Augustin, lettres - LETTRE LXXII. (Année 404)

LETTRE LXXIII. (Année 397)

On vient de voir le caractère de saint Jérôme, qui, au milieu même des plus hautes vertus chrétiennes, avait gardé quelque chose de son impétuosité naturelle; on va voir le caractère de saint Augustin; il se plaint doucement d'une certaine âpreté de langage, reconnaît son tort involontaire et en demande pardon; il ne craint ni les coups ni la correction, pourvu que la vérité lui apparaisse, et déplore la distance qui le sépare de saint Jérôme, qu'il voudrait écouter comme un maître dans la science des Ecritures. A l'occasion de la célèbre rupture entre le solitaire de Bethléem et son ancien ami Ruffin, l'évêque d'Hippone parle de l'amitié et de lui-même dans des termes élevés et profonds.

AUGUSTIN AU VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET TRÈS-DÉSIRÉ FRÈRE JÉRÔME, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Vous aurez reçu, je pense, avant cette lettre, celle que je vous ai envoyée par le serviteur de Dieu, notre fils, le diacre Cyprien; vous y aurez appris avec certitude que la lettre dont une copie vous est parvenue est bien de moi (et déjà je crois vous voir, dans votre réponse, m'accabler de coups comme Entelle frappait de ses gantelets garnis de plomb l'audacieux Darès); cependant je réponds à ce que vous avez daigné m'écrire par notre saint fils Astérius (1); j'y ai trouvé plusieurs marques de votre bienveillante charité, et en même temps les indices de quelque offense reçue de moi; car si j'y lisais de douces paroles, bientôt aussi je m'y sentais blessé. Ce qui me surprenait pardessus tout, c'est qu'après avoir avancé que vous ne voulez pas croire témérairement que je sois l'auteur de la lettre, de peur que, blessé de votre réponse, je n'aie le droit de vous dire qu'il fallait d'abord vous assurer si elle était de moi, vous me commandez ensuite de vous déclarer nettement si je l'ai écrite, ou de vous en envoyer une copie plus fidèle, afin que nous puissions disputer sur les Ecritures sans aucune aigreur. Comment pourrions-nous le faire sans aigreur si vous vous préparez à me blesser? et si vous n'y pensez pas, comment serait-il possible que, blessé par vous sans que vous l'ayez voulu, j'aie le droit de me plaindre que vous n'ayez pas prouvé que la lettre était de moi, avant de me répondre ainsi, c'est-à-dire avant de m'offenser? Car si vous ne m'aviez pas blessé en me répondant, je ne pourrais pas me plaindre avec justice; et puisque vous

1. Ci-dessus, lett. LXVIII.

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répondez de manière à m'offenser, quelle place nous reste-t-il pour discuter sans aucune aigreur sur les Ecritures? Pour moi, à Dieu ne plaise que je m'offense si vous voulez et si vous pouvez me prouver que vous avez compris mieux que moi ce passage de l'Epître de l'Apôtre ou tout autre passage des saintes Ecritures! Bien plus, à Dieu ne plaise que je ne regarde comme un gain et que je ne reçoive avec action de grâce les lumières qui me viendront de vous pour m'instruire, les avertissements pour me corriger!

2. Mais cependant, mon très-cher frère, si vous ne vous étiez pas cru blessé par mes écrits, vous ne pourriez pas me croire blessé par votre réponse; je ne pourrais jamais penser que vous eussiez répondu de manière à m'offenser si vous-même ne vous étiez senti offensé. Et si vous m'avez jugé assez dépourvu de sens pour me fâcher d'une réponse qui eût été inoffensive, cette idée est elle-même une offense. Mais ne m'ayant jamais trouvé tel, vous ne voudriez pas témérairement me supposer ce caractère, vous qui avez refusé de croire que la lettre fût de moi, même en y reconnaissant mon style. Si donc vous avez vu avec raison que j'aurais lieu de me plaindre dans le cas où vous m'attribueriez ce qui n'est pas de moi, avec quelle plus grande justice je me plaindrais si vous me preniez témérairement pour ce que je ne suis pas? Vous ne vous tromperiez donc pas au point de croire que je sois assez insensé pour me plaindre de ce qui dans votre réponse n'aurait rien de blessant.

3. Ce qui reste maintenant, c'est que vous seriez disposé à m'adresser une réponse offensante, si vous saviez avec certitude que la lettre vînt de moi; et ici, comme je ne puis croire que vous vouliez me blesser sans motif, je n'ai plus qu'à confesser ma faute, à reconnaître que je vous ai blessé le premier dans cette lettre que je ne puis désavouer. Mais pourquoi m'efforcerai-je d'aller contre le courant du. fleuve, et ne demanderai je pas plutôt pardon? Je vous conjure donc, par la douceur du Christ, de me pardonner si je vous ai offensé, et de ne pas me rendre le mal pour le mal en m'offensant à votre tour. Or, vous m'offenseriez si vous ne me disiez pas ce que vous avez pu trouver à relever dans mes actes ou dans mes paroles; car si vous repreniez en moi ce qui n'est pas répréhensible, vous vous blesseriez vous-même plus que moi; un homme de votre vertu et de votre sainte profession ne le fera jamais avec la volonté de me blesser; vous ne blâmerez jamais en moi avec malignité ce que vous saurez dans votre coeur ne pas être digne de blâme. Donc, ou reprenez-moi avec une âme bienveillante, quoiqu'il n'y ait pas de faute là où vous en voyez, ou bien traitez paternellement celui que vous ne pouvez pas condamner. Il peut se faire que ce que vous croyez ne soit pas la vérité, quoique la charité inspire toujours ce que vous faites. Je recevrais avec gratitude. une correction très-amicale, lors même que je n'aurais pas tort, ou je reconnaîtrais à la fois et votre bienveillance et ma faute, et, autant que le Seigneur le permettrait, je me montrerais reconnaissant envers mon censeur et je me corrigerais.

4. Pourquoi donc redouterais-je, comme les cestes d'Entelle, vos paroles, dures peut-être, mais certainement salutaires? Darès trouvait un rival qui le meurtrissait et non pas un médecin; il était vaincu et non pas guéri. Pour moi, si je reçois tranquillement comme un remède votre censure, je ne sentirai pas de douleur; et si la faiblesse humaine ou la mienne est telle que j'éprouve quelque affliction d'un reproche mérité, mieux vaut souffrir à la tête pour la guérison du mal que de garder le mal pour ne pas vouloir toucher à la tête. Il avait bien vu cela, celui qui a dit que nos ennemis nous sont plus utiles en nous cherchant querelle que nos amis en n'osant pas nous reprendre. Ceux-là, dans leur agression, nous disent parfois des vérités dont nous pouvons tirer profit; ceux-ci au contraire, n'usent pas de toute la liberté qu'ils doivent à la justice, parce qu'ils craignent de porter quelque atteinte à la douceur de l'amitié. Vous vous comparez au boeuf, vieux de corps, mais vigoureux encore par l'esprit, et continuant à travailler utilement dans l'aire du Seigneur; me voilà, et si j'ai dit quelque chose de mal, foulez-moi de toute la force de votre pied. Je ne me plaindrai point du poids de votre âge, pourvu que la paille de ma faute soit broyée.

5. Aussi les mots qui terminent votre lettre, je les lis ou je les repasse en soupirant ardemment. «Plût à Dieu, dites-vous, que je méritasse vos embrassements, et qu'en des entretiens mutuels nous puissions apprendre quelque chose l'un de l'autre!» Et moi je dis: plût à Dieu au moins que nous habitassions des contrées voisines, et qu'à défaut (89) d'entretiens, nous pussions recevoir fréquemment l'un de l'autre des lettres! Telle est la distance qui nous sépare que je me rappelle vous avoir écrit étant jeune sur le passage de l'Epître de l'Apôtre aux Galates, et voilà que, déjà vieux, je n'ai reçu encore aucune réponse; et que, je ne sais par quelle occasion, une copie de ma lettre vous est parvenue plutôt que ma lettre elle-même, malgré tous mes soins; car l'homme qui s'en était chargé ne vous l'a point portée et ne me l'a pas rapportée. Il y a de si belles choses dans les lettres de vous qui ont pu venir entre mes mains que, si je pouvais, je préférerais à toutes mes études la joie utile de m'attacher à vos côtés. Ne pouvant faire cela, je songe à envoyer vers vous, pour s'instruire, quelqu'un de mes fils dans le Seigneur, si vous voulez bien me répondre aussi à cet égard. Je vois que je n'ai et n'aurai jamais autant que vous la science des divines Ecritures; et si j'en possède quelque chose, je le dispense comme je puis, au peuple de Dieu. Il m'est absolument impossible, à cause des occupations ecclésiastiques, de m'appliquer à l'étude qu'autant qu'il le faut pour l'instruction des peuples qui m'écoutent.

6. J'ignore quels sont ces écrits injurieux qui sont parvenus contre vous en Afrique. Cependant j'ai reçu la réponse que vous y avez faite et que vous avez daigné m'envoyer. Après l'avoir lue, j'ai déploré amèrement de voir de si vives discordes entre deux amis aussi intimes, dont jusque-là presque toutes les églises avaient connu les étroites relations. On remarque assez dans votre lettre combien vous vous modérez, combien vous retenez les traits de votre indignation, afin de ne pas rendre injure pour injure. Cependant, si, en lisant cette lettre, j'ai séché de douleur et frissonné d'effroi, qu'éprouverais-je si ce qui a été écrit contre vous tombait entre mes mains? «Malheur au monde par les scandales (1).» Voilà que nous voyons arriver, voilà que s'accomplit ce que la Vérité a dit: «Parce que l'iniquité abondera, la charité de plusieurs se refroidira (2).» Quels coeurs désormais pourront s'épancher avec confiance et sécurité? Dans le sein de qui l'amitié pourra-t-elle se jeter tout entière? de quel ami n'aura-t-on pas peur comme d'un futur ennemi, si cette division que nous pleurons a pu naître entre Jérôme et Ruffin? O triste et misérable condition humaine! ô qu'il

1. Mt 18,7 - 2. Mt 24,12

y a peu à se fier aux amis pour le présent, quand on ne sait rien de leurs sentiments pour l'avenir! Mais pourquoi gémirait-on de cette ignorance où l'on est à l'égard l'un de l'autre lorsque l'homme ne sait pas lui-même ce qu'il sera? C'est à peine s'il se connaît dans le présent; mais ce qu'il sera dans l'avenir, il l'ignore.

7. Cette connaissance, non-seulement de l'état présent, mais encore de l'état futur, se trouve-t-elle dans les bienheureux et saints anges? Et lorsque le démon était encore un bon ange, comment pouvait-il être heureux s'il savait son iniquité future et son éternel supplice? Voilà ce que j'ignore complètement. Je voudrais avoir votre sentiment sur ce point, si toutefois c'est là une chose qu'il faille connaître. Voyez ce que font les terres et les mers qui nous séparent corporellement. Si j'étais cette lettre que vous lisez en ce moment, vous répondriez déjà à ma question; et maintenant quand ferez-vous, quand enverrez-vous votre réponse? quand arrivera-t-elle ici? quand la recevrai-je? puissé-je attendre patiemment cette réponse qui ne me parviendra jamais aussitôt que je le voudrais! Je reviens donc aux paroles de votre lettre, si remplies de votre saint désir, et je dis à mon tour: Plût à Dieu «que je méritasse ces embrassements, et que nous pussions, en des entretiens mutuels, «apprendre quelque chose l'un de l'autre!» s'il est possible toutefois que je puisse jamais vous rien apprendre!

8. Je ne trouve pas une petite consolation dans ces paroles, qui ne sont plus seulement les vôtres, mais qui sont aussi les miennes; elles me charment et me raniment, pendant que notre mutuel désir est toujours suspendu et jamais accompli. J'y sens aussi tous les déchirements d'une vive douleur, lorsque je pense à vous et à Ruffin, à qui Dieu avait si largement accordé ce que nous désirons l'un et l'autre. Hélas! après avoir goûté ensemble, et dans l'union la plus tendre, le miel des saintes Ecritures, vous avez laissé se répandre entre vous deux une amertume, qui désormais deviendra un sujet d'effroi pour tout homme en tout lieu; puisque ce dissentiment malheureux vous est arrivé dans la maturité de l'âge et au milieu de vos saintes études, quand, affranchis des affaires du siècle, vous suiviez tous deux le Seigneur, et que vous viviez ensemble sur cette terre où le Seigneur a marché de ses pieds (90) humains, et où il a dit: «Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix (1)» Vraiment «la vie humaine, sur la terre, est une tentation (2).» Hélas! pourquoi faut-il que je ne puisse vous rencontrer tous les deux ensemble quelque part? Peut-être, dans mon émotion, ma douleur et ma crainte, je me jetterais à vos pieds, je pleurerais tant que je pourrais; je prierais, autant que j'aimerais, chacun de vous pour lui-même, et l'un pour l'autre, pour les autres aussi, et surtout pour les faibles, pour lesquels le Christ est mort (3) et pour qui vous êtes un très-dangereux spectacle; ah! je vous conjurerais de ne pas répandre l'un contre l'autre des écrits que vous ne pourriez plus effacer aux jours de votre réconciliation, et que vous craindriez de relire, de peur de vous brouiller encore une fois.

9. Je dis franchement à votre charité que rien ne m'a plus alarmé que cet exemple, en lisant dans votre lettre certains passages assez vifs; ce qui m'inquiète, ce n'est pas ce que vous dites d'Entelle et du boeuf fatigué, où la plaisanterie semble tenir plus de place que la menace; c'est l'endroit dont j'ai déjà parlé, plus peut-être que je n'aurais dû, mais pas plus que je n'étais inquiet, l'endroit où vous me dites sérieusement: «De peur que, vous sentant blessé, vous n'ayez raison de vous plaindre.» Je vous demande, si cela se peut, que nous cherchions et que nous discutions ensemble de façon à nourrir nos âmes sans l'amertume de la mésintelligence. Mais, si je ne puis dire ce qui me paraît répréhensible dans vos écrits, ni vous dans les miens, sans que nous nous soupçonnions de jalousie ou sans que notre amitié soit blessée, laissons là ces choses, épargnons ces épreuves à notre vie et à notre salut. Mieux vaut ne pas beaucoup avancer dans la science qui enfle, que de blesser la charité qui édifie (4). Moi, je me sens bien loin de cette perfection dont il a été dit: «Celui-là est un homme parfait qui n'offense point dans sa parole (5).» Mais je crois pou. voir, dans la miséricorde de Dieu, vous demander facilement pardon, si je vous ai offensé en quelque chose: et vous devez me le dire, afin que, quand je vous aurai écouté, vous gagniez votre frère (6). Il ne faut pas, parce que l'éloignement vous empêche de me reprendre de vive voix, permettre que je me trompe. Oui, en

1. Jn 14,27. - 2. Jb 3,1 - 3. 1Co 7,11. - 4. 1Co 8,2. - 5. Jc 3,2. - 6. Mt 18,15.

ce qui touche la matière de nos études, si je fais, si je crois, si je pense tenir quelque chose de vrai et sur quoi votre sentiment diffère du mien, je m'efforcerai de le défendre, autant que le Seigneur le permettra, sans vous faire la moindre offense. Mais, si je venais à reconnaître que vous fussiez blessé, je ne demanderais rien autre que mon pardon.

10. Je n'ai pu vous fâcher, je crois, qu'en disant ce que je n'ai pas dû dire ou autrement que je n'aurais dû le dire; je ne m'étonne point en effet que nous ne nous connaissions pas l'un l'autre autant que nous connaissent ceux qui vivent avec nous dans notre intimité. J'avoue que je me livre aisément tout entier à leur charité, surtout parce que je suis fatigué des scandales du siècle; je m'y repose sans que rien m'inquiète, car je sens que Dieu est là, que c'est vers lui que je me jette en toute sécurité, et que c'est en lui que tranquillement je me repose. Je n'y redoute point cet incertain lendemain de la fragilité humaine qui tout à l'heure me faisait gémir. Quand je sens qu'un homme embrasé de la charité chrétienne est devenu mon fidèle ami, tout ce que je lui confie de mes projets et de mes pensées, ce n'est pas à l'homme que je le confie, mais à celui en qui il demeure et qui l'a fait tel; car «Dieu est charité; et celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui (1).» Si cet homme délaisse la charité, il me causera nécessairement autant de douleur par sa désertion qu'il lue causait de joie par sa constance. Et toutefois faisons en sorte que, devenu ennemi, d'ami intime qu'il était, il ne puisse s'armer contre nous que de ses propres ruses, et que sa colère ne puisse rien trouver à dévoiler. Chacun est en mesure de pratiquer aisément ceci, non point en cachant ce qu'il aura fait, mais en ne faisant rien qu'il veuille cacher. Aussi la miséricorde de Dieu accorde aux hommes bons et pieux de vivre en toute liberté et sécurité avec leurs amis, quelles que puissent être leurs dispositions futures, de ne pas découvrir les fautes d'autrui qui leur auraient été confiées, et de ne rien faire eux-mêmes dont ils redouteraient la révélation. Lorsqu'un médisant invente une fausseté, ou bien on ne le croit pas, ou bien si on le croit, la réputation est maltraitée sans que la pureté de la vie soit atteinte. Mais quand nous commettons réellement le mal, nous avons un ennemi intime,

1. Jn 4.

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lors même que l'indiscrétion ou la rancune d'aucun ami intime ne le découvrirait point. C'est pourquoi, quel sage ne reconnaîtra pas votre patience à supporter, aidé d'une bonne conscience, les violentes et incroyables attaques de celui qui fut jadis votre ami? Pendant que les uns méprisent ces accusations et que d'autres peut-être y ajoutent foi, on voit comment vous vous en faites des armes de la gauche pour combattre aussi efficacement le démon qu'avec les armes de la droite. J'aurais mieux aimé pourtant qu'il se fût montré plus doux et que vous vous fussiez montré moins bien armé. C'est un grand et triste miracle que de passer de telles amitiés à des inimitiés aussi implacables; ç'en serait un heureux et bien plus grand encore que de revenir d'une telle inimitié à l'étroite union d'autrefois.




LETTRE LXXIV. (Année 404)

Saint Augustin demande à Présidius de faire parvenir à saint Jérôme la lettre précédente, et d'écrire pour lui au solitaire de Bethléem.

AUGUSTIN AU BIENHEUREUX SEIGNEUR PRÉSIDIUS, SON VÉNÉRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

J'ai prié de vive voix, et maintenant je redemande à votre sincérité de vouloir bien envoyer ma lettre à notre saint frère et collègue Jérôme. Pour que vous sachiez comment vous devez lui écrire pour moi, je vous adresse une copie de mes lettres et des siennes; après les avoir lues, vous verrez dans votre sagesse quelle mesure j'ai cru devoir garder envers lui, et vous verrez aussi son émotion que j'ai eu raison de craindre. Mais si j'ai écrit quelque chose que je n'ai pas dû ou autrement que je n'ai dû, dites-le moi fraternellement et non pas à lui: averti par vous, je lui en demanderai pardon si je reconnais ma faute.

1. 2Co 6,7.




LETTRE LXXV. (Année 404)

Saint Jérôme répond aux lettres 28, XL et LXXI de saint Augustin; il défend son opinion sur le passage de l'Epître aux Galates.

JÉRÔME AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT ET BIENHEUREUX PAPE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. J'ai reçu, parle diacre Cyprien, trois lettres de vous à la fois, ou plutôt trois petits livres, renfermant, à ce que vous dites, des questions, mais, comme je pense, une censure de mes ouvrages: si je voulais y répondre, il me faudrait faire un grand livre. Je tâcherai cependant, autant que je le pourrai, de ne pas dépasser les bornes d'une longue lettre et de ne pas retarder le frère, qui, trois jours seulement avant son départ, m'a demandé la réponse; pressé par lui, je suis obligé de traiter ces choses sans trop de réflexion, de répondre à la hâte, non point avec l'attention sérieuse d'un homme qui écrit, mais avec la hardiesse d'un homme qui dicte: il en résulte que l'on va un peu au hasard, et que la discussion devient alors moins profitable: on est semblable à des soldats même intrépides, qui, troublés par une attaque soudaine, sont contraints de fuir avant de pouvoir prendre les armes.

2. Au reste, nos armes c'est le Christ, c'est l'enseignement de l'apôtre Paul qui écrit aux Ephésiens: «Prenez les armes de Dieu pour que vous puissiez résister au jour mauvais.» Et encore: «Soyez fermes; que la vérité soit la ceinture de vos reins, que la justice soit votre cuirasse, que vos pieds soient chaussés pour vous préparer à porter l'Evangile de paix: surtout recevez le bouclier de la foi, afin que vous puissiez éteindre tous les traits enflammés du malin esprit, et recevez le casque du salut et le glaive de l'Esprit, qui est la parole de Dieu (1).» Le roi David marchait au combat, armé de ces traits; en prenant cinq pierres polies dans le torrent, il montrait que ses selfs n'avaient rien de la rudesse ni des souillures de ce siècle; il but de l'eau du torrent en chemin, et c'est pourquoi il eut la gloire de trancher avec son épée l'orgueilleuse tête de Goliath, frappant au front le blasphémateur (2), et le blessant à cette partie du corps où Ozias,usurpateur du sacerdoce, fut frappé de la lèpre (3), où le saint est glorifié dans le Seigneur, suivant cette parole: «La lumière de votre face resplendit sur nous, Seigneur (4).» Nous aussi, disons donc: «Mon coeur est prêt, Seigneur, mon coeur est prêt; je chanterai et je ferai entendre des accords dans ma gloire. Levez-vous, harpe et psaltérion; je me lèverai dès l'aurore (5);» afin que ces paroles s'accomplissent en nous: «Ouvre ta bouche et je la remplirai (6); le Seigneur donnera sa parole à

1. Ep 6,13 Ep 6,17. - 2. 1S 17,40-51. - 3. . - 4. Ps 4,7. - 5. Ps 57,8-9. - 6. Ps 80,11.

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ceux qui évangélisent pour qu'ils aient une grande puissance (1). «Je ne doute pas que vous ne priiez aussi pour que la vérité triomphe dans nos contestations; car vous ne cherchez pas votre gloire, mais celle du Christ, et quand vous vaincrez, je vaincrai également si je comprends mon erreur; si je triomphe au contraire, c'est vous qui triompherez, parce que ce ne sont pas les fils qui thésaurisent pour les pères, mais les pères pour les fils (2). Et nous lisons dans le livre des Paralipoménes que les enfants d'Israël montaient au combat avec un coeur pacifique (3), ne cherchant point leur victoire, mais celle de la paix, au milieu des glaives et du sang répandu, et à travers les cadavres des soldats tombés. Répondons à tous, et, si Dieu le veut, donnons en peu de mots la solution de vos nombreuses questions. Je passe les politesses avec lesquelles vous me caressez; je me tais sur les douceurs avec lesquelles vous vous efforcez de me consoler de vos censures: je viens aux choses mêmes.

3. Vous dites que vous avez reçu d'un de nos frères un livre de moi sans titre, dans lequel j'énumère les écrivains ecclésiastiques tant grecs que latins; vous dites que, lui ayant demandé (ce sont vos expressions), pourquoi il n'y avait pas de titre à la première page, et comment s'appelait l'ouvrage, il a répondu qu'il s'appelait Épitaphe. Ce titre, selon vous, serait bien choisi si le livre ne renfermait que la vie et les écrits d'auteurs morts; mais comme on y fait mention d'ouvrages de beaucoup d'écrivains qui vivaient à l'époque où il fut composé et qui vivent encore, vous vous étonnez que je lui aie donné ce titre (4). J'aurais cru que votre sagesse aurait pu comprendre le titre par l'ouvrage lui-même, car vous avez vu que les grecs et les latins qui ont écrit les vies des hommes illustres n'ont jamais appelé leur livre: Epitaphe, mais: Des hommes illustres; par exemple, des généraux, des philosophes, des orateurs, des historiens, des poèetes épiques, tragiques, comiques. On n'écrit l'épitaphe que des morts: c'est ce que je me rappelle avoir fait autrefois à la mort du prêtre Népotien, de sainte mémoire. Mon livre doit donc être appelé: Des hommes illustres, ou proprement des Écrivains ecclésiastiques, quoique beaucoup d'ignorants correcteurs l'aient intitulé, dit-on: Des auteurs.

4. En second lieu vous demandez pourquoi j'ai dit, dans les commentaires de l'Epître aux Galates, que Paul n'avait pas pu reprendre dans Pierre ce qu'il avait fait lui-même (5), ni blâmer dans un autre la dissimulation dont il était lui-même coupable; et vous soutenez que la réprimande de l'Apôtre ne fut point une feinte, mais qu'elle fut vraie, que, je ne devrais pas enseigner le mensonge, et que tout ce qui est écrit dans nos saints livres doit être entendu comme c'est écrit (6). A ceci je réponds d'abord que votre sagesse aurait pu se souvenir de la petite préface de mes commentaires, où je dis: «Quoi donc? suis-je insensé

1. Ps 57,12. - 2. 2Co 12,14. - 3. . - 4. Ci-dessus, Lett. 42,2. - 5. Ga lit II. - 6. Ci-dessus, lett, XL., 3.

et téméraire de promettre ce que n'a pas pu faire celui-là? pas du tout; je suis au contraire plus réservé et plus timide, car, sentant ma propre faiblesse, j'ai suivi les commentaires d'Origène. «Cet homme a écrit sur l'Epître aux Galates cinq volumes et a rempli le dixième livre de ses Stromates d'une explication abrégée de cette épître; il en a composé aussi divers traités, et des extraits qui seuls pourraient suffire. Je passe sous silence Didyme mon voyant, Apollinaire de Laodicte récemment sorti de l'Église, le vieil hérétique Alexandre, Eusèbe d'Emèse et Théodore d'Héraclée, qui nous ont aussi laissé quelques petits commentaires sur cette Epître. Si de tout ceci je faisais même de courts extraits, on aurait quelque chose qui ne serait pas tout à fait à mépriser. Pour l'avouer franchement, j'ai lu tous ces travaux, et, amassant beaucoup de choses dans mon esprit, j'ai dicté à un secrétaire ce qui venait de moi, ce qui venait d'autrui, sans me souvenir de l'ordre ni toujours des paroles et du sens. Fasse la miséricorde de Dieu que ce que d'autres ont bien dit ne soit pas perdu par mon ignorance, et que ce qui plaît dans leur langue ne déplaise pas dans la langue d'un étranger!» Si donc quelque chose vous semblait répréhensible dans mon interprétation, votre érudition aurait dû chercher si ce que j'ai écrit se trouvait dans les auteurs grecs, afin que, à leur défaut, vous pussiez condamner mon sentiment particulier; d'autant plus que dans la préface, j'ai avoué que j'ai suivi les commentaires d'Origène, que j'ai dicté mes pensées et celles des autres, et qu'à la fin de ce même chapitre que vous critiquez, j'ai écrit ces mots: «Si quelqu'un n'est pas de mon avis quand je montre Pierre n'ayant pas péché et Paul n'ayant pas repris durement un plus grand que lui, il doit m'expliquer comment Paul blâme dans un autre ce qu'il a fait lui-même.» J'ai fait voir par là que je ne défendais pas ce que j'avais lu dans les auteurs grecs, mais que je n'avais fait que le répéter, afin de laisser au jugement du lecteur la libre appréciation de cette opinion.

5. Vous donc, pour ne pas faire ce que je demandais, vous avez trouvé un nouveau raisonnement; vous soutenez que les gentils qui ont cru en Jésus-Christ étaient libres du poids de la loi, mais que ceux des juifs qui ont cru étaient soumis à la loi; de sorte que Paul, comme docteur des gentils, avait raison, selon vous, de reprendre ceux qui gardaient la loi, et que Pierre, le chef de la circoncision (1), fut justement repris pour avoir commandé aux gentils ce que les juifs seuls devaient observer (2). Si vous êtes d'avis ou plutôt puisque vous êtes d'avis que tout juif qui croit demeure soumis aux pratiques de la loi, vous devez, vous, évêque connu dans le monde entier, publier cette opinion et chercher à la faire accepter par tous les évêques. Pour moi, dans ma pauvre petite cabane, avec des moines, c'est-à-dire avec des pécheurs comme moi, je n'ose décider sur les grandes choses; j'avoue seulement, et bien ingénument, que je lis les écrits des anciens, et que,

1. Ga 2,8. - 2. Ci-dessus, lett. 40,4.

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dans des commentaires, selon la coutume générale, j'expose les diverses interprétations, afin que chacun suive celle qu'il voudra. Vous avez cru cela, je pense, pour la littérature profane et pour les divins livres, et vous l'approuverez sans doute.

6. Cette interprétation, donnée d'abord par Origène, dans son dixième livre des Stromates consacré à l'explication de l'Épître de Paul aux Galates, et ensuite adoptée par les autres interprètes, a eu surtout pour but de répondre aux blasphèmes de Porphyre; celui-ci reproche à Paul d'avoir osé blâmer en face Pierre, le prince des apôtres; d'avoir osé le convaincre d'avoir mal fait, c'est-à-dire d'être tombé dans l'erreur où il était lui-même, lui Paul qui en reprenait un autre. Que dirai-je de Jean, qui vient d'occuper le siège épiscopal de Constantinople (1), et qui a composé, sur cet endroit de l'épître de Paul, un livre très-étendu, où il a suivi le sentiment d'Origène et des anciens? Si donc vous m'accusez d'erreur, souffrez, je vous prie, que je me trompe avec de tels hommes; et comme vous voyez que j'ai plusieurs partisans de mon erreur, vous devez au moins produire un partisan de votre vérité. Voilà pour l'explication du passage de l'Epître aux Galates.

7. Mais, pour ne pas avoir l'air de n'opposer à vos raisons que de nombreux témoignages, d'éluder la vérité à la faveur de noms illustres, et de ne pas oser combattre, j'exposerai brièvement des exemples tirés des Écritures. Dans les Actes des apôtres, une voix se fit entendre à Pierre: «Lève-toi, Pierre, disait la voix, tue et mange,» c'est-à-dire mange de toutes sortes d'animaux à quatre pieds, de reptiles de la terre et d'oiseaux du ciel. Ces paroles montrent que nul homme n'est impur selon la nature, mais que tous sont également appelés à l'Évangile du Christ. A cela Pierre répondit: «A Dieu ne plaise, car je n'ai jamais rien mangé d'impur ni de souillé.» Et une voix du ciel se fit entendre une seconde fois: «Ce que Dieu a purifié, toi ne l'appelle pas impur.» C'est pourquoi il alla à Césarée, et, étant entré chez Corneille, «ouvrant la bouche, il dit: En vérité j'ai trouvé que Dieu ne fait pas acception de personnes, mais qu'en toute nation, celui qui le craint et opère la justice, lui est agréable.» Enfin, «le Saint-Esprit descendit sur eux, et les fidèles circoncis qui étaient venus avec Pierre s'étonnèrent que la grâce de l'Esprit-Saint se fût aussi répandue sur les gentils. Alors Pierre répondit: Est-ce que quelqu'un peut refuser l'eau du baptême à ceux qui ont reçu comme nous l'Esprit-Saint? Et il ordonna qu'ils fussent baptisés au nom de Jésus-Christ (2). Or, les apôtres et les frères qui étaient en Judée apprirent que les gentils avaient reçu la parole de Dion. Pierre étant allé à Jérusalem, les fidèles circoncis disputaient contre lui, disant: Pourquoi êtes-vous entré chez des hommes incirconcis, et pourquoi avez-vous mangé avec eux?» Pierre leur ayant

1. On sait qu'il en fut injustement banni l'année même où saint Jérôme écrivait cette lettre. - 2. Ac 10,13-48.

exposé toutes ses raisons, termina son discours par ces mots: «Si donc Dieu leur a donné la même grâce qu'à nous qui avons cru en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui étais-je, moi, pour m'opposer à Dieu? Ayant entendu ces paroles, ils se turent, et puis ils glorifièrent Dieu en disant: Dieu a donc donné la pénitence aux gentils pour les conduire à la vie (1).» De plus, longtemps après, Paul et Barnabé étant allés à Antioche, et l'Église ayant été assemblée, ils racontèrent les «grandes choses que Dieu a faites avec eux et comment il avait ouvert la porte de la foi aux gentils (2); quelques-uns, venus de la Judée, instruisaient les frères et disaient: Si vous n'êtes pas circoncis selon la coutume de Moïse, vous ne pouvez pas vous sauver. Un mouvement assez considérable ayant donc éclaté contre Paul et Barnabé, ils résolurent de monter à Jérusalem,» tant ceux qui étaient accusés que ceux qui accusaient, «vers les apôtres et les prêtres, pour cette question. Quand ils furent arrivés à Jérusalem, on vit s'élever quelques pharisiens qui avaient cru en Jésus-Christ et qui disaient: Il faut les circoncire et leur ordonner de garder la loi de Moïse. Et comme ce mot donnait lieu à une grande discussion, Pierre,» avec sa liberté accoutumée: «Hommes, mes frères, leur dit-il, vous savez qu'il y a longtemps Dieu m'a choisi parmi vous pour que les gentils entendent par ma bouche la parole de l'Évangile et qu'ils croient; et Dieu qui tonnait les coeurs, leur a rendu témoignage, en leur donnant l'Esprit-Saint comme à nous, et n'a fait aucune différence entre eux et nous, purifiant leurs coeurs par la foi. Maintenant pourquoi voulez-vous que Dieu mette sur la tête des disciples un joug que ni nos pères ni nous n'avons pu supporter? Mais nous croyons que, par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous serons sauvés comme eux. Toute la multitude garda le silence,» et l'apôtre Jacques et tous les prêtres se rangèrent à l'avis de Pierre (3).

8. Ceci ne doit pas être ennuyeux pour le lecteur; mais doit lui servir, ainsi qu'à moi, à prouver qu'avant l'apôtre Paul, Pierre n'avait pas ignoré, lui, l'auteur même de ce décret, que la loi n'était plus obligatoire après l'Évangile. Enfin l'autorité de Pierre fut si grande, que Paul écrivit dans son épître: «Trois ans après, j'allai à Jérusalem voir Pierre, et je restai quinze jours auprès de lui (4).» Et plus bas: «Quatorze ans après, je montai de nouveau à Jérusalem avec Barnabé, ayant pris aussi Tite. Or, j'y montai par une révélation, et je leur exposai l'Évangile que je prêche au milieu des gentils.» Paul montrait par là qu'il n'aurait point prêché son Evangile en toute sécurité s'il n'avait été appuyé par le sentiment de Pierre et de ceux qui étaient avec lui. Il ajoute aussitôt: «J'exposai mon Evangile en particulier à ceux qui paraissaient les plus considérables, de peur de courir ou d'avoir couru en vain.» Pourquoi en particulier, et non pas en public? C'était pour

1. Ac 11,1-18. - 2. Ac 14,26. - 3. Ac 15,1-12. - 4. Ga 1,18.

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empêcher qu'un scandale n'éclatât parmi les fidèles d'entre les juifs, qui pensaient qu'il fallait garder la loi, tout en croyant dans le Seigneur notre Sauveur. Et, dans ce temps, Pierre étant allé à Antioche (quoique ceci ne se trouve pas dans les Actes des apôtres, nous devons en croire le témoignage de Paul), «Paul lui résista en face, parce qu'il était répréhensible. Avant que quelques-uns vinssent d'auprès de Jacques, Pierre mangeait avec les gentils; à leur arrivée, il se retirait, et se séparait d'eux, craignant les reproches des circoncis. Et les autres juifs et Barnabé furent portés à user de la même feinte. Mais quand je vis, dit Paul, qu'ils ne marchaient pas droit, selon la vérité de l'Evangile, je dis à Pierre, devant tout le monde: Si vous, qui êtes juif, vous vivez comme les gentils, et non pas comme les juifs, comment forcez-vous les gentils à judaïser (1)?» et le reste. Ainsi, il n'est douteux pour personne que l'apôtre Pierre n'ait été le premier auteur de l'ordonnance à laquelle on l'accuse ici d'avoir manqué. La cause de la prévarication, c'est la peur des juifs. Car l'Ecriture dit que Pierre mangeait. d'abord avec les gentils: mais après que quelques-uns furent venus d'auprès de Jacques, il s'en retirait et s'en séparait, craignant les reproches des circoncis. Il appréhendait que les juifs, dont il était l'apôtre, ne s'éloignassent de la foi du Christ à l'occasion des gentils; imitateur du bon Pasteur, il tremblait de perdre le troupeau confié à ses soins.

9. Après avoir montré que Pierre avait bien pensé sur l'abolition de la loi mosaïque, mais que la crainte l'avait conduit à feindre de l'observer, voyons si Paul, qui a repris Pierre, n'a pas fait quelque chose de pareil. Nous lisons dans le même livre: «Paul parcourait la Syrie et la Cilicie, affermissant les Eglises; il arriva à Derbe et à Lystra; et voilà qu'un disciple était là, nommé Timothée, fils d'une veuve juive qui avait embrassé la foi, et d'un père gentil. Les frères qui étaient à Lystra et à Iconium lui rendirent témoignage. Paul voulut que ce disciple partit avec lui; et, l'ayant pris, il le circoncit, à cause des juifs qui se trouvaient là (2).» O bienheureux apôtre Paul, qui avez blâmé dans Pierre la dissimulation qui l'a fait se séparer des gentils, à cause de la crainte des juifs venus d'auprès de Jacques, pourquoi avez-vous, contre votre sentiment, obligé à la circoncision Timothée, fils d'un homme gentil, et gentil lui-même (car il n'était pas juif, puisqu'il n'était pas circoncis)? Vous me répondez à cause des juifs qui se trouvaient dans ces lieux-là. Vous, qui vous pardonnez à vous-même la circoncision d'un disciple venu du milieu des gentils, pardonnez donc à Pierre, votre ancien, d'avoir fait quelque chose par la crainte des juifs devenus chrétiens. Il est aussi écrit: «Paul, après avoir passé là plusieurs jours, dit adieu aux frères, et s'embarqua pour la Syrie avec Priscilla et Aquila; et il se rasa la tête à Cenchrée, car il avait fait un voeu (3).» Admettons que là il ait été forcé par la crainte des juifs de faire ce qu'il ne

1. Ga 2,1 Ga 2,11-14 - 2. Ac 15,41 Ac 16,1-3 - 3. Ac 18,18

voulait pas, pourquoi laissa-t-il, ici, croître sa chevelure dans un voeu, et pourquoi se la fit-il couper à Cenchrée, selon la loi imposée aux Nazaréens qui se consacraient à Dieu (1)?

10. Mais ceci est peu de chose en comparaison de ce qui va suivre: «Quand nous filmes arrivés à Jérusalem, dit saint Luc, l'auteur de l'histoire sacrée, les frères nous reçurent avec joie;» le jour suivant, Jacques et tous les anciens qui étaient avec lui, ayant approuvé l'Evangile de Paul, lui dirent: «Vous voyez, frère, combien de milliers d'hommes, en Judée, ont cru en Jésus-Christ, et ils sont tous zélés pour la loi. Or, ils ont oui dire de vous que vous enseignez à tous les juifs qui sont parmi les gentils, de renoncer à Moïse, en disant qu'ils ne doivent pas circoncire leurs enfants, ni vivre selon la coutume des juifs. Que faire donc? Il faut que cette multitude s'assemble, car ils ont entendu dire que vous êtes arrivé. Faites ce que nous allons vous dire: nous avons ici quatre hommes qui ont fait un veau; prenez-les avec vous, et purifiez-vous avec eux; faites tous les frais pour qu'ils se rasent la tète; et tous sauront que ce qu'ils ont ouï dire de vous est faux, mais que vous continuez à garder la loi. Paul ayant donc pris ces hommes et s'étant, le lendemain, purifié avec eux, entra au temple, annonçant combien de jours devait durer leur purification et quand l'offrande serait présentée pour chacun d'eux (2).»

O Paul! je vous le demande encore; pourquoi avez-vous rasé votre tête? pourquoi avez-vous marché nu-pieds, selon les cérémonies des juifs? pourquoi avez-vous offert des sacrifices? et pourquoi des victimes ont-elles été immolées pour vous, selon la loi? Sans doute, vous me répondrez Pour ne pas scandaliser les juifs qui avaient cru. Vous avez donc fait semblant d'être juif pour gagner les juifs; et les autres prêtres vous on t appris cette même dissimulation, mais vous n'avez pu échapper. Vous alliez périr au milieu du mouvement excité contre vous, lorsque vous fûtes emporté par nu tribun et envoyé par lui à Césarée, sous bonne escorte; il vous sauva des juifs, qui vous auraient. tué comme un fourbe et un destructeur de la loi. De là, allant à Rome, vous préchâtes le Christ aux juifs et aux gentils, dans une maison que vous aviez louée, et vous scellâtes votre doctrine sous le glaive de Néron (3).

11. Nous avons vu qu'à cause de la crainte des juifs Pierre et Paul feignirent également d'observer les préceptes de ]aloi. De quel front et par quelle audace Paul reprendra dans un autre ce qu'il a fait lui-même? J'ai montré ou plutôt d'autres ont montré avant moi quel avait pu être son motif; tous ceux-là ne défendaient pas le mensonge officieux, comme vous le dites, mais enseignaient une sage conduite; ils voulaient mettre en lumière la prudence des apôtres et réprimer l'insolence du blasphémateur Porphyre qui dit que Pierre et Paul s'étaient battus comme des enfants, que Paul avait été jaloux des vertus de Pierre, qu'il s'était vanté

1. Nomb., 6,I8. - 2. Act., 21,17-26. - 3. Ibid. 23,23; 28,14, 30.

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de ce qu'il n'avait pas fait, ou s'il l'avait fait, il n'y avait trouvé qu'une occasion de reprocher insolemment à un autre une faute par lui-même commise. Ces maîtres ont expliqué la conduite des apôtres comme ils ont pu; et vous, comment l'expliquerez-vous? Vous avez sans doute quelque chose de meilleur à dire, puisque vous condamnez sur ce point le sentiment des anciens.

12. Vous m'écrivez dans votre lettre: «Ce n'est pas moi qui vous apprendrai comment on doit entendre ce que dit le même apôtre: Je me suis fait juif avec les juifs pour gagner les juifs (1), et le reste qui est dit par compassion de miséricorde et non point par dissimulation de tromperie. C'est ainsi que celui qui sert un malade se fait en quelque sorte malade comme lui; il ne dit pas qu'il a la fièvre avec lui, mais il pense avec compassion à la manière dont il voudrait être servi s'il était à sa place. Saint Paul était juif; devenu chrétien, il n'abandonna point les sacrements que le peuple juif avait reçus en son temps et quand il fallait; il en conserva la pratique lorsque déjà il était apôtre du Christ, afin de montrer que ceux qui les avaient reçus de leurs pères pouvaient les garder sans péril, même en croyant en Jésus-Christ, pourvu cependant qu'ils n'y missent pas l'espérance du salut; car le salut, que représentaient les sacrements anciens, était arrivé par le Seigneur Jésus (2).» Tout ce long discours dans une longue discussion, signifie que Pierre n'a point erré en pensant que les juifs, devenus chrétiens, dussent observer la loi, mais qu'il s'est écarté de la ligne du vrai en forçant les gentils à judaïser; en les forçant, sinon par l'autorité de son enseignement, du moins par la puissance de son exemple, et que Paul n'a rien dit de contraire à ce qu'il avait fait, puisqu'il s'est borné à reprocher à Pierre de forcer les gentils à judaïser.

13. Le fond de la question, ou plutôt le fond de votre pensée, c'est qu'après avoir embrassé l'Evangile du Christ, les juifs font bien d'observer les préceptes de la loi, c'est-à-dire d'offrir des sacrifices comme Paul en a offerts, de circoncire leurs fils comme Paul a circoncis Timothée, et d'observer le sabbat comme l'ont observé tous les juifs. Si cela est vrai, nous tombons dans l'hérésie de Cérinthe et d'Ebion qui, croyant en Jésus-Christ, furent anathématisés par les évêques, par cela seul qu'ils mêlaient à l'Evangile du Christ les cérémonies de la loi et qu'ils gardaient les choses anciennes en pratiquant les nouvelles. Que dis-je des Ebionites qui feignent d'être chrétiens? Il y a encore aujourd'hui parmi les juifs et dans toutes les synagogues de l'Orient une hérésie, celle des minéens; les pharisiens, qui les condamnent, les appellent communément des nazaréens; ces hérétiques croient en Jésus-Christ fils de Dieu, né de la Vierge Marie; ils disent qu'il est celui qui a souffert sous Ponce Pilate, qui est ressuscité, et dans lequel nous-mêmes nous croyons; mais en voulant être en même temps juifs et chrétiens, ils ne sont ni chrétiens ni juifs. Je vous prie donc,

1. 1Co 9,20. - 2.Ci-dessus, lettr. 40,4.

vous qui croyez devoir panser la petite blessure que vous m'accusez d'avoir faite, et qui n'est qu'une piqûre, un point d'aiguille, comme on dit, je vous prie de songer à la blessure que vous faites vous-même avec la lance et, pour ainsi dire, de tout le poids d'un javelot. L'exposition des divers sentiments des anciens dans l'interprétation des Ecritures, n'est pas un crime comme celui d'introduire de nouveau au coeur de l'Eglise une détestable hérésie. Et si nous sommes obligés de recevoir les juifs avec leurs formes religieuses, s'il faut leur permettre d'observer dans les églises du Christ ce qu'ils observaient dans les synagogues de Satan, je le dirai hautement: ce ne sont pas eux qui deviendront chrétiens, c'est nous qui deviendrons juifs.

14. Quel chrétien écoutera patiemment ce passage de votre lettre: «Paul était juif; devenu chrétien, il n'abandonna point les sacrements des juifs que ce peuple avait reçus à sa convenance et au temps qu'il fallait; il en conserva la pratique lorsque déjà il était apôtre du Christ, pour montrer que ceux qui les avaient reçus de leurs pères pouvaient les garder sans péril (1).» Je vous supplie de nouveau: écoutez en paix l'expression de ma douleur. Paul, devenu apôtre du Christ, observait encore les cérémonies des Juifs, et vous dites «qu'elles n'étaient point pernicieuses à ceux qui voulaient les garder comme ils les avaient reçues de leurs pères.» Moi je dirai au contraire, et je soutiendrai de ma libre parole contre le monde entier que les cérémonies des juifs sont pernicieuses et mortelles aux chrétiens, et que tout chrétien qui les observe, qu'il ait été auparavant juif ou gentil, est tombé dans le gouffre du démon. «Car le Christ est la fin de la loi pour justifier tout croyant, savoir le juif et le gentil (2);» le Christ ne sera pas la fin de la loi pour justifier tout croyant, si le juif est accepté. Et nous lisons dans l'Evangile: «La loi et les prophètes jusqu'à Jean-Baptiste (3).» Et ailleurs: «C'est pourquoi les juifs cherchaient à le tuer, non-seulement parce qu'il violait le sabbat, mais parce qu'il disait que son Père était Dieu et qu'il se faisait égal à Dieu (4).» Et encore: «Nous avons tous reçu de sa plénitude grâce pour grâce, parce que la loi a été donnée par Moïse; «mais la grâce et la vérité nous ont été données par Jésus-Christ (5).» A la place de la grâce de la loi qui a passé, nous avons reçu la grâce permanente de l'Evangile; la vérité nous est venue par Jésus-Christ, au lieu des ombres et des figures de l'Ancien Testament. Dans le même sens Jérémie prophétise de la part de Dieu: «Voici que les jours arrivent, dit le Seigneur, et j'accomplirai une nouvelle alliance avec la maison d'Israël et la maison de Judas, non point comme l'alliance que je fis avec leurs pères au jour où je les pris par la main pour les tirer de la terre d'Egypte (6).» Remarquez ce qu'il dit: il ne promet pas la nouvelle alliance de l'Evangile aux gentils qui n'en avaient encore reçu aucune, mais

1. Ci-dessus, lett. 40,4. - 2. Rm 10,4. - 3. Mt 11,13 Lc 16,16. - 4. Jn 5,18. - 5. Jn 1,16-17. - 6. Jr 31,31-32.

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aux juifs à qui Dieu avait donné la loi, par Moïse; afin qu'ils ne vivent plus dans l'ancienneté de la lettre, mais dans la nouveauté de l'esprit. Paul, qui est l'objet de ce débat, enseigne souvent cette doctrine. Je me bornerai à peu de passages pour être court: «Voilà que, moi Paul, je vous dis que si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous sert de rien.» Et encore: «Vous êtes éloignés du Christ, vous qui cherchez votre justice dans la loi; vous êtes déchus de la grâce.» Et plus bas: «Si vous êtes conduits par l'Esprit, vous n'êtes plus sous la loi (1).» On voit par là que celui qui est sous la loi, non point par condescendance comme l'ont cru nos anciens, mais en toute vérité, comme vous le croyez, n'a pas l'Esprit saint. Or, apprenons de Dieu quels sont les préceptes de la loi: «Je leur ai donné, dit-il, des préceptes qui ne sont pas bons, et des justifications où ils ne peuvent trouver la vie (2).» Nous ne disons pas cela pour condamner, comme Manichée et Marcion, la loi que nous savons être sainte et spirituelle, d'après l'Apôtre (3), mais parce que, la foi étant venue et les temps accomplis, «Dieu a envoyé son Fils né d'une femme et soumis à la loi, afin de racheter ceux qui étaient sous la loi et de nous rendre enfants d'adoption (4),» afin que nous ne vécussions plus sous le pédagogue, mais sous l'héritier adulte et Seigneur.

15. On lit ensuite dans votre lettre: «Paul n'a pas repris Pierre de ce qu'il suivait les traditions des ancêtres; si celui-ci avait voulu les suivre, il l'aurait pu sans déguisement et sans inconvenance (5).» Je vous le dis encore une fois vous êtes évêque, maître des églises du Christ; il faut prouver la vérité de vos assertions; prenez quelque juif, devenu chrétien; qu'il fasse circoncire son nouveau-né, qu'il observe le sabbat, qu'il s'abstienne des viandes que Dieu a créées pour qu'on en use avec action de grâces; que le quatorzième jour du premier mois, il immole un agneau vers le soir: quand vous aurez fait cela, et vous ne le ferez pas (car je vous sais chrétien et incapable d'un sacrilège), vous condamnerez bon gré mal gré votre sentiment; et alors vous comprendrez que c'est une oeuvre plus difficile de prouver ses propres pensées que de censurer celles d'autrui. De peur que peut-être je ne vous crusse point ou que je ne comprisse pas ce que vous disiez (car souvent un trop long discours manque de clarté, et quand on ne comprend pas on trouve moins à reprendre), vous insistez et vous répétez «Paul avait abandonné ce que les juifs avaient de mauvais. Quel est ce côté mauvais des juifs que Paul avait rejeté? C'est que, dit-il, ignorant la justice de Dieu, et voulant établir leur propre justice, ils ne sont point soumis à la justice de Dieu (6). Ensuite après la passion et la résurrection du Christ, le sacrement de la grâce ayant été donné et manifesté selon l'ordre de Melchisédech, leur tort était de croire qu'il fallait observer les anciennes cérémonies, par nécessité de salut, et non point par une simple continuation de la

1. Ga 5,2 Ga 4,18 - 2. Ez 20,25 - 3. Rm 7,12-14 - 4. Ga 4,4. - 5. Ci-dessus, lett. 40,5. - 6. Rm 10,3.

coutume; cependant si ces cérémonies n'avaient «jamais été de nécessité de salut, c'est sans fruit et vainement que les Machabées auraient souffert pour elles le martyre. Enfin, les juifs persécutaient les chrétiens prédicateurs de la grâce comme des ennemis de la loi. Voilà les erreurs et les vices que Paul repousse comme des pertes et des ordures, pour gagner le Christ (1).

16. Vous nous avez appris ce que l'apôtre Paul a rejeté de mauvais dans les Juifs; apprenez-nous,maintenant ce qu'il en a gardé de bon. «Les cérémonies de la loi, me direz-vous, que les Juifs pratiquent selon la manière de leurs pères, comme elles ont été pratiquées par Paul lui-même sans aucune nécessité de salut (2).» Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire par ces mots: sans aucune nécessité de salut. Si elles ne procurent pas le salut, pourquoi les observer? s'il faut les observer, c'est qu'elles procurent le salut, surtout puisque la pratique de ces cérémonies fait des martyrs. On ne les suivrait pas si elles ne donnaient pas le salut. Ce ne sont pas de ces choses indifférentes entre le bien et le mal, sur lesquelles disputent les philosophes. La continence est un bien, la luxure un mal; c'est une chose indifférente que de marcher, de se moucher, de cracher; cela n'est ni bien ni mal; que vous le fassiez ou non, vous ne serez ni juste ni injuste. Mais il ne saurait être indifférent d'observer les cérémonies de la loi; c'est bien ou c'est mal. Vous dites que c'est bien, moi je prétends que c'est mal, et mal non-seulement pour les gentils qui ont cru, mais encore pour les juif. Si je ne me trompe, vous tombez ici dans un péril pour en éviter un autre. Tandis que vous redoutez les blasphèmes de Porphyre, vous rencontrez les pièges d'Ebion, en prescrivant l'observation de la loi aux juifs qui croient; et comme vous sentez le danger de ce que vous dites, vous vous efforcez de l'adoucir par d'inutiles paroles: «il fallait pratiquer les observations légales sans aucune nécessité de salut, comme les juifs croyaient devoir le faire, et sans la fallacieuse dissimulation que Paul avait blâmée dans Pierre (3).»

17. Pierre feignit donc d'observer la loi, et Paul, ce censeur de Pierre, l'observait hardiment; car on lit ensuite dans votre lettre: «Si Paul a observé les cérémonies de la loi parce qu'il a fait semblant d'être juif pour gagner les juifs, pourquoi n'a-t-il pas sacrifié avec les gentils, puisque, pour les gagner aussi, il a vécu avec ceux qui n'avaient point de loi, comme s'il n'en eût point eu lui-même (4)? Il ne l'a fait que parce qu'il était juif de nation, et n'a pas dit tout ceci pour paraître ce qu'il n'était pas, mais pour exercer la miséricorde dont il aurait voulu qu'on usât à son égard s'il avait été sous le coup des mêmes erreurs: une affection compatissante le poussait, au lieu de la fourberie et du mensonge (5).» Vous défendez bien Paul en disant qu'il ne feignait pas de partager l'erreur des juifs, mais qu'il fut véritablement dans l'erreur; qu'il ne voulut pas imiter

1. Lettre 40,6; Ph 3,8. - 2. 40,6. - 3. I Lettr. bid. - 4. Ibid. - 5. 2Co 9,21.

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le mensonge de Pierre pour dissimuler par la crainte des juifs ce qu'il était, mais pour se dire juif en toute liberté. Nouvelle bonté de l'Apôtre! Tandis qu'il veut faire les juifs chrétiens, il se fait juif lui-même. Il ne pouvait pas ramener les luxurieux à la tempérance sans se montrer luxurieux lui-même, ni venir miséricordieusement, comme vous dites, au secours des malheureux sans devenir lui-même malheureux. Ces Hébreux sont vraiment misérables et bien dignes de compassion, car, par leur opiniâtreté et leur amour de la loi abolie, ils ont fait d'un apôtre du Christ un juif! Il n'y a pas grande différence entre votre sentiment et le mien. Je dis que Pierre et Paul, par la crainte des juifs chrétiens, ont observé ou fait semblant d'observer les préceptes de la loi; et vous soutenez, vous, qu'ils l'ont fait par bonté, non point par la fourberie et le mensonge, mais par une compatissante affection. Cela importe peu, pourvu que nous convenions que, soit par crainte, soit par miséricorde, ils ont fait semblant d'être ce qu'ils n'étaient pas. L'argument que vous tournez contre moi, sur ce que Paul dut se faire gentil avec les gentils, puisqu'il s'était fait juif avec les juifs, plaide en ma faveur: car de môme que Paul ne fut pas vraiment juif, ainsi il n'était pas vraiment gentil; et de même qu'il ne fut pas vraiment gentil, ainsi il n'était pas vraiment juif. Il imite les gentils en recevant les incirconcis dans la foi du Christ, en leur promettant de se nourrir indifféremment des viandes condamnées parles Juifs; et non point, comme vous le pensez, en adorant les idoles. La circoncision ou l'incirconcision ne servent de rien en Jésus-Christ; c'est l'observation des commandements de Dieu qui est tout (1).

18. Je vous prie donc et vous conjure de me pardonner cette petite discussion; si je n'ai pas été ce que je dois être, imputez-le à vous-même, qui m'avez forcé de vous répondre, et qui m'avez rendu aveugle avec Stésichore. Ne croyez pas que je sois un docteur de mensonge, moi qui marche à la suite du Christ, lequel a dit: «Je suis la voie, la vérité et la vie (2).» Il ne peut pas se faire que, pieusement dévoué à la vérité, je me courbe sous le joug du mensonge. N'excitez pas contre moi une populace d'ignorants. ils vous vénèrent comme évêque et vous écoutent dans votre Eglise avec admiration et avec le respect dû à votre sacerdoce; ils font peu de cas de moi, qui suis au dernier âge et presque décrépit, et qui n'aime plus que les solitudes du, monastère et des champs. Cherchez d'autres gens que vous puissiez instruire et reprendre; car je suis séparé de vous par de si grands espaces de mer et de terre, que le son de votre voix me parvient à peine; et si par hasard vous m'écriviez des lettres, l'Italie et Rome les recevraient avant moi, à qui elles seraient adressées.

19. Vous me demandez, dans d'autres lettres (3), pourquoi ma première version des livres canoniques a des astérisques et des obéles (4), et pourquoi

1. Ga 5,6 Ga 6,15 - 2. Jn 14,6 - 3. Lettre LXXI. - 4. Nous francisons le mot latin obelus, du mot grec?ße???; (broche), qui exprime les signes d'écriture dont il. est ici question. Saint Augustin avait dit obeliscis. Saint Jérôme dit: virgulas praenotatas, et aussi obeli.

j'ai publié ma nouvelle version sans l'accompagner,de ces signes; souffrez que je vous le dise, vous ne me paraissez pas comprendre ce que vous demandez. La première version est celle des Septante; et partout où il y a des traits ou des obèles, cela veut dire que les Septante renferment plus de choses que l'hébreu: les astérisques ou les étoiles avertissent de ce qui a été emprunté par Origène à la version de Théodotion; ici j'ai traduit du grec, là de l'hébreu, m'attachant plutôt à l'exactitude du sens qu'à l'ordre des mots. Je m'étonne que vous ne lisiez pas la version des Septante telle qu'ils l'ont faite, mais telle qu'Origène l'a corrigée et corrompue avec ses obèles et ses astérisques, et que vous ne suiviez pas l'humble interprétation d'un chrétien; d'autant plus que les additions d'Origène ont été tirées d'une traduction publiée, depuis la passion du Christ, par un juif et un blasphémateur. Voulez-vous aimer véritablement les Septante? ne lisez pas ce qui est marqué par des astérisques; rayez-le plutôt de vos exemplaires, et vous ferez preuve d'amour pour les anciens. Si vous faites cela, vous serez forcé de condamner toutes les bibliothèques des Eglises; car à peine y trouverait-on une ou deux Bibles qui ne portent pas les additions d'Origène.

20. Vous dites que je n'aurais pas dû traduire après les anciens, et vous vous servez d'un syllogisme tout nouveau: «Ou le texte traduit par les Septante est obscur, ou bien il est clair; s'il est obscur, il est à croire que vous pouvez aussi vous y tromper; s'il est clair, évidemment ils n'ont pas pu s'y méprendre (1).» Je vous réponds par votre propre argument. Tous les anciens docteurs qui nous ont précédés dans le Seigneur et qui ont interprété les saintes Ecritures, s'appliquaient à des textes obscurs ou à des textes clairs; si ces textes sont obscurs, comment avez-vous osé entreprendre, après eux, d'expliquer ce qu'ils n'ont pas pu expliquer eux-mêmes? S'ils sont clairs, il était bien inutile que vous voulussiez interpréter ce qui n'a pas pu leur échapper, surtout pour les psaumes, qui ont donné lieu à tant de volumes de dissertations chez les Grecs: Origène d'abord, puis Eusèbe de Césarée, ensuite Théodore d'Héraclée, Astérius de Scythopolis, Apollinaire de Laodicée, Didyme d'Alexandrie. De petits ouvrages ont été composés sur quelques psaumes séparés, mais nous parlons ici de tout le corps des psaumes. Chez les Latins, Hilaire de Poitiers et Eusèbe de Verceil ont traduit Origène et Eusèbe. Notre Ambroise a suivi sur quelques points le premier de ces deux auteurs. Que votre sagesse me réponde: Pourquoi, après tant et de tels interprètes, avez-vous exprimé des sentiments différents dans l'explication des psaumes? Si les psaumes sont obscurs, il est à croire que vous avez pu vous y tromper; s'ils sont clairs, on ne doit pas croire que de tels interprètes aient pu s'y méprendre; ainsi, de toute façon, votre interprétation deviendra inutile; et, d'après cette règle,

1. Ci-dessus, lettre 28,2.

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personne n'osera plus parler après les anciens, et le sujet qui aura été une fois traité, ne pourra plus l'être une seconde fois. Votre bienveillance ne saurait ici refuser aux autres le pardon indulgent que vous vous accordez à vous-même. Pour moi, je n'ai pas songé à abolir les anciennes versions en les traduisant du grec et du latin à l'usage des gens qui ne comprennent que ma langue; j'ai plutôt voulu rétablir les passages. omis ou altérés par les juifs, pour que nos Latins connaissent ce que renferme la vérité de l'hébreu. S'il ne plait pas à quelqu'un de me lire, personne lie l'y force; qu'il boive avec délices le vin vieux, et qu'il méprise mon vin nouveau, c'est-à-dire mes travaux pour l'interprétation des versions anciennes et pour éclaircir ce qui est obscur. En ce qui touche la manière à suivre pour l'explication des saintes Ecritures, c'est une question que j'ai traitée dans mon livre sur la meilleure manière de traduire et dans toutes les petites préfaces placées en tête de ma version des divins livres: je crois devoir y renvoyer le sage lecteur. Et si, comme vous le dites, vous m'acceptez dans la correction du Nouveau Testament, parce que beaucoup de gens sachant le grec peuvent apprécier mon travail, vous deviez croire à la même exactitude dans ma version de l'Ancien Testament, être sûr que je n'y ai pas mis du mien, et que j'ai traduit le texte divin comme je l'ai trouvé dans l'hébreu. Si vous en doutez, interrogez les juifs.

21. Mais vous direz peut-être: «Que faire si les juifs ne veulent pas répondre ou s'ils veulent mentir?» Est-ce que les juifs, tous tant qu'ils sont, garderont le silence sur ma traduction? Est-ce qu'il ne se rencontrera personne qui sache l'hébreu? Est-ce que tout le monde imitera ces juifs dont vous parlez et qui, dans un petit coin de l'Afrique, se sont entendus pour m'outrager? car voici ce que vous me contez dans une de vos lettres: «Un de nos collègues avait établi la lecture de votre version dans l'Eglise dont il est le chef; on lisait le prophète Jonas, et tout à coup on reconnut dans votre traduction quelque chose de très-différent du texte accoutumé qui était dans le coeur et la mémoire de tous, et qui se chantait depuis tant de générations. Le tumulte fut si grand dans le peuple, surtout parmi les Grecs qui criaient à la falsification, que l'évêque (c'était dans la ville d'Oëa), se trouva forcé d'interroger le témoignage des juifs du lieu. Ceux-ci, soit par malice, soit par ignorance, répondirent que le texte des Grecs et des Latins, en cet endroit, était conforme au texte hébreu. Quoi de plus? l'évêque se vit contraint de corriger le passage comme si c'eût été une faute, ne voulant pas, après ce grand péril, rester sans peuple. Il nous a paru, d'après cela, que peut-être vous avez pu vous tromper quelquefois (1).»

22. Vous dites que j'ai mal traduit quelque chose dans le prophète Jonas, et que, la différence d'un seul mot ayant excité un mouvement dans le peuple, l'évêque faillit perdre son troupeau. Mais

1. Ci-dessus, lettre 71,5.

vous me dérobez ce que vous m'accusez d'avoir mal traduit, m'enlevant ainsi le moyen de me défendre, et de peur que ma réponse ne fasse fondre ce que vous dites; il arrive peut-être ici, comme il y a plusieurs années, quand la citrouille vint se mettre au milieu, et que le Cornélius et l'Asinius Pollion de ce temps soutint que j'avais traduit le mot de citrouille par celui de lierre. J'y ai répondu amplement dans mon commentaire de Jonas. Il me suffit de dire en ce moment qu'à l'endroit où les Septante ont mis le mot de citrouille, et Aquila, avec les autres interprètes, le mot xisson qui signifie lierre, on trouve dans l'hébreu ciceion. les Syriens disent ordinairement ciceia. Or, le ciceia est une sorte d'arbrisseau dont les feuilles ont la largeur de celles de la vigne; à peine planté, il s'élève à la hauteur d'un arbuste et se soutient sur sa tige, sans avoir besoin d'échalas, comme les citrouilles et les lierres. Si donc, traduisant mot à mot, j'avais écrit ciceion, personne ne m'aurait compris; si j'avais dit: citrouille, j'aurais dit ce qui n'est pas dans l'hébreu: j'ai mis lierre pour faire comme les autres interprètes. Et si vos juifs, selon votre récit, par malice ou par ignorance, prétendent que le texte hébreu est ici conforme aux versions grecques et latines, il est manifeste qu'ils ne savent pas l'hébreu, ou qu'ils se sont donné le plaisir de mentir pour se moquer de ceux qui aiment les citrouilles.

Je vous demande, en terminant cette lettre, de ne plus forcer au combat un vieux soldat, un vieillard qui se repose, et de ne pas vouloir qu'il brave de nouveaux dangers. Vous qui êtes jeune et constitué en dignité épiscopale, enseignez les peuples, enrichissez les greniers de Rome de nouveaux fruits de l'Afrique. Il me suffit, à moi, de parler bas, en un coin de monastère, avec quelque pauvre malheureux qui m'écoute ou me lit.





Augustin, lettres - LETTRE LXXII. (Année 404)