Augustin, lettres - LETTRE CLIII. (Année 414)

LETTRES DE SAINT AUGUS




LETTRE CLIV. (Année 414)

Le vicaire d'Afrique exprime à saint Augustin ses sentiments de respectueuse admiration; il avait reçu et tu les trois premiers livres de la Cité de Dieu.

MACÉDONIUS A SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET CHER PÈRE AUGUSTIN, ÉVÊQUE.

1. Je suis merveilleusement frappé de votre sagesse, soit que je lise vos ouvrages, soit que je lise ce que vous avez bien voulu m'envoyer sur les intercessions en faveur des criminels. Je trouve dans vos ouvrages tant de pénétration, de science, de sainteté qu'il n'y a rien au delà; et tant de réserve dans votre lettre que si je ne faisais pas ce que vous demandez, je croirais presque que le seul coupable de l'affaire c'est moi, ô vénérable seigneur et cher Père. Car vous n'insistez point comme la plupart des gens de ce lieu, et vous n'arrachez pas de force ce que vous désirez; mais lorsque vous croyez devoir vous adresser à un juge accablé de tant de soins, vous exhortez avec une réserve qui vient en aide à vos paroles, et qui, auprès des gens de bien, est la plus puissante manière de vaincre les difficultés. C'est pourquoi je me suis hâté d'avoir égard à votre demande: je l'avais déjà fait espérer.

2. J'ai lu vos livres (1), car ce ne sont pas de ces oeuvres languissantes et froides qui souffrent qu'on les quitte; ils se sont emparés de moi, m'ont enlevé à tout autre soin et m'ont si bien attaché à eux (puisse Dieu m'être ainsi favorable!), que je ne sais ce que je dois le plus y admirer, ou la perfection du sacerdoce, ou les dogmes de la philosophie, ou la pleine connaissance de l'histoire, ou l'agrément de l'éloquence; votre langage séduit si fortement les ignorants eux-mêmes qu'ils n'interrompent pas la lecture de vos livres avant de l'avoir achevée, et qu'après avoir fini ils recommencent encore. Vous avez prouvé à nos adversaires, impudemment opiniâtres, que dans ce qu'ils appellent les siècles heureux, il est arrivé de plus grands maux dont la cause est cachée dans l'obscurité des secrets de la nature, et que les fausses félicités de ces temps ont conduit, non point à la béatitude, mais aux abîmes; vous avez montré que notre religion et les mystères du Dieu véritable, sans compter la vie éternelle promise aux hommes vertueux, adoucissent les inévitables amertumes de la vie présente. Vous vous êtes servi du puissant exemple d'un malheur récent (2); toutefois, malgré les fortes preuves que vous en tirez au profit de notre cause, j'aurais voulu, si t'eût été possible, qu'il ne vous eût pas servi (3). Mais cette calamité ayant donné lieu à tant de plaintes folles de la part de ceux qu'il fallait convaincre, il était devenu nécessaire de tirer de cette catastrophe même des preuves de la vérité.

1. Les trois premiers livres de la Cité de Dieu. - 2. La chute de Rome. - 3. On voit ici combien les âmes chrétiennes les meilleures avaient été émues et troublées de la prise de Rome par les Barbares.

3. Voilà ce que j'ai pu vous répondre sous le, poids de tant d'occupations; elles sont vaines si on considère à quoi aboutissent les choses humaines, mais elles ont pourtant leur nécessité dans les jours mortels qui nous sont faits ici-bas. Sil m'est accordé du loisir et de la vie, je vous écrirai aussi d'Italie pour vous marquer tout ce que m'inspire un ouvrage d'une si grande science, Sans qui je puisse cependant payer jamais toute ma dette. Que le Dieu tout-puissant garde votre sainteté en santé et en joie durant une très-longue vie, ô désirable seigneur et cher Père.




LETTRE CLV. (Année 414)

Toutes les beautés de la philosophie chrétienne se trouvent dans cette lettre où saint Augustin entretient Macédonius des conditions de la vie heureuse et des devoirs de ceux qui sont à la tête des peuples. Cette lettre est pleine de choses admirables; elle établit les fondements de la politique chrétienne.

AUGUSTIN, ÉVÊQUE, SERVITEUR DU CHRIST ET DE SA FAMILLE, A SON CHER FILS MACÉDONIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Quoique je ne reconnaisse pas en moi la sagesse que vous m'attribuez, j'ai pourtant de nombreuses actions de grâces à rendre à l'affection si vive et si sincère que vous rue témoignez. J'ai du plaisir à penser que les fruits de mes études plaisent à un homme tel que vous; j'en éprouve bien davantage à voir votre coeur s'attacher à l'amour de l'éternité, de la vérité et de la charité même, à l'amour de ce céleste et divin empire dont le Christ est le souverain, et où seulement on vivra toujours heureux, si on a bien et pieusement vécu en ce monde; je vois que vous vous en approchez, et je vous aime à cause de votre ardent désir d'y parvenir. De là découle aussi la véritable amitié, amour tout gratuit qui ne tire pas son prix des avantages temporels. Car personne ne peut être véritablement l'ami d'un homme s'il ne l'a été premièrement de la vérité, et si ce dernier amour n est gratuit, il ne peut exister d'aucune manière.

2. Les philosophes aussi ont beaucoup parlé là-dessus; mais on ne trouve pas en eux la vraie piété, c'est-à-dire le vrai culte du vrai Dieu d'où il faut tirer tous les devoirs de bien vivre; je pense que leur erreur ne vient pas d'autre chose sinon qu'ils ont voulu se fabriquer en quelque sorte de leur propre fond une vie heureuse et qu'ils ont cru devoir la faire plutôt que de la demander, tandis que Dieu seul la donne. Nul ne peut faire l'homme heureux, si ce n'est Celui qui a fait l'homme. Celui qui accorde de si grands biens aux bons et aux méchants pour qu'ils existent, pour qu'ils soient des hommes, pour qu'ils aient à leur service leurs sens, leurs forces et les richesses de la terre, se donnera lui-même aux bons pour qu'ils soient heureux, et leur bonté même est déjà un présent divin. Mais les hommes qui, dans cette misérable vie, dans les membres mourants, sous le poids d'une chair corruptible, ont voulu être les auteurs et comme les créateurs de leur vie heureuse, n'ont pas pu comprendre comment Dieu résistait à leur orgueil; ils aspiraient à la vie heureuse par leurs propres vertus et croyaient déjà la tenir, au lieu de la demander à celui qui est la source même des vertus et de l'espérer de sa miséricorde. C'est pourquoi ils sont tombés dans une très-absurde erreur, d'un côté, soutenant que le sage était heureux jusque dans le taureau de Phalaris, et forcés, de l'autre, d'avouer que parfois il fallait fuir une vie heureuse. Car ils cèdent aux maux du corps trop accumulés, et, au milieu de l'excès de leurs souffrances, ils sont d'avis de quitter cette vie. Je ne veux pas dire ici quel crime ce serait qu'un homme innocent se tuât; il ne le doit pas du tout, lors même qu'il serait coupable; nous avons exposé cela en détail dans le premier des trois livres que vous avez lus avec tant de bienveillance et d'attention. Que l'on voie, sans l'emportement de l'orgueil, mais avec le calme de la modération, si on peut appeler heureuse une vie que le sage ne garde pas pour en jouir et qu'il est amené à s'arracher de ses propres mains.

3. Il y a, comme vous savez, dans Cicéron, à la fin du cinquième livre des Tusculanes, un endroit qui est à considérer ici. En parlant de la cécité du corps, et en affirmant que le sage, même devenu aveugle, peut être heureux, Cicéron énumère beaucoup de choses que ce sage aurait du bonheur à entendre; de même s'il devenait sourd, il y aurait pour ses yeux des spectacles qui le raviraient et lui donneraient de la félicité. Mais Cicéron n'a pas osé dire que le sage serait encore heureux s'il devenait aveugle et sourd; seulement si les plus cruelles douleurs du corps s'ajoutent à la privation de l'ouïe et de la vue, et que le (393) malade n'en reçoive pas la mort, Cicéron lui laisse la ressource de se la donner lui-même pour accomplir sa délivrance, par cet acte de vertu, et arriver au port de l'insensibilité. Le sage est donc vaincu par les souffrances extrêmes, et, sous l'étreinte de maux cruels, il commet sur lui-même un homicide. Mais celui qui ne s'épargne pas lui-même pour échapper à de tels maux,, qui épargnera-t-il? Certainement le sage est toujours heureux, certainement nulle calamité ne peut lui ravir la vie heureuse placée en sa propre puissance. Et voilà que dans la cécité et la surdité et les plus cruels tourments du corps, ou bien ce sage perd la vie heureuse, ou bien, s'il la conserve encore dans ces afflictions, il y aura parfois, d'après les raisonnements de ces savants hommes, une vie heureuse, que le sage ne peut pas supporter; ou, ce qui est plus absurde, qu'il ne doit pas supporter, qu'il doit fuir, briser, rejeter, et dont il doit s'affranchir par le fer ou le poison ou tout autre genre de mort volontaire: c'est ainsi que, selon les épicuriens et quelques autres extravagants, il arrivera au port de l'insensibilité de façon à ne plus être du tout, ou bien trouvera un bonheur qui consistera à être délivré, comme d'une peste, de cette vie heureuse qu'il prétendait mener en ce monde. O trop superbe forfanterie! Si, malgré les souffrances du corps, la vie du sage est encore heureuse, pourquoi n'y demeure-t-il pas pour en jouir? Si, au contraire, elle est misérable, n'est-ce pas, je vous le demande, l'orgueil qui l'empêche de l'avouer, de prier Dieu et d'adresser ses supplications à la justice et à la miséricorde de Celui qui a la puissance, soit de détourner ou d'adoucir les maux de cette vie ou de nous armer de force pour les supporter ou de nous en délivrer tout à fait, et de nous donner ensuite la vie véritablement heureuse, séparée de tout mal et inséparable du souverain bien?

4. C'est la récompense des âmes pieuses; dans l'espoir de l'obtenir nous supportons sans l'aimer cette vie temporelle et mortelle; nous supportons courageusement ses maux par l'inspiration et le don divins, quand, la joie dans le coeur, nous attendons fidèlement l'accomplissement de la promesse que Dieu nous a faite des biens éternels. L'apôtre Paul nous y exhorte lorsqu'il nous parle de ceux qui «se réjouissent dans l'espérance et qui sont (394) patients dans la tribulation (1); n il nous montre pourquoi on est patient dans la tribulation en nous disant d'abord qu'on se réjouit dans l'espérance. J'exhorte à cette espérance par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Dieu lui-même notre maître a enseigné cela lorsqu'il a voilé sa majesté sous les apparences d'une chair infirme; non-seulement il l'a enseigné par l'oracle de sa parole, mais encore il l'a confirmé par l'exemple de sa passion et de sa résurrection. Il a montré par l'une ce que nous devons supporter, par l'autre ce que nous devons espérer. Les philosophes dont. nous avons rappelé plus haut les erreurs auraient mérité sa grâce si, pleins d'orgueil, ils n'avaient inutilement cherché à se faire, de leur propre fond, cette vie heureuse, dont Dieu seul a promis la possession, après la mort, à ceux qui auront été ses véritables adorateurs. Cicéron a été mieux inspiré quand il a dit: «Cette vie est une mort et je pourrais, si je voulais, faire voir combien elle est déplorable (2).» Si elle est déplorable, comment peut-on la trouver heureuse? Et puisqu'on en déplore avec raison la misère, pourquoi ne pas convenir qu'elle est misérable? Je vous en prie donc, homme de bien, accoutumez-vous à être heureux en espérance, pour que vous le soyez aussi en réalité, lorsque la félicité éternelle sera accordée comme récompense à votre persévérante piété.

5. Si la longueur de ma lettre vous fatigue, la faute en est sûrement à vous qui m'avez appelé un sage. Voilà pourquoi j'ose vous parler ainsi, non pas pour faire parade de ma propre sagesse, mais pour montrer en quoi la sagesse doit consister. Elle est dans ce monde le vrai culte du vrai Dieu, afin que Dieu soit son gain assuré et entier dans la vie future. Ici la constance dans la piété, là-haut l'éternité dans le bonheur. Si j'ai en moi quelque chose de cette sagesse qui seule est la véritable, je ne l'ai pas tiré de moi-même, je l'ai tiré de Dieu, et j'espère fidèlement qu'il achèvera en moi ce que je me réjouis humblement qu'il ait commencé; je ne suis ni incrédule pour ce qu'il ne m'a pas donné encore, ni ingrat pour ce qu'il m'a déjà donné. Si je mérite quelque louange, c'est par sa grâce, ce n'est ni par mon esprit ni par mon mérite; car les génies les plus pénétrants et les plus élevés sont tombés dans des erreurs d'autant plus grandes

1. Rm 12,12. - 2. In Tusc. quaest.

qu'ils ont cru avec plus de confiance dans leurs propres forces et n'ont pas demandé humblement et sincèrement à Dieu de leur montrer la voie. Et que sont les mérites des hommes, quels qu'ils soient, puisque celui qui est venu sur la terre, non point avec une récompense due, mais avec une grâce gratuite, a trouvé tous les hommes pécheurs, lui seul étant libre et libérateur du joug du péché?

6. Si donc la vraie vertu nous plaît, disons-lui, comme dans ses saintes Ecritures: «Je vous aimerai, Seigneur, qui êtes ma vertu (1);» et si véritablement nous voulons être heureux (ce que nous ne pouvons pas ne pas vouloir), que notre coeur soit fidèle à ces paroles des mêmes Ecritures: «Heureux l'homme dont le nom du Seigneur est l'espérance, et qui n'a point abaissé ses regards sur les vanités et les folies menteuses (2)!» Or, par quelle vanité, par quelle folie, par quel mensonge un homme mortel, menant une vie misérable avec un esprit et un corps sujets au changement, chargé de tant de péchés, exposé à tant de tentations, rempli de tant de corruption, destiné à des peines si méritées, met-il en lui-même sa confiance pour être heureux, lorsque, sans le secours de Dieu, lumière des intelligences, il ne peut pas même préserver de l'erreur ce qu'il a de plus noble dans sa nature, c'est-à-dire l'esprit et la raison! Rejetons donc les vanités et les folies menteuses des faux philosophes; car il n'y aura pas de vertu en nous si Dieu ne vient lui-même à notre aide; pas de bonheur, s'il ne nous fait pas jouir de lui et si, par le don de l'immortalité et de l'incorruptibilité, il n'absorbe tout ce qu'il y a en nous de changeant et de corruptible, et qui n'est qu'un amas de faiblesses et de misères.

7. Nous savons que vous aimez le bien de l'Etat; voyez donc comme il est clair, d'après les livres saints, que ce qui fait le bonheur de l'homme fait aussi le bonheur des Etats. 1,e prophète rempli de l'Esprit-Saint, parle ainsi dans sa prière: «Délivrez-moi de la main des enfants étrangers, dont la bouche a proféré des paroles de vanité, et dont la main droite est une main d'iniquité. Leurs fils sont comme de nouvelles plantes dans leur jeunesse; leurs filles sont ajustées et ornées comme un temple; leurs colliers sont si pleins qu'ils regorgent; leurs troupeaux

1. Ps 17,2. - 2. Ps 39,5.

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s'accroissent de la fécondité de leurs brebis; a leurs vaches sont grasses; leurs murailles ne sont ni ruinées ni ouvertes, et il n'y a pas de cris dans leurs places publiques. Ils ont proclamé heureux le peuple à qui ces choses appartiennent: heureux le peuple qui a le Seigneur pour son Dieu (1)!»

8. Vous le voyez: il n'y a que les enfants étrangers, c'est-à-dire n'appartenant pas à la régénération par laquelle nous sommes faits enfants de Dieu, qui trouvent un peuple heureux à cause de l'accumulation des biens terrestres; le prophète demande à Dieu de le délivrer de la main de ces étrangers, de peur de se laisser entraîner par eux dans une aussi fausse idée du bonheur de l'homme et dans des péchés impies. Car dans la vanité de leurs discours, «ils ont proclamé heureux le peuple à qui appartiennent ces choses» que David a citées plus haut, et dans lesquelles consiste la seule félicité que recherchent les amis de ce monde; et c'est pourquoi «leur main droite est une main d'iniquité,» parce qu'ils ont mis avant ce qu'il aurait fallu mettre après, comme le côté droit passe avant le côté gauche. Si on possède ces sortes de biens, on ne doit pas y placer la vie heureuse; les choses de ce monde doivent nous être soumises et ne pas être maîtresses; elles doivent suivre et ne pas mener. Et comme si nous disions au Prophète quand il priait ainsi et demandait d'être délivré et séparé des enfants étrangers qui ont proclamé heureux le peuple à qui appartiennent ces choses; vous-même, qu'en pensez-vous? quel est le peuple que vous proclamez heureux? il ne répond pas: Heureux le peuple qui place sa vertu dans sa force propre! S'il avait répondu cela, il aurait mis encore une différence entre un tel peuple et celui qui fait consister la vie heureuse dans une visible et corporelle félicité; mais il ne serait pas allé au delà des vanités et des folies menteuses. «Maudit soit quiconque met son espérance dans l'homme,» disent ailleurs les saintes lettres (2); personne ne doit donc mettre en soi son espérance, parce qu'il est homme lui-même. C'est pourquoi afin de s'élancer par delà les limites de toutes les vanités et des folies menteuses, et afin de placer la vie heureuse où elle est véritablement, «Heureux, dit le Psalmiste, heureux le peuple «dont le Seigneur est le Dieu!»

1. Ps 143,11-15. - 2. Jr 18,11-15

9. Vous voyez donc où il faut demander ce que tous désirent, savants et ignorants; il en est beaucoup qui, par erreur ou par orgueil, ne savent ni qui le donne ni comment on le reçoit. Dans ce psaume divin sont repris en meure temps les uns et les autres, ceux qui se confient dans leur vertu et ceux qui se glorifient dans l'abondance de leurs richesses (1), c'est-à-dire les philosophes de ce monde et les gens très-éloignés de cette philosophie, aux yeux desquels les trésors de la terre suffisent au bonheur d'un peuple. C'est pourquoi demandons au Seigneur notre Dieu qui nous a faits, demandons-lui et la vertu pour triompher des maux de cette vie, et après la mort, la jouissance de la vie heureuse dans son éternité, afin que pour la vertu et pour la récompense de la vertu, «celui qui se glorifie se glorifie «dans le Seigneur,» comme parle l'Apôtre (2). C'est ce que nous devons vouloir pour nous et pour l'Etat dont nous sommes citoyens, car le bonheur d'un Etat ne part pas d'un autre principe que le bonheur de l'homme, puisque l'Etat n'est autre chose qu'une multitude d'hommes unis entre eux.

10. Si donc toute cette prudence par laquelle vous veillez aux intérêts humains, toute cette force par laquelle vous tenez tête à l'iniquité, toute cette tempérance par laquelle vous vous maintenez pur au milieu de la corruption générale, toute cette justice par laquelle vous rendez à chacun ce qui lui appartient, si ces qualités et ces nobles efforts ont pour but la santé, la sécurité et le repos de ceux à qui vous voulez faire du bien; si votre ambition c'est qu'ils aient des fils comme des plantes bien soutenues, des filles ornées comme des temples, des celliers qui regorgent, des brebis fécondes, des vaches grasses, que les murs de leurs enclos ne présentent aucune ruine, et qu'on n'entende point dans leurs rues les cris de la dispute, vos vertus ne seront point des vertus véritables comme le bonheur de ce peuple-là né sera pas un vrai bonheur. Cette réserve de mon langage que vous avez bien voulu louer dans votre lettre ne doit pas m'empêcher de dire ici la vérité. Si, je le répète, votre administration avec les qualités qui l'accompagnent et que je viens de rappeler ne se proposait d'autre fin que de préserver les hommes de toute peine selon la chair, et que vous regardassiez comme une oeuvre étrangère à vos devoirs de connaître à quoi ils rapportent

1. Ps 48,7. - 2. 2Co 10,17.

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portent ce repos que vous vous efforcez de leur procurer, c'est-à-dire (pour parler clairement); si vous ne vous occupiez pas de savoir quel culte ils rendent au Dieu véritable, où est tout le fruit d'une vie tranquille, ce grand trava il ne vous servirait de rien pour la vie véritablement heureuse.

11. J'ai l'air de parler avec assez de hardiesse, et j'oublie en quelque sorte le langage accoutumé de mes intercessions. Mais si la réserve n'est autre chose qu'une certaine crainte de déplaire, moi, en craignant ici, je ne montre aucune réserve; car je craindrais d'abord et à bon droit de déplaire à Dieu, ensuite à notre amitié, si je prenais moins de liberté quand il s'agit de vous adresser des exhortations que je crois salutaires. Oui, que je sois réservé lorsque j'intercède auprès de vous pour les autres; mais lorsque c'est pour vous, il faut que je sois d'autant plus libre que je vous suis plus attaché, car l'amitié se mesure à la fidélité parler de la sorte, c'est encore agir avec réserve. Si, comme vous l'avez écrit vous-même, «la réserve est auprès des gens de bien la «plus puissante manière de vaincre les difficultés,» qu'elle me vienne en aide pour vous auprès de vous, afin que je jouisse de vous en celui qui m'a ouvert la porte vers vous et inspiré cette confiance: surtout parce que les sentiments que je vous suggère sont déjà, je le crois aisément, au fond de votre coeur soutenu et formé de tant de dons divins.

12. Si, comprenant quel est celui de qui vous tenez ces vertus et lui en rendant grâces, vous les rapportez à son culte, même dans l'exercice de vos fonctions; si, par les saints exemples de votre vie, par votre zèle, vos encouragements ou vos menaces, vous dirigez et vous amenez vers Dieu les hommes soumis à votre puissance; si vous ne travaillez au maintien de leur sécurité que pour les mettre en état de mériter Celui en qui ils trouveront une heureuse vie, alors vos vertus seront de vraies vertus; grâce à celui de qui vous les avez reçues, elles croîtront et s'achèveront de façon à vous conduire sans aucun doute à la vie véritablement heureuse qui n'est autre que la vie éternelle. Là, on n'aura plus à discerner prudemment le bien et le mal, car le mal n'y sera pas; ni à supporter courageusement l'adversité, car il n'y aura rien là que nous n'aimions, rien qui puisse exercer notre patience; ni à réfréner par la tempérance les mauvais désirs, car notre âme en sera à jamais préservée; ni à secourir avec justice les indigents, car là nous n'aurons plus ni pauvres ni nécessiteux. Il n'y aura plus là qu'une même vertu, et ce qui fera à la fois la vertu et la récompense, c'est ce que chante dans les divines Ecritures un homme embrasé de ce saint désir: «Mon bien est de m'unir à Dieu (1).» Là sera la sagesse pleine et sans fin, la vie véritablement heureuse; car on sera parvenu à l'éternel et souverain bien, dont la possession éternelle est le complément de notre bien. Que cette vertu s'appelle prudence, parce qu'il est prudent de s'attacher à un bien qu'on ne peut pas perdre; qu'on l'appelle force, parce que nous serons fortement unis à un bien dont rien ne nous séparera; qu'on l'appelle tempérance, parce que notre union sera chaste, là où jamais il n'y aura corruption; qu'on l'appelle justice, parce que c'est avec raison qu'on s'attachera au bien auquel on doit demeurer toujours soumis.

13. En cette vie même la vertu n'est autre chose que d'aimer ce qu'on doit aimer; le choisir, c'est de la prudence; ne s'en laisser détourner par aucune peine, c'est de la force; par aucune séduction, c'est de la tempérance; par aucun orgueil, c'est de la justice. Mais que devons-nous choisir pour notre principal amour si ce n'est ce que nous trouvons de meilleur que toutes choses? Cet objet de notre amour, c'est Dieu: lui préférer ou lui comparer quelque chose, c'est ne pas savoir nous aimer nous-mêmes. Car nous faisons d'autant plus notre bien que nous allons davantage vers lui que rien n'égale; nous y allons non pas en marchant, mais en aimant; et il nous sera d'autant plus présent que notre amour pour lui sera plus pur, car il ne s'étend ni ne s'enferme dans aucun espace. Ce ne sont donc point nos pas, mais nos moeurs qui nous mènent à lui qui est présent partout et tout entier partout. Nos moeurs ne se jugent pas d'après ce qui fait l'objet de nos connaissances, mais l'objet de notre amour: ce sont les bons ou les mauvais amours qui font les bonnes ou les mauvaises moeurs. Ainsi, par notre dépravation, nous restons loin de Dieu qui est la rectitude éternelle; et nous nous corrigeons en aimant ce qui est droit, afin qu'ainsi redressés, nous puissions nous unir à Lui.

1. Ps 72,28.

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14. Si donc nous savons nous aimer nous-mêmes en aimant Dieu, ne négligeons aucun effort pour porter vers lui ceux que nous aimons comme nous-mêmes. Car le Christ, c'est-à-dire la Vérité, nous enseigne que toute la loi et les prophètes sont enfermés dans ces deux préceptes: aimer Dieu de toute âme, de tout coeur, de tout esprit, et aimer notre prochain comme nous-mêmes (1). Le prochain ici, ce n'est pas celui qui est notre proche par les liens du sang, mais par la communauté de la raison qui unit entre eux tous les hommes. Si la raison d'argent fait des associés, combien plus encore la raison de nature, qui ne nous unit point par une loi de commerce, mais par la loi de naissance! Aussi le poète comique (car l'éclat de la vérité n'a pas manqué aux beaux génies), dans une scène où deux vieillards s'entretiennent, fait dire à l'un: «Vos propres affaires vous laissent-elles tant de loisirs que vous puissiez vous occuper de celles d'autrui qui ne vous regardent pas?» et l'autre vieillard répond: «Je suis homme, et rien d'humain ne m'est étranger (2).» On dit que le théâtre tout entier, quoique les fous et les ignorants n'y manquassent pas, couvrit d'applaudissements ce trait du poète. Ce qui fait l'union des âmes humaines touche tellement au sentiment de tous, qu'il ne se rencontra pas dans cette assemblée un seul homme qui ne se sentit le prochain d'un homme quel qu'il fût.

15. L'homme donc doit aimer Dieu et lui-même et le prochain de cet amour que la loi divine lui commande; mais trois préceptes n'ont pas été donnés pour cela; il n'a pas été dit: dans ces trois, mais «dans ces deux préceptes sont enfermés toute la loi et les prophètes:» c'est d'aimer Dieu de tout coeur, de toute âme, de tout esprit, et d'aimer son prochain comme soi-même. Par là nous devons entendre que l'amour de nous-mêmes n'est pas différent de l'amour de Dieu. Car s'aimer autrement c'est plutôt se haïr; l'homme alors devient injuste; il est privé de la lumière de la justice, lorsque se détournant du meilleur bien pour se tourner vers lui-même, il tombe à ce qui est inférieur et misérable. Alors s'accomplit en lui ce qui est écrit: «Celui qui aime l'iniquité hait son âme (3).» C'est pourquoi, nul ne s'aimant lui-même s'il n'aime Dieu, après le précepte

1. Mt 12,37-40. - 2. Térence, Heautontimorumenos (l'homme qui se punit lui-même), acte 1,scène I. - 3. Ps 10,6

de l'amour de Dieu il n'était pas besoin d'ordonner encore à l'homme de s'aimer, puisqu'il s'aime en aimant Dieu. Il doit donc aimer le prochain comme lui-même afin d'amener, lorsqu'il le peut, l'homme au culte de Dieu, soit par des bienfaits qui consolent, soit par des instructions salutaires, soit par d'utiles reproches: il sait que dans ces deux préceptes sont enfermés toute la loi et les prophètes.

16. Celui qui, par un bon discernement, fait de ce devoir son partage, est prudent; ne s'en laisser détourner par aucun tourment, c'est être fort; par aucun autre plaisir, c'est être tempérant; par aucun orgueil, c'est être juste. Quand on a obtenu de Dieu ces vertus par la grâce du Médiateur qui est Dieu avec le Père, et homme avec nous; de Jésus-Christ, qui, après que le péché nous a faits ennemis de Dieu, nous réconcilie avec lui dans l'Esprit de charité; quand on a, dis-je, obtenu de Dieu ces vertus, on mène en ce monde une bonne vie, et, comme récompense, on reçoit ensuite la vie heureuse qui ne peut pas ne pas être éternelle. Les mêmes vertus qui sont ici des actes ont là-haut leur effet; ici c'est l'oeuvre, là-haut la récompense; ici le devoir; là-haut la fin. C'est pourquoi tous les bons et les saints, même au milieu des tourments où le secours divin ne leur manque pas, sont appelés heureux par l'espérance de cette fin qui sera leur bonheur: s'ils demeuraient toujours dans les mêmes supplices et les mêmes douleurs, ii faudrait les appeler malheureux, malgré toutes leurs vertus.

17. La piété, c'est-à-dire le vrai culte du vrai Dieu, sert donc à tout; elle détourne ou adoucit les misères de cette vie, elle conduit à cette vie et à ce salut où nous n'aurons plus de mal à souffrir, où nous jouirons de l'éternel et souverain bien. Je vous exhorte, comme je m'exhorte moi-même, à vous montrer de plus en plus parfait dans cette voie de piété et à y persévérer. Si vous n'y marchiez pas, si vous n'étiez pas d'avis de faire servir à la piété les honneurs dont vous êtes revêtus, vous n'auriez pas dit, dans votre ordonnance destinée à ramener à l'unité et à la paix du Christ les donatistes hérétiques: «C'est pour vous que cela se fait; c'est pour vous que travaillent et les prêtres d'une foi incorruptible et l'empereur, et nous-mêmes qui sommes ses juges;»vous n'auriez pas dit beaucoup d'autres choses qui se trouvent dans cette ordonnance et par où (398) vous avez fait voir que votre magistrature de la terre ne vous empêche pas de beaucoup penser à l'empire du ciel. Si donc j'ai voulu parler longtemps avec vous des vertus véritables et de la vie véritablement heureuse, j'aimerais à espérer que je n'ai pas été trop à charge à un homme aussi occupé que vous; j'en ai même la confiance, lorsque je songe à ce grand et admirable esprit qui fait que, sans négliger les pénibles devoirs de votre dignité, vous vous appliquez plus volontiers à ces intérêts plus élevés.




LETTRE CLVI. (Année 414)

Un pieux et docte laïque de Syracuse, nommé Hilaire, le même peut-être dont nous retrouverons une lettre sous là date de 429, adresse à saint Augustin d'importantes questions.

HILAIRE AU SAINT, TRÈS-VÉNÉRABLE ET EN TOUTES CHOSES RESPECTABLE SEIGNEUR AUGUSTIN ÉVÊQUE.

La grâce de votre sainteté, connue de tous, encourage mon indignité à écrire à votre admirable révérence en profitant de l'occasion de ceux de votre pays qui retournent de Syracuse à Hippone; je prie la souveraine Trinité que ma lettre vous trouve plein de santé et de vigueur et que vous puissiez y répondre, ô saint, vénérable et en toutes choses respectable seigneur! Je vous conjure de vous souvenir de moi dans vos pieuses oraisons et d'éclairer mon ignorance au. sujet de ce que certains chrétiens répètent à Syracuse; ils disent que l'homme peut être sans péché, et, s'il le veut, observer aisément les commandements de Dieu; qu'il ne serait pas juste que l'enfant mort sans baptême périt, puisqu'il riait sans péché. Ils disent que le riche ne peut pas entrer dans le royaume de Dieu, à moins qu'il n'ait vendu tout ce qu'il possède, et que môme les bonnes oeuvres qu'il accomplirait à l'aide de ses richesses ne lui serviraient de rien, et qu'on ne doit jurer en aucune manière. Je désire aussi savoir si l'Eglise «sans ride et sans tache» dont parle l'Apôtre (1), est celle où nous sommes présentement réunis ou bien celle que nous espérons: certains chrétiens croient que cette Eglise est celle où maintenant se pressent les peuples et qu'elle peut être sans péché. Je supplie instamment votre sainteté de nous instruire clairement sur toutes ces choses, afin que nous sachions ce que nous devons penser. Que la miséricorde de notre Dieu conserve votre sainteté saine et sauve et lui donne de très-longues années, ô saint et à bon droit vénérable Seigneur, et en tout si digne de respect!

1. Ep 5,27.




LETTRE CLVII. (Année 414)

La réponse à Hilaire est célèbre; saint Jérôme l'appelle ai livre. Orose lut cette lettre dans l'assemblée de Jérusalem ai se trouvait Pélage, à la fin de juin 440; elle fut lue aussi dans la réunion de Diospolis ou Lydda, au mois de décembre de la même année (voir l'Histoire de saint Augustin, chap. XVIII). L'évêque d'Hippone établit la doctrine de la gràce contre lea naissantes erreurs des Pélagiens qu'il désigne sans les nommer; il établit aussi la vérité de l'enseignement chrétien relativement aux riches.

AUGUSTIN ÉVÊQUE, SERVITEUR DU CHRIST ET DE SON ÉGLISE, A SON BIEN-AIMÉ FILS HILAIRE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Votre lettre m'apprend non-seulement que vous êtes en bonne santé, mais encore que vous êtes animé d'un zèle religieux en ce qui touche la parole de Dieu, et d'un soin pieux pour votre salut qui est dans Notre-Seigneur Jésus-Christ: j'en rends grâces à Dieu et vous réponds sans retard.

2. Vous demandez si quelqu'un en ce monde est assez avancé dans la perfection de la justice pour vivre tout à fait sans péché; écoutez ces paroles de l'apôtre Jean, le disciple que le Seigneur aimait le plus: «Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est pas en nous (1).» Si donc ceux dont vous parlez disent qu'ils sont sans péché, vous voyez qu'ils se trompent eux-mêmes et que la vérité n'est pas en eux. Mais s'ils avouent qu'ils sont pécheurs, pour mériter la miséricorde de Dieu, qu'ils cessent de tromper les autres et de chercher à leur inspirer un tel orgueil. L'oraison dominicale est nécessaire à tous; elle a été aussi donnée aux béliers du troupeau, c'est-à-dire aux apôtres eux-mêmes, afin que chacun dise à Dieu: «Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (2).» Celui qui n'a pas besoin de ces paroles dans la prière, celui-là sera déclaré vivre sans péché. Si le Seigneur avait prévu qu'il pût y avoir des hommes semblables, meilleurs que ses apôtres, il aurait enseigné à ceux-là une autre prière par laquelle ils n'auraient pas demandé le pardon de leurs péchés, le baptême ayant tout effacé. Si saint Daniel, non pas devant les hommes par une trompeuse humilité, mais devant Dieu même, c'est-à-dire

1. Jn 1,8. - 2. Mt 6,12.

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dans la prière par laquelle il implorait Dieu, confessait à la fois et les péchés de son peuple et ses propres péchés, comme nous l'atteste sa bouche véridique (1), il ne me paraît pas qu'on puisse dire aux gens dont vous me parlez autre chose que ce que le Seigneur dit à un orgueilleux parle prophète Ezéchiel: «Etes-vous plus sage que Daniel (2)?»

3. Mais celui qui, aidé de la miséricorde et de la grâce de Dieu, se sera abstenu de ces péchés qu'on appelle aussi des crimes, et qui aura eu soin d'effacer par des oeuvres de miséricorde et de pieuses oraisons les péchés inséparables de cette vie, méritera d'en sortir sans péché, quoique, sa vie durant, il n'ait pas été exempt de fautes: celles-ci n'ayant pas manqué, les moyens de se purifier n'ont pas manqué aussi. Mais quiconque, entendant dire que par le libre arbitre nul n'est ici sans péché, en prendrait prétexte pour se livrer à ses passions, pour commettre des actions coupables, et persévérer jusqu'à son dernier jour dans ces infamies et ces crimes, celui-là, malgré les aumônes qu'il pourrait faire, vivrait misérablement et mourrait plus misérablement encore.

4. On peut jusqu'à un certain point tolérer qu'on dise qu'il y a ou qu'il y a eu sur la terre, sans compter le Saint des saints, quelqu'un d'exempt de tout péché. Mais prétendre que le libre arbitre suffit à l'homme pour observer les commandements du Seigneur, sans qu'il ait besoin de la grâce de Dieu et du don de l'Esprit-Saint pour l'accomplissement des bonnes oeuvres, c'est ce qu'il faut charger de tous les anathèmes et détester par toutes sortes d'exécrations. Ceux qui soutiennent cela sont entièrement éloignés de la grâce de Dieu, parce que, selon les mots de l'Apôtre sur les Juifs, «ignorant la justice de Dieu et voulant établir a la leur propre, ils n'ont pas été soumis à la justice de Dieu (3).» Car il n'y a que la charité qui soit la plénitude de la loi (4); et la charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs, non par nous-mêmes ni avec les forces de notre propre volonté, mais par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (5).

5. Le libre arbitre peut quelque chose pour les bonnes oeuvres, si Dieu lui vient en aide; on obtient ce secours en priant humblement et en agissant. Otez au libre arbitre l'appui

1. Da 9,20. - 2. Ez 28,3. - 3. Rm 10,3. - 4. Rm 13,10. - 5. Rm 5,5.

divin, quelque connaissance qu'on ait de la loi, on n'aura en aucune manière une justice solide, mais seulement une enflure impie dans le coeur et un mortel orgueil. C'est ce que nous apprend l'oraison dominicale. C'est en vain que nous demandons à Dieu «de ne pas nous induire en tentation (1),» s'il est en notre pouvoir de ne point succomber. Car le sens de cette parole est celui-ci: ne nous laissez pas succomber. «Dieu est fidèle, dit l'Apôtre (2), il ne permettra pas que vous soyez tentés au delà de votre pouvoir, mais il fera tourner «la tentation à votre profit, afin que vous «puissiez persévérer;» l'Apôtre aurait-il dit que Dieu fait cela, si cela était en notre seule puissance, sans son secours?

6. La loi elle-même a été donnée pour ce secours à ceux qui en font un bon usage, afin que, par elle, ils sachent ce qu'ils ont reçu de justice pour en rendre grâces à Dieu, ou ce qui leur manque encore pour le demander avec instance. Mais ceux qui comprennent ce précepte de la loi: «Tu ne convoiteras pas (3),» de façon à croire qu'il leur suffit de le connaître et qu'ils n'ont pas besoin de demander, pour l'accomplir, le secours de la grâce de Dieu, deviennent semblables aux juifs dont il a été dit «La loi est survenue pour que le péché abondât (4).» C'est peu pour eux de ne pas accomplir ce commandement: «Vous ne convoiterez pas;» outre cela, ils s'enorgueillissent; ignorant la justice de Dieu, c'est-à-dire celle que Dieu donne pour guérir l'impiété humaine, et voulant établir leur justice comme l'oeuvre de leurs propres forces, ils n'ont pas été soumis à la justice de Dieu. «Car le Christ est la fin de la loi pour la justification de tout croyant;» il est venu pour que la grâce surabondât où avait surabondé le péché (5). Si les juifs ont été les ennemis de cette grâce, ignorant la justice de Dieu et voulant établir leur propre justice, pourquoi des chrétiens en sont-ils aussi les ennemis, eux qui croient en celui que les juifs ont mis à mort? Est-ce pour que la récompense soit décernée aux juifs qui, après avoir tué le Christ, ont accusé leur impiété et se sont soumis à sa grâce une fois connue, et pour que la condamnation tombe sur des chrétiens qui veulent croire en Jésus-Christ de façon à s'efforcer de tuer la grâce?

1. Mt 6,13. - 2. 1Co 10,13. - 3. Ex 20,17 Rm 7,6. - 4. Rm 5,20. - 5. Rm 10,4 Rm 5,20.

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7. Car ceux qui croient bien croient en lui, afin d'avoir faim et soif de la justice et d'être rassasiés par sa grâce. Il est écrit que «tout homme qui invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (1);» il ne s'agit point ici de la santé du corps dont jouissent beaucoup de gens qui n'invoquent pas le nom du Seigneur, mais de cette santé dont lui-même a dit: «Il n'est pas besoin de médecin pour ceux qui se portent bien, mais pour ceux qui sont malades;» et qu'il achève d'expliquer par ces mots qui suivent: «Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs (2).» Les justes sont ainsi ceux qui se portent bien, les pécheurs sont les malades. Que le malade ne présume donc pas de ses forces; il n'y trouvera pas son salut. S'il a cette présomption, qu'il prenne garde que ces forces-là, au lieu d'être des marques de santé, ne soient des marques de frénésie. Les frénétiques, dans leur folie, se croient pleins de santé; ils ne demandent pas le médecin, mais se jettent sur lui comme sur un importun. C'est ainsi que, dans le délire de leur orgueil, les mauvais chrétiens dont nous parlons maltraitent en quelque sorte le Christ, soutenant que le bon secours de sa grâce n'est pas nécessaire pour accomplir les oeuvres de justice commandées par la loi. Qu'ils reviennent donc de leur extravagance, et qu'ils apprennent de leur mieux que le libre arbitre leur a été donné, non pas pour rejeter d'une volonté superbe le secours divin, mais pour invoquer le Seigneur avec une pieuse volonté.

8. Car cette volonté libre le sera d'autant plus qu'elle sera plus saine; elle deviendra d'autant plus saine qu'elle se montrera plus soumise à la divine miséricorde et à la grâce. Elle prie fidèlement lorsqu'elle dit: «Dirigez ma route selon votre parole, et que l'iniquité ne me domine point (3).» Comment sera-t-elle libre la volonté où l'iniquité dominera? Et pour qu'elle ne soit pas ainsi dominée, voyez qui elle invoque. Elle ne dit pas: Dirigez ma route selon le libre arbitre, car l'iniquité ne sera pas ma maîtresse; mais elle dit: «Dirigez ma route selon votre parole, et que l'iniquité ne me domine point.» Elle prie, elle ne promet pas; elle confesse, elle n'assure pas; elle souhaite une pleine liberté, elle ne vante pas sa propre puissance. Le salut en effet n'a pas été promis à tout homme qui se confie dans ses forces, mais à tout homme qui invoque le nom du Seigneur. «Comment l'invoqueront-ils,

1. Jl 2,32. - 2. Mt 9,12-13. - 3. Ps 108,133.

dit l'Apôtre, s'ils ne croient pas en lui (1)?» La fin de la vraie foi est donc d'invoquer celui en qui l'on croit pour en obtenir la force d'accomplir ses préceptes: la foi obtient ce que la loi commande.

9. Pour ne pas parler de beaucoup de préceptes et s'en tenir à celui qu'a choisi l'Apôtre comme exemple: «Vous ne convoiterez pas,» la loi semble-t-elle ici commander autre chose que la répression des mauvais désirs? Partout où l'âme se porte, c'est l'amour qui l'y porte, comme un poids. C'est pourquoi il nous est ordonné d'enlever au poids de la cupidité pour accroître le poids de la charité jusqu'à l'anéantissement de l'une et à la perfection de l'autre;, car la charité est la plénitude de la loi. Et cependant voyez ce qui a été écrit touchant la continence elle-même: «Et sachant que nul ne peut être continent si Dieu ne lui en fait la grâce et qu'il y avait même de la sagesse, à reconnaître de qui on obtient ce don, je m'adressai au Seigneur et lui fis ma prière (2).» Le sage dit-il: Et sachant que nul ne peut être continent si ce n'est pas son propre libre arbitre et qu'il y avait de la sagesse à reconnaître que ce bien vient de moi-même? Tel n'a pas été son langage, qui est celui de certains orgueilleux; mais il a dit, comme il devait, dans la vérité de la sainte Ecriture: «Sachant que nul ne peut être continent si Dieu ne lui en fait la grâce.» Dieu prescrit donc la continence, et c'est lui qui la donne; il la prescrit par la foi, il la donne par la grâce; il la prescrit par la lettre, il la donne par l'Esprit; car la loi sans la grâce fait abonder le péché, et la lettre sans l'Esprit tue (3). Il prescrit, pour que, nous efforçant d'accomplir ce qui est ordonné, et fatigués du poids de notre faiblesse, nous sachions demander le secours de la grâce, et que, si nous avons pu faire quelque chose de bon, nous ne soyons point ingrats envers celui qui nous assiste. Voilà ce qu'a fait le sage; car la sagesse lui a appris à reconnaître de qui on obtient ce don.

10. La volonté ne cesse pas d'être libre parce qu'elle est secourue; mais au contraire le libre arbitre est secouru parce qu'il subsiste toujours. Celui qui dit à Dieu: «Soyez mon aide (4),» confesse qu'il veut faire ce que. Dieu ordonne, mais qu'il implore son assistance afin de pouvoir l'accomplir. C'est ainsi

1. Rm 10,14. - 2. Sg 8,21. - 3. 2Co 3,6. - 4. Ps 26,9.

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que le sage, lorsqu'il est venu à savoir que nul n'est continent si Dieu ne lui en fait la grâce, s'est adressé au Seigneur et l'a prié. Sans aucun doute, c'est par sa volonté qu'il s'est adressé au Seigneur et qu'il l'a prié - il n'aurait pas demandé s'il n'y avait eu en lui volonté. Mais s'il n'avait pas demandé, que pourrait cette volonté? Lors même qu'elle pourrait avant de demander, qu'est-ce que cela lui servirait si elle ne rendait grâces de ce qu'elle peut demander à Celui à qui elle doit demander ce qu'elle ne peut pas encore? Aussi celui-là même qui est continent ne l'est pas s'il ne le veut; mais s'il n'avait pas reçu ce don de la continence, de quoi lui servirait la volonté? «Qu'as-tu que tu n'aies reçu? et si tu l'as reçu, «pourquoi te glorifer comme si tu ne l'avais pas reçu (1)?» C'est comme si l'Apôtre disait: Pourquoi te glorifier comme si tu avais de toi-même ce que tu ne pourrais avoir si tu ne l'avais pas reçu? Cela a été dit pour que celui qui se glorifie, se glorifie non pas en lui-même, mais dans le Seigneur (2); et pour que celui qui n'a pas encore de quoi se glorifier, ne l'espère pas de lui-même, mais qu'il prie le Seigneur. Mieux vaut avoir moins, pour demander à Dieu, que d'avoir plus, pour se l'attribuer à soi-même, car il vaut mieux monter de bas que de tomber de haut; et il est écrit que «Dieu résiste aux superbes et donne la grâce aux humbles (3).» C'est donc pour l'abondance des péchés que la loi nous apprend ce que nous devons vouloir, si la grâce ne nous aide à pouvoir ce que nous voulons et à accomplir ce que nous pouvons. Elle nous aidera si nous nous défendons de la présomption et de l'orgueil, si nous nous plaisons à ce qui est humble (4), si nous rendons grâces à Dieu de ce que nous pouvons et si notre volonté l'implore avec ardeur pour ce que nous ne pouvons pas encore, appuyant notre prière d'abondantes oeuvres de miséricorde, donnant pour qu'il nous soit donné, pardonnant pour qu'il nous soit pardonné.

11. Ils soutiennent que l'enfant mort sans baptême ne peut pas périr parce qu'il est né sans péché; l'Apôtre ne dit pas cela, et je pense qu'il vaut mieux croire l'Apôtre qu'eux. Voici ce que dit ce docteur des nations, en qui le Christ parlait: «Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par

1. 1Co 4,7. - 2. 2Co 10,17. - 3. Jc 4,6. - 4. Rm 12,16.

le péché, et ainsi la mort a passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché;» et peu après: «Car le jugement de condamnation vient d'un seul péché, mais la grâce de la justification délivre de beaucoup de péchés (1).» Si donc ils trouvent par hasard un enfant dans la naissance duquel n'entre pour rien la concupiscence du premier homme, qu'ils le déclarent non sujet à cette condamnation et n'ayant pas besoin d'en être délivré par la grâce du Christ. Quel est, en effet, ce seul péché pour lequel nous sommes condamnés, si ce n'est le péché d'Adam? Et pourquoi est-il dit que «nous sommes délivrés de beaucoup de péchés,» si ce n'est parce que la grâce du Christ non-seulement efface ce seul péché par lequel se trouvent souillés les enfants qui descendent de ce premier homme, mais encore beaucoup de péchés que les hommes, en grandissant, ajoutent à celui-là par leur mauvaise vie? Cependant l'Apôtre dit que ce péché qui s'attache à la descendance charnelle du premier homme suffit pour la condamnation. C'est pourquoi le baptême des enfants n'est pas superflu; en les régénérant, il les délivre de la condamnation qu'ils ont encourue par leur naissance. De même qu'en dehors de la race d'Adam il ne se trouve pas d'homme qui ait été engendré selon la chair, de même il ne se trouve pas d'homme qui ait été régénéré spirituellement en dehors du Christ. Mais la génération charnelle ne nous soumet à la condamnation que pour un seul péché; la régénération spirituelle, au contraire, efface non-seulement le seul péché pour lequel on baptise les enfants, mais encore beaucoup d'autres que les hommes, en vivant mal, ajoutant au péché originel. Aussi, l'Apôtre ajoute: «Si, à cause du péché d'un seul, la mort a régné par un seul homme, à plus forte raison ceux qui reçoivent l'abondance de la grâce et de la justice, régneront dans la vie par un seul, Jésus-Christ. Comme donc c'est par le péché d'un seul que tous les hommes sont condamnés, ainsi par la justice d'un seul tous les hommes reçoivent la justification de la vie. Et de même que par la désobéissance d'un seul homme plusieurs sont devenus pécheurs, ainsi plusieurs sont justifiés par l'obéissance d'un seul (2).»

1. Lc 6,37-38. - 2. Rm 5,12-19.

402

42. Que diront-ils à cela? que leur reste-t-il sinon de prétendre que l'Apôtre s'est trompé? Celui qui est le vase d'élection, le docteur des nations, la trompette du Christ crie: «Le jugement de condamnation vient d'un seul;» et eux réclament, soutenant que les petits enfants qu'ils avouent tirer leur origine de ce seul homme dont parle l'Apôtre, ne tombent pas dans la condamnation, quoiqu'ils n'aient pas été baptisés dans le Christ. «Le jugement de condamnation vient d'un seul;» que veut dire «un seul,» si ce n'est un seul péché? car on lit ensuite: «Mais la grâce de la justification délivre de. beaucoup de péchés.» Voilà donc d'un côté le jugement de Dieu qui nous condamne pour un seul péché, et de l'autre, la grâce qui nous justifie après beaucoup de péchés. C'est pourquoi s'ils n'osent résister à l'Apôtre, qu'ils nous expliquent comment le jugement de Dieu nous condamne pour un seul péché, tandis que les hommes, après beaucoup de péchés, arrivent condamnables devant le jugement de Dieu. Mais s'ils croient que cela a été dit parce que le péché, imité par les autres pécheurs, a commencé par Adam, en sorte que de ce premier péché, tant de fois répété par eux, ils ont été entraînés dans le jugement et la condamnation, pourquoi cela n'a-t-il pas été dit aussi de la grâce et de la justification? Pourquoi l'Apôtre n'a-t-il pas dit de la même manière: et la grâce nous a justifiés pour un seul péché? De même qu'il se trouve chez les hommes beaucoup de péchés entre ce seul péché qu'ils ont imité et le jugement par lequel ils seront punis, car d'une seule et première faute ils sont venus à plusieurs autres qui les ont conduits au jugement et à la condamnation; ainsi ces mêmes péchés se présentent en grand nombre dans l'intervalle du premier dont ils ont été une imitation et de la grâce par laquelle ils ont été pardonnés, parce que du péché originel les hommes sont tombés en d'autres fautes pour arriver à la grâce qui justifie. Comme donc dans l'un et l'autre, c'est-à-dire dans le jugement et la grâce, le rapport est le même entre un et plusieurs péchés, qu'ils nous disent pourquoi, d'après l'Apôtre, le jugement nous condamne pour un seul péché, et pourquoi la grâce nous délivre de plusieurs péchés; ou plutôt qu'ils consentent à reconnaître que l'Apôtre a ainsi parlé parce qu'il y a ici deux hommes: Adam, d'où part la génération selon la chair, et le Christ, d'où part la régénération selon l'esprit. Mais Adam n'est qu'un homme, le Christ est Dieu et homme; on conçoit donc que la régénération n'efface pas seulement le péché contracté par la génération. La génération ne nous fait contractes qu'un seul péché pour nous condamner, cas les autres fautes que l'homme ajoute par se propres oeuvres, n'appartiennent pas à cette génération, mais à la vie humaine. Mais la ré génération spirituelle ne se borne pas à efface ce péché qui se tire d'Adam, elle efface aussi tout ce que l'homme par la suite â fait de mal C'est pourquoi «le jugement de condamnation vient d'un seul, tandis que la grâce de la justification délivre d'un grand nombre de péchés.»

13. «Si à cause du péché d'un seul la more a régné par un seul homme,» et les enfant; sont purifiés de ce péché par le baptême, «à plus forte raison ceux qui reçoivent l'abondance de la grâce et de la justice régneront dans la vie par le seul Jésus-Christ;» oui, à plus forte raison ils régneront dans la vie, parce que le règne de la vie sera éternel, au lieu que la mort ne fait que passer en eux et ne régnera pas éternellement. «C'est pourquoi de même que par le péché d'un seul tous les hommes tombent dans la condamnation». dont le sacrement du baptême délivre les petits enfants, ainsi par la justice d'un seul tous les hommes parviennent à la justification de la vie.» Ici et là l'Apôtre a dit: «tous;» ce n'est pas que tous les hommes arrivent à la grâce de la justification du Christ, lorsqu'il y en a tant qui en sont éloignés et meurent de la mort éternelle; mais c'est que tous ceux qui renaissent à la justification ne renaissent que par le Christ, comme tous ceux qui naissent dans la condamnation ne naissent que par Adam. Car personne n'est dans cette génération en dehors d'Adam, et personne n'est dans cette régénération en dehors du Christ. Voilà pourquoi l'Apôtre dit «tous» et «tous;» et ces mêmes qu'il désigne sous le nom de «tous,» il les désigne ensuite sous le nom de plusieurs: «de même que par la désobéissance d'un seul homme plusieurs sont devenus pécheurs, ainsi par l'obéissance «d'un seul homme plusieurs deviennent justes.» Quels sont ces «plusieurs,» si ce n'est ceux que l'Apôtre, peu auparavant, avait appelés «tous?»

14. Voyez comment il nous parle de ce seul homme et de ce seul homme, d'Adam et du Christ; de l'un pour la condamnation, de l'autre pour la justification, quoique celui-ci (403) soit venu comme homme longtemps après Adam. C'est pour nous apprendre que ce qu'il y a eu d'anciens justes n'a pu être délivré que par cette même foi qui nous délivre nous-mêmes: la foi de l'incarnation du Christ; on la leur prophétisait, cette incarnation, comme on nous l'annonce aujourd'hui qu'elle, est accomplie. Aussi saint Paul appelle ici le Christ un homme, quoiqu'il soit Dieu en même temps: c'est pour empêcher de croire qu'on puisse être délivré seulement par Jésus-Christ Dieu, c'est-à-dire par le Verbe qui était au commencement, et non point aussi par la foi de son incarnation, c'est-à-dire par Jésus-Christ homme. Car cette pensée du même Apôtre doit demeurer dans sa vérité: «La mort est venue par un seul homme, et par un seul homme viendra la résurrection des morts. Car de même que tous meurent en Adam, ainsi tous seront vivifiés en Jésus-Christ (1).» Il entend ici la résurrection des justes pour l'éternelle vie, et non pas la résurrection des méchants pour l'éternelle mort; aussi dit-il que les bons seront vivifiés, tandis que les autres seront condamnés. De là vient aussi que dans les cérémonies de l'ancienne loi, la circoncision des petits enfants est prescrite pour le huitième jour (2); parce que le Christ, en qui se fait le dépouillement du péché de la chair représenté par la circoncision, est ressuscité le dimanche, ou le huitième jour, celui qui suit le sabbat. L'incarnation a donc été aussi la foi des anciens justes. De là ces paroles de l'Apôtre: «Ayant le même esprit de foi, selon qu'il est écrit j'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé, nous croyons nous aussi, et c'est pourquoi nous parlons (3).» Il n'aurait pas dit: «le même esprit de foi,» s'il n'avait pas voulu nous faire entendre que les anciens justes avaient l'esprit même de la foi, c'est-à-dire de l'incarnation du Christ. Mais parce qu'on leur prophétisait ce mystère dont l'accomplissement nous est annoncé, et que ce qui était voilé au temps de l'ancienne alliance est révélé sous l'alliance nouvelle, les sacrements ne sont pas les mêmes pour ces deux époques; cependant la foi n'est pas différente, elle est la même: «comme tous meurent en Adam, ainsi tous seront vivifiés dans le Christ.»

15. A ces paroles que nous expliquons, l'Apôtre ajoute celles-ci. «La loi est survenue pour que le péché abondât;» mais elles ne

1. 1Co 15,21. - 2. Lv 12,3. - 3. 2Co 4,13

touchent pas au péché que nous tirons d'Adam, et duquel saint Paul disait plus haut: «La mort a régné par un seul;» ces paroles s'appliquent soit à la loi naturelle qui apparaît à l'âge où l'on peut user de la raison, soit à la loi écrite, donnée par Moïse, qui elle-même ne peut pas vivifier ni délivrer de la loi de péché et de mort dérivée d'Adam, mais qui multiplie les prévarications: «car où la loi n'est pas, dit le même Apôtre, il n'y a pas prévarication (1).» Par conséquent, comme il y a dans l'homme en état d'user de son libre arbitre, une loi, naturellement écrite au coeur, qui défend de faire à autrui ce qu'on ne voudrait point souffrir soi-même, tous sont prévaricateurs selon cette loi, même ceux qui n'ont pas reçu la loi de Moïse, dont le Psalmiste a dit: «Tous les pécheurs de la terre ont été reconnus prévaricateurs (2).» Il est vrai, car tous les pécheurs de la terre n'ont pas transgressé la loi donnée par Moïse; pourtant s'ils n'avaient transgressé quelque loi, ils ne seraient pas appelés prévaricateurs; «car où la loi n'est pas, il n'y a pas prévarication.» Ainsi donc, après la violation de la loi donnée dans le paradis, la postérité d'Adam s'est trouvée sous le coup de la loi de péché et de mort, dont il a été dit: «Je vois dans mes membres une loi opposée à la loi de mon esprit, et qui me captive sous la loi de péché qui est dans mes membres (3).» Toutefois si elle n'était point fortifiée par la mauvaise habitude, on la vaincrait plus aisément, non cependant sans la grâce de Dieu. Mais par la violation de l'autre loi, écrite dans le coeur de tout homme en âge de raison, tous les pécheurs de la terre deviennent prévaricateurs. Par la transgression de la loi donnée par Moïse, le péché abonde encore bien davantage. «Car si une loi avait été donnée qui pût vivifier, c'est vraiment de la loi que viendrait la justice. Mais l'Ecriture a tout enfermé sous le péché, afin que la promesse fût accomplie en faveur des croyants par la foi en Jésus-Christ.» Ces paroles sont de l'Apôtre, vous devez les reconnaître. Il dit encore de cette loi: «La loi a été établie à cause de la prévarication jusqu'à l'avènement de Celui pour qui Dieu a fait la promesse; et remise par les anges aux mains d'un Médiateur (4).» C'est du Christ que parle ici saint Paul; tous sont sauvés par sa grâce; il sauve les petits de

1. Rm 4,15. - 2. Ps 118,119. - 3. Rm 7,23. - 4. Ga 3,19-21.

404

la loi de péché et de mort avec laquelle nous naissons; les grands qui, dans le libre usage de leur volonté, ont transgressé la loi naturelle de la raison elle-même; et ceux qui, ayant reçu la loi de Moïse et l'ayant violée, ont été tués par la lettre. Lorsqu'un homme manque aux préceptes mêmes de l'Evangile, il devient comme un mort de quatre jours; il ne faut pas cependant en désespérer, à cause de la grâce de Celui qui n'a pas dit à voix basse, mais «qui a crié d'une grande voix: Lazare, sors dehors (1).»

16. «La loi est donc survenue pour que le péché abondât,» soit quand les hommes négligent ce que Dieu ordonne, soit quand, présumant de leurs forces, ils n'implorent pas le secours de la grâce et ajoutent l'orgueil à la faiblesse. Mais si, par l'inspiration divine, ils comprennent pourquoi il faut gémir, et s'ils invoquent Celui en qui ils croient, et disent: «Ayez pitié de moi, Seigneur, selon votre grande miséricorde (2); j'ai dit: Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que j'ai péché (3). Vivifiez-moi dans votre justice (4); détournez de moi la voie de «l'iniquité, et ayez pitié de moi selon votre loi (5). Que je ne marche pas d'un pied superbe, et que la main des pécheurs ne m'ébranle point (6). Dirigez mes pas selon votre parole, de peur que l'iniquité ne me domine (7), car les pas de l'homme sont dirigés par le Seigneur, et l'homme voudra marcher dans la voie de (8) Dieu;» si, dis-je, les hommes adressent à Dieu ces prières et beaucoup d'autres qui nous avertissent que, pour accomplir les préceptes divins, il nous faut implorer l'assistance de Celui-là même qui ordonne; alors, après ces oraisons et ces gémissements, se vérifieront ces paroles: «Où le péché a abondé, la grâce a surabondé (9),» et ces autres. «Beaucoup de péchés lui sont pardonnés, parce qu'elle a beaucoup aimé (10);» alors l'amour de Dieu, pour accomplir la loi dans sa plénitude, se répand dans le tueur, non point par les forces de la volonté qui est en nous, mais par l'Esprit-Saint qui nous a été donné. Il connaissait bien la loi, celui qui disait: «Je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l'homme intérieur;» cependant il ajoutait. «Mais je vois dans mes membres une

1. Jn 11,43. - 2. Ps 50,1. - 3. Ps 40,5. - 4. Ps 30,2. - 5. Ps 118,29. - 6. Ps 30,12. - 7. Ps 118,133. - 8. Ps 36,23. - 9. Rm 5,20. - 10. Lc 7,47.

autre loi opposée à la loi de mon esprit, et qui me captive sous la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis! qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ (1).» Pourquoi n'a-t-il pas dit plutôt: par mon libre arbitre, si ce n'est parce que la liberté sans la grâce n'est pas liberté, mais désobéissance.

17. Après donc que l'Apôtre dit: «La loi est survenue pour que le péché abondât; mais où le péché a abondé, la grâce a surabondé,» il ajoute: «Afin que, comme le péché a régné dans la mort, ainsi la grâce règne par la justice dans la vie éternelle par Jésus-Christ Notre-Seigneur.» Lorsqu'il a dit: «comme le péché a régné dans la mort,» il ne dit pas: Par un seul homme ou par le premier homme, ou par Adam. En effet, il avait déjà dit que «la loi était survenue pour que le péché abondât;» or cette abondance du péché n'appartient pas à la descendance du premier homme, mais à la prévarication de la vie humaine qui, à mesure que l'âge arrive, s'ajoute à la souillure unique et originelle contractée par les enfants. Mais parce que la grâce. du Sauveur efface tout cela, et même ce qui n'appartient pas à la faute originelle, l'Apôtre, après avoir dit: «Ainsi la grâce règne par la justice dans la vie éternelle,» ajoute, «par Jésus-Christ Notre-Seigneur.»

18. Que nul raisonnement contre ces paroles de l'Apôtre n'empêche les enfants d'arriver au salut qui est dans Jésus-Christ Notre-Seigneur, car nous devons d'autant plus parler pour eux qu'ils ne le peuvent eux-mêmes. «Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché; et ainsi elle a passé dans tous les hommes, par celui en qui tous ont péché.» De même que les enfants ne peuvent s'affranchir de la descendance du premier homme, ainsi ils ne peuvent s'affranchir de son péché, et seul le baptême du Christ l'efface. «Le péché a été dans le monde jusqu'à la loi;» cela ne veut pas dire que, par la suite, le péché n'a plus été dans personne, mais cela veut dire que la lettre de la loi était impuissante à effacer ce qui ne pouvait l'être que par le seul Esprit de la grâce. De peur donc que qui ce soit, confiant dans les forces, je ne dis pas de sa volonté, mais plutôt de sa vanité, ne crût que la loi pouvait suffire au

1. Rm 7,22-24.

405

libre arbitre et ne se moquât de la grâce du Christ, l'Apôtre dit que: «Le péché a été dans «le monde jusqu'à la loi, mais il n'était point «réputé péché quand la loi n'existait pas.» Il ne dit point qu'il n'y avait pas péché, mais que le péché n'était pas réputé tel, parce qu'il n'y avait pas de loi pour le faire reconnaître: chez l'enfant pas de loi de raison, chez les peuples pas de loi écrite.

19. «Mais, dit l'Apôtre, la mort a régné depuis Adam jusqu'à Moïse,» parce que la loi donnée par Moïse n'a pas pu détruire le règne de la mort: la grâce du Christ seule l'a pu. Et voyez en qui elle a régné; «en ceux même qui n'ont pas péché par la ressemblance de la prévarication d'Adam.» La mort a donc régné dans ceux même qui n'ont pas péché. Mais saint Paul nous montre pourquoi elle a régné lorsqu'il dit: «Par la ressemblance de la prévarication d'Adam,» Telle est en effet la meilleure manière de comprendre ce passage. Ainsi après avoir dit: «La mort a régné en ceux qui n'ont pas péché,» il ajoute: «Par la ressemblance de la prévarication d'Adam;» et semble nous expliquer de cette façon pourquoi la mort a régné dans ceux qui n'ont pas péché; c'est que leurs membres portaient la ressemblance de la prévarication d'Adam. Ce passage peut aussi se lire de la sorte «La mort a régné depuis Adam. jusqu'à Moïse dans ceux même qui ont péché, non par la ressemblance de la prévarication d'Adam.» En effet, les enfants ne pouvant faire usage encore de la raison, comme Adam lorsqu'il pécha, n'ayant non plus reçu aucun commandement qu'ils aient pu transgresser comme lui, et n'ayant été enveloppés que dans le péché originel, c'est par ce péché originel que le règne de la mort les pousse à la condamnation. Ce règne de la mort ne cesse que dans ceux qui, régénérés par la grâce du Christ, appartiennent à son royaume; car si la mort temporelle, quoique dérivée du péché originel, tue en eux le corps, elle n'entraîne pas l'âme dans la punition représentée par le règne de la mort; ainsi l'âme, renouvelée parla grâce, n'est pas condamnée à la mort éternelle, c'est-à-dire qu'elle n'est pas séparée de la vie de Dieu, tandis que la mort temporelle, ne reste pas moins le partage de ceux-là même qui sont rachetés par la mort du Christ; Dieu la leur laisse pour l'exercice de la foi et pour les combats de ce monde, ces combats où les martyrs (405) ont été si grands; mais cette mort même disparaîtra par le renouvellement du corps que la résurrection nous promet. Car la mort sera là entièrement absorbée dans sa victoire (1); la grâce du Christ ne lui permet pas maintenant de régner, de peur qu'elle n'entraîne dans les peines de l'enfer les âmes de ses fidèles. Quelques exemplaires ne disent pas: «En ceux qui n'ont point péché,» mais «en ceux qui ont péché par la ressemblance de la prévarication d'Adam:» ce qui ne changerait pas le sens du passage. Car, d'après cette version, ils ont péché «par la ressemblance de la prévarication d'Adam, en qui tous ont péché,» comme il est marqué précédemment. Mais, toutefois, les manuscrits grecs, qui ont servi à la version latine de l'Ecriture, présentent pour la plupart un texte conforme à ce que nous avons dit.

20. Il y a diverses manières d'entendre ce que l'Apôtre ajoute sur Adam, «qui est la forme de celui qui doit venir.» Ou la forme d'Adam est celle du Christ par opposition, en ce sens que tous sont vivifiés dans le Christ comme tous meurent en Adam, et que plusieurs sont établis justes par l'obéissance du Christ comme plusieurs sont établis pécheurs par la rébellion du premier homme; ou bien Adam est une forme de ce qui doit être, à cause de la forme de mort qu'il a imprimée à sa postérité. Cependant il est mieux d'entendre que la forme d'Adam est la forme du Christ par opposition, car c'est sur cette opposition qu'insiste l'Apôtre. Cependant, pour qu'on ne s'imagine point qu'il y a égalité entre ces deux formes par opposition, il ajoute: «Mais il n'en est pas du don comme du péché; car si à cause du péché d'un seul plusieurs sont morts, combien plus encore la grâce de Dieu et le don par la grâce d'un seul homme, qui est Jésus-Christ, abonderont sur plusieurs!» Ceci ne signifie point que la grâce du Christ se répandra sur un plus grand nombre, puisque les damnés seront plus nombreux, mais la grâce abondera davantage, parce que, dans ceux qui sont rachetés par le Christ, la forme de mort prise d'Adam n'a qu'un temps, tandis que la forme de vie prise du Christ subsistera éternellement. Quoique donc, selon l'Apôtre, Adam soit par opposition la forme de Celui qui doit venir, pourtant la régénération par le Christ produit plus de bien que ne fait de mal la génération par Adam. «Et il n'en est pas du

1. 1Co 15,54.

406

don comme du péché venu par un seul, car le jugement de condamnation vient d'un seul péché, mais la grâce de la justification nous délivre de plusieurs.» La différence entre les deux ne vient pas seulement de ce qu'Adam ne nuit que pour un temps à ceux que le Christ rachète pour l'éternité; mais encore de ce que les descendants d'Adam, souillés uniquement de la faute originelle, sont livrés à la condamnation si le Christ ne les rachète, tandis que la rédemption du Christ efface beaucoup de fautes ajoutées à cette faute première par l'abondance de l'iniquité prévaricatrice. Nous avons déjà vu cela plus haut.

21. N'écoutez pas ceux qui vous diraient quelque chose de contraire à ces paroles de l'Apôtre, et qui les comprendraient autrement, si vous voulez vivre par le Christ et dans le Christ. D'après ceux dont vous nie parlez, le sens de l'Apôtre, c'est que les pécheurs appartiennent au premier homme, non point à cause du péché que nous tenons de lui par notre naissance, mais parce qu'en péchant nous l'imitons. Si telle avait été la pensée de saint Paul, il aurait choisi plutôt l'exemple du démon, car le démon est le premier qui ait péché, et le genre humain ne tire en rien de lui son origine: il le suit par la seule imitation. De là vient que le démon est appelé le père des impies, comme Abraham est appelé notre père, parce que nous sommes les imitateurs de sa foi, et non point à cause d'une descendance charnelle (1). C'est pourquoi il a été dit du démon lui-même: «ceux qui sont de son parti l'imitent (2).» Ensuite, si l'Apôtre n'a parlé du premier homme que parce qu'il a été le premier pécheur parmi les hommes, et s'il a voulu dire que tous les hommes pécheurs lui appartiennent en l'imitant, pourquoi n'a-t-il pas cité Abel, le premier juste parmi les hommes, et n'a-t-il pas dit que tous les justes lui appartiennent par l'imitation de sa justice? Mais il a cité Adam et ne lui a opposé que le Christ; de même en effet que cet homme.par son péché, a corrompu sa postérité, ainsi ce Dieu-homme, par sa justice, a sauvé son héritage: l'un en communiquant l'impureté de sa chair, ce que n'avait pu l'impie démon; l'autre en répandant la grâce de son Esprit, ce que n'avait pu le juste Abel.

1. Jn 8,38. - 2. Sg 2,25.

22. Nous avons dit beaucoup de choses sur ces questions dans d'autres ouvrages et dans des discours adressés aux fidèles; car des gens se sont rencontrés même au milieu de nous pour semer partout où ils ont pu ces nouveaux germes d'erreur. La miséricorde de Dieu, par notre ministère et le ministère de nos frères, a guéri de cette peste quelques-uns d'entre eux; toutefois, je crois qu'il en reste encore ici, et surtout à Carthage; mais ils parlent peu et se cachent, craignant l'inébranlable foi de l'Église. L'un d'eux, nommé Célestius (1), avait fait effort pour se glisser dans la prêtrise à Carthage; mais nos frères, par un fidèle usage de leur liberté, le citèrent devant les évêques à cause de ses discours contre la grâce du Christ. Il fut contraint d'avouer que le baptême est donné aux enfants parce que la rédemption leur est également nécessaire. Quoiqu'il ait refusé de s'expliquer davantage sur le péché originel, ce seul mot de rédemption ne dérange pas peu son système. De quoi les enfants seraient-ils rachetés si ce n'est de la puissance du démon, en laquelle ils ne pourraient pas être sans le péché originel? A quel prix sont-ils rachetés, si ce n'est. au prix du sang du Christ, répandu pour la rémission des péchés, ainsi qu'il est clairement écrit dans l'Évangile (2)? Comme Célestius est parti plus convaincu d'erreur et plus détesté de l'Église que corrigé et apaisé, j'appréhende que ce ne soit peut-être lui qui essaye de troubler votre foi; c'est pourquoi j'ai cru devoir vous prononcer son nom. Mais que ce soient lui ou des complices de son erreur, car ils sont malheureusement en grand nombre, et là où on ne les réfute pas ils font des prosélytes, et leur foule s'accroît au point que j'ignore où tout cela aboutira; nous aimons mieux les guérir dans le sein de l'Église que de les retrancher de son corps comme des membres incurables, si cependant une autre conduite à leur égard ne devient pas nécessaire. En épargnant ce qui est pourri, il est bien à craindre que la pourriture ne s'étende. Mais la miséricorde de Notre-Seigneur est assez puissante; qu'elle délivre plutôt de cette peste ceux qui en sont atteints; elle le fera sans doute s'ils considèrent fidèlement et mettent en pratique cette parole de l'Écriture: «Celui qui invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (3).»

1. Voir ce que nous avons dit de Célestius dans l'Histoire de saint Augustin, chap. 24. - 2. Mt 26,28. - 2. Jl 2,32

407

23. Voici maintenant en peu de mots une réponse à votre question sur les riches. Ceux dont vous me parlez soutiennent «que le riche ne peut pas entrer dans le royaume de Dieu, à moins qu'il n'ait vendu tout ce qu'il possède et que même les bonnes oeuvres qu'il accomplirait à l'aide de ses richesses ne lui serviraient de rien.» Nos pères, Abraham, Isaac et Jacob, qui depuis longtemps ont quitté cette vie, se sont dérobés aux raisonnements de ces gens-là; tous ces saints personnages n'avaient pas peu de richesses, comme l'Écriture l'atteste. Pourtant Celui qui s'est fait pauvre pour nous, quoiqu'il fût véritablement riche, a prédit par une promesse certaine que plusieurs viendraient de l'Orient et de l'Occident et auraient place dans le royaume des cieux, non pas au-dessus d'eux, ni sans eux, mais avec eux (1). Le riche superbe, vêtu de pourpre et de lin, et qui vivait en des festins splendides, fut condamné après sa mort aux supplices de l'enfer; mais, tout riche qu'il était, s'il avait eu pitié du pauvre couvert d'ulcères qui était couché et dédaigné devant sa porte, il aurait mérité, lui aussi, miséricorde. Et si ce pauvre n'avait été qu'indigent sans être juste, les anges ne l'auraient point emporté dans le sein d'Abraham, qui avait été riche sur la terre. Pour nous faire comprendre que dans l'un ce ne fut pas la pauvreté en elle-même qui reçut une récompense divine et que dans l'autre ce ne furent pas les richesses en elles-mêmes qui encoururent la condamnation, mais la piété du pauvre et l'impiété du riche; l'Evangile nous montre en même temps le riche impie livré au,supplice du feu et le pauvre pieux porté dans le sein du riche (2). Pendant que ce riche vivait, il possédait ses richesses avec de telles dispositions de coeur et les considérait pour si peu de chose à côté des commandements de Dieu, qu'il ne refusa pas, comme témoignage de soumission aux ordres divins, l'immolation même d'un fils unique, à qui il espérait et souhaitait laisser ses richesses en héritage.

24. On dira ici que nos pères des temps anciens n'ont pas vendu tout ce qu'ils possédaient pour le donner aux pauvres, parce que le Seigneur ne le leur avait pas ordonné. La nouvelle alliance n'ayant point encore été révélée et ne devant l'être que dans la plénitude des temps, la vertu des patriarches n'avait pas eu à se révéler elle-même. Dieu voyait dans leurs coeurs

1. Mt 7,11. - 2. Lc 16,19-22.

que cette vertu les rendait aisément capables de ce sacrifice; lui qui est le Dieu de tous les saints, il avait rendu à ces patriarches un témoignage insigne en daignant parler d'eux comme de ses principaux amis: «Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob: c'est là mon nom pour l'éternité (1).» Mais, après que le grand mystère de la piété s'est manifesté dans la chair (2), et que pour appeler toutes les nations à la vérité a brillé l'avènement du Christ, objet de la foi même des patriarches qui gardaient comme dans sa racine l'arbre dont parle l'Apôtre (3), l'olivier de cette foi qui devait se déployer en son temps; alors il a été dit au riche: «Va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux; et viens, suis-moi (4).»

25. Il y a un semblant de raison dans ces allégations. Mais qu'on entende tout, qu'on fasse attention à tout; qu'on n'ouvre pas les oreilles d'un côté pour les fermer de l'autre. A qui le Seigneur a-t-il commandé cela? Assurément au riche qui demandait un conseil pour obtenir la vie éternelle. «Que ferai-je pour obtenir la vie éternelle?» avait-il dit au Seigneur. Le Seigneur ne lui répondit pas: Si tu veux venir à la vie, va, vends tout ce que tu as; mais: «Si tu veux venir à la vie, observe les commandements.» Le jeune homme ayant répliqué qu'il gardait les préceptes de la loi que le Seigneur avait rappelés, et lui ayant demandé ce qu'il lui manquait encore, reçut cette réponse: «Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres.» Et, de peur qu'il ne crût perdre ainsi ce qu'il aimait tant, le Seigneur lui dit encore: «Et tu auras un trésor dans les cieux.» Puis il ajouta: «Et viens, suis-moi,» pour écarter l'idée que tous ces sacrifices pussent servir à quelque chose s'il ne suivait pas le Christ. Mais le jeune homme se retira triste en voyant comment il avait gardé les commandements de la loi: je crois que c'est avec plus d'orgueil que de vérité qu'il s'était donné pour un observateur fidèle de ces commandements. Cependant le bon Maître a distingué les préceptes de la loi d'une plus excellente perfection; car là il dit: «Si tu veux venir à la vie, garde les commandements;» et ici: «Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, etc.»

1. Ex 3,15. - 2. 1Tm 3,16. - 3. Rm 10,17. - 4. Mt 19,21.

408

Pourquoi donc les riches, même sans cette perfection, n'arriveraient-ils pas à la vie s'ils gardent les commandements, s'ils donnent pour qu'il leur soit donné, s'ils pardonnent pour qu'il leur soit pardonné (1)?

26. Car nous croyons que l'apôtre Paul a été le ministre de la nouvelle alliance lorsqu'il a écrit à Timothée: «Ordonne aux riches de ce monde de ne pas s'élever à des pensées d'orgueil, de ne pas mettre leur espérance dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant qui nous fournit tout en abondance pour que nous en jouissions. Qu'ils fassent le bien, qu'ils soient riches en bonnes oeuvres, qu'ils donnent aisément, qu'ils partagent, qu'ils se préparent un trésor qui soit pour l'avenir un solide fondement, afin qu'ils gagnent la vie éternelle (2).» C'est de cette vie que le Sauveur parlait au jeune homme lorsqu'il lui disait: «Si tu veux venir à la vie.» Je pense qu'en prescrivant ces choses, l'Apôtre instruisait les riches et ne les trompait pas. Il ne dit point: Ordonne aux riches de ce monde de vendre tout ce qu'ils ont, de le donner aux pauvres et de suivre le Seigneur; mais il leur commande «de ne pas se laisser aller à des pensées d'orgueil et de ne pas mettre leur espérance dans des richesses incertaines.» Ce ne sont pas les richesses elles-mêmes qui ont conduit le riche aux tourments de l'enfer, c'est cet orgueil par lequel il dédaignait le pauvre, ami de Dieu, couché devant sa porte, c'est cette espérance dans les richesses incertaines par laquelle il se croyait heureux sous la pourpre et le lin et au milieu des festins splendides.

27. Peut-être se croirait-on fondé à fermer la porte du royaume des cieux au riche qui même se montrerait fidèle à ces prescriptions de l'Apôtre, à cause de ces paroles du Seigneur: «En vérité, je vous le dis, le riche entrera difficilement dans le royaume des cieux; et encore une fois, je vous le dis, un chameau passera plus aisément par le trou d'une aiguille qu'un riche n'entrera dans le royaume des cieux.» Que conclure de là? L'Apôtre parle-t-il contre le Seigneur, ou bien ces gens-là ne savent-ils pas ce qu'ils disent? Qui faut-il croire? Que le chrétien choisisse. Je pense qu'il vaut mieux croire que ces gens-là ne savent pas ce qu'ils disent que de croire que Paul parle contre le Seigneur. Ensuite pour quoi n'entendent-ils pas jusqu'au bout le Seigneur lui-même qui dit à ses disciples attristés de la misère des riches. «Ce qui est impossible aux hommes est facile à Dieu?»

1. Lc 6,37-38. - 2. 1Tm 6,17-19.

28. Mais, disent-ils, le Seigneur a parlé ainsi parce qu'il devait se rencontrer des riches qui, après avoir entendu l'Evangile, vendraient leurs biens, en donneraient le prix aux pauvres pour suivre le Seigneur et entreraient dans le royaume des cieux, et qu'ainsi s'accomplirait ce qui paraissait difficile: il ne leur suffirait pas, pour obtenir la véritable vie, de demeurer dans leurs richesses en gardant le précepte de l'Apôtre, c'est-à-dire en ne pas se laissant aller à des pensées d'orgueil, en ne pas mettant leur espérance dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant, en faisant du bien, en donnant aisément, en fournissant aux besoins des pauvres; ils devraient aussi vendre tous leurs biens pour accomplir ces préceptes apostoliques.

29. S'ils soutiennent cela, et je sais que c'est leur langage, ils ne font pas attention à la manière dont le Seigneur établit ici sa grâce contre leur doctrine. Il ne dit pas: Ce qui paraît impossible aux hommes leur devient facile s'ils le veulent; mais: «Ce qui est impossible aux hommes est facile à Dieu:» montrant par là que ces choses, lorsqu'elles se font bien, se font non point par la puissance de l'homme mais par la grâce de Dieu. Qu'ils considèrent donc ceci, et s'ils blâment ceux qui se glorifient dans leurs richesses, qu'ils prennent garde de mettre leur confiance dans leur propre vertu; car le Psalmiste reprend en même temps «ceux qui se confient dans leur propre vertu et ceux qui se glorifient dans l'abondance de leurs richesses (1).» Que les riches l'entendent donc: «ce qui est impossible aux hommes est facile à Dieu;» et soit qu'ils demeurent dans leurs richesses et qu'ils s'en servent pour de bonnes oeuvres, soit qu'après les avoir vendues et en avoir distribué le prix aux pauvres, ils entrent dans le royaume des cieux, qu'ils attribuent ce bienfait à la grâce de Dieu et non point à leurs propres forces. Ce qui est impossible aux hommes est facile, non pas aux hommes, mais à Dieu. Que ces gens-là l'entendent aussi; et s'ils ont déjà tout vendu et donné aux pauvres, ou s'ils y pensent et s'y disposent pour se préparer à entrer dans le royaume des cieux,

1. Ps 48,7.

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qu'ils ne l'attribuent point à leur vertu, mais à la même grâce divine. Ce qui est impossible aux hommes ne leur est pas facile puisqu'ils sont hommes, mais est facile à Dieu. Voici ce que leur dit l'Apôtre: «Opérez votre salut avec crainte et tremblement, car c'est Dieu qui produit en vous et le vouloir et le faire, selon qu'il lui plaît (1).» Ils disent que ce sont ces paroles du Seigneur: «et venez, suivez-moi,» qui leur ont fait prendre la résolution de vendre leurs biens pour devenir parfaits; mais pourquoi, dans leurs bonnes oeuvres, présument-ils uniquement de leur volonté propre, et n'entendent-ils pas le sévère témoignage de ce même Seigneur qu'ils prétendent suivre: «Sans moi vous ne pouvez rien faire (2)?»

30. Si ces mots de l'Apôtre: «Ordonne aux riches de ce monde de ne pas se laisser aller à des pensées d'orgueil et de ne pas mettre leur espérance dans des richesses incertaines;» si ces mots signifient qu'ils doivent vendre tout ce qu'ils possèdent, et en distribuer le prix aux pauvres, pour se conformer ainsi aux autres prescriptions: donner aisément, partager, se préparer un trésor qui soit pour l'avenir un fondement solide, et si saint Paul ne croit pas qu'ils puissent entrer autrement dans le royaume des cieux, il trompe donc ceux dont il règle avec tant de soin les maisons par des conseils salutaires, lorsqu'il marque comment les femmes doivent se conduire envers leurs maris, les maris envers leurs femmes, les enfants envers les parents, les parents envers les enfants, les serviteurs envers les maîtres, les maîtres envers les serviteurs! Comment ces choses seraient-elles possibles sans maison et sans quelque bien domestique?

31. Seraient-ils embarrassés de ces paroles du Seigneur: «Quiconque aura quitté pour moi tous ses biens, recevra en ce siècle le centuple et possédera dans l'avenir la vie éternelle (3)?» Autre chose est de quitter, autre chose est de vendre; car l'épouse elle-même est au nombre des biens qu'il faut quitter pour s'attacher à Dieu, et aucune loi humaine ne permet de la vendre, et les lois du Christ ne permettent pas de la quitter, sauf le cas de fornication (4). Que signifient donc ces préceptes qui ne sauraient se contredire, si ce n'est que

1. Ph 2,12-13. - 2. Jn 15,5. - 3. Mt 19,29. - 4. Mt 5,32

parfois se présente l'alternative de quitter ou une épouse ou le Christ; le cas, par exemple, où un mari chrétien déplairait à sa femme, et où celle-ci l'obligerait à choisir entre elle et le Christ? Que doit-il choisir, sinon le Christ, et ne sera-t-il pas digne de louanges de laisser sa femme pour le Christ? Le Seigneur a en vue deux époux chrétiens, lorsqu'il défend à un mari de quitter sa femme, sauf le cas de fornication. Mais quand l'un des deux est infidèle, on doit s'inspirer de ce conseil de l'Apôtre. Si la femme infidèle consent à demeurer avec le mari fidèle, qu'il ne la quitte pas; que la femme fidèle fasse de même envers le mari infidèle, s'il consent à demeurer avec elle. Que si l'infidèle veut s'en aller, qu'il «s'en aille, car, en pareille rencontre, notre frère ou notre soeur ne sont pas asservis (1):» c'est-à-dire si l'époux infidèle ne veut pas demeurer avec celui qui est fidèle, que celui-ci reconnaisse sa liberté; qu'il ne se regarde pas comme tellement asservi qu'il doive abandonner même sa foi pour ne pas perdre l'époux qui a manqué à la sienne.

32. Il doit en être ainsi des enfants et des parents, des frères et des soeurs, si l'occasion se présente de choisir entre eux et le Christ. Il faut donc en cet endroit, comprendre de la même manière ce qui est dit de la maison et des champs, et de ces choses qu'on possède à prix d'argent. Le Seigneur, en effet, ne dit pas, non plus, à propos de ces biens Quiconque aura vendu pour moi tout ce qu'il est permis de vendre; mais il dit: «Quiconque aura quitté, etc.» Car il peut se faire qu'une puissance dise à un chrétien: Tu ne seras plus chrétien, ou si tu veux persister à l'être tu n'auras plus ni maisons, ni propriétés. C'est alors aussi que ces riches qui auraient résolu de garder leurs richesses, afin de s'en servir pour des oeuvres qui les auraient rendus agréables à Dieu, devraient plutôt les quitter à cause du Christ que de quitter le Christ à cause d'elles; ils recevraient ainsi en ce siècle le centuple ( la perfection de ce nombre signifie toute chose, car les richesses du monde entier appartiennent à l'homme fidèle, et il en devient de la sorte comme n'ayant rien et possédant tout ); et, dans le siècle futur, ils posséderaient la vie éternelle, au lieu que l'abandon du Christ pour ces faux biens les précipiterait dans l'éternelle mort,

1. 1Co 7,12-15

410

33. Ce ne sont pas là seulement les devoirs des chrétiens, qui, s'élevant à des pensées de perfection, ont vendu leur bien pour le donner aux pauvres et ont déchargé leurs épaules du poids des intérêts humains pour mieux porter le joug du Christ; mais l'homme le plus faible, le moins propre à cette perfection glorieuse, qui cependant se souvient qu'il est vraiment chrétien, si on lui dit qu'il faut quitter toutes ces choses ou le Christ, se. réfugiera plutôt dans «la forte tour en face de l'ennemi (1).» Car lorsqu'il bâtissait cette tour dans sa foi, il a supputé la dépense qu'il avait à faire pour l'achever (2); c'est-à-dire que la disposition avec laquelle il est arrivé à la foi n'a pas été le renoncement à ce siècle uniquement en paroles; et s'il achetait quelque chose, il était comme ne le possédant pas; il usait de ce monde comme n'en usant point (3), ne mettant pas son espérance dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant.

34. Tout homme renonçant à ce siècle, renonce sans doute à tout ce qu'il a pour qu'il puisse être disciple du Christ; car le Christ lui-même, après les comparaisons tirées des dépenses nécessaires à la construction de la tour et des préparatifs de la guerre contre un roi ennemi, ajoute: «Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il a, ne peut pas être mon disciple (4):» c'est pourquoi il renonce à ses richesses, s'il en a, en sorte que, ne les aimant pas du tout, il les distribue aux pauvres et se débarrasse de fardeaux inutiles, ou que, aimant mieux le Christ, il met en lui son espérance qu'il cesse de mettre dans ces richesses, et en use de manière à amasser des trésors dans le ciel par des aumônes et des dons multipliés, prêt à s'en séparer s'il ne peut les garder sans quitter le Christ, comme il se séparerait de ses père et mère, de ses enfants, de ses frères et de sa femme. Si ce n'est pas ainsi qu'il renonce à ce siècle en embrassant la foi, il devient semblable à ceux sur lesquels gémit le bienheureux Cyprien: «Ils renoncent au siècle seulement en paroles et non point par leurs actions.» Car lorsque vient la tentation et qu'il craint plus de perdre les biens de ce monde que de renier le Christ, c'est à lui qu'on peut appliquer cette parole évangélique: «Voilà un homme qui a commencé à bâtir et n'a pas pu achever (5).» C'est

1. Ps 60,4. - 2. Lc 14,28. - 3. 1Co 7,30-31. - 4. Lc 16,33. - 5. Lc 14,30

lui aussi qui, son ennemi se trouvant encore bien loin, a envoyé des ambassadeurs chercher la paix, c'est-à-dire que les approches et les menaces de la tentation ont suffi pour lui faire abandonner et renier le Christ, afin de ne pas manquer de ces biens qu'il préfère au Christ. Et il y en a beaucoup qui lui ressemblent et croient que la religion chrétienne doit les aider à accroître leurs richesses et à multiplier leurs plaisirs sur la terre.

35. Tels ne sont pas les riches vraiment chrétiens: ils possèdent les richesses sans en être possédés et ne les préfèrent pas au Christ; c'est d'un coeur sincère qu'ils ont renoncé au siècle; ils ne mettent nulle espérance en des biens pareils. Ils instruisent, comme il convient, de la religion chrétienne, leurs enfants, toute leur maison. Hospitaliers dans leur demeure, ils reçoivent le juste en sa qualité de juste pour recevoir la récompense du juste (1). Ils partagent leur pain avec celui qui a faim, donnent des vêtements à celui qui est nu, rachètent le captif et se préparent un trésor qui soit dans l'avenir un solide fondement pour gagner la véritable vie (2). Si par hasard ils ont à supporter des pertes d'argent pour la foi du Christ, ils haïssent leurs richesses; si pour le Christ ce monde les menace de les priver ou de les séparer de ceux qui leur sont chers, ils haïssent père et mère, frère, enfants, épouse; enfin s'il leur faut ou abandonner le Christ ou abandonner leur vie à un ennemi, ils haïssent leur vie. Ils ont appris qu'avec une autre conduite ils ne pourraient pas être les disciples du Christ (3).

36. Quoiqu'il leur ait été ordonné de haïr pour le Christ jusqu'à leur vie, ils ne veulent ni la vendre ni se l'arracher de leurs propres mains; mais ils sont prêts à la donner en mourant pour le nom du Christ, de peur de vivre avec une âme morte en reniant le Sauveur. S'ils n'ont pas vendu leurs biens selon l'avis du Christ, ils doivent être disposés à les quitter pour lui, de peur de périr avec ces biens en perdant le Christ. Nous avons de riches et illustres chrétiens de l'un et de l'autre sexe qui pour ce motif se sont élevés bien haut par la gloire du martyre. Plusieurs aussi qui auparavant n'avaient pas eu le courage d'embrasser la perfection évangélique en, vendant leurs biens, sont tout à coup devenus parfaits en

1. Mt 10,41. - 2. Is 58,7 Mt 25,35-36 1Tm 11,19. - 3. Lc 14,26-27.

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imitant la passion du Christ; et après avoir entretenu, avec leurs richesses, quelque fai blesse de la chair et du sang, ils ont soudain combattu jusqu'à l'effusion du sang, pour leur foi contre le péché. Quant aux riches, à qui n'est point échue la couronne du martyre, et qui n'ont pas suivi le grand et beau conseil de vendre leur bien pour le donner aux pauvres, mais qui cependant exempts de crimes damnables, ont nourri, vêtu et logé le Christ, ils ne seront point assis avec Jésus-Christ pour juger dans la gloire au dernier jour, mais ils paraîtront à sa droite pour être jugés miséricordieusement (1). «Heureux les miséricordieux, car Dieu aura pitié d'eux (2); et un jugement sans miséricorde est réservé à celui qui n'aura pas fait miséricorde: la miséricorde s'élève au-dessus de la rigueur du jugement (3).»

37. Que ces gens-là cessent donc de parler contre les Ecritures; que dans leurs discours ils excitent aux grandes choses sans condamner les moindres. Ne peuvent-ils pas exhorter à la sainte virginité sans condamner les liens du mariage, quand l'Apôtre nous enseigne que chacun reçoit de Dieu un don particulier, l'un d'une manière, l'autre d'une autre (4)? Qu'ils marchent dans la voie de la perfection après avoir vendu tous leurs biens et en avoir distribué miséricordieusement le prix; mais s'ils sont véritablement pauvres du Christ, et que ce ne soit pas pour eux mais pour le Christ qu'ils amassent, pourquoi punissent-ils ceux de ses membres qui sont faibles, avant d'avoir reçu leurs sièges de juges? S'ils sont de ceux à qui le Seigneur a dit: «Vous serez assis sur douze trônes, jugeant les douze tribus d'Israël (5);» de ceux dont l'Apôtre dit: «Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges (6)?» qu'ils se préparent plutôt a recevoir dans les tabernacles éternels, non pas les riches coupables, mais les riches religieux dont ils seront devenus les amis, grâce à un bon emploi des richesses injustes (7). Car je crois que quelques-uns de ces discoureurs audacieux et inconsidérés sont soutenus dans leurs besoins par des riches chrétiens et pieux. L'Eglise a en quelque sorte ses soldats et en quelque sorte ses intendants (8). «Qui a jamais fait la guerre à ses dépens?» dit l'Apôtre. Elle

1. Mt 25,34-40. - 2. Mt 5,7. - 3. Jc 2,13. - 4. 1Co 7,7. - 5. Mt 19,28. - 6. 1Co 6,3. - 7. Lc 16,9. - 8. Provinciales.

a sa vigne et ses vignerons, elle a son troupeau et ses pasteurs. «Qui plante la vigne et «ne mange pas de son fruit?» dit le même Apôtre? «qui paît un troupeau et ne boit pas de son lait (1)?» Et toutefois raisonner et enseigner comme raisonnent et enseignent ces hommes-là, ce n'est pas combattre, c'est se révolter; ce n'est pas planter la vigne, c'est l'arracher; ce n'est pas rassembler le troupeau et le mener paître, c'est séparer les brebis du troupeau et les perdre.

38. Nourris et vêtus par les bontés pieuses des riches (car dans leurs besoins ils ne reçoivent pas uniquement de ceux qui ont vendu tous leurs biens), ils ne sont pas néanmoins condamnés par des membres plus excellents du Christ qui vivent du travail de leurs mains pour pratiquer une plus haute vertu fortement recommandée par l'Apôtre (2); ils ne doivent pas non plus condamner des chrétiens d'un mérite inférieur dont les libéralités religieuses les font subsister; mais il faut que la sainteté de leur vie et la vérité de leurs discours leur donnent le droit de dire à ces riches: «Si nous avons semé en vous des biens spirituels, est-ce une grande chose que nous recueillions de vos biens temporels (3)?» Les serviteurs de Dieu qui vivent du produit des oeuvres honnêtes de leurs mains seraient bien moins blâmables de condamner ceux dont ils ne reçoivent rien que ne le sont des chrétiens qui, par infirmité de corps, ne pouvant travailler de leurs mains, condamnent ces mêmes riches aux dépens desquels ils subsistent.

39. Moi qui écris ceci, j'ai beaucoup aimé et j'ai suivi, non point par mes forces, mais par la grâce de Dieu, le conseil de perfection que le Seigneur donne en ces termes au jeune riche: «Va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres, tu auras un trésor dans le ciel; et viens, suis-moi (4).» Cela ne me sera pas compté pour peu parce que je n'étais pas riche; les apôtres n'étaient pas riches non plus, eux qui les premiers nous ont donné cet exemple. Mais celui qui renonce à ce qu'il a et à ce qu'il pourrait souhaiter renonce au monde entier. Ce que j'ai fait de progrès dans cette voie, je le sais mieux que personne, mais Dieu le sait mieux que moi. J'exhorte les autres, autant que je le puis, à prendre cette résolution, et j'ai des compagnons à qui ce dessein a été inspiré

1. 1Co 9,7. - 2. Ac 20,34. - 3. 1Co 4,11. - 4. Mt 19,21.

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par mon ministère. Mais en conseillant cet état parfait, nous n'avons garde de nous écarter de la saine doctrine, ni de condamner avec une vaine arrogance ceux qui n'en font pas autant; nous ne leur disons point qu'il lie leur sert de rien de se conduire chastement dans le mariage, de gouverner chrétiennement leurs maisons et leurs familles, de se préparer un trésor dans l'avenir par des oeuvres de miséricorde: en parlant ainsi, nous ne serions pas les commentateurs, mais les accusateurs des saintes Ecritures. Je me suis cité moi-même parce que ces gens-là, quand ils sont combattus par des chrétiens qui n'ont pas suivi ce conseil du Seigneur, répondent que la principale raison de leurs adversaires c'est attachement à leurs propres vices et éloignement pour les préceptes évangéliques. Sans parler des riches qui, trop faibles pour aller jusqu'au renoncement, font pourtant de leurs biens un pieux usage, je dirai que les cupides et les avares eux-mêmes qui usent mal de leurs richesses, qui attachent un coeur de boue à un terrestre trésor et que l'Eglise doit porter avec elle jusqu'à la fin comme les filets enferment les mauvais poissons jusqu'à ce qu'ils soient tirés sur le rivage (1), sont plus supportables que ces chrétiens étranges qui, en semant de pareilles doctrines, veulent paraître grands pour avoir vendu leurs richesses on quelque petit patrimoine, suivant le précepte du Seigneur, et qui s'efforcent, par leur doctrine perverse, de porter le trouble et la ruine dans son héritage qui s'étend jusqu'aux extrémités de la terre.

40. Je viens de vous dire brièvement et par occasion (c'était une de vos questions) mon sentiment sur l'Eglise du Christ en ce monde; je vous ai dit qu'il est nécessaire qu'elle porte avec elle les bons et les méchants jusqu'à la fin des siècles; je vais donc terminer cette lettre déjà longue. Evitez de jurer autant que vous le pourrez. Il vaut mieux ne pas jurer, même en ce qui est vrai, que de prendre cette habitude, car on tombe souvent dans le parjure et on en est toujours près. Ces gens-là, autant que j'ai pu en juger par quelques-uns d'entre eux, ignorent entièrement ce que c'est que de jurer; car quand ils disent: «Dieu sait (2); Dieu m'est témoin (3); je prends Dieu à témoin sur mon âme (4);» ils ne croient pas jurer parce, qu'ils ne disent point «par Dieu,» et parce

1. Mt 13,47-48. - 2. 2Co 12,2. - 3. Rm 1,9 Ph 1,8. - 4. 2Co 1,23.

qu'on trouve ces sortes de locutions dans l'apôtre Paul. Mais il y a contre eux un passage où ils avouent que saint Paul a juré; c'est celui-ci: «Je meurs chaque jour, je vous l'assure, mes frères, par la gloire que je reçois de vous en Jésus-Christ Notre-Seigneur (1).» Dans les exemplaires grecs, c'est tout à fait une façon de jurer; et il n'est pas possible d'entendre ici «par votre gloire,» comme il est dit ailleurs: «par mon retour vers vous;» et comme on dit souvent: par quelque chose, sans que l'on jure pour cela. Mais parce que l'Apôtre, cet homme si ferme dans la vérité, a juré dans ses Epîtres, pu jurement ne doit pas être pour nous un jets. Je l'ai dit, il est beaucoup plus sûr pour nous de ne jamais jurer et de n'avoir dans notre bouche que le oui ou le non, selon le conseil du Seigneur (2). Ce n'est pas que ce soit un péché de jurer d'une chose vraie, mais parce que c'est un très-grave péché de jurer d'une chose fausse et qu'on y tombe plus aisément par l'habitude de jurer.

41. Vous venez de voir mon sentiment sur les questions proposées; je laisse à de meilleurs esprits le soin d'y mieux répondre. Je ne parle point ici de ceux dont je connais les détestables erreurs, mais de ceux qui peuvent traiter ces questions avec vérité. Pour moi, je suis plus disposé à apprendre qu'à enseigner; et vous me rendrez un grand service si vous ne me laissez pas ignorer ce que nos saints frères du pays où vous êtes répondent aux vains discours de ces gens-là. Vivez bien et fidèlement dans le Seigneur, fils bien-aimé.

1. 1Co 15,31. - 2. Mt 5,37.





Augustin, lettres - LETTRE CLIII. (Année 414)