en est sorti de son plein gré: il a été amené à l'endurer, en dépit de ses répugnances; mais il en a volontiers triomphé, en se dépouillant de ce sentiment de faiblesse qui rend la mort odieuse à tous, et qui nous est naturel au point d'avoir subsisté dans le bienheureux Pierre malgré les nécessités de la vieillesse et ces paroles du Sauveur: "Lorsque tu seras devenu vieux", on te conduira "où tu ne


1. Ph 1,23. - 2. 2Co 5,4.

voudras pas". C'est pour nous consoler, que le Christ a transformé en sa personne ce sentiment de faiblesse, au moment où il a dit "Père, si c'est possible, que ce calice passe loin de moi (1)". Certainement, il était venu pour subir la mort: sa mort devait être l'effet, non de la nécessité, mais de sa volonté il devait donner sa vie par un acte de sa puissance, comme la même puissance devait la lui rendre. Mais si amère que puisse être pour nous l'épreuve de la mort, la vivacité de notre amour pour Celui qui a bien voulu mourir en notre faveur, bien qu'il fût notre vie, doit nous en rendre victorieux. Si cette épreuve ne nous était point pénible, ou si elle était facile à supporter, l'auréole de gloire des martyrs ne serait point si brillante; mais puisque après avoir donné sa vie pour ses brebis (2), le bon pasteur s'est choisi, parmi elles, un si grand nombre de martyrs, qu'à bien plus forte raison doivent lutter jusqu'à la mort pour la vérité, et résister au péché jusqu'au sang, les hommes a qui il confie le soin de paître son troupeau, c'est-à-dire de l'instruire et de le gouverner! Puisqu'il nous a d'abord donné l'exemple de ses souffrances, il est facile de le voir, c'est pour les pasteurs une obligation d'autant plus stricte d'imiter le bon pasteur, que beaucoup de brebis ont suivi ses traces; car s'il n'y a qu'un pasteur et un troupeau, les pasteurs eux-mêmes sont, à son égard, de véritables brebis. Dès lors qu'il a souffert pour tous, tous sont devenus ses brebis; et afin de souffrir pour tous, il est devenu lui-même brebis.


1. Mt 26,39. - 2. Jn 10,18 Jn 10,11.



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CENT VINGT-QUATRIÈME TRAITÉ

Jn 21,19-25

LES DEUX VIES

DEPUIS CES PAROLES: "ET LORSQU'IL EUT AINSI PARLÉ, IL LUI DIT: SUIS-MOI", JUSQU'À LA FIN DE L'ÉVANGILE.


A la fin de sa troisième apparition, le Sauveur dit à Pierre: "Suis-moi", et, en parlant de Jean: "Je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne". Certains interprètes supposent, d'après ces dernières paroles, et d'après certains faits plus ou moins avérés, que l'apôtre Jean n'est pas mort et ne mourra pas avant la fin du monde. Mais l'explication la plus plausible de ce passage est celle-ci . Pierre représenté la vie du temps, vie de peines et de tourments, où l'amour de Dieu est plus vif; parce qu'on y désire plus ardemment l'heure de la délivrance: Jean figure la vie du ciel, où l'on est heureux, et par ce motif, moins aimant: de là, il suit que Pierre était moins aimé du Sauveur, et que Jean l'était davantage.



1. Pourquoi, au moment où il se montra pour la troisième fois à l'apôtre Pierre, le Sauveur lui adressa-t-il ces paroles: "Suis-moi", tandis qu'en parlant de l'apôtre Jean, il dit: "Je veux que celui-ci demeure jusqu'à ce que je vienne; que t'importe?" C'est là une difficulté peu facile à résoudre. Autant que Dieu nous le permettra, nous consacrerons, à la traiter ou à la résoudre, notre dernière instruction sur cet ouvrage. Après avoir annonce d'avance à Pierre le genre de mort par lequel il glorifierait Dieu, Jésus lui dit: "Suis-moi. Pierre, se retournant, vit ce disciple que Jésus aimait, celui qui, pendant la cène, s'était reposé sur son sein et lui avait dit: Seigneur, qui vous trahira? Pierre donc, l'ayant vu, dit à Jésus: Seigneur, qu'arrivera-t-il à celui-ci? Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne; que t'importe? Toi, suis-moi. Le bruit se a répandit parmi les frères que ce disciple ne a mourrait pas. Et Jésus ne dit pas: Il ne mourra pas; mais: Je veux qu'il demeure a ainsi jusqu'à ce que je vienne; que t'importe?" Ainsi se pose, dans cet Evangile, la difficulté en question; par sa profondeur, elle n'embarrasse pas peu l'esprit de celui qui cherche à en pénétrer le mystère. Pour quel motif le Sauveur dit-il à Pierre: "Suis-moi", sales le dire à tous ceux qui étaient là avec lui? Evidemment, ils le suivaient en qualité de disciples, comme leur maître. Si nous trouvons que ce passage a trait à sa passion, pouvons-nous dire que Pierre seul a souffert pour défendre la vérité chrétienne? N'y avait-il pas, au nombre de ces sept Apôtres, un autre fils de

Zébédée, frère de Jean, qui, après l'ascension du Sauveur, a été certainement mis à mort par Hérode (1)? Mais, dira quelqu'un, puisque Jacques n'a pas été crucifié, c'est avec raison que Jésus a dit à Pierre: "Suis-moi". Car il a subi, non-seulement la mort, mais aussi la mort de la croix, comme le Christ. Supposons qu'il en soit de la sorte, si nous ne pouvons trouver aucune autre explication plus plausible; pourquoi donc le Sauveur a-t-il dit de Jean: "Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne; que t'importe?" tandis qu'il a plusieurs fois adressé à Pierre ces paroles: "Toi, suis-moi"; comme si celui-là ne devait pas le suivre, parce que le Maître voulait qu'il demeurât ainsi jusqu'à sa venue? Est-il possible d'attribuer à ces paroles un sens différent de celui qu'y attachaient les frères alors présents; c'est-à-dire, que ce disciple devait, non pas mourir, mais rester en cette vie jusqu'à la venue de Jésus? Jean nous a lui-même interdit une interprétation en ce sens, car il nous a formellement déclaré que le Sauveur n'a pas dit cela. En effet, pourquoi a-t-il ajouté: "Jésus ne dit point: Il ne meurt pas?" C'est évidemment afin de ne pas laisser l'erreur se glisser dans l'esprit des hommes.

2. L'on peut néanmoins, si on le trouve bon, faire une nouvelle objection: reconnaître comme vrai le récit de Jean et avouer que le Sauveur n'a pas dit que ce disciple ne mourrait pas, mais n'attribuer aux paroles citées par l'écrivain sacré que le sens qui en ressort naturellement, et, en conséquence,


1. Ac 12,2.

156


soutenir que l'apôtre Jean vit toujours; car, dans son sépulcre à Ephèse, il est plutôt plongé dans un sommeil que dans un réel état de mort. Pour preuve, on peut citer ce fait, qu'à son tombeau, la terre remue d'une manière sensible et paraît presque bouillonner sous l'effort de sa respiration, et soutenir cela constamment et avec opiniâtreté. Il est sûr que plusieurs y ajoutent foi, puisque quelques-uns regardent Moïse lui-même comme vivant encore; car il est écrit que son sépulcre est inconnu (1), qu'il a apparu sur la montagne avec le Sauveur (2), et qu'on y a vu, en même temps, Elie, signalé, par l'Écriture, non comme mort, mais comme enlevé au ciel (3). Cette opinion ferait supposer que le corps de Moïse n'a pu être ni placé en un lieu si dérobé qu'il fût impossible aux hommes de le découvrir, ni rappelé pour un moment à la vie par l'action de la Divinité, afin d'apparaître avec Elie à côté du Christ: les corps d'un grand nombre de saints n'ont-ils pas ressuscité pour quelques instants, au moment de la mort du Sauveur, et, après sa résurrection, n'ont-ils pas apparu à un grand nombre de personnes dans la ville sainte, comme l'atteste l'Écriture (4)? Néanmoins, selon que je l'ai dit en commençant, certaines gens nient le fait de la mort de Moïse, malgré le témoignage positif de l'Écriture elle-même, qui l'affirme à l'endroit où elle dit qu'on n'a jamais pu découvrir nulle part la trace de son tombeau; à plus forte raison, y a-t-il des personnes pour soutenir que Jean vit encore, et dort au sein de la terre, à cause de ces paroles du Sauveur: "Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne". Au dire de certaines personnes, et certaines écritures, quoique apocryphes, mentionnent le fait, quand cet Apôtre donna l'ordre de préparer son sépulcre, il assistait plein de santé au travail des ouvriers: immédiatement après que la fosse eut été creusée, et qu'on eut mis la dernière main à la préparer, il s'y coucha comme dans un lit, et mourut. Si vous en croyez ceux qui interprètent en ce sens les paroles précitées du Christ, Jean n'était pas réellement mort, mais ressemblait seulement à un mort, au moment où il s'était couché dans sa tombe; il dormait, quand on l'ensevelit, et l'on s'imaginait qu'il était privé de vie: ainsi


1. Dt 34,6. - 2. Mt 17,3. - 3. 2R 2,11. - 4. Mt 27,52-53.


demeurera-t-il, jusqu'à ce que vienne le Christ, et toujours il fera voir qu'il n'est pas mort par la poussière qui sortira de son tombeau, et cette poussière, à ce que l'on croit, il la soulèvera en dormant, par le souffle de sa respiration, de manière à 1a faire monter des profondeurs de sa fosse jusqu'au dehors. J'estime qu'il serait oiseux de réfuter une pareille opinion. C'est à ceux qui connaissent le lieu de la sépulture de l'Apôtre de voir si la terre y remue et s'y tourmente, comme on veut bien le prétendre; quoi qu'il en soit, des hommes graves nous ont affirmé la réalité du fait.

3. En attendant, ne nous opposons point à cette opinion, pour ne pas voir surgir une difficulté nouvelle, et ne pas être obligés de dire pourquoi la terre qui recouvre un corps mort semble vivre et respirer. Pour répondre à cette grave question ne peut-on pas dire Par un grand prodige, tel que le Tout-Puissant peut en opérer, un corps vivant n'est-il pas capable de dormir sous terre jusqu'à la consommation des siècles? Mais alors se présente un autre embarras, une difficulté plus grande; la voici:Jésus aimait Jean bien plus vivement que tous les autres disciples; aussi lui permit-il de reposer sur sa poitrine; pour. quoi alors lui accorder, comme une insigne faveur, un long sommeil corporel, tandis que, par un très-glorieux martyre, le bienheureux Pierre fut délivré du poids de son corps et obtint la grâce après laquelle soupirait l'apôtre Paul, quand il prononçait et écrivait ces paroles: "Je désire être dégagé des liens de mon corps, et me trouver avec le Christ (1)?" Supposé, au contraire, que, suivant l'opinion commune, Jean ait affirmé que le Sauveur a dit: "Il ne meurt pas", pour empêcher de donner à ces paroles de son Evangile un tel sens; supposé aussi que son corps ait été aussi réellement privé de vie au moment où il fut mis dans le tombeau; supposé enfin que ce qui se dit soit bien vrai, à savoir, que sur ce corps la terra se soulève et se gonfle, on peut toujours donner cette explication du fait: ou bien, il se produit pour faire connaître combien la mort de Jean a été précieuse devant Dieu, bien que le persécuteur ne l'ayant point fait mourir pour la défense de la foi, il ne se soit point illustré par le martyre; ou bien, ce fait a lieu pour


1. Ph 1,23.

157


quelque autre motif inconnu de nous. Reste maintenant à savoir pourquoi Jésus, parlant d'un homme destiné à mourir, a dit: "Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne".

4. Autre question à élucider, elle concerne les apôtres Pierre et Jean: y aurait-il quelqu'un pour ne pas chercher à l'éclaircir? Pourquoi Jean a-t-il été l'objet des prédilections du Sauveur, tandis que Pierre a aimé le Christ plus que les autres? N'importe en quel endroit Jean parle de lui-même, il ne se nomme pas; mais, pour se faire reconnaître, il dit que Jésus l'aimait, comme si le Sauveur n'aimait que lui; par ce signe il se distinguait des autres disciples que le Christ affectionnait certainement aussi. Alors, s'il ne voulait point se faire connaître comme l'objet des prédilections de Jésus, que voulait-il dire en parlant de la sorte? Il est sûr qu'il ne mentait pas. Maintenant, Jésus pouvait-il donner à Jean un témoignage plus sensible de sa prédilection, que celui de le laisser. seul reposer sur son coeur, quand ses collègues profitaient comme lui des bienfaits du Sauveur? Que Pierre ait aimé son Maître plus que tes autres disciples, on peut en fournir des preuves en grand nombre; mais il serait trop long de les citer toutes, bornons-nous à celle que nous présente une précédente leçon. Vous avez entendu cette leçon, il y a peu de temps; elle avait pour thème la troisième apparition du Sauveur: la preuve en question ressort avec évidence de ce passage où le Sauveur adresse à Pierre cette demande: "M'aimes-tu plus que ceux-ci?" Le Christ savait certainement quelles étaient les dispositions de son Apôtre; néanmoins, il a voulu l'interroger, afin que nous, qui lisons l'Evangile, nous connaissions aussi, par les questions de l'un et les réponses de l'autre, l'amour de Pierre pour son maître. Pierre a répondu: "Je vous aime", sans ajouter Plus que ceux-ci; et ce qu'il disait était conforme à ce qu'il savait de lui-même. Dans l'impossibilité de voir ce qui se passait dans le coeur d'autrui, était-il, en effet, à même de savoir jusqu'à quel point les autres l'aimaient? En prononçant les paroles précitées: "Oui, Seigneur, vous le savez (1)", il a suffisamment déclaré lui-même qu'eu l'interrogeant le Christ savait ce qu'il lui demandait. Jésus


1. Jn 21,15-16.

n'ignorait donc ni que Pierre l'aimait, ni qu'il l'aimait plus que les autres Apôtres. Toutefois, si nous cherchons à savoir lequel vaut le mieux de celui qui aime plus ou de celui qui aime moins Jésus-Christ, pourrons-nous hésiter un instant de répondre que c'est celui qui l'aime davantage? Si, d'autre part, nous nous demandons lequel est le meilleur de celui que le Seigneur aime le plus ou de celui qu'il aime le moins, nous nous prononcerons, sans aucun doute, en faveur du premier. Dans la première hypothèse, nous préférerons Pierre à Jean, et nous donnerons à Jean la préférence sur Pierre, dans la seconde. Nous faisons maintenant une troisième question: Quel est le meilleur des deux disciples? Est-ce celui qui aime moins vivement que son condisciple le Sauveur Jésus, et qui pourtant est l'objet des prédilections du Christ? Ou bien, est-ce celui que Jésus aime davantage, sans rencontrer en lui autant d'affection que dans l'autre? Ici, la réponse est embarrassante à faire, et la question se complique. A mon avis, cependant, je pourrais répondre que celui qui aime plus le Christ est le meilleur, et que celui qui en est aimé davantage est le plus heureux; mais, pour cela, il me faudrait connaître, aussi bien que je la défendrais, la justice que montre notre Libérateur à aimer moins celui qui l'affectionne plus ardemment et aimer davantage celui qui l'affectionne d'une manière moins vive.

5. Avec le secours de ce Dieu, dont la miséricorde est évidente et dont la justice se voile à nos yeux, je tâcherai, autant qu'il voudra bien me le permettre, d'élucider cette question si obscure; elle a été, jusqu'à présent, proposée à nos investigations, mais nous ne l'avons pas encore résolue. Pour cela faire, voici quel moyen préliminaire nous emploierons:nous nous rappellerons que nous traînons une vie misérable dans un corps qui se corrompt et appesantit notre âme (1). Mais, parce que le Médiateur nous a rachetés et que nous avons reçu le gage de l'Esprit-Saint, nous avons dans le coeur l'espérance d'une vie bienheureuse, quoique nous n'en jouissions pas encore en réalité. Si nous voyions l'objet de nos espérances, nous n'espérerions plus; car est-il possible d'espérer ce


1. Sg 9,15.

qu'on voit de ses yeux? Dès lors donc que nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons par la patience (1). La patience est indispensable pour endurer le mal, et non pour jouir du bien. De cette vie il a été écrit: "Est-ce que la vie de "l'homme sur la terre n'est pas un combat (2)?" Pendant sa durée nous sommes chaque jour obligés de crier vers Dieu et de lui dire: "Délivrez-nous du mal (3)". Par conséquent, celui même qui a obtenu la rémission de ses péchés est forcé d'en endurer les peines; c'est le premier péché qui l'a fait tomber en cet abîme de maux; et la punition dure plus que la faute, car on estimerait celle-ci peu griève, si celle-là finissait en même temps que sa cause. C'est donc pour nous convaincre de notre propre misère, c'est pour rendre meilleure cette vie si facilement coupable, c'est pour nous exercer à l'indispensable vertu de patience, qu'en ce monde est puni celui-là même dont les fautes ne sont plus un titre au supplice éternel. Nous devons donc déplorer, mais il ne nous faut point blâmer ce triste état, cette malheureuse existence, qui nous condamne à passer ici-bas de si mauvais jours, et où, néanmoins, nous souhaitons voir des jours meilleurs. Cette condition pénible est un effet de la juste colère de Dieu, dont nous parle en ces termes la sainte Écriture: "L'homme né de la femme vit peu de jours, et il est accablé de la colère divine (4)". Mais la colère de Dieu n'est point, comme celle de l'homme, le trouble d'un esprit surexcité c'est l'exécution tranquille d'un jugement équitable. Dans le mouvement de sa colère le Seigneur, selon qu'il est écrit, n'enchaîne pas ses miséricordes (5); outre les autres adoucissements qu'il ne cesse d'accorder au genre humain pour l'aider à supporter ses épreuves, il a envoyé son Fils unique (6) dans la plénitude des temps, au moment où il savait qu'il opérerait cette oeuvre de miséricorde: il a envoyé Celui par qui il a créé toutes choses, afin que, restant Dieu, il se fît homme et devînt médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme (7). En croyant en lui, les hommes seraient délivrés; par le baptême de la régénération, de tous leurs péchés; d'abord du péché originel qu'entraîne à sa suite notre


1. Rm 8,21-25. - 2. Jb 7,1. - 3. Mt 6,13. - 4. Jb 14,1. - 5. Ps 76,10. - 6. Ga 4,4. - 7. 1Tm 2,5.

première naissance, et contre laquelle principalement la seconde a été établie; ensuite, de toutes les autres fautes dont leur mauvaise vie les a rendus coupables; par là ils seraient préservés de la damnation éternelle, et vivraient dans la foi, l'espérance et la charité, sur cette terre d'exil, au milieu des tentations, des peines et des dangers qu'on y rencontre; enfin, ils s'avanceraient vers le trône de Dieu, soutenus par ses consolations corporelles et spirituelles, et suivant la voie droite qui est le Christ; car il est devenu notre vie. Et comme, même en marchant en lui, l'homme se souille toujours de ces péchés qui échappent à la faiblesse humaine, le Seigneur lui a donné, dans l'aumône, un remède salutaire à ses maux, un appui vraiment précieux pour prier; car il leur a enseigné à dire: "Remettez-nous nos dettes comme nous remet"tons nous-mêmes à nos débiteurs (1)". Voilà ce que l'espérance du bonheur fait faire à l'Eglise au milieu des tribulations de ce monde, et l'apôtre Pierre, à cause de la prééminence de son apostolat, représentait l'Église et figurait, en sa personne, la totalité de ses membres. A ne considérer que lui-même, on ne pouvait voir en lui qu'un homme par l'effet de la nature, qu'un chrétien par l'effet de la grâce, qu'un apôtre par l'effet d'une grâce plus abondante; mais une fois que le Christ lui a eu dit: "Je te donnerai les clefs du royaume des cieux; tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel", il représentait cette Eglise universelle, que toutes sortes d'épreuves, pareilles à des pluies, à des torrents, à des tempêtes, ne cessent d'assaillir sans jamais la renverser, parce qu'elle est fondée sur la pierre: c'est de là que Pierre a pris son nom. Car ce n'est point de Pierre que vient le nom de la pierre; mais le nom de Pierre vient de celui de la pierre; comme le nom du Christ ne dérive pas du mot chrétien; mais le mot chrétien dérive du nom du Christ. Le Sauveur a dit: "Et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise", parce que Pierre avait dit: "Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant (2)". C'est donc sur cette pierre, dont tu as reconnu l'existence, que je bâtirai mon Eglise. En effet, la pierre était le Christ, et Pierre lui-même avait été établi sur ce fondement (3). "Car personne


1. Mt 6,12. - 2. Mt 16,16-19. - 3. 1Co 10,4.

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ne peut poser d'autre fondement que celui qui a été posé, et ce fondement, c'est Jésus-Christ (1)". L'Eglise, qui est fondée sur le Christ, a donc reçu de lui, dans la personne de Pierre, les clefs du royaume des cieux, c'est-à-dire le pouvoir de retenir et de remettre les péchés. Ce que l'Eglise est par nature dans le Christ, Pierre l'est en figure dans la pierre; par là, nous voyons que le Christ c'est la pierre, et que Pierre, c'est l'Eglise. Tout le temps que cette Eglise, représentée par Pierre, se trouve plongée dans la tribulation, elle en sort victorieuse en aimant et en suivant le Christ, et elle le suit particulièrement dans la personne de ceux qui combattent jusqu'à la mort pour la vérité; mais à la masse des hommes, rachetée au prix du sang du Christ, il est dit: "Suis-moi"; et le même Pierre dit du Christ: "Il a souffert pour nous, nous laissant un grand exemple afin que nous marchions sur ses pas (2)". Voilà pourquoi le Sauveur lui a adressé ces paroles: "Suis-moi".Mais il y aune autre vie celle-là est immortelle; on y est préservé de tous maux nous y verrons face à face ce que nous ne voyons ici que comme dans un miroir et sous des images obscures (3). Alors nous trouverons notre bonheur à contempler la vérité. L'Eglise connaît donc deux vies, parce que Dieu lui en a parlé et les lui a fait connaître, l'une qui consiste à croire; l'autre à voir distinctement; l'une qui s'écoule dans ce triste pèlerinage, l'autre qui demeurera pendant l'éternité; l'une, qui se passe dans les agitations, l'autre, où l'on se reposera; l'une, qui appartient à notre voyage ici-bas, l'autre, dont on jouira dans la patrie; l'une, occupée par le travail, l'autre, récompensée par la claire vue de Dieu; dans l'une, on évite le mal et l'on fait le bien, dans l'autre, il n'y a aucun mal à éviter, et l'on y jouit d'un bonheur sans limites: l'une consiste à lutter contre l'ennemi, l'autre, à régner sans rencontrer d'adversaire; dans l'une, on se montre fort contre l'adversité, dans l'autre, rien de pénible ne nous tourmentera; ici, il faut dompter les convoitises charnelles, là, on sera plongé dans un océan de délices spirituelles; l'une est troublée par la difficulté de vaincre, l'autre est tranquille parce qu'elle jouit de la paix de la victoire; au milieu des épreuves, la première a besoin de secours, la


1. 1Co 3,11. - 2. 1P 2,21. - 3. 1Co 13,12.

seconde ne rencontre aucune difficulté et puise la joie en celui-là même qui aide les malheureux; dans l'une, on vient au secours des indigents, dans le séjour de l'autre, on ne trouve aucun infortuné; ici, on pardonne aux autres leurs péchés, afin d'obtenir d'eux indulgence pour les siens; là, on ne souffre rien qu'on doive pardonner, on ne fait rien qui exige l'indulgence d'autrui; dans l'une, on est accablé de maux pour que la prospérité n'engendre pas l'orgueil; dans l'autre, on est comblé d'une telle abondance de grâces, qu'on est à l'abri de tout mal et qu'on s'attache au souverain bien sans éprouver le moindre sentiment d'orgueil; l'une est témoin du bien et du mal, l'autre ne voit que du bien; l'une est donc bonne, mais malheureuse, l'autre est meilleure et bienheureuse; la première a été figurée par l'apôtre Pierre, la seconde par l'apôtre Jean; l'une s'écoule tout entière ici-bas, elle s'étendra jusqu'à la fin des temps et y trouvera son terme; l'autre ne recevra sa perfection qu'à la consommation des siècles, mais dans le siècle futur elle n'aura pas de fin.; aussi dit-on à l'une "Suis-moi", et à l'autre: "Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne; que t'importe? Suis-moi". Que veulent dire ces paroles? A mon sens, à mon avis, elles n'ont pas d'autre signification que celle-ci: Suis-moi en m'imitant, en supportant comme moi les épreuves de la vie; pour lui, qu'il demeure jusqu'au moment où je viendrai mettre les hommes en possession des biens éternels. Traduisons cette pensée en termes plus clairs: Suis-moi par une vie active, parfaite et modelée sur l'exemple de ma passion: pour celui qui a commencé à me contempler, qu'il continue jusqu'à ce que je vienne, et quand je viendrai, je porterai à la perfection son habitude de me voir. Celui-là, en effet, marche sur les traces du Christ, qui persiste jusqu'à la mort dans les sentiments d'une entière et pieuse patience; quant à la plénitude de la science, elle demeure jusqu'à ce que vienne le Christ, et alors elle se montrera au grand jour. Ici, dans la terre des morts, nous avons à supporter les maux de ce monde; là, dans la terre des vivants, nous contemplerons les biens ineffables du Seigneur. Car ces paroles "Je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne", nous ne devons pas y attacher le (160) sens de rester ou de demeurer toujours, mais celui d'attendre, parce que la vie, dont l'apôtre Jean est la figure, se réalisera, non pas maintenant, mais seulement lorsque le Christ sera venu. Mais ce que figure l'Apôtre à qui Jésus a dit: "Suis-moi", doit avoir lieu dès maintenant; s'il n'en est pas ainsi, nous ne parviendrons jamais à ce que nous attendons. Dans cette vie active, plus vivement nous aimons le Christ, plus facilement nous sommes délivrés de nos maux; mais tels que nous sommes maintenant, il nous aime moins; aussi nous délivre-t-il de nos maux, afin que nous ne restions pas dans le même état; mais, dans l'autre vie, il nous aimera davantage, parce qu'il n'y aura rien en nous qui lui déplaise et qu'il doive faire disparaître; et s'il nous aime ici-bas, ce n'est que pour nous guérir et nous débarrasser de ce qu'il n'y aime pas. En ce lieu, où il ne veut pas que nous restions, il nous affectionne donc moins; mais il nous affectionnera davantage dans ce séjour où il veut que nous allions, et d'où il ne veut pas que nous sortions jamais. Que Pierre l'aime donc, afin que nous soyons délivrés de notre condition mortelle; que Jean soit aimé de lui, afin que nous soyons toujours en possession de l'immortalité future.

6. Le motif ci-dessus indiqué nous fait voir pourquoi le Christ a aimé Jean plus que Pierre, mais il ne nous laisse pas supposer pourquoi l'affection de Pierre pour Jésus a été plus vive que celle de Jean. De ce que, dans le siècle futur, où nous régnerons éternellement avec lui, le Christ nous aimera bien plus qu'il ne nous aime dans ce monde dont nous sortirons pour nous unir à lui d'une manière indissoluble dans le ciel, il ne suit nullement que nous l'aimerons moins, parce qu'alors nous serons devenus meilleurs; car nous ne pouvons devenir tels, qu'à la condition de l'aimer davantage. Comment donc Jean l'affectionnait-il moins vivement que Pierre, s'il était la figure de cette vie où il faut aimer le Christ bien plus qu'ailleurs? Le voici: Jésus a dit: "Je veux qu'il demeure", c'est-à-dire qu'il attende, "jusqu'à ce que je vienne", parce que nous ne sommes pas encore animés de cet amour qui atteindra ses dernières limites dans le ciel, et que nous attendons le moment où le Sauveur viendra pour l'aimer parfaitement. En effet, le même Apôtre a écrit dans son épître: "Ce que nous serons un jour ne paraît pas encore: nous savons que quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à a lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (1)". Ce que nous verrons alors, nous l'aimerons davantage. Pour le Seigneur, il sait ce que sera plus tard en nous notre vie, et comme conséquence anticipée de notre prédestination, il nous aime, dès maintenant, davantage, afin de nous conduire par là à la jouissance de cette vie. Comme la miséricorde et la vérité du Seigneur nous enseignent la sagesse (2), nous connaissons notre misère présente, parce que nous en supportons le fardeau; aussi, aimons-nous plus vivement cette miséricorde divine, que nous voudrions voir nous délivrer de nos maux, et chaque jour nous la demandons mieux et nous en recevons des preuves plus abondantes pour la rémission de nos péchés: cette vie, Pierre plus aimant, mais moins aimé, la représentait en sa personne, parce que le Christ nous porte moins d'affection lorsque nous sommes plongés dans le malheur, qu'il ne nous aimera quand nous serons heureux. Quant à voir la vérité comme nous la verrons plus tard, nous y tenons moins, parce que nous ne savons encore ce que c'est, et que nous ne jouissons pas maintenant de ce bonheur: la vie qui consistera à contempler Dieu a été figurée par Jean. Il aimait moins, et il attendait la venue du Seigneur pour admirer la vérité et l'aimer comme elle le mérite; mais il était plus aimé, car ce qu'il figurait procure l'éternel bonheur.

7. Que personne, toutefois, ne sépare l'un de l'autre ces deux illustres Apôtres; car ils étaient tous deux ce que représentait Pierre, et tous deux ils devaient être ce que représentait Jean. Comme figure, l'un suivait le Christ, l'autre demeurait; et par la foi ils souffraient également des misères de cette malheureuse vie, et ils attendaient de même les biens à venir de l'éternelle béatitude. Mais ce n'est pas d'eux seuls qu'il en est ainsi: il en est de même de la sainte Eglise, de l'Epouse du Christ; car elle souffre au milieu de pareilles tentations, elle est réservée à un bonheur semblable. Pierre et Jean ont figuré ces deux vies, celui-ci l'une, celui-là l'autre: en ce monde, pendant le cours de leur existence


1. Jn 3,2. - 2. Ps 24,10.


mortelle, ils ont marché, d'un même pas, dans le chemin de la foi, et pendant l'éternité en l'autre monde, ils jouiront également de la claire vue de Dieu. Pour gouverner, au milieu des tempêtes innombrables de cette vie, tous les saints qui sont inséparablement unis au corps du Christ, le prince des Apôtres, Pierre, a reçu les clefs du royaume des cieux, et il a le pouvoir de lier et de délier leurs péchés; et afin d'ouvrir à ces mêmes élus la source où l'on puise dans le sein de la paix la plus profonde, cette vie éternelle dont l'homme ne se fait aucune idée, l'évangéliste Jean a reposé sur le coeur de son Maître. Pierre n'est pas seul à retenir et à remettre les péchés:1'Eglise universelle le fait comme lui; ce n'a pas été non plus un privilège particulièrement réservé à Jean, de puiser au coeur de Jésus, comme à une source, ce qu'il dirait, en annonçant que le Verbe était au commencement, qu'il était Dieu de Dieu; en faisant connaître tant d'autres choses admirables sur la divinité du Christ, sur la trinité et l'unité de Dieu, et tous ces mystères que nous contemplerons face à face dans le royaume céleste, et qu'il nous faut voir, en attendant la venue du Sauveur, comme dans un miroir et en énigme; en effet, Jésus-Christ en a disposé ainsi pour le monde entier: tous ses fidèles peuvent boire à la fontaine de l'Evangile, chacun selon ses facultés personnelles. Parmi les commentateurs de la sainte parole, plusieurs, et ce ne sont pas des hommes dont on puisse mépriser les opinions, plusieurs pensent que si le Christ a aimé l'Apôtre Jean d'un amour de prédilection, c'est parce que celui-ci n'a jamais été marié, et que, dès sa plus tendre enfance, il a vécu dans la pratique de la plus délicate pureté (1). Nous n'en trouvons pas de preuve évidente dans les Ecritures canoniques; ce qui semble, néanmoins, venir à l'appui d'un tel sentiment et en démontrer la convenance, c'est que Jean a été la figure de la vie céleste pendant laquelle ne se célébrera aucune noce.


1. Jérôme, livre premier, contre Jovinien.


8. "C'est ce disciple, qui rend témoignage de ces choses, et qui écrit ceci, et nous savons que son témoignage est véridique. Il y a encore beaucoup d'autres choses que fit Jésus; et si elles étaient rapportées en détail, je ne crois pas que le monde puisse contenir les livres où elles seraient écrites". On doit bien l'imaginer; si le monde ne pouvait contenir ces livres, ce ne serait pas faute de place; car comment les y écrire, s'il était incapable de les supporter? Il s'agit donc peut-être de la capacité intellectuelle des lecteurs, qui ne pourraient saisir tant de choses: tout en ne portant aucune atteinte à l'idée qu'on doit avoir des choses, les paroles semblent souvent dire plus ou moins: ceci a lieu, non pas quand on explique une chose obscure ou douteuse par sa cause et sa raison d'être, mais quand on ajoute à une chose claire ou qu'on en retranche un point, sans néanmoins s'écarter du sens exact de la vérité à insinuer: en effet, les paroles vont au-delà de la chose dont il est question, de manière à manifester la volonté de la personne qui parle sans intention de tromper, qui sait ce qu'on doit penser, mais qui, par ses paroles, s'en tient plus ou moins loin, soit en y retranchant, soit en y ajoutant. En grec, cette manière de s'exprimer s'appelle hyperbole: les maîtres en littérature grecque et latine lui donnent ce nom; dans quelques autres livres des saintes Ecritures, comme ici, on en trouve des exemples, ainsi: "Ils ont placé leur bouche contre le ciel (1)" . "Le sommet des cheveux de ceux qui marchent dans la voie de leurs péchés (2)". Il y a beaucoup d'autres exemples de ce genre dans les saints livres: comme les tropes, autres façons de parler. Je m'étendrais davantage sur ce sujet; mais comme l'Evangéliste termine ici son livre, je me trouve moi-même obligé de mettre fin à mon discours.


1. Ps 72,9. - 2. Ps 67,22.

Augustin sur Jean 123