Augustin, lettres - LETTRE CLXXXVII. (Année 417)

LETTRE CLXXXVIII. (Année 418)

Démétrias, l'illustre vierge, romaine dont les veaux sacrés furent un si grand événement, avait reçu de Pélage une lettre qui inquiétait saint Augustin; elle formait comme un livre. L'évêque d'Hippone crut devoir s'adresser à la mère de Démétrias, pour la mettre en garde, elle et sa fille,, contre l'erreur. Alype se trouvait alors à Hippone; Julienne lui avait écrit en même temps qu'à saint Augustin et voilà pourquoi la lettre qu'on va lire porte les noms des deus saints amis.

ALYPE ET AUGUSTIN A LA VÉNÉRABLE DAME EN JÉSUS-CHRIST, A JULIENNE LEUR ILLUSTRE FILLE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Il a été doux et charmant pour nous que votre lettre nous ait trouvés tous les deux à Hippone; nous pouvons ainsi vous répondre ensemble. Nous nous réjouissons d'apprendre que votre santé soit bonne, et comme nous savons que vous prenez intérêt à la nôtre, nous vous apprendrons avec la même affection qu'elle est bonne aussi, vénérable dame en Jésus-Christ et illustre fille. Vous n'ignorez pas quel religieux attachement nous vous portons, et combien nous nous occupons de vous devant Dieu et devant les hommes. Nous ne vous avions d'abord connue que par lettres; c'est plus tard que nous vous avons vue pieuse et catholique, comme le sont les véritables membres du Christ. Vous avez même entendu, par notre ministère, la parole de Dieu, et comme dit l'Apôtre: «Vous ne l'avez pas reçue comme la parole des hommes, mais, ainsi qu'elle l'est véritablement, comme la parole de Dieu (1).» Par notre ministère, à l'aide de la grâce et de la miséricorde du Sauveur, la parole de Dieu a porté dans votre maison un si grand fruit, que la pieuse Démétrias a préféré à un mariage déjà tout prêt, l'embrassement spirituel de l'Epoux qui est le plus beau des enfants des hommes: les vierges qui s'unissent à lui obtiennent une fécondité spirituelle plus abondante, sans rien perdre de leur pureté corporelle. Nous n'aurions pas su comment cette fidèle et noble vierge avait reçu nos exhortations, si la nouvelle ne nous en était parvenue par le joyeux et véridique témoignage de vos lettres; nous apprîmes ainsi que, peu de temps après notre départ, Démétrias s'était engagée dans la vie religieuse. C'est une grâce ineffable de Dieu, qui plante et qui arrose par ses serviteurs, mais qui donne l'accroissement par lui-même.

1. 1Th 2,13.

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2. Cela étant, personne né reprochera à notre affection et à notre pressante sollicitude de vous avertir qu'il faut prendre garde aux doctrines contraires à la grâce de Dieu. L'Apôtre nous ordonne d'annoncer la parole à temps et à contre-temps (1); mais nous ne vous mettons pas au nombre de ceux que nos discours ou nos écrits peuvent importuner, quand nous vous engageons à éviter soigneusement ce qui n'appartient point à la saine doctrine. Voilà pourquoi vous avez reçu avec tant de reconnaissance nos avis. «Je vous rends grâces, nous dites-vous dans la lettre à laquelle nous répondons, je vous rends grâces de m'avertir si pieusement de ne pas prêter l'oreille à ces hommes qui corrompent la pureté de notre foi par la fausseté de leurs doctrines.»

3. Et vous ajoutez: «Vous saurez que moi et ma maison nous sommes bien éloignés de ces gens-là. Tel est l'attachement de toute notre famille à la foi catholique qu'elle ne s'est jamais égarée dans aucune hérésie et n'y est jamais tombée; je ne parle pas de ces hérésies qui peuvent à peine s'expier, mais j'entends même celles qui semblent ne renfermer que de petites erreurs.» Voilà ce qui nous pousse davantage à vous entretenir de ceux qui s'efforcent de corrompre ce qu'il y a de plus sain. Car nous ne comptons pas votre maison pour une petite église du Christ; et ce n'est pas une petite erreur que celle de ces hommes qui croient que nous avons de nous-mêmes ce qui peut se trouver en nous de justice, de modération, de piété, de chasteté, et que notre Créateur, après nous avoir révélé ce que nous devons faire, ne nous est d'aucun secours pour remplir avec amour les devoirs qu'il nous a prescrits; nos forces naturelles et la connaissance de nos devoirs, voilà, selon eux, à quoi se réduisent la grâce et le secours de Dieu pour bien vivre. Ils nient que nous ayons besoin de l'assistance divine pour avoir une bonne -volonté; c'est en elle pourtant qu'est le bien vivre, et la charité elle-même, si supérieure à tous les dons de Dieu, que Dieu s'est appelé de son nom (2); par la charité seule s'accomplit en nous ce que nous accomplissons de la loi et des commandements de Dieu; les novateurs prétendent que, pour tout cela, notre

1. 1Tm 4,2. - 2. Jn 4,8.

libre arbitre nous suffit. Ne regardez pas comme une erreur légère de vouloir se dire chrétien et de ne pas vouloir entendre l'Apôtre qui, après avoir dit que «la charité de Dieu s'est répandue dans nos coeurs,» ajoute «par le Saint-Esprit qui nous a été donné (1):» il parlait ainsi pour que nul ne prétendît avoir la charité par son libre arbitre. Vous voyez combien on se trompe gravement et pernicieusement en ne reconnaissant pas que c'est ici la grande grâce du Sauveur qui, montant au haut des cieux, a fait de la captivité elle-même une captive, et a distribué ses dons aux hommes (2).

4. Comment pourrions-nous donc nous en taire auprès de vous et ne pas vous recommander de vous tenir sur vos gardes, vous que nous devons tant aimer, après avoir lu un certain livre adressé à la pieuse Démétrias vous nous direz quel en est l'auteur et si le livre est arrivé jusqu'à vous (3). Qu'une vierge du Christ, si c'est permis, y lise que le trésor de sa virginité et toutes ses richesses spirituelles ne lui viennent que d'elle-même; qu'elle y apprenne (ce qu'à Dieu ne plaise!) à être ingrate envers le Seigneur, avant d'être arrivée à la plénitude de son bonheur. Voici ce qu'on trouve dans ce livre: «Vous avez donc quelque chose qui vous rend préférable aux autres; et c'est ici toute votre grandeur. La noblesse de la naissance et l'opulence ne viennent pas de vous, vous les avez reçues; quant à vos richesses spirituelles, vous ne les tenez de personne. C'est ici que vous méritez qu'on vous loue, c'est ici qu'on doit vous préférer aux autres, car ces trésors spirituels ne peuvent être que de vous et en vous.»

5. Vous reconnaissez tout ce qu'il y a de dangereux dans ces paroles. Il est très-vrai de dire: «Ces biens ne peuvent être qu'en vous;» c'est ici comme la nourriture: «ces biens ne peuvent venir que de vous;»voilà le poison. A Dieu ne plaise que ces paroles puissent charmer l'oreille d'une vierge du Christ qui comprend pieusement toute la pauvreté du coeur humain et qui, à cause de cela, ne sait se parer que des dons de son Epoux! Qu'elle

1. Rm 5,5. - 2. Ps 68 Ep 4,7. - 3. Saint Augustin semble n'être pas sûr ici que le livre soit de Pélage, mais c'est pour obtenir de plus amples informations, car, à la fin de sa lettre, il laisse voir ce qu'il croit à cet égard. Plus tard, dans son livre de la Grâce de Jésus-Christ, l'évêque d'Hippone cite positivement Pélage comme auteur du Livre à Démétrias.

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écoute plutôt l'Apôtre lorsqu'il dit: «Je vous ai fiancée à cet unique Epoux pour vous présenter au Christ comme une vierge pure. Mais je crains que, comme Ève fut séduite par les artifices du serpent, vos esprits de même ne se corrompent et ne déchoient de la chasteté qui est en Jésus-Christ (1).» Qu'une cierge n'écoute pas celui qui lui dit qu'elle ne tient de personne que d'elle-même ses richesses spirituelles, mais celui qui dit: «Nous portons ce trésor dans des vases de terre, afin que l'excellence de la vertu soit attribuée à Dieu et non point à nous (2).»

6. Quant à la sainte continence virginale, que Démétrias apprenne de ce véridique et pieux docteur qu'elle ne l'a pas d'elle-même, mais qu'elle est un don de Dieu, quoique ce don soit accordé à la foi et à la bonne volonté; «Je voudrais, dit l'Apôtre, que tous fussent nomme. moi; mais chacun reçoit de Dieu un don qui lui est propre, l'un d'une manière, d'autre de l'autre (3).» Que la vierge écoute aussi celui qui est son époux et l'unique époux de toute l'Eglise, lorsqu'il dit en parlant de la chasteté: «Tous n'entendent pas cette parole, ornais ceux à qui il est donné (4).» Elle comprendra que si elle possède un bien si grand et si excellent, elle doit en rendre grâces à Dieu et à Notre-Seigneur plutôt que de prêter l'oreille aux fausses louanges qui le lui représentent comme venant d'elle-même: nous ne disons pas des flatteries de peur de paraître juger témérairement les secrètes pensées des hommes. Car «toute grâce excellente et tout don parfait; dit l'apôtre saint Jacques, vient d'en-haut et descend du Père des lumières (5).» Delà donc vient la sainte virginité par où votre fille l'emporte sur vous qui l'applaudissez et qui vous en réjouissez; elle est après vous par la naissance, avant vous par les oeuvres; vous êtes sa mère, et, son rang est au-dessus du vôtre; elle vous suit par l'âge et vous devance par la sainteté: en elle commence pour vous ce qui n'a pas pu être en vous. En ne point se mariant, elle ne s'est pas seulement enrichie de biens spirituels, elle a aussi accru les vôtres. Vous vous dédommagez d'être moins qu'elle devant Dieu, par la pensée qu'il a fallu vous marier pour qu'elle naquit. Ces dons de Dieu sont à vous, mais ne viennent pas de vous: car vous portez ce trésor dans des corps

1. 2Co 11,2-3. - 2. 2Co 4,7. - 3. 1Co 7,7. - 4. Mt 3,11. - 5. Jc 1,17

terrestres et comme dans des vases fragiles, afin que l'excellence de la vertu soit attribuée à Dieu et non pas à vous. Ne soyez pas étonnées que nous disions que ces dons soient à vous sans venir de vous; nous disons «notre «pain quotidien,» mais nous ajoutons: «donnez-nous (1),» de peur qu'on ne croie que nous l'ayons de nous-mêmes.

7. C'est pourquoi comme.il est écrit, «priez sans cesse, rendez grâces à Dieu en toutes choses (2),» vous priez pour persévérer et avancer; vous rendez grâces parce que vous n'avez rien de vous-mêmes. Qui donc vous a séparées de cette masse de mort et de perdition condamnée depuis Adam? N'est-ce pas celui qui est venu chercher et sauver ce qui avait péri (3)? Lorsque l'homme entend l'Apôtre lui dire: «Qui te distingue?» doit-il répondre: ma bonne volonté, ma foi, ma justice, sans que ces paroles retentissent aussitôt à ses oreilles: «Qu'as-tu que tu n'aies reçu? Or, si tu l'as reçu, pourquoi t'en glorifier comme si tu ne l'avais pas reçu (4)?» Nous ne voulons donc pas qu'une vierge sacrée, lorsqu'on lui dit ou qu'elle lit: «Vous ne tenez de personne vos richesses spirituelles; c'est en ceci que vous méritez d'être louée; c'est en ceci que vous devez être préférée aux autres parce que ces richesses-là ne peuvent être que de vous et en vous:» nous ne voulons pas, disons-nous, qu'elle s'en glorifie comme si elle n'avait pas tout reçu. Qu'elle dise: «Ce que je vous ai voué est en moi, ô mon Dieu! je l'accomplirai à votre louange (5);» mais comme c'est en elle et non point d'elle, qu'elle se souvienne de dire aussi: «Seigneur, c'est votre volonté qui a donné la force à ma vertu (6):» le bien vient d'elle, sans doute, en ce sens que sans le libre arbitre il n'y a pas de bonne oeuvre possible, mais le bien ne vient pas «que d'elle,» comme il est dit dans ce livre. Si la grâce de Dieu ne vient pas en aide au libre arbitre, il ne peut pas y avoir même une bonne volonté dans l'homme. «Car c'est Dieu, dit l'Apôtre, qui opère en vous le vouloir et le faire, comme il lui plaît (7),» non pas seulement comme les novateurs le soutiennent, en nous apprenant ce que nous avons à faire; mais en nous inspirant aussi la charité, afin que nous fassions avec amour ce qui nous est prescrit.

1. Lc 11,3. - 2. 1Th 5,17-18. - 3. Lc 19,10. - 4. 1Co 4,7. - 5. Ps 55,12. - 6. Ps 29,8. - 7. Ph 2,13.

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8. Il savait quel grand bien est la continence, celui qui déclarait que «personne ne peut être continent sans un don de Dieu.» Non-seulement il savait la grandeur de ce bien et combien il est digne de nos désirs, mais il n'ignorait pas aussi qu'il ne peut pas y avoir de continence sans une grâce de Dieu. La Sagesse le lui avait appris; car il dit: «Et cela même était de la sagesse de savoir de qui venait ce don.» Cependant il ne lui a. pas suffi de le savoir: «J'allai au Seigneur, dit-il, et je le priai (1).» Le secours de Dieu ne consiste donc pas uniquement à savoir ce qu'on doit faire, mais encore à faire avec amour ce qui nous est prescrit; et personne. ne peut, sans la grâce de Dieu, ni savoir qui donne la continence ni l'obtenir. Voilà pourquoi le Sage, sans se contenter de savoir d'où part ce don, prie pour l'obtenir: il veut avoir en lui ce qu'il sait ne pas venir de lui; et si, à cause de son libre arbitre, ce bien vient quelque peu de lui-même, il ne vient pas que de lui, parce que nul ne peut être continent sans une grâce de Dieu. L'auteur du livre, au contraire, en parlant des richesses spirituelles, parmi lesquelles la continence brille de tant de beauté, ne dit pas ces richesses peuvent être en vous et de vous, mais: «elles ne peuvent être que de vous et «en vous:» faisant ainsi croire à une vierge du Christ que de même que ces richesses spirituelles ne sont pas autre part qu'en elle, ainsi elles ne peuvent lui venir d'ailleurs que d'elle-même, et la poussant de cette manière (ce dont Dieu la garde!) à s'en glorifier comme si elle ne les avait pas reçues.

9. Et nous qui savons dans quel esprit et quels sentiments d'humilité chrétienne a été nourrie cette vierge sacrée, nous pensons qu'en lisant de telles paroles, si toutefois elle les a lues, elle aura gémi, frappé humblement sa poitrine et peut-être versé dés larmes; elle aura prié avec confiance le Seigneur à qui elle s'est consacrée et par qui elle a été sanctifiée, lui demandant que de même que ces paroles ne sont pas les siennes mais celles d'un autre, ainsi une foi pareille ne sait jamais sa foi, et que jamais il ne lui arrive de croire qu'elle ait quelque chose dont elle puisse se glorifier en elle-même et non pas dans le Seigneur. Car sa gloire est en elle-même et non point dans les paroles d'autrui, comme dit l'Apôtre. «Que chacun examine donc ses propres actions, et

1. Sg 8,21.

alors seulement il aura de quoi se glorifier en lui-même et non dans un autre (1).» Mais à Dieu ne plaise qu'elle soit elle-même sa propre gloire, et non pas celui à qui le Psalmiste disait: «Vous êtes ma gloire, et c'est vous qui élevez ma tête (2).» Sa gloire est en elle d'une façon profitable à son salut, lorsque Dieu qui est en elle est lui-même sa gloire, ce Dieu dont elle reçoit tous lesbiens par lesquels elle est bonne; elle aura tous les biens par lesquels elle deviendra meilleure, autant qu'elle pourra le devenir en cette vie, et tous ceux par lesquels elle sera parfaite, lorsqu'elle le sera parla grâce divine et non point par des louanges humaines. Car son âme sera louée dans le Seigneur (3) qui aura rassasié de bonheur ses désirs (4); c'est le Seigneur lui-même qui lui aura inspiré jusqu'à ces désirs des biens éternels, dé peur qu'il ne reste à la vierge quelque chose en quoi elle se glorifie comme si elle ne l'avait pas reçu.

10. Nous sommes sûrs de ne pas nous tromper lorsque nous croyons que tels sont les sentiments de votre fille; mais faites que nous en soyons plus sûrs en nous répondant. Nous avons appris que vous étiez restée, avec tous les vôtres, fidèle à la croyance de l'indivisible Trinité. Mais l'erreur humaine ne se glisse pas seulement autour de la vérité des trois personnes divines; il est d'autres points où l'on se trompe très-pernicieusement, comme celui par exemple que nous avons traité dans cette lettre, plus longuement peut-être qu'il n'eût fallu avec une personne d'un piété et d'une foi si pures. Toutefois nier que ce soit de Dieu que viennent les biens qui ne viennent que de lui, c'est faire injure à Dieu et par là même à cette sainte Trinité: qu'un pareil mal soit loin de vous comme nous croyons que vous en êtes bien loin! A Dieu ne plaise que ce livre, d'où nous avons cru devoir extraire quelques mots d'un sens très-clair, ait rien produit de semblable, nous ne disons pas dans votre coeur ni dans celui de la pieuse vierge votre fille, mais même dans le coeur du moindre serviteur et de la moindre servante de votre maison!

11. Si vous voulez examiner plus attentivement ce que l'auteur semble dire pour la grâce ou le secours de Dieu, vous y trouverez des paroles si ambiguës qu'elles peuvent se rapporter soit à la nature, soit à la connaissance de la loi, soit à la rémission des péchés.

1. Ga 6,4. - 2. Ps 3,4. - 3. Ps 33,2. - 4. Ps 102,5

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Comme les novateurs sont forcés d'avouer que nous devons prier de peur que nous n'entrions en tentation, ils peuvent entendre que nous sommes secourus en ce sens que nos oraisons et nos instances nous ouvrent l'intelligence de la vérité, et que nous apprenons nos devoirs, sans que notre volonté reçoive des forces pour leur accomplissement. Ils rapportent aussi à la connaissance des prescriptions établies ce qu'ils disent de Notre-Seigneur Jésus-Christ comme modèle d'une bonne vie dans la grâce et le secours de Dieu; ils y trouvent un exemple qui nous apprend à bien vivre; mais ils ne veulent pas y voir un secours pour que nous fassions avec amour ce qui nous a été prescrit.

12. Trouvez dans ce livre, si vous le pouvez, quelque chose où, en dehors de la nature et de ce qui lui appartient par le libre arbitre, en dehors de la rémission des péchés et de la révélation de la doctrine, l'auteur reconnaisse un secours de Dieu comme le reconnaît celui qui a dit: «Et quand je vois que personne ne peut avoir la continence si Dieu ne la lui donne, et que cela même était de la sagesse de savoir d'où venait ce don, j'allai au Seigneur et je le priai (1).» Ce Sage, en priant, ne voulait l;as recevoir la nature dans laquelle il avait été créé; il ne s'occupait pas du libre arbitre avec lequel il était né; il ne demandait pas la rémission des péchés puisqu'il demandait la continence de peur de pécher; il ne désirait pas connaître ce qu'il devait faire puisqu'il avouait qu'il savait d'où vient le don. de la continence; mais il voulait recevoir de l'Esprit de sagesse assez de force de volonté et assez d'amour pour accomplir toute la grandeur de cette vertu. Si donc vous trouvez dans ce livre quelque chose de semblable, daignez nous l'apprendre, et nous aurons beaucoup de grâces à vous rendre.

13. Car nous né salarions assez dire combien nous désirons trouver une franche déclaration de la grâce de Dieu dans les écrits de ces hommes qui se font lire par leur vivacité et leur éloquence; nous souhaitons ardemment y découvrir des passages qui reconnaissent clairement cette grâce que saint Paul prêche avec tant de force; car l'Apôtre nous dit même que la foi nous est donnée selon la mesure qu'il plaît à Dieu (2), la foi sans laquelle il est impossible de lui plaire (3), la foi dont le juste

1. Sg 8,21. - 2. Rm 12,3. - 3. He 11,6.

vit (1), qui opère par amour (2), avant laquelle et sans laquelle il n'y a pas de bonnes oeuvres, parce que, dit l'Apôtre, «tout ce qui ne vient pas de la foi est péché (3).» Nous voudrions que ces hommes reconnussent que nous ne sommes pas seulement aidés d'en-haut, pour bien vivre, par la révélation de la science qui enfle sans la charité (4), mais encore par l'inspiration de la charité elle-même, qui est la plénitude de la loi (5), et qui édifie notre coeur pour que la science ne l'enfle point. Jusqu'ici nous n'avons pu trouver rien de pareil dans leurs écrits.

14. Nous voudrions surtout que ces sentiments de foi se rencontrassent dans le livre d'où nous avons extrait un passage où l'auteur, en louant la vierge du Christ comme ne tenant de personne ses richesses spirituelles qu'il prétend ne venir que d'elle-même, ne veut pas qu'elle se glorifie dans le Seigneur, mais qu'elle se glorifie comme si elle n'avait rien reçu. L'auteur de ce livre, sans. y mettre ni son nom ni le nom de votre Révérence, déclare cependant qu'il écrit à Démétrias sur la demande de sa mère. Mais le même Pélage, dans une de ses lettres où il se nomme ouvertement et prononce aussi le nom de cette vierge sacrée, dit qu'il lui a écrit, et s'efforce de prouver, par son ouvrage même, qu'il reconnaît très-clairement la grâce de Dieu qu'on lui reproche de taire ou de nier. Mais est-ce le même livre où se rencontrent les paroles sur les richesses spirituelles, et ce livre est-il parvenu à votre sainteté? C'est ce que nous vous prions de vouloir bien nous apprendre.

1. Rm 1,17. - 2. Ga 5,6. - 3. Rm 14,23. - 4. 1Co 8,1. - 5. Rm 13,10.




LETTRE CLXXXIX. (Année 418)

Cette lettre au comte Boniface, écrite fort à la hâte parce que le porteur pressait l'évêque d'Hippone, renferme d'éloquentes et belles exhortations dont peuvent profiter les gens de guerre.

AUGUSTIN A SON EXCELLENT SEIGNEUR, A SON ILLUSTRE ET HONORABLE FILS BONIFACE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

4. J'avais déjà répondu à votre Charité, et comme je cherchais une occasion pour vous faire parvenir ma lettre, Fauste, mon bien-aimé fils, est venu ici, s'en allant vers votre (526) Excellence. Je la lui avais remise, lorsqu'il m'a exprimé votre désir de recevoir de moi quelque chose qui vous édifiât pour votre salut éternel que vous espérez dans Notre-Seigneur Jésus-Christ. Malgré le poids de mes occupations, il m'a demandé de le faire sans retard, et a mis dans ses instances toute l'affection que vous savez qu'il à pour vous. Ayant à faire à yin homme aussi pressé, j'ai mieux aimé écrire quelque chose à la hâte que de vous laisser longtemps dans votre religieux désir, ô mon excellent seigneur, illustre et honorable fils!

2. Je vous dirai donc en peu de mots «Aimez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme, de toute votre force; et aimez le prochain comme vous-même:» car c'est la parole que le Seigneur a abrégée sur la terre en disant dans l'Evangile: «Toute la loi et les prophètes sont dans ces deux commandements (1).» Avancez chaque jour dans cet amour par la prière et les bonnes oeuvres, afin qu'à l'aide même de ce Dieu qui vous le prescrit et vous en fait don, cet amour s'entretienne et croisse jusqu'à ce que devenu parfait il vous rende parfait. Car c'est la charité, cette charité qui, selon l'Apôtre, s'est «répandue dans nos coeurs par le «Saint-Esprit qui nous a été donné (2);» c'est d'elle que l'Apôtre dit aussi «qu'elle est la plénitude de la loi (3);» c'est par elle que la foi opère; c'est pourquoi le même dit encore: «Ce n'est pas la circoncision qui fait quelque chose, ni l'incirconcision, c'est la foi qui opère par l'amour (4).»

3. C'est donc en elle que tous nos saints pères, les patriarches, les prophètes et les apôtres ont été agréables à Dieu; c'est en elle que tous les véritables martyrs ont combattu contre le démon jusqu'à répandre leur sang; et parce qu'elle n'a ni langui ni péri dans leurs âmes, ils ont vaincu. C'est en elle que tous les fidèles avancent chaque jour, désireux d'arriver, non point au royaume des mortels, mais au royaume des cieux; non point à un héritage temporel, mais à un héritage éternel; non point à l'or et à l'argent, mais aux richesses incorruptibles des anges; non pas à quelques biens de ce monde avec lesquels on vit en tremblant et qu'on n'emporte pas avec soi quand on meurt, mais à voir Dieu, dont

1. Mt 22,37-40. - 2. Rm 5,5. - 3. Rm 13,10. - 4. Ga 5,6

l'ineffable douceur surpasse toute beauté de la terre, toute beauté des cieux, toute beauté des âmes les plus justes et les plus saintes, toute beauté des anges et des Vertus: elle est au-dessus de toute parole et de toute pensée. Ne perdons pas l'espoir d'arriver à cette grande promesse parce qu'elle est bien grande, mais plutôt espérons que nous y atteindrons, parce que celui qui a promis est très-grand; «nous sommes les enfants de Dieu, dit le bienheureux apôtre Jean, et ce que nous serons ne nous est point encore apparu; nous savons que quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (1).»

4. Gardez-vous de croire qu'on ne puisse plaire à Dieu dans la profession des armes, David était un guerrier, lui à qui le Seigneur a rendu un si grand témoignage; beaucoup de justes de ce temps-là furent aussi des hommes de guerre, Il en était un, ce centurion qui dit au Seigneur: «Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison; mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri. Tout soumis que je sois à l'autorité d'un autre, j'ai sous moi des soldats; je dis à celui-ci: «Va, et il va: et à un autre: Viens, et il vient; et à mon serviteur: Fais cela, et il le fait.» Et le Seigneur dit de ce centurion: «Je vous le dis en vérité, je n'ai pas trouvé une si grande foi dans Israël (2):» C'était un homme de guerre que ce Corneille, à qui l'ange adressa ces paroles: «Corneille, tes aumônes ont été agréées, et tes prières ont été exaucées;» l'ange lui dit alors d'envoyer chercher le bienheureux apôtre Pierre pour apprendre de lui ce qu'il avait à faire; et Corneille envoya aussi auprès de Pierre un soldat qui craignait Dieu (3). C'étaient des gens de guerre ceux qui, voulant se faire baptiser, allaient auprès de Jean, le saint précurseur du Seigneur et l'ami de l'Epoux, lui dont le Seigneur a dit que «parmi les enfants des femmes il n'y en a pas eu de plus grand (4);» ils lui demandèrent ce qu'ils devaient faire, et Jean leur répondit: «N'usez de violence ni de fraude contre personne; contentez-vous de votre paie (5).» Il ne leur défendit pas de porter les armes, puisqu'il leur prescrivit de se contenter de leur paie.

1. 1Jn 3,2. - 2. Mt 7,8-10. - 3. Ac 10,48. - 4. Mt 11,11. - 5. Lc 3,14.

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5. Il est vrai que ceux-là sont plus élevés au près de Dieu,qui,ayant renoncé à toutes ces fonctions du siècle, servent Dieu dans une parfaite continence. Mais, comme dit l'Apôtre: «Chacun a un don de Dieu qui lui est propre, l'un d'une manière, l'autre d'une autre (1).» Il en est donc qui, en priant pour vous, combattent contre d'invisibles ennemis; vous, en combattant pour eux, vous travaillez contre les barbares trop visibles. Plût à Dieu que la foi fût la même en tous! On se donnerait moins de peine, et le diable avec ses anges serait plus aisément vaincu. Mais parce qu'en ce monde il est nécessaire que les citoyens du royaume des cieux soient soumis à de pénibles tentations au milieu des errants et des impies pour y être exercés et éprouvés comme l'or dans la fournaise (2), nous ne devons pas vouloir avant le temps vivre uniquement avec les saints et les justes, afin que nous le méritions en son temps.

6. Lors donc que vous vous armez pour le combat, songez d'abord que votre force corporelle est aussi un don de Dieu,; cette pensée vous empêchera de tourner le don de Dieu contre Dieu lui-même. Car si la foi promise doit être gardée à l'ennemi même à qui on fait la guerre, combien plus encore elle doit l'être à l'ami pour lequel on combat! On doit vouloir la paix et ne faire la guerre que par nécessité, pour que Dieu vous délivre de la nécessité de tirer l'épée et vous conserve dans la paix. On ne cherche pas la paix pour exciter la guerre, mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Restez donc ami de la paix, même en combattant, afin que la victoire vous serve à ramener l'ennemi aux avantages de la paix. «Bienheureux les pacifiques, dit le Seigneur, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu (3).» Si la paix de ce monde est si douce pour le salut temporel des mortels, combien est plus douce encore la paix de Dieu pour le salut éternel des anges! Que ce soit donc la nécessite et non pas la volonté qui ôte la vie à l'ennemi dans les combats. De même qu'on répond par la violence à la rébellion et à la résistance, ainsi on doit la miséricorde au vaincu et au captif s, surtout quand les intérêts de la paix ne sauraient en être compromis.

1. 1Co 7,7. - 2. Sg 3,6. - 3. Mt 5,9. - 4. Il y a loin de là au vae victis des païens.

7. Que la pudeur conjugale soit l'ornement de vos moeurs, que la sobriété et la frugalité le soient aussi. Lorsqu'on ne s'est pas laissé vaincre par l'homme, il est honteux de se laisser vaincre par la- débauche; il est honteux qua celui qui n'a pas succombé sous le fer succombe sous le vin. Si on ne possède point les richesses du siècle, qu'on ne les cherche point dans le monde par des actions mauvaises; si on les possède, qu'on les mette en dépôt dans le ciel par les bonnes oeuvres. Quand les richesses arrivent, elles ne doivent pas enfler un coeur d'homme, un coeur de chrétien; elles ne doivent pas le briser si elles s'en, vont. Songeons plutôt à ce qu'a dit le Seigneur: «Où est ton trésor, là sera ton coeur (1)!» En effet, lorsque,. dans l'assemblée des fidèles, nous entendons qu'il faut tenir «les coeurs en haut,» la réponse que nous faisons et que vous savez ne doit pas être un mensonge.

8. Je connais votre pieuse application à toutes ces choses; je prends plaisir à votre bonne renommée, et je vous en félicite beaucoup dans le Seigneur; aussi ma lettre est plutôt un miroir où vous pouvez vous voir tel que vous êtes qu'une leçon où vous ayez à apprendre vos devoirs. Toutefois, si cette lettre ou les livres saints vous faisaient apercevoir qu'il manquât encore quelque chose à votre vie, travaillez à l'acquérir par la prière et les bonnes oeuvres. Rendez grâces à Dieu de ce que vous avez, parce qu'il est la source de tout bien; et dans tout ce que vous ferez de bon, donnez-lui la gloire, gardez pour vous l'humilité. Il est écrit: «Toute grâce excellente, tout don parfait vient d'en-haut et descend du Père des lumières (2).» Quelques progrès que vous ayez faits dans l'amour de Dieu et du prochain, et dans la vraie piété, tant que vous serez en cette vie, gardez-vous de croire que vous soyiez sans péché. «La vie humaine sur la terre n'est-elle pas une tentation?» nous disent les Saintes Lettres (3). Tant que vous êtes dans ce corps, il est nécessaire que vous disiez ce que le Seigneur vous a enseigné lui-même: «Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (4);» vous vous souviendrez donc de pardonner si quelqu'un, vous ayant offensé, vous demande pardon, afin que vous puissiez prier en toute vérité et obtenir la rémission de vos péchés.

Voilà ce que j'écris en toute hâte à votre Charité, parce que le porteur me presse. Mais je rends grâces à Dieu de n'avoir pas manqué

1. Mt 6,21. - 2. Jc 1,17. - 3. Jb 7,1. - 4. Mt 6,12

528

à votre désir de quelque façon que ce soit. Que la miséricorde de Dieu vous protège toujours, ô mon excellent seigneur, illustre et honorable fils!




LETTRE CXC. (Année 418)

L'évêque Optat dont il s'agit ici et qu'il ne faut pas confondre avec Optat (de Milève), avait écrit un livre sur l'origine de l'âme; il désirait savoir l'opinion de saint Augustin sur cette question. L'évêque d'Hippone l'avertit de ce à quoi il faut prendre garde et semble craindre qu'Optat ne se laisse entraîner peut-être vers l'erreur pélagienne. Il tient avant tout à établir et à sauvegarder la doctrine du péché originel.

AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX SEIGNEUR, A SON CHER FRÈRE ET COLLÈGUE OPTAT1 SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je n'ai reçu de votre sainteté aucune lettre particulière; mais j'étais à Césarée (1), où nous avaient conduits les ordres du vénérable pape Zozime pour une affaire ecclésiastique, lorsqu'y est arrivée la lettre que vous avez adressée à nos collègues de la Mauritanie Césarienne (2); c'est ainsi que j'ai lu ce que vous avez écrit. Votre lettre m'a été remise par le saint serviteur de Dieu, Réné, notre cher frère en Jésus-Christ; quoique je sois extrêmement occupé, il a voulu que je vous répondisse. Un autre de nos saints frères qui mérite d'être nommé avec honneur, et qui, d'après ce qu'il m'a dit, est votre parent, Muresse (3), est aussi arrivé pendant que nous étions dans la même ville. Il m'a raconté que votre Révérence lui avait écrit sur le même sujet; il m'a consulté et m'a prié de vous faire savoir, par lui ou par moi-même, ce que je pensé sur la question suivante: Les âmes naissent-elles comme les corps, par voie de propagation, et proviennent-elles de. l'âme du premier homme; ou bien le Créateur tout-puissant, qui agit sans cesse, crée-t-il immédiatement de nouvelles âmes pour tout homme venant au monde?

2. Avant tout, je veux que vous sachiez que, dans mes ouvrages en si grand nombre, je n'ai jamais osé me prononcer sur cette question, ni enseigner impudemment aux autres ce qui pour moi restait encore inexpliqué. Il serait

1. Aujourd'hui Cherchell. - 2. L'ancienne Mauritanie césarienne est représentée par notre province d'Alger. - 3. Ce nom, évidemment défiguré, est écrit de diverses manières dans les anciens manuscrits des Lettres de saint Augustin. Il en est ainsi de beaucoup d'autres noms propres que nous rencontrons dans ce travail.

trop long de vous dire dans une lettre les raisons qui m'empêchent de prendre un parti et qui me tiennent indécis entre l'une et l'autre opinion. Il n'est pas besoin, d'ailleurs, d'aller au fond de ces motifs pour examiner la question elle-même et se mettre en mesure, non pas d'écarter le doute, mais d'éviter toute témérité.

3. La foi chrétienne est surtout dans ces paroles: «C'est par un homme que la mort est venue, c'est par un homme que vient la résurrection: de même que tous meurent en Adam, ainsi tous seront vivifiés dans le Christ (1).» «Comme le péché est entré dans le monde par un seul homme et la mort par le péché, ainsi la mort a passé à tous les hommes par ce seul homme en qui tous ont péché.» «Nous avons été condamnés par le jugement de Dieu pour un seul péché, au lieu que nous sommes justifiés par la grâce après plusieurs péchés.» Et encore: «Tous les hommes sont tombés dans la condamnation par le péché d'un seul, et, par la justice d'un seul, tous les hommes reçoivent la justification qui donne la vie (2).» Ces paroles et d'autres peut-être déclarent que personne ne naît d'Adam sans être lié par le péché et la condamnation, et que personne n'est délivré qu'en renaissant par le Christ. C'est à quoi nous devons rester fortement attachés, et nous devons croire que celui qui le nie n'appartient en aucune manière ni à la foi du Christ ni à cette grâce de Dieu qui est donnée par le Christ aux petits et aux grands. Ainsi, on peut sans danger ignorer l'origine de l'âme, pourvu que l'on connaisse la rédemption ce n'est pas pour naître que nous croyons en Jésus-Christ, c'est pour renaître, de quelque manière que nous soyons nés.

4. Nous disons qu'on peut sans danger ignorer l'origine de l'âme; il ne faut pas croire pourtant qu'elle soit une portion de Dieu: c'est une créature. Elle n'est pas née de Dieu, mais faite par lui, pour être adoptée par un miracle de bonté et de grâce, et non point par égale dignité de nature. Nous disons que l'âme n'est pas un corps, mais un esprit, qu'elle n'est pas un esprit créateur, mais créé. Elle n'est pas venue en ce corps corruptible qui l'appesantit, en expiation de fautes qu'elle aurait commises dans une vie précédente, dans je ne sais quelles parties du ciel ou du inonde; car l'Apôtre, lorsqu'il parle des deux enfants jumeaux de Rébecca, dit qu'avant de naître ils n'avaient

1. 1Co 15,21-22. - 2. Rm 5,12-18.

fait ni bien ni mal, afin que l'on sût que la subordination de l'aîné au plus jeune venait d'une vocation et non pas d'oeuvres antérieures (1).

5. Ceci étant fortement établi, si l'origine de l'âme est cachée dans les profondeurs obscures des oeuvres de Dieu au point que nous ne trouvions rien dans les saintes Ecritures qui nous explique pourquoi ceux qui ne sont pas encore nés n'ont fait ni bien ni mal, si c'est parce que chacun d'eux reçoit une âme créée de rien et non point formée par voie de propagation, ou parce que, tout en étant originairement dans les parents, ils ne vivaient pas encore d'une oie qui leur fût propre, toujours est-il que nous devons croire d'une foi inébranlable que nul homme, n'importe son âge, ne saurait être délivré de la contagion originelle de l'ancienne mort et des chaînes du péché contracté par la première naissance, que par le Médiateur unique entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme (2).

6. C'est par la foi en cet homme-Dieu qu'ont été sauvés les anciens justes eux-mêmes: longtemps avant qu'il vînt sous le voile d'une chair mortelle, ils ont cru qu'il viendrait. Leur foi et la nôtre, c'est une même foi; ce qu'ils ont cru comme devant être, nous le croyons comme fait. De là ces paroles de l'Apôtre: «Nous avons le même Esprit de foi selon ce qui est écrit: j'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé; nous croyons aussi, c'est pourquoi nous parlons (3).» Si donc l'Esprit de la foi est le même et pour ceux qui ont prophétisé le futur avènement du Christ et pour ceux qui l'ont prêché comme un événement accompli, les sacrements ont pu être différents à cause de la différence des temps, mais cependant ils concourent à l'unité de la même foi. Il est écrit dans les Actes des Apôtres (c'est l'apôtre Pierre qui parle): «Maintenant pourquoi tentez-vous Dieu en imposant aux disciples un joug que ni nos pères ni nous n'avons pu porter? Mais nous croyons que c'est par la grâce du Seigneur Jésus que nous sommes sauvés, comme eux aussi (4).» Si donc eux aussi, c'est-à-dire les pères, ne pouvant porter le joug de l'ancienne loi, ont cru qu'ils étaient sauvés par la grâce du Seigneur Jésus, il est manifeste que cette grâce a fait vivre de la foi les anciens justes eux-mêmes: car le juste vit de la foi (5).

1. Rm 9,11-13. - 2. 1Tm 2,5. - 3. 2Co 4,13. - 4. Ac 15,10-11. - 5. Ha 2,4.

7. Mais la loi est venue pour que le péché abondât, pour que surabondât la grâce par laquelle serait guérie l'abondance du péché (1). Car si la loi qui a été donnée avait pu vivifier, la justice viendrait de la loi (2). Quel a donc été le bienfait de la loi? C'est ce que l'Apôtre nous apprend par ces mots: «L'écriture a tout renfermé dans le péché, afin que la promesse fût donnée par la foi en Jésus-Christ à ceux qui croiraient (3).» Ainsi la loi devait être donnée pour mieux montrer l'homme à lui-même, de peur que l'esprit humain, dans son orgueil, ne pensât qu'il pouvait être juste de son propre fonds, et que, ignorant la justice de Dieu, c'est-à-dire celle qui est à l'homme par Dieu même, et voulant établir la sienne propre, c'est-à-dire voulant faire croire à une justice produite par ses propres forces, il ne se soumit pas à la justice de Dieu (4). Il fallait donc que cette prescription divine: «Tu ne convoiteras pas (5),» si elle était violée, mît l'orgueil du pécheur sous le coup du crime de prévarication, et que l'homme, convaincu d'une infirmité que la loi était impuissante à guérir, cherchât le remède de la grâce.

8. Ainsi donc tous les justes, c'est-à-dire les véritables adorateurs de Dieu, avant l'incarnation du Christ ou depuis, n'ont vécu et ne vivent que de la foi en l'incarnation du Sauveur, en qui est la plénitude de la grâce; et ces paroles «qu'il n'y a pas d'autre nom que le sien, dans lequel il nous faille être sauvé (6),» ont pu s'accomplir, pour le salut du genre humain, depuis que le genre humain a été corrompu par le péché d'Adam. «Car de même que tous meurent en Adam, ainsi tous seront vivifiés en Jésus-Christ.» Comme personne n'est dans le royaume de la mort que par Adam, ainsi personne n'est dans le royaume de la vie sans le Christ. C'est par Adam que tous sont pécheurs; il n'y a de justes que par le Christ. Comme c'est par Adam que tous ceux qui sont mortels en punition de la faute originelle, deviennent enfants du siècle, ainsi c'est par le Christ que tous les immortels deviennent par la grâce enfants de Dieu.

9. Pourquoi Dieu crée-t-il ceux qu'il sait d'avance appartenir à la condamnation et non pas à la grâce? Le bienheureux Apôtre répond à cette question avec d'autant plus de brièveté qu'il a plus d'autorité. Il dit que Dieu, voulant

1. Rm 5,20. - 2. Ga 3,21. - 3. Ga 22. - 4. Rm 10,3. - 5. Ex 20,17. - 6. Ac 4,12

530

«montrer sa colère et faire éclater sa puissance, a supporté avec grande patience les vases de colère formés pour la perdition afin de faire paraître les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde.» L'Apôtre avait dit plus haut que Dieu est comme un potier qui «de la même masse tire un vase d'honneur et un vase d'ignominie (1).» Il semblerait qu'il y eût de l'injustice dans la formation des vases de colère pour la perdition, si toute cette masse d'Adam n'était condamnée Si donc ils naissent vases de colère, c'est u châtiment mérité; et s'ils renaissent vases de miséricorde, c'est une grâce pleinement gratuite.

10. Dieu montre donc sa colère; ce n'est point un trouble d'esprit comme celui qui accompagne la colère de l'homme; c'est une punition juste et invariablement résolue, parce que le péché et la peine proviennent d'une racine de désobéissance. Il est écrit dans le livre de Job: «L'homme né de la femme a une vie courte et il est plein de colère (2).» Il est un vase de colère, parce qu'il en est plein; telle est l'origine des vases de colère. Dieu montre aussi sa puissance, par laquelle il fait un bon usage des méchants; même il leur donne en abondance les biens naturels et temporels, et se sert de leur malice pour éprouver et instruire les bons; il apprend à ceux-ci à rendre grâces à Dieu d'avoir été tirés, non par leurs mérites, mais par la miséricorde de Dieu, de la masse condamnée, où leur état était le même que celui des autres. Cette miséricorde apparaît surtout dans les petits enfants; lorsqu'ils renaissent par la grâce du Christ, et que, sortant de la vie à ce premier âge, ils passent à une heureuse éternité, on ne peut pas dire que ce soit à cause de leur libre arbitre que Dieu les sépare des autres enfants qui meurent sans cette grâce dans la masse réprouvée.

11. Si ceux-là seuls naissaient d'Adam qui doivent renaître par la grâce, et s'il n'en naissait pas d'autres que ceux qui sont adoptés comme enfants de Dieu, on ne verrait pas le bienfait accordé à des indignes, car alors aucun de ces rejetons d'une racine condamnée ne subirait une peine méritée. Mais comme Dieu supporte avec beaucoup de patience les vases de colère, formés pour la perdition, non-seulement il montre sa colère et laisse éclater

1. Nb 9,21-22. - 2. Jb 14,1 selon les Septante.

sa puissance en punissant, en faisant un bon usage de ceux qui ne sont pas bons; mais même il fait voir les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde. Celui qui a été justifié reconnaît alors qu'il l'a été gratuitement et qu'il a été discerné, non pas à cause de son propre mérite, mais par un pur effet de la grande miséricorde de Dieu, lorsqu'il se compare au damné dont le malheur aurait pu très-justement devenir le sien.

12. Dieu a voulu la naissance de tant d'hommes qu'il savait d'avance ne pas appartenir à sa grâce, pour qu'ils fussent incomparablement plus nombreux que les enfants de la promesse qu'il a daignés prédestiner à la gloire de son royaume; cette multitude de réprouvés devait montrer que le nombre des damnés, quel qu'il soit, lorsqu'ils le son! justement, ne fait rien à là justice de Dieu, Par là aussi, ceux qui sont délivrés de cette damnation comprennent que tous ont mérité ce qui en frappe une grande partie, non-seulement parmi ceux qui ajoutent volontaire ment beaucoup d'actions mauvaises au péché originel, mais même parmi les enfants qui, coupables seulement de la faute du premier homme, sont enlevés à la terre sans la grâce du Médiateur. Toute cette masse aurait subi la peine d'une juste condamnation, si le potier, à la foi juste et miséricordieux, n'en avait tiré des vases d'honneur selon la grâce, non selon ce qu'il leur devait: car il vient au secours des enfants dont on ne peut pas dire qu'ils aient des mérites, et prévient ceux qui ne sont plus enfants, afin qu'ils puissent accomplir des oeuvres méritoires.

13. Cela étant, si votre sentiment ne va pas jusqu'à supposer que des âmes nouvelles ne puissent pas, à cause de l'innocence de leur création récente, être soumises à la condamnation originelle jusqu'à ce qu'elles fassent un libre usage de leur volonté pour pécher; mais si, vous tenant à la foi catholique, vous reconnaissez que, sorties de ce monde au premier âge, elles iraient à la perdition, à moins qu'elles ne fussent délivrées par le sacrement du Médiateur, qui est venu chercher et sauver ce qui était perdu (1): cherchez où, d'où et quand ces âmes, si elles sont nouvelles, auront commencé à mériter la damnation, et gardez vous de faire de Dieu, ou de quelque nature non créée par lui, l'auteur de leur péché et de

1. Lc 19,10

la condamnation de leur innocence. Et si vous trouvez ce que je vous invite à chercher, ce que j'avoue n'avoir pas encore trouvé moi-même, alors soutenez, autant que vous le pourrez, et maintenez que les âmes des enfants qui naissent sont des âmes nouvelles qui ne viennent point par voie de propagation; communiquez-nous avec un fraternel amour ce que vous aurez découvert.

14. Mais si, dans l'opinion qu'elles ne proviennent point de l'âme coupable du premier homme et qu'elles sont enfermées, nouvelles et innocentes, dans la chair du péché, vous ne découvrez pourquoi ni comment les âmes des enfants deviennent pécheresses, et participent à la condamnation d'Adam sans porter en elles-mêmes rien de mauvais; ne passez pas légèrement à une autre opinion et ne croyez pas qu'elles tirent leur origine de la première âme humaine. Car un autre trouvera peut-être ce qui maintenant échappe aux recherches de votre esprit, et peut-être même trouverez-vous un jour ce qu'aujourd'hui vous cherchez en vain. Ceux qui soutiennent que les âmes proviennent, par voie de propagation, de l'âme que Dieu donna au premier homme, s'attachent au sentiment de Tertullien, iront jusqu'à prétendre que les âmes ne sont pas des esprits mais des corps, et qu'elles naissent des corps: quoi de plus mauvais qu'une opinion pareille! Il n'est pas étonnant que Tertullien ait rêvé cela, lui qui croit que le Dieu créateur lui-même n'est rien autre qu'un corps (1).

15. Une fois cette démence écartée du coeur et de la bouche d'un chrétien, quiconque reconnaît, comme il est vrai, que l'âme n'est pas un corps mais un esprit, et que cependant elle passe des pères dans les enfants, ne rencontre aucune difficulté dans cette vérité de la foi catholique, que toutes les âmes, même celles des enfants que l'Eglise baptise pour les laver réellement de leurs péchés, sont coupables de la faute originelle commise par la volonté du premier homme, transmise par la génération à toute sa postérité et ineffaçable autrement que par la régénération. Mais lorsqu'on essayera d'aller au fond de cette.

1. Tertullien a parlé de l'âme dans son Traité de l'âme et dans son Traité contre Praxéas. Il a eu des commentateurs qui ont voulu le laver du reproche que lui adresse saint Augustin et que d'autres défenseurs de la vérité religieuse lui ont adressé. On justifie Tertullien en disant qu'il s'est servi du mot corps dans le sens de substance. Il est difficile d'admettre qu'un aussi pénétrant génie que l'évêque d'Hippone ait été trompé par les obscurités du style de Tertullien.

opinion, ce sera une merveille qu'une intelligence d'homme comprenne comment une âme est formée par celle du père, ainsi qu'un flambeau s'allume à un autre flambeau sans que celui qui communique la lumière perde rien de la sienne. Au moment de l'acte de la génération, y a-t-il une voie secrète et invisible par où le germe incorporel d'une âme passe du père dans la mère? et, ce qui est plus incroyable, ce germe incorporel de l'âme est-il caché dans le germe du corps? Quand la matière séminale coule inutilement, que devient le germe de l'âme? ne sort-il pas en même temps que le reste? rentre-t-il aussitôt dans ce qui est son principe? ou bien périt-il? et s'il périt, comment d'un germé mortel peut-il sortir une âme immortelle? L'âme ne recevrait-elle l'immortalité que lorsqu'elle est formée pour vivre, comme elle ne reçoit la justice que lorsqu'elle est formée pour comprendre? Et de quelle manière Dieu crée-t-il l'âme dans l'homme, si une âme tire son origine d'une autre? En serait-il de l'âme comme du corps qui est l'oeuvre de Dieu, quoique le corps soit produit par un autre corps par voie de propagation? Si la créature spirituelle n'était point l'oeuvre de Dieu, l'Ecriture ne dirait pas que «Dieu forme l'esprit de l'homme en lui-même (1),» et «qu'il forme les coeurs des hommes chacun en particulier (2).» Si les coeurs signifient les âmes, qui peut douter que ce soit Dieu qui les forme? Mais nous cherchons à savoir si toutes les âmes proviennent de celle d'Adam, de même que c'est du corps du premier homme que Dieu crée le corps de tous ceux qui naissent.

16. Quand on vient à se poser ces difficultés que les sens ne peuvent aider à résoudre et pour lesquelles. l'expérience n'a aucune lumière, parce que ce sont des choses cachées dans les plus secrètes profondeurs de la nature, il n'y a pas de honte pour l'homme à avouer son ignorance: lorsqu'on dit faussement que l'on sait, on s'expose à mériter de ne savoir jamais. A moins de contredire ouvertement les paroles de Dieu, qui peut nier que Dieu soit, non-seulement le créateur de l'âme du premier homme mais même de toutes les âmes? Car il dit par le Prophète sans aucune ambiguïté: «C'est moi qui ai fait tout souffle (3);» et par là l'Ecriture entend les âmes, pomme la suite du passage le fait voir.

1. Za 12,1. - 2. Ps 32,15. - 3. Is 57,16

532

Dieu n'a donc pas seulement répandu son souffle sur le premier homme fait de la terre, mais tout souffle a été, est encore son oeuvre. Mais on demande s'il crée tout souffle du premier souffle comme tout corps du premier corps; ou si, faisant des corps nouveaux avec celui du premier homme, il fait de nouvelles âmes de rien. Car qui produira avec des semences, chaque chose selon son espèce, si ce n'est celui qui a créé ces semences, même sans semences? Mais du moment qu'une chose naturellement obscure passe notre mesure et qu'un passage clair des divines Ecritures ne nous aide pas à la comprendre, le jugement humain ne pourrait rien affirmer sans présomption et témérité. Quoi qu'il en soit, lorsque nous disons que de nouveaux hommes naissent soit par l'âme, soit par le corps, c'est selon la vie propre que chacun d'eux commence à mener. Car l'homme naît vieil homme sous le coup du péché originel; c'est pourquoi le baptême le renouvelle.

17. Je n'ai donc rien trouvé encore de certain sur l'origine de l'âme dans les Ecritures canoniques. Ceux qui soutiennent que de nouvelles âmes sont créées en dehors de la voie de la propagation, invoquent entre autres témoignages les deux passages que j'ai cités plus haut: «Celui qui forme l'esprit de l'homme en lui-même,» et «Celui qui a formé les coeurs des hommes chacun en particulier.» Vous voyez ce que pourraient ici répondre ceux qui sont d'un avis contraire; ils demanderaient si c'est d'une autre âme ou si c'est de rien que Dieu forme les nouvelles âmes. Le principal témoignage sur lequel s'appuie cette opinion est tiré de l'Ecclésiaste de Salomon: «La poussière retournera à la terre d'où elle est sortie, et l'esprit retournera à Dieu qui l'a donné (1).» Mais il est aisé de répondre que ce corps retourne à la terre d'où a été tiré celui du premier homme et que l'esprit retourne à Dieu qui a fait l'âme du premier homme. De même que notre corps, disent les partisans de la propagation des âmes, quoique issu du corps du premier homme retourne là d'où ce premier corps est sorti; ainsi notre âme, quoiqu'elle provienne de celle d'Adam, au lieu de tomber dans le néant puisqu'elle est immortelle, retourne à celui par qui la première âme a été créée. Ce passage de l'Ecriture sur

1. Ecclés. 12,7.

l'esprit de l'homme qui retourne à Dieu qui l'a donné, ne résout donc pas l'obscure question: que l'esprit vienne de celui du premier homme ou de nul autre, c'est toujours Dieu qui le donne.

18. A leur tour, les partisans téméraires de la propagation des âmes ne peuvent avoir rien de plus concluant à nous citer que ce passage de la Genèse: «Toutes les âmes qui vinrent avec Jacob en Egypte et qui étaient sorties de lui (1).» On peut voir dans ces paroles la preuve évidente que les âmes passent des pères dans les enfants, et que non-seulement les corps mais les âmes étaient sorties de Jacob. Ils veulent aussi que la partie soit prise pour le tout dans ces paroles d'Adam, quand sa femme lui fut montrée: «Voilà maintenant l'os de mes os et la chair de ma chair (2):» Adam ne dit pas: l'âme de mon âme, mais il peut se faire qu'en nommant la chair, le premier homme ait voulu nommer le corps et l'âme, comme, dans le passage cité plus haut, il n'est question que «des âmes,» quoique l'Ecriture ait voulu aussi parler des corps.

19. Mais ce témoignage qui leur paraît si manifeste et si positif ne suffirait pas pour résoudre la question, lors même qu'on suppose. rait les mots au féminin et qu'on lirait: Quae exierunt de femoribus ejus, ce qui devrait faire entendre que les âmes sortirent de Jacob. Cela ne suffirait pas, parce que sous le nom d'âme on peut désigner 'ici le corps seule. ment, d'après une forme de locution qui désigne le contenant par le nom du contenu, Ainsi il est dit dans Virgile qu'ils «couronnent «les vins (3),» pour signifier que les coupes sont couronnées: le vin est contenu, et la coupe contient. De même aussi que nous appelons église la basilique qui contient le peuple qui est appelé véritablement l'église; et ici on désigne sous le nom de l'église, c'est-à-dire du peuple qui est contenu, le lieu qui le contient; ainsi les âmes étant contenues dans les corps, on peut n'entendre par ce mot que les corps des enfants de Jacob. C'est le sens qu'il faut donner à l'endroit du livre des Nombres où il est dit que «celui-là est souillé qui a touché «une âme morte (4);» l'Ecriture ne veut parler ici que du cadavre d'un mort; ces mots: «âme morte» désignent le corps qui contenait l'âme. Ainsi, quoique le peuple, c'est-à-dire

1. Gn 46,26. - 2. Gn 2,23. - 3. Enéide, 7. - 4. Nb 9,10

533

église, ne soit plus dans la basilique où il s'assemble, la basilique ne s'appelle pas moins une église. Voilà ce qu'on répondrait si les expressions dont il s'agit étaient au féminin et qu'on lût: quae exierunt de femoribus Jacob; quae ne pourrait se rapporter qu'à animae. Mais l'endroit est au masculin; il y est dit: qui exierunt de femoribus Jacob. Il vaut donc mieux entendre toutes les âmes de ceux, c'est-à-dire des hommes qui sortirent de Jacob; et par là on comprend qu'il n'est question ici que des corps auxquels appartenaient ces âmes dont le nombre exprime le nombre d'hommes.

20. Je voudrais lire votre livre, dont vous parlez dans votre lettre, pour voir s'il s'y trouve des témoignages positifs. Un ami (1) qui m'est cher et qui est fort appliqué à l'étude des divins livres, m'avait demandé mon sentiment sur cette question; je lui avouai sans honte l'inutilité de mes recherches et mon ignorance (2). Il en écrivit alors au delà des mers à un très savant homme (3). Celui-ci, dans sa réponse (4) l'engagea à me consulter, ne sachant pas qu'il l'avait déjà fait et qu'il n'avait pu obtenir de moi rien de certain et de définitif. Il fit voir cependant dans cette courte réponse, qu'il croyait plutôt à la création qu'à la propagation des âmes: il ajoutait en même temps (car lui-même est en Orient), que le sentiment contraire au sien était le sentiment commun de l'Eglise d'Occident. Je profitai de cette occasion pour lui écrire longuement (5) et le consulter: je lui demandai de m'instruire avant de m'adresser des gens que je dusse instruire moi-même.

21. Ce livre où je ne prends pas le ton d'un homme qui enseigne, mais d'un homme qui cherche et qui désire apprendre, peut se lire chez moi; il ne doit être envoyé nulle part ni donné à personne hors de ma demeure, avant que j'aie reçu la réponse avec l'aide de Dieu. Je suis tout prêt à adopter l'opinion de ce saint homme s'il peut m'expliquer comment les âmes ne venant pas d'Adam, seraient justement condamnées à cause de son péché, à moins d'en obtenir la rémission par la régénération. A Dieu ne plaise que nous croyons jamais que les âmes des enfants reçoivent une fausse purification dans le baptême, ou que Dieu ou qu'une nature non créée par lui soit

1. Marcellin. - 2. C'esti. 143e lettre. - 3. Saint Jérôme. - 4. Cette réponse de saint Jérôme est la 165e lettre de ce recueil. - 5.On a vu cette lettre de saint Augustin qui est la 266e.

l'auteur du péché dont ces enfants sont purifiés! Donc, jusqu'à ce que Jérôme m'explique ou que moi-même, si Dieu veut, j'apprenne comment des âmes, ne tirant pas leur origine de celle d'Adam, deviennent coupables du péché originel, qui nécessairement doit se trouver dans tous les enfants et où une âme innocente n'est poussée ni par Dieu, qui n'est pas l'auteur du péché, ni par aucun principe du mal, parce que ce principe n'existe pas; je n'ose rien soutenir de semblable.

22. Pour vous, mon très-cher frère, permettez-moi de vous avertir de ne pas tomber dans une hérésie nouvelle qui s'efforce de renverser les solides fondements de notre antique foi, en attaquant la grâce de Dieu, que le Seigneur Jésus-Christ accorde avec une bonté ineffable aux petits et aux grands. Pélage et Célestius en sont les auteurs ou du moins les défenseurs les plus ardents et les plus connus; avec le secours du Sauveur, qui protège son Eglise, la vigilance des conciles ainsi que deux vénérables pontifes du siège apostolique, le pape Innocent et le pape Zozime, les ont condamnés dans tout l'univers, sauf leur retour à la vérité et leur réconciliation avec l'Eglise par la pénitence. Des lettres de ces pontifes ont été adressées, touchant ces novateurs, les unes particulièrement aux évêques d'Afrique, les autres à tous les évêques du monde chrétien; dans la crainte qu'elles ne soient point encore parvenues à votre sainteté, je vous en fais envoyer des copies par les frères même à qui je remets cette lettre pour votre Révérence. Pélage et Célestius ne sont pas hérétiques pour avoir dit que les âmes ne tirent par leur origine de la première âme qui a péché; il est possible que cela soit vrai par quelque raison et on peut l'ignorer sans que la foi en souffre; mais ils soutiennent (et c'est par là qu'ils sont ouvertement hérétiques), que les âmes des enfants ne reçoivent d'Adam rien de mauvais qui doive être purifié par les eaux de la régénération. Car voici sur ce point le raisonnement de Pélage tel qu'il est rapporté, entre autres choses condamnables, dans les lettres du Siège Apostolique: «Si l'âme ne tire pas son origine de celle d'Adam et que ce soit seulement le corps, il n'y a donc que le corps qui mérite la peine. Car il n'est pas juste que l'âme née aujourd'hui et née autrement que par voie de propagation, supporte les effets d'un si ancien péché commis par un autre: il n'y a (534) aucune raison pour que Dieu, qui nous pardonne nos propres péchés, nous impute un péché d'autrui.»

23. Si donc vous pouvez défendre votre sentiment sur la formation d'âmes nouvelles sans propagation, de manière à montrer qu'elles restent coupables du péché du premier homme par des raisons justes et non contraires à la foi catholique, soutenez ce que vous pensez autant que vous le pourrez. Mais s'il vous est impossible de rejeter l'opinion de la propagation sans affranchir les âmes du péché originel, abstenez-vous entièrement d'une discussion de ce genre. Car elle n'est pas fausse la rémission des péchés dans le baptême des enfants; ce n'est pas une affaire de mots, c'est un acte véritable. Et je citerai ici les termes mêmes du bienheureux pape Zozime dans sa lettre: «Le Seigneur est fidèle dans ses paroles; et son baptême, par l'effet et les paroles, c'est-à-dire par l'oeuvre, la confession et la rémission véritable des péchés, a la même plénitude pour tout sexe, tout âge, toute condition du genre humain. Il n'y a que celui qui a été l'esclave du péché qui devienne libre; il ne peut y avoir de racheté que celui qui a été véritablement captif par le péché, comme il est écrit: Si le Fils vous a délivrés, vous serez véritablement libres (1). Par lui nous renaissons spirituellement, par lui nous sommes crucifiés au monde. Sa mort nous a délivrés de cette dette de mort que le péché d'Adam fait peser sur toute âme humaine: tous ceux qui naissent y sont soumis jusqu'à ce que la grâce libératrice du baptême leur soit accordée.» La foi catholique, renfermée dans ces paroles du Siège Apostolique; est si ancienne et si fortement établie, si certaine et si claire, qu'il n'est pas permis à un chrétien d'en douter.

24. Puisque donc la mort du Christ a délivré de la dette héréditaire de la mort, non pas une ou quelques âmes, mais toutes les âmes; si vous pouvez défendre le sentiment de la création journalière des âmes, de manière à démontrer, par de bonnes raisons, qu'elles naissent engagées dans cette dette d'où la mort seule du Christ peut les délivrer, et qu'elles y sont justement engagées quoique la chair à laquelle elles se trouvent unies provienne seule d'Adam par voie de propagation, défendez votre sentiment; non-seulement personne ne vous en empêchera, mais nous vous demanderons

1. Jn 8,36.

à nous montrer comment nous pourrons le soutenir avec vous. Si au contraire vous ne pouvez le faire sans affranchir les âmes du péché du premier homme, ou sans prétendre qu'elles cessent d'être innocentes par la seule propagation de la chair, et qu'ainsi le veut Dieu ou je ne sais quelle nature de mal, mieux vaut laisser l'origine de l'âme dans l'obscure profondeur de son secret, tout en ne pas doutant qu'elle soit une créature de Dieu, que de faire de Dieu l'auteur du péché, ou d'introduire contre Dieu une nature étrangère et ennemie, ou de déclarer inutile le baptême des enfants.

25. Pour que vous receviez de moi quelque chose de positif et de grande importance, quel. que chose qu'il est nécessaire de ne pas oublier, soit que les âmes tirent leur origine de celle du premier homme, soit que Dieu forme des âmes nouvelles pour chacun de ceux qui naissent, je vous dirai que l'âme du Médiateur n'a pas contracté la souillure originelle: c'est un point qu'il n'est pas permis de mettre en doute. Car s'il n'y a pas propagation des âmes là où toutes demeurent liées par la propagation de la chair de péché; combien moins doit-on attribuer une origine de péché à l'âme de celui dont la chair est venue d'une vierge qui l'a conçue par sa seule foi, afin que cette âme fût unie, non à une chair de péché, mais à une chair qui n'eût que la ressemblance de la chair de péché (1). Et si les âmes naissent coupables parce qu'elles proviennent d'une première âme qui a péché; assurément celle que le Fils unique de Dieu a prise, ou bien a été exempte de la tache originelle, ou ne vient pas de l'âme du premier homme. Il a bien pu tirer pour lui, de cette source commune, une âme sans péché, celui qui nous délivre de nos péchés; celui qui a créé l'âme d'Adam pour un corps qu'il a fait d'un peu de terre, a bien pu créer une âme pour un corps qu'il a pris dans le sein d'une vierge.

26. Voilà ma réponse à la lettre adressée par votre sainteté, non pas à moi, mais à des collègues qui me sont chers; vous n'y aurez pas trouvé la science que vous attendiez, mais une affection pleine de sollicitude. Si vous recevez bien mes conseils fraternels, et qu'en vous préservant de l'erreur, vous restiez en paix avec l'Eglise, j'en rendrai grâces à Dieu. 1e le remercierai plus encore, si, étonné ou non que

1. Rm 8,3.

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je ne sache rien sur l'origine de l'âme, vous voulez bien m'en apprendre quelque chose de certain, sans préjudice de ce que la foi catholique nous enseigne avec tant d'évidence. Souvenez-vous de nous et vivez toujours dans le Seigneur, ô mon bienheureux Seigneur et très-cher frère!





Augustin, lettres - LETTRE CLXXXVII. (Année 417)