Augustin, lettres - LETTRE CCLII.

LETTRE CCLIII.

Saint Augustin semble reprocher à un de ses collègues de proposer avec trop de hâte et trop peu de discernement un mari pour la jeune fille placée sous la tutelle de l'Eglise.

AUGUSTIN A MON BIENHEUREUX SEIGNEUR, A MON VÉNÉRABLE ET BIEN-AIMÉ FRÈRE BÉNÉNATUS ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC VOUS, SALUT DANS LB SEIGNEUR.

Nous n'avons qu'à nous féliciter de la foi et du zèle religieux de celui par lequel je salue votre sainteté. Il a voulu se rendre auprès de votre bénignité avec une lettre de moi, ô mon bien-aimé Seigneur et vénérable frère! J'entends dire que vous songez à terminer cette affaire; si cela est vrai (et j'en serais surpris), rappelez-vous tout ce que la paternité (105) épiscopale vous impose de devoirs envers l'Eglise catholique; s'il est vrai que vous vous occupiez de cela, il ne convient pas de conclure avec une famille quelle qu'elle soit, mais plutôt avec une maison catholique: il ne doit pas suffire que l'Eglise n'ait rien À en redouter, il faut encore qu'elle puisse y trouver un fidèle appui.




LETTRE CCLIV.

L'évêque Bénénatus, renonçant apparemment à ses premières vues, avait proposé pour la jeune orpheline un parti que saint Augustin aurait pu accepter; mais l'évêque d'Hippone ne veut rien précipiter, d'autant plus que la jeune fille semble témoigner l'intention de se consacrer à la vie religieuse.

AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC MOI, A MON BIENHEUREUX SEIGNEUR, A MON VÉNÉRABLE ET BIEN-AIMÉ FRÈRE BÉNÉNATUS ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC VOUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

La jeune fille dont votre sainteté me parle, si elle était en âge de se marier, ne le voudrait pas: telles sont présentement ses intentions. Mais elle est d'un âge où, quand même elle aurait le dessein de se marier, on ne pourrait encore la donner ni la promettre à personne. Dieu, en la plaçant sous la garde de l'Eglise, a voulu la mettre à l'abri des entreprises des méchants; elle n'est pas là afin que je la donne à qui je voudrai, mais afin qu'elle ne puisse être enlevée par qui il ne faut pas, ô mon bien-aimé seigneur et vénérable frère. Si elle doit se marier, le parti que vous me proposez ne me déplaît pas (1); quant à présent, j'ignore si elle prendra jamais un époux. Il y a autre chose qu'elle fait entendre et que je souhaiterais davantage; mais lorsque, si jeune, elle dit qu'elle veut être religieuse, sa parole ressemble bien plus à un badinage qu'à une promesse sur laquelle on puisse compter. Ensuite elle a une tante maternelle, et j'en ai averti notre frère Félix; il ne l'a point appris avec déplaisir, il s'en est félicité au contraire; seulement, par un droit que donne l'amitié, il a regretté qu'on ne lui en ait rien écrit. Peut-être y aura-t-il aussi une mère, quoiqu'il n'en paraisse point

1. Les anciens éditeurs des lettres de saint Augustin ont cru qu'il s'agit ici du fils de ce Rusticus à qui est adressée la lettre CCLV; mais c'est une erreur, puisque ce jeune homme ainsi que son père étaient encore païens: Or, l'évêque d'Hippone déclare ne vouloir marier la jeune orpheline qu'à un chrétien; et d'ailleurs un évêque catholique, comme Bénénatus, n'aurait pas présenté un païen pour être le mari d'une chrétienne.

encore; quand il s'agit de marier une jeune fille; la nature demande, ce me semble, que la volonté de la mère soit suivie préférablement à toute autre, à moins que la jeune fille ne soit en âge d'avoir le droit de choisir ce qu'elle veut. Que votre sincérité le croie aussi: si j'avais tout pouvoir de marier notre orpheline, si elle avait l'âge et la volonté de prendre un époux et qu'elle s'en rapportât à moi pour le lui choisir devant Dieu, je vous dis, et c'est la vérité, je vous dis que ce parti me plairait, sans toutefois que je m'obligeasse devant Dieu à en refuser un meilleur: un parti meilleur se présenterait-il? c'est ce qui test incertain. Votre charité voit toutes les considérations qui m'empêchent, quant à présent, de promettre à personne la jeune orpheline.




LETTRE CCLV.

Rusticus désirait que son fils épousât la jeune orpheline; saint Augustin lui répond qu'il ne saurait consentir à ce projet d'union, parce que son fils est encore païen.

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR, A SON HONORABLE ET ILLUSTRE FILS RUSTICUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Je vous souhaite à vous et à votre maison tous les biens, non-seulement ceux de la vie présente, mais encore ceux de la vie future et éternelle, à laquelle vous ne croyez point encore. Quant à la jeune fille que vous me demandez, je n'ose rien promettre pour ce qui la regarde; les raisons qui m'y déterminent se trouvent dans ma réponse à mon saint frère et collègue Bénénatus, ô mon bien-aimé seigneur et honorable fils! Quoique j'aie tout pouvoir de marier cette orpheline, je ne la marierai jamais qu'à un chrétien; vous savez bien cela, et pourtant vous n'avez voulu me rien promettre sur votre fils, qui est demeuré païen; à plus forte raison, ne dois-je prendre aucun engagement pour le mariage de la jeune fille; vous pouvez voir tous mes motifs dans ma lettre à Bénénatus, et je resterais dans la même réserve, lors même que j'aurais à me réjouir, non-seulement de la promesse, mais même de la conversion de votre fils.




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LETTRE CCLVI.

Courte exhortation à marcher dans la voie du Christ.

AUGUSTIN A SON HONORABLE SEIGNEUR, A SON CHER ET BIEN-AIMÉ FRÈRE CHRISTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Dans votre lettre vous m'exprimez le désir d'en recevoir une de moi. Notre frère Jacques m'est arrivé comme un irrécusable témoin de ce désir; il m'a dit sur vous plus de douces choses éprouvées par lui-même que votre petit papier n'aurait pu en contenir. Je vous en félicite; je rends grâces au Seigneur notre Dieu de vous avoir donné un coeur si chrétien, car cette piété est l'ouvrage de sa miséricorde, honorable seigneur, cher et bien-aimé frère. Vous demandez que je vous gagne par mes lettres; mais je le fais par mon amour, qui est au-dessus de toutes les lettres; et je sais que vous comprenez bien à quoi je voudrais vous gagner. Quant à vouloir me lire, je craindrais que votas ne trouvassiez chez moi plus de paroles que d'éloquence. Voici une courte réflexion dont vous sentirez toute la vérité, si vous y appliquez chaque jour votre pensée lorsque, dans le chemin qui mène à Dieu, on fuit, par de lâches appréhensions, les choses les plus aisées et les plus fructueuses, on souffre, dans le laborieux chemin du monde, ce qu'il y a de plus pénible et de plus stérile. Conservez-vous et avancez dans le Christ, ô mon honorable seigneur, cher et bien-aimé frère.




LETTRE CCLVII.

Saint Augustin répond à une lettre obligeante d'un personnage qu'il ne connaissait pas et dont l'arrivée à Hippone était prochaine.

AUGUSTIN A SON ÉMINENT, HONORABLE SEIGNEUR ET ILLUSTRE FILS ORONGE.

Je rends grâces à votre excellence d'avoir bien voulu qu'une lettre de vous devançât votre arrivée, et que votre entretien précédât votre présence; ainsi nous jouissons plutôt de la douceur de vous entendre que du plaisir de vous voir, et ce que nous goûtons à l'avance redouble notre impatient désir de vous connaître, éminent, honorable seigneur et illustré fils. Je réponds à votre lettre prévenante, en vous présentant mes devoirs, en me réjouissant de votre bonne santé, dont je souhaite une longue conservation. Poussé par la bienveillance qui vous fait venir au-devant de ma faiblesse, vous me dites, en me demandant une réponse: «Si toutefois je puis mériter cette faveur d'une aussi grande sainteté;» ces mots me laissent l'espoir que non-seulement vous louerez un jour Celui qui est la source même de la sainteté et à qui nous devons le peu que nous sommes, mais encore que vous y participerez avec nous et à la satisfaction de votre sagesse; plaise à ce Dieu, incomparablement et immuablement bon, et de la puissance de qui vous tenez un aussi bon esprit, de le rétablir par sa grâce dans sa dignité première! Que le Seigneur tout-puissant vous donne santé et bonheur, mon éminent, honorable seigneur et illustre fils.




LETTRE CCLVIII.

Martien était un ami des premières années de saint Augustin; mais il était resté païen, malgré l'exemple et les exhortations de notre Saint. Enfin, vint le jour où Martien entra dans la voie chrétienne; à cette nouvelle, l'évêque d'Hippone fut heureux; il écrivit à son ami la lettre suivante; on verra ce qu'il dit de l'amitié et des grandes conditions sans lesquelles toute amitié demeure incomplète.

AUGUSTIN A SON HONORABLE SEIGNEUR, A SON CHER ET BIEN-AIMÉ FRÈRE DANS LE CHRIST, A MARTIEN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je m'arrache ou plutôt je me dérobe à mes occupations pour vous écrire, à vous mon ancien ami, que je n'avais pas cependant, tant que je ne vous avais pas dans le Christ. Vous savez comment a défini l'amitié celui qu'on a appelé (1) le plus éloquent des Romains: «L'amitié, dit-il, et il a raison, l'amitié est une douce et affectueuse conformité de sentiments sur les choses divines et humaines (2).» Mais vous, mon bien cher, vous vous entendiez autrefois avec moi sur les choses humaines, quand je cherchais à en jouir comme le vulgaire; dans cette poursuite des biens humains, dont je me repens, je vous trouvais au premier rang de ceux qui favorisaient mes desseins; vous et mes autres amis, vous enfliez avec le vent de vos louanges les voiles de mes passions. Nul rayon des choses divines ne m'éclairait alors, et notre amitié demeurait défectueuse dans ses côtés les plus importants: c'était une douce et affectueuse conformité de sentiments, mais uniquement sur les choses humaines.

1. Cicér. Let. 20. - 2. Lucain, livre V.

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2. Et depuis que je cessai de désirer les biens humains, votre persistante amitié me souhaitait la santé et les félicités temporelles, comme le monde a coutume de le faire. C'est ainsi que notre union se continuait pour les choses de ce monde. Quelle est nia joie maintenant, et comment l'exprimer? J'ai à présent pour ami véritable celui que j'ai eu longtemps pour ami d'une certaine manière. Il se joint à nos sentiments l'accord sur les choses divines; ce n'est pas uniquement dans la vie présente que votre douce bienveillance est désormais avec moi, c'est par l'espérance de la vie éternelle. Vues de la hauteur des pensées de Dieu, les choses humaines ne sauraient plus être entre nous le sujet d'opinions différentes; nous ne les prendrons que pour ce qu'elles valent; nous ne les condamnerons pas toutefois avec ce certain mépris qui serait injurieux pour le Créateur du ciel et de la terre. Ainsi il arrive que des:unis, en désaccord sur les choses divines, ne peuvent plus être pleinement et véritablement d'accord sur les choses humaines. Il est impossible qu'on juge bien de celles-ci quand on méprise celles-là, et qu'on aime l'homme comme il faut l'aimer, lorsqu'on est sans amour pour celui qui a fait l'homme. Je ne vous dirai donc pas que vous n'étiez mon ami qu'à moitié, et que maintenant vous l'êtes tout a fait; mais, autant que la raison me le montre, vous n'étiez pas même mon ami à moitié, quand vous ne m'aimiez pas véritablement, même en ce qui touche les choses humaines. Car vous n'étiez pas encore avec moi dans les choses divines, par lesquelles on juge bien des choses humaines; vous n'y étiez point à l'époque ou je n'y étais pas moi-même, ni depuis que j'ai commencé à goûter ces vérités pour lesquelles vous ne témoigniez que de l'éloignement.

3. Ne vous fâchez pas, et ne trouvez pas absurde si je vous dis qu'au temps où le m'attachais avec tant d'ardeur aux vanités de ce monde, vous n'étiez pas encore mon ami, quoique vous parussiez beaucoup m'aimer; alors je ne m'aimais pas moi-même, j'étais plutôt mon ennemi, car j'aimais l'iniquité, et c'est avec vérité qu'il est écrit dans les Livres saints: «Celui qui aime l'iniquité, n'aime pas son âme (1).» Quand je haïssais mon âme, comment

1. Ps 10,6.

aurais-je pu avoir un véritable ami, puisqu'il me souhaitait les choses sous l'empire desquelles je restais mon propre ennemi? Mais après que la bonté et la grâce de notre Sauveur ont brillé devant moi, non selon mes mérites, mais selon sa miséricorde, vous en êtes demeuré éloigné; et comment alors auriez-vous pu être mon ami, puisque vous ignoriez entièrement par où je pouvais être heureux, et que vous ne m'aimiez pas dans celui en qui je commençais à m'aimer moi-même?

4. Grâces soient donc rendues à Dieu qui daigne enfin faire de vous mon ami. C'est maintenant qu'il y a entre vous et moi une douce et affectueuse conformité de sentiments sur les choses divines et humaines, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui devient le fondement de notre véritable paix, et qui a renfermé en deux préceptes tous les divins enseignements, lorsqu'il a dit: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, et de toute ton âme et de tout ton esprit; et tu aimeras ton prochain comme toi-même. Dans ces deux commandements sont compris toute la loi et tous les prophètes (1).» Le premier commandement forme le doux et affectueux accord sur les choses divines; le second établit le parfait accord sur les choses humaines. Si nous nous attachons fortement à ces deux commandements, notre amitié sera véritable et éternelle; elle ne nous unira pas seulement l'un à l'autre, mais encore elle nous unira à Dieu.

5. Pour arriver à cette fin, j'exhorte votre sagesse à recevoir sans retard les sacrements des fidèles; cela convient à votre âge; et, je le crois aussi, à la gravité de vos moeurs. Je me souviens qu'au moment où nous allions nous quitter, vous me citâtes ce vers de Térence, où je trouvais un enseignement utile et opportun, quoiqu'il fût tiré d'une comédie: «A partir de ce jour, il faut une autre vie, il faut d'autres moeurs (2).»

Si alors vous me disiez cela sincèrement, comme je ne dois pas en douter, vous vivez sûrement aujourd'hui de manière à vous rendre digne de recevoir par le baptême le pardon

1. Mt 22,37-40. - 2. Nunc hic dies vitam aliam affert, alios mores postulat. (Adrienne, acte II scène 2). On sait que le système de versification de Térence se confondrait aisément avec de la prose.

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de vos fautes passées. Car il n'y a personne que le Christ à qui le genre humain puisse dire: «Sous un chef tel que vous, s'il subsiste des traces de notre crime, elles seront effacées, et la terre ne connaîtra plus l'effroi (1).»

Virgile avoue avoir emprunté ceci aux chants de Cumes, c'est-à-dire aux chants sibyllins; peut-être cette prophétesse avait-elle appris en esprit quelque chose de l'unique Sauveur du monde, et elle avait été forcée de l'avouer (2).

Voilà, mon honorable seigneur, mon cher bien-aimé frère en Jésus-Christ, le peu que j'ai trouvé à vous écrire en échappant un moment au poids de mes travaux, et peut-être ce peu vous semblera-t-il quelque chose: je désire que vous me répondiez, et que vous m'appreniez si vous avez donné ou sï vous allez donner votre nom pour être inscrit au nombre de ceux qui demandent le baptême. Que le Seigneur notre Dieu, en qui vous croyez, vous conserve en ce monde et dans l'autre, mon honorable seigneur, mon cher et bien-aimé frère dans le Christ.

1. Te duce si qua manant sceleris vestigia nostri, Irrita perpetua solvent formidine terras. Virgile, Eclog. 4. Saint Augustin a cité ces deux vers de Virgile et avec les mêmes pensées dans deux autres lettres, l'une la CIV, adressée à Nectarius, l'autre, la CX27,adressée à Volusien. - 2. Les livres Sibyllins, dont il ne reste rien ou presque rien, ont bien réellement existé; mais c'est dans les livres Sibyllins, faits après coup, qui on a trouvé quelque chose comme des révélations chrétiennes. Saint Augustin prête à Virgile des intentions prophétiques qu'il n'avait pas et Virgile ne nous semble pas avoir avoué nulle part qu'il ait emprunté des chants Sibyllins les deux vers où l'évêque d'Hippone croit voir une aspiration vers le Rédempteur de l'univers. Cela n'empêche pas que le monde romain au temps d'Auguste ait vaguement attendu un libérateur.




LETTRE CCLIX.

Un veuf, ancien ami de saint Augustin et qui vivait dans la débauche n'avait pas craint de demander au saint évêque un écrit à la louange de sa femme morte, comme pour le consoler de sa douleur; l'évêque d'Hippone lui répond avec fine très-belle sévérité, et lui dit qu'il n'obtiendra rien de lui à moins qu'il ne change de vie.

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET HONORABLE FRÈRE CORNEILLE.

1. Vous m'avez écrit pour me demander une grande lettre de consolation au sujet du vif chagrin que vous cause la mort d'une excellente épouse, comme vous vous rappelez que saint Paulin en adressa une à Macaire. L'âme de votre femme, reçue au ciel dans la société des âmes fidèles et chastes, n'a que faire des louanges humaines et ne les cherche pas; c'est à cause des vivants qu'on donne aux morts les louanges dont ils sont dignes; puisque vous souhaitez qu'on vous console par l'éloge de celle que vous avez perdue, commencez donc par vivre de manière à mériter d'être un jour où elle est. Car vous ne croyez pas sans aucun doute qu'elle soit où. sont celles qui ont violé la foi conjugale, ou qui, n'étant pas mariées, se sont traînées dans le désordre. L'éloge d'une femme comme la vôtre, écrit dans le but apparent de dissiper la tristesse d'un mari qui lui ressemble si peu, ne serait pas une consolation, mais une adulation. Si vous l'aimiez comme elle vous a aimé, vous lui garderiez ce qu'elle vous avait gardé. Si vous étiez mort le premier, il n'est pas à croire qu'elle se fût jamais remariée; n'est-il donc pas vrai que si vous aviez eu besoin de consoler votre douleur par les louanges de votre femme, vous n'auriez pas même songé à en épouser légitimement une autre?

2. Vous me direz: Pourquoi ce rude langage? pourquoi ces reproches si durs? N'ai-je pas vieilli au milieu de discours de ce genre, et ne sait-on pas que je mourrai avant de me corriger? Vous voulez que j'épargne votre funeste sécurité, vous qui devriez m'épargner, sinon dans mon amitié, au moins dans tout ce que vos désordres me font souffrir? Cicéron, animé de sentiments bien différents des miens et occupé des intérêts d'une république de la terre, disait: «Je désire, pères conscrits, être modéré; mais, au milieu des grands dangers de la république, je désire ne pas paraître indifférent (1).» Moi qui suis votre ami, vous le savez, et qui, attaché au service de la Cité éternelle, suis établi ministre de la parole et des sacrements divins, combien puis-je dire avec plus de justice: O mon frère Corneille, je désire être modéré; mais, au milieu des grands périls qui sont les vôtres et les miens, je désire ne pas paraître indifférent!

3. Une populace de femmes vous environne, le nombre de vos concubines croît de jour en jour; et vous voulez qu'évêque, je vous écoute de sang-froid, vous, le maître ou plutôt l'esclave de cette bande immonde, quand vous venez, au nom de l'amitié, me demander l'éloge funèbre d'une chaste épouse comme pour adoucir votre douleur! A l'époque où, sans

1. Cicér. pro Sext. Rosc.

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être encore catéchumène, jeune encore, un peu moins jeune que moi, vous partagiez mes erreurs, vous vous étiez tiré des habitudes impures par la force de votre volonté; peu de temps après, vous retombâtes dans les mêmes souillures; plus tard, vous trouvant en danger de mort, vous reçûtes le baptême; maintenant je ne dirai pas que vous êtes vieux, mais moi je suis vieux et, de plus, évêque, et je n'ai rien pu encore pour vous faire changer de vie 1 Vous voulez que je vous console de la mort d'une vertueuse épouse; mais qui me consolera de votre mort plus réelle que la sienne? Et parce que je ne saurais oublier tant de services que vous m'avez rendus, dois-je être encore torturé par vos moeurs corrompues, dois-je être méprisé, compté pour rien, quand je vous adresse mes gémissements sur vous-même? Mais je ne suis rien, je l'avoue, pour vous corriger et vous guérir; tournez-vous vers Dieu, songez au Christ, écoutez ces paroles» de l'Apôtre: «Arracherai-je au Christ ses membres pour en faire les membres d'une prostituée (1)?» Si vous méprisez dans votre coeur les paroles d'un évêque, votre ami, pensez que le corps de votre Seigneur fait partie du vôtre: comment, enfin, pouvez-vous continuer à pécher en différant votre conversion de jour en jour, puisque vous ne savez pas quand ce dernier jour viendra?

4. Je vais savoir maintenant quelles sont les louanges que vous attendez de moi pour Cyprienne (2). Si j'étais encore au temps où je vendais des paroles à des écoliers dans l'école des rhéteurs, je les ferais payer à l'avance. Je veux vous vendre l'éloge de votre chaste femme; payez-moi d'abord; le prix que j'exige, c'est votre chasteté; payez-moi, dis je, et vous aurez ce que vous souhaitez. Je vous parle un langage tout humain à cause de votre faiblesse; je crois qu'à vos yeux Cyprienne ne mérite pas que vous préfériez à ses louanges l'amour de vos concubines: ce sera certain si vous aimez mieux garder vos habitudes immondes que d'entendre l'éloge de Cyprienne. Pourquoi m'arracher de force ce qui vous plaît, lorsque vous voyez que ce que je vous demande est pour vous-même? Pourquoi demander d'un air si soumis ce que vous pouvez commander si vous êtes corrigé? Envoyons à votre femme des présents spirituels: vous l'imitation, moi

1. 1Co 6,15. - 2. C'était le nom de la femme que Corneille avait perdue.

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les louanges de ses vertus. Je vous disais plus haut qu'elle ne désirait pas les louanges humaines; mais, dans la mort, elle désire que vous imitiez ses vertus, autant que, dans la vie, elle vous a aimé, quoique vous lui ressemblassiez si peu. Je ferai ce que vous voudrez pour Cyprienne, quand vous ferez ce qu'elle et moi nous voulons.

5. Le Seigneur nous parle dans l'Evangile de ce riche superbe et impie qui était vêtu de pourpre et de lin et qui s'asseyait chaque jour à des festins splendides; tombé dans les enfers en punition de ses crimes, il implorait en vain une goutte d'eau tombée du doigt de ce pauvre qu'il avait méprisé devant sa porte; il se souvint de ses cinq frères et pria Dieu de leur envoyer ce même pauvre qu'il apercevait en repos dans le sein d'Abraham, de peur qu'eux aussi ne fussent précipités dans le lieu des tourments (1): combien plus encore votre femme doit se souvenir de vous! Si le riche orgueilleux ne voulait pas que ses frères tombassent dans les supplices réservés aux superbes, combien plus encore votre chaste femme ne veut pas que vous tombiez dans les supplices réservés aux adultères! Si ce frère ne voulait pas que ceux qui lui étaient chers partageassent ses maux, combien moins une femme, établie dans les biens éternels, veut-elle que l'enfer la sépare éternellement de son mari! Lisez cet endroit dans l'Evangile; c'est la pieuse voix du Christ qui parle; croyez à la parole de Dieu. Vous vous dites affligé de la mort de votre femme, et vous pensez que si je la loue, rues discours seront pour vous une consolation; mais apprenez quelle douleur vous attend, si un jour vous n'êtes point avec elle. Est-il plus triste pour vous que je ne loue pas: Est-il qu'il ne l'est pour moi que vous ne l'aimiez point? Ah! si vous l'aimiez, vous désireriez la rejoindre après votre mort; ce qui ne sera pas, si vous restez ce que vous êtes. Aimez donc celle dont vous me demandez les louanges, afin que je ne sois pas forcé de repousser un désir qui ne serait qu'un mensonge.

Et d'une autre main. Fasse le Seigneur que nous puissions nous réjouir de votre salut, bien-aimé seigneur et honorable frère.

1. Lc 16,19-28.

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LETTRE CCLX.

Audax se plaint d'avoir trop peu reçu de saint Augustin et voudrait recevoir davantage; les louanges qu'il lui donne sont pour nous le témoignage du sentiment des contemporains.

AUDAX A SON SEIGNEUR ET VÉNÉRABLE PÈRE AUGUSTIN, SI DIGNE DE TOUTE LOUANGE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Je vous rends grâces d'avoir si bien accueilli ce que j'ai essayé de vous écrire: les encouragements du père donnent du coeur aux enfants qui ont de la bonne volonté. En m'adressant à vous, doux pontife, ce n'était pas pour recevoir une petite goutte de ce qui s'échappe d'une âme comme la vôtre; c'était pour puiser abondamment dans les eaux du grand fleuve. Je soupirais après les trésors de votre sagesse, mais,j'ai obtenu bien moins que je n'aurais voulu, si toutefois on peut jamais appeler petit ce qui vient d'Augustin, l'oracle de la loi, le consécrateur de la justice (1), le restaurateur de la gloire spirituelle, le dispensateur du salut éternel. Le monde entier vous est connu comme il vous connaît; vous y tes autant connu qu'estimé. Je désire donc être nourri des fleurs de votre sagesse et m'abreuver à vos eaux vives; remplissez mes souhaits; j'y trouverai grand profit. L'arbre dépouillé pourra reverdir, si vous daignez l'arroser vous-même. Je n'attends qu'un mot de votre vénérable personne pour me rendre auprès d'elle. Que la bonté de Dieu vous garde bien longtemps, vénérable seigneur.

«Pourquoi celui qui est une source pour le monde entier ne laisse-t-il arriver vers moi que peu de paroles? Me croit-il moins disposé que le reste des hommes à recevoir ces flots si purs? Pendant que tout esprit s'ouvre pour vous entendre vous qui êtes l'appui de la Religion, répandez au loin vos douces paroles; les fidèles amis du Christ les attendent (2).»

1. Sacrator justitiae. - 2. Cette fin de lettre est en vers latins.




LETTRE CCLXI.

Saint Augustin repousse les éloges qu'on lui adresse; il propose à Audax de lire ses ouvrages ou de venir le voir: c'est la seul moyen de répondre au désir que celui-ci témoigne de s'instruire.

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ ET ILLUSTRE SEIGNEUR DANS LE CHRIST, A SON TRÈS-DÉSIRABLE FRÈRE AUDA10,SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Ce n'est point avec regret, c'est avec plaisir que j'ai reçu votre courte lettre, si pleine d'un ardent désir de recevoir une longue réponse de moi. Il me serait bien difficile le satisfaire a votre pieuse avidité, mais pourtant je félicite votre charité; quoique vous ne le demandiez pas à qui il faudrait, ce que vous demandez est bon. Le temps me manque plus que tout le reste pour écrire une longue lettre; les soins ecclésiastiques ne me laissent que de rares instants de loisir, et je consacre ces loisirs rapides soit à quelques méditations, soit aux travaux les plus urgents, ou à ce qui me paraît pouvoir être profitable à beaucoup de monde: il faut donner aussi à mon corps le repos dont il a besoin, pour entretenir les forces nécessaires à l'accomplissement de mes devoirs. Ce ne sont pas les paroles qui me manqueraient pour une lettre étendue; mais nulle réponse de moi ne pourrait remplir tous vos désirs. Vous me dites que vous soupirez après les trésors de sagesse et que vous avez reçu bien moins que vous n'auriez voulu; mais moi, dans mes prières de tous les jours, je suis comme un mendiant qui implore quelque obole de ces divins trésors de sagesse, et c'est à peine si je l'obtiens.

2. Comment suis-je «l'oracle de la loi,» moi qui ignore, sur ses vastes et profonds mystères, beaucoup plus de choses que je n'en sais, moi qui ne puis, comme je le voudrais, pénétrer l'obscurité de tant de replis et de secrets détours? Je sais seulement que je ne suis pas digne d'aller plus avant dans cette lumière! Comment suis-je «le consécrateur de la justice,» moi pour qui c'est déjà beaucoup de lui être consacré? Vous m'appelez a le restaurateur de la gloire spirituelle;» permettez-moi de vous le dire, vous connaissez mal celui à qui vous parlez: je me restaure si peu moi-même dans cette gloire, que j'ignore, je vous l'avoue, non-seulement combien je m'en approche de jour en jour, mais encore si je m'en approche quelque peu. Oui, je suis «dispensateur du salut éternel,» mais je le suis comme d'autres en très-grand nombre. Si je le fais volontiers, j'en aurai la récompense; si je le fais à regret, je ne serai que le dispensateur de ce salut, car il ne suffit pas de l'être par la parole et les sacrements pour y avoir part. S'il n'y avait pas de bons dispensateurs, l'Apôtre ne dirait pas: «Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ (1);» et s'il n'y avait pas de mauvais dispensateurs, le Seigneur ne dirait pas: «Faites ce qu'ils disent; ne faites pas ce qu'ils font; car ils disent et ne font pas (2).» Il y a donc beaucoup de dispensateurs par le ministère desquels on arrive su

1. 1Co 4,16. - 2. Mt 23,3.

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salut éternel; mais il s'agit de savoir lequel parmi eux sera trouvé fidèle (1); même parmi les fidèles, et puissé-je être compté au nombre de ceux-ci par ce Dieu qu'on ne trompe pas (2)! l'un l'est d'une manière, l'autre d'une autre, selon la mesure de foi que Dieu a accordée à chacun (3).

3. Mon cher et doux frère, que ce soit donc plutôt le Seigneur lui-même qui vous nourrisse des fleurs de la sagesse et vous abreuve à la source d'eau vive. Si vous croyez que, par mon humble et faible moyen, votre piété studieuse puisse recevoir quelque chose, car je connais votre intelligence et votre désir de vous instruire, mieux vaudrait lire mes ouvrages, déjà bien nombreux, que d'espérer pouvoir, par mes lettres, satisfaire ce désir. Ou bien, venez auprès de moi; vous prendrez dans nos entretiens tout ce que je pourrai vous donner; je pense que si vous n'êtes pas ici, c'est que vous ne le voulez pas. Dieu aidant, est-il très-difficile à un homme libre de toute fonction locale de venir ici, soit pour rester longtemps avec nous, soit pour y passer au moins un peu de temps?

4. Mais peu s'en faut que ce que vous dites dans le troisième de vos vers ne se trouve accompli, et que vous n'ayez de moi une lettre plus remplie de paroles que d'éloquence. Votre cinquième et dernier vers a sept pieds; je ne sais si votre oreille a été trompée, ou si vous avez voulu mettre à l'épreuve mes anciens souvenirs d'études; et d'ailleurs, ceux qui s'étaient le plus appliqués à ces choses, les oublient aisément lorsqu'ils ont beaucoup avancé dans les saintes lettres.

5. Je n'ai pas la traduction des psaumes faite par saint Jérôme sur l'hébreu. Quant à moi je ne les ai pas traduits; j'ai seulement corrigé sur les exemplaires grecs beaucoup de fautes des exemplaires latins. C'est peut-être mieux que cela n'était, mais ce n'est pas tout ce qu'il faudrait. Maintenant encore, il m'arrive de corriger des fautes qui m'avaient précédemment échappé. Je cherche donc aussi avec vous quelque chose de parfait à cet égard.

1. 1Co 4,1. - 2. 1Co 7,7. - 3. Rm 12,3.




LETTRE CCLXII.

Saint Augustin adresse des reproches et des conseils à une femme mariée.

AUGUSTIN A SA PIEUSE FILLE, LA DAME ECDICIA, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Après avoir lu la lettre de votre Révérence et interrogé le porteur sur ce qu'il me restait à savoir, j'ai été très-affligé que vous ayez voulu agir avec votre mari de manière à le faire tomber des hauteurs de la continence qu'il commençait à pratiquer, dans les misère: de l'adultère. C'eût été déjà déplorable, qu'après la promesse faite à Dieu et accomplie pendant un certain temps, il fût revenu à vous comme auparavant; c'est bien autrement malheureux et criminel qu'il se soit tout à coup jeté dans de pareils désordres, et qu'il se soit ainsi armé contre lui-même de toute sa colère contre vous. Il semble vouloir vous punir plus cruellement en se perdant lui-même. Tout ce grand mal n'est arrivé que parce que vous n'avez pas été avec lui aussi modérée que vous deviez l'être. Quoique d'un consentement mutuel, tes relations conjugales eussent cessé entre vous deux, il y avait pourtant d'autres choses où vous deviez obéir à votre mari, d'autant plus due vous êtes tous deux membres du corps du Christ. Lors même que, épouse fidèle, vous auriez eu un mari qui ne l'eût pas été, vous auriez dû lui rester soumise pour le gagner au Seigneur, comme le prescrivent les apôtres.

2. J'omets de vous dire que, d'après ce que j'ai su, vous vous étiez décidée à tort de pratiquer la continence, sans que votre mari y eût encore consenti. C'est ce que vous n'auriez pas dû faire avant que sa volonté se fût accordée avec la vôtre pour vous élever ensemble à ce bien qui surpasse la pudeur conjugale: vous n'aviez donc jamais ni lu ni entendu ni remarqué ces paroles de l'Apôtre: «Il est bon à l'homme de ne pas toucher de femme; mais, pour éviter la fornication, que chaque homme ait une femme et chaque femme un mari; que le mari rende à la femme ce qu'il lui doit et la femme ce qu'elle doit au mari. La femme n'a pas son corps en sa puissance, son corps est en la puissance du mari; de même le mari n'a pas son corps en sa puissance, son (112) corps est en la puissance de la femme. Ne vous refusez point l'un à l'autre, à moins que vous n'en soyez convenus pour un temps, afin de vaquer à la prière; et ensuite vivez ensemble comme auparavant, de peur que le démon ne vous tente à cause de votre incontinence (1).» D'après ces paroles de l'Apôtre, si votre mari avait voulu garder de son côté la continence et que vous n'y eussiez pas consenti, il aurait été obligé de vous rendre le devoir; et si, en vous rendant ce devoir, votre mari n'eut cédé qu'à votre faiblesse et non pas à la sienne, de peur que vous ne tombassiez dans le crime damnable de l'adultère, Dieu lui eût compté sa bonne intention à l'égal de la continence qu'il aurait mieux aimé garder à plus forte raison fallait-il que vous, qui devez être plus soumise, ne refusassiez pas le devoir à votre mari, de peur que la tentation du démon ne l'entraînat dans l'adultère; Dieu vous eût tenu compte de votre bonne volonté que vous n'auriez pas suivie pour empêcher la perte de votre mari.

3. Mais, encore une fois, je ne dis rien de cela, puisque votre mari avait été amené à vos pieux desseins de continence, puisqu'il a ainsi vécu longtemps avec vous, et fait cesser le péché que vous commettiez en lui refusant le devoir. Il n'est donc plus question pour vous de savoir si vous devez reprendre avec votre mari les relations conjugales. Ce que vous avez tous deux promis à Dieu, vous devez le garder avec persévérance jusqu'à la fin; si votre mari a manqué à cet engagement, n'y manquez pas au moins vous-même. Je ne vous parlerais pas de la sorte, si lui-même n'avait consenti à vivre dans la continence: saris cela, il n'y a pas d'âge qui aurait pu vous dispenser de lui rendre ce que vous lui devez; les années n'y eussent rien fait, et, consulté par vous, je vous aurais toujours répondu avec ces mots de l'Apôtre: «La femme n'a pas son a corps en sa puissance, son corps est en la puissance du mari.» C'est par cette puissance même qu'il vous avait permis la continence, de façon à la pratiquer avec vous d'un commun accord.

4. C'est ici surtout que je m'afflige de l'oubli de vos devoirs; vous auriez dû d'autant plus témoigner à votre mari une humble soumission dans les intérêts domestiques, qu'il vous avait pieusement accordé une grande chose en

1. 1Co 7,1-5.

vous imitant. Malgré l'interruption des relations conjugales, il n'en était pas moins votre mari; bien plus, vous étiez devenus dés époux d'autant plus saints que vous gardiez d'un commun accord de plus saints engagements. Vous ne deviez donc, sans l'agrément de votre mari, disposer ni de vos vêtements ni de votre or et de votre argent, ni d'aucun de vos biens, de peur de scandaliser un homme qui avait fait à Dieu avec vous le sacrifice de plus grandes choses et avait religieusement renoncé à ce qu'il aurait eu le droit d'exiger de vous.

5. Enfin il est arrivé que, méprisé par vous, il a rompu le lien` de la continence auquel il s'était soumis lorsqu'il pensait que vous l'aimiez; irrité contre vous, il ne s'est pas épargné lui-même. D'après ce que m'a raconté le porteur de votre lettre, votre mari ayant appris que vous aviez donné tout ou presque tout ce que vous possédiez à deux moines, je ne sais lesquels, qui passaient, et que vous chargiez de le distribuer aux pauvres, il s'est mis à les détester en vous détestant avec eux; il n'a plus vu en eux des serviteurs de Dieu, mais des gens qui s'insinuaient dans les maisons des autres, et qui vous avaient trompée et pillée; furieux, il a rejeté bien loin le fardeau sacré qu'il avait consenti à porter avec vous. Il était faible, et vous, qui paraissiez la plus forte dans cet engagement entre vous deux, vous auriez dû lui venir en aide par votre amour, au lieu de lui bouleverser l'esprit par vos procédés blessants. Lors même que peut-être il eût montré peu d'empressement pour (aumône; il aurait pu en prendre le goût si, au lieu dé le mécontenter par des dépenses inopinées, vous l'aviez doucement amené à vos vues par de respectueux égards; vous auriez ainsi pu faire affectueusement ensemble ce que vous avez fait toute seule avec tant de témérité, et c'eût été mieux dans l'ordre et plus convenable. On n'eût pas injurié des serviteurs de Dieu, si toutefois ce sont des serviteurs de Dieu qui, en l'absence et à l'insu du mari, ont reçu tant de choses d'une femme inconnue; et Dieu eût été loué dans vos oeuvres, car votre union fidèle aurait été sanctifiée à la fois par une chasteté parfaite et une glorieuse pauvreté.

6. Voyez maintenant ce que- vous avez fait par votre précipitation inconsidérée. Je ne veux penser aucun mal de ces moines par lesquels votre mari se plaint que vous ayez été, non point édifiée, mais spoliée; je ne m'en (113) rapporterai pas aisément au jugement d'un homme qui a l'oeil troublé par la colère; mais le bien corporel que ces largesses ont fait aux pauvres, qu'est-il à côté du mal spirituel dont vous avez été cause? Y a-t-il quelqu'un dont le salut temporel dût vous être plus cher que le salut éternel de votre mari? Si vous aviez différé de distribuer vos biens aux pauvres, dans le but de ne pas perdre l'âme de votre mari en le scandalisant, n'en auriez-vous pas eu un plus grand mérite devant Dieu? Si vous songez à ce que vous aviez conquis quand vous l'avez amené à vivre avec vous dans une sainte chasteté, comprenez que, par ces aumônes qui ont renversé l'esprit de votre mari, vous avez beaucoup plus perdu que gagné dans les biens du ciel. Si là-haut le morceau de pain donné au pauvre qui a faim obtient une grande. place, quelle place sera réservée à la charité qui aura arraché un homme au démon comme à un lion rugissant et qui cherche une proie à dévorer!

7. Ce n'est pas que nous devions interrompre nos bonnes oeuvres, si quelqu'un en est scandalisé; il y a des devoirs différents selon les personnes, à l'égard d'étrangers ou de parents; il y a des devoirs différents pour le fidèle et l'infidèle, pour les parents envers les enfants, et pour les enfants envers les parents; enfin, et c'est surtout ce qu'il faut considérer ici, des devoirs particuliers sont imposés à l'homme et à la femme; il n'est pas permis à une femme mariée de dire: «Je fais de ce qui m'appartient ce que je veux,» puisqu'elle ne s'appartient pas à elle-même, mais à son chef, qui est son mari (1). «C'est ainsi, dit l'apôtre Pierre, que se paraient autrefois les saintes femmes qui espéraient en Dieu, et qui étaient soumises à leur mari telle était Sara, qui obéissait à Abraham, qu'elle appelait son seigneur, et dont vous êtes les filles (2);» et ce n'est pas à des femmes chrétiennes, c'est à des juives que Pierre parlait ainsi.

8. Quoi d'étonnant que votre mari ne voulût pas que vous privassiez des choses nécessaires à la vie celui qui est son fils comme le vôtre! Il ignore ce que fera cet enfant quand il commencera à grandir: se consacrera-t-il à la vie monastique, au ministère sacerdotal, ou bien se mariera-t-il? C'est ce qu'on ne peut savoir encore. Quoiqu'il faille exciter et instruire les enfants des saints pour l'état le meilleur, chacun

1. Ep 5,23. - 2. 1P 3,5-6.

pourtant reçoit de Dieu le don qui lui est propre; l'un d'une manière, l'autre d'une autre (1). Qui blâmerait un père de se préoccuper ainsi des intérêts de son fils, quand le bienheureux Apôtre nous dit: «Celui qui ne pourvoit pas aux besoins des siens, et surtout de ceux de sa maison, renie sa foi, et il est pire qu'un infidèle (2)?» Au sujet de l'aumône, le même Apôtre disait: «Non qu'il faille vous mettre à la gêne pour le soulagement des autres (3).» Vous auriez donc dû vous entendre ensemble sur toutes ces choses, voir dans quelle mesure vous pouviez thésauriser dans le ciel, voir ce qu'il fallait pour soutenir votre vie et celle de votre mari, la vie de votre fils et de tous les vôtres, de peur de vous mettre à la gêne pour le soulagement d'autrui. Si, dans ces arrangements, quelque chose vous avait paru meilleur, vous l'auriez respectueusement suggéré à votre mari, et vous auriez obéi à son autorité comme à celle de votre chef; les gens de bien qui en auraient entendu parler se seraient réjouis de l'heureuse paix de votre maison, et l'ennemi eût eu pour vous une crainte respectueuse, n'ayant rien de mal à dire de vous.

9. Si le devoir vous obligeait à suivre la volonté d'un mari fidèle et vivant chastement avec vous, pour les aumônes et la distribution de vos biens aux pauvres, pour ces oeuvres bonnes et grandes, si clairement prescrites par le Seigneur; à plus forte raison fallait- il ne rien changer, sans son agrément, dans la manière de vous vêtir; car il n'y a rien ici qui soit de prescription divine. Il est écrit que les femmes doivent se vêtir convenablement; l'Apôtre (4) blâme justement les parures d'or, la frisure des cheveux et les autres choses de ce genre qui ne sont employées que dans un but de vanité et de séduction. Mais il y a, selon le rang des personnes, un vêtement de dame différent du vêtement des veuves, et qui petit très-religieusement se porter. Si votre mari ne voulait pas que vous quittassiez vos costumes ordinaires pour vous faire passer, de son vivant, comme une veuve, vous n'auriez pas dû en cela persister jusqu'au scandale d'une mésintelligence: il y avait plus de mal dans votre désobéissance que de bien dans votre changement de costume. Quoi de plus absurde pour une femme que de braver orgueilleusement son mari sous d'humbles vêtements! Mieux

1. 1Co 7,7. - 2. 1Tm 5,8. - 3. 2Co 8,13. - 4. 1Tm 2,9.

114

vaudrait lui plaire parla blanche simplicité des moeurs que de lui déplaire par la sombre couleur des habits. Puisque le costume monastique était de votre goût, il eût mieux valu amener doucement votre mari à vous le permettre, que de le prendre de vous-même et malgré lui. Et s'il vous eût refusé pour cela son agrément, en quoi donc vos pieux desseins eussent-ils été compromis? Gardez-vous de croire que vous eussiez déplu à Dieu de ce que, votre mari vivant, vous n'auriez pas été vêtue comme Anne, mais comme Suzanne.

10. Celui qui déjà avait commencé à garder avec vous le grand bien de la continence, ne vous aurait pas assurément obligée à blesser la modestie dans vos vêtements, lors même qu'il ne vous eût pas laissé prendre les vêtements de veuve: et si par hasard vous y aviez été contrainte, vous auriez pu garder un coeur humble sous la splendeur dés parures. Chez nos pères, la reine Esther, craignant Dieu, adorant Dieu, soumise à Dieu, gardait une parfaite obéissance à son mari, qui n'était ni du même peuple, ni de la même religion qu'elle-même; à un moment de grand danger, qui n'était pas seulement le sien, mais celui de sa nation, alors le peuple de Dieu, Esther se prosterna devant le Seigneur, et, dans sa prière, elle disait que le vêtement royal n'avait pas plus de prix à ses veux que l'objet le plus souillé (1); elle fut exaucée, car Dieu qui connaît les coeurs savait combien ce langage était sincère. Et le mari d'Esther avait plusieurs autres femmes, et il adorait de faux dieux! Vous, au contraire, si votre mari avait persisté dans le bon dessein d'où ses rancunes contre vous l'ont détourné pour le jeter dans le crime, vous n'auriez pas eu seulement en lui un mari fidèle, soumis comme vous au culte du vrai Dieu, mais encore vous auriez eu un mari continent; fidèle à de pieux engagements, il ne vous aurait pas forcée à des vêtements superbes, en vous forçant à garder vos vêtements d'épouse.

14. Voilà ma réponse à la lettre où vous me consultez; je n'entends pas rompre par mes paroles votre saint engagement, mais je déplore que votre mari ait rompu le sien par suite de votre manière d'agir, si imprudente et si contraire à l'ordre. Il est de votre devoir de songer à réparer un tel mal, si vous voulez véritablement appartenir au Christ. Soyez donc humble

1. Est 14,10.

au fond de votre âme, et pour que Dieu vous accorde la grâce de la persévérance, ne restez pas indifférente aux périls de votre mari qui se perd. Répandez pour lui de pieuses et continuelles prières, offrez -en sacrifice vos larmes comme un sang qui coule des blessures du coeur. Ecrivez à votre mari pour vous excuser; demandez-lui pardon de l'avoir offensé, en disposant de vos biens sans son avis et sa volonté vous n'avez pas à vous repentir de les avoir donnés aux pauvres, mais de l'avoir fait sans prendre conseil de votre mari et sans avoir voulu l'associer à votre oeuvre. Promettez-lui que s'il change de conduite pour recommencer la vie de continence qu'il a cessée, vous lui serez soumise, Dieu aidant, en toutes choses, comme il convient: peut-être, selon les paroles de l'Apôtre, Dieu lui donnera-t-il le repentir, et le retirera-t-il des filets du démon qui le retient captif à son gré (1). Quant à votre fils, né d'une légitime et honnête union, qui donc ignore qu'il est bien plus en la puissance de son père qu'en la vôtre? On ne saurait le lui refuser, toutes les fois qu'il le demandera, en quelque lieu qu'il soit; et précisément, puisque vous voulez que ce fils soit élevé et instruit dans la sagesse de Dieu, il est nécessaire qu'un bon et véritable accord se rétablisse entre votre mari et vous.

1. 2Tm 2,25-26.





Augustin, lettres - LETTRE CCLII.