Augustin sur la montagne 1021

CHAPITRE IX. JUSTICE PLUS PARFAITE SOUS LA LOI DE GRÂCE. - DEGRÉS DANS L'ENFER.

1021
Mt 5,20-22
21. «Car je vous dis que si votre justice n'est plus abondante que celle des scribes et des Pharisiens vous n'entrerez point dans le royaume des cieux;» c'est-à-dire: Vous n'entrerez point dans le royaume des cieux, si vous n'accomplissez, non-seulement les moindres préceptes de la Loi qui forment l'ébauche de l'homme, mais encore tout ce que j'y ajoute, moi qui suis venu non abolir la loi, mais l'accomplir (2). Mais, me diras-tu, si, en partant plus haut de ces très-petits commandements, il a dit que celui

- 2 Ib. n. 4.

qui en aura violé un et enseigné dans ce sens, sera appelé très-petit dans le royaume des cieux, tandis que celui qui les aura observés et aura enseigné ainsi, sera appelé grand, et par conséquent sera grand dans le royaume des cieux: qu'était-il besoin de rien ajouter à ces très-petits commandements de la loi, puisque celui qui les accomplit et enseigne ainsi, est grand? Il faut donc que ces paroles: «Mais celui qui fera et enseignera ainsi sera appelé grand dans le royaume des cieux,» soient entendues, non de ces très-petits commandements, mais de ceux-mêmes que le Seigneur va proclamer. Or quels sont-ils? «Que votre justice, dit-il lui-même, soit plus abondante que celle des scribes et des pharisiens; sinon, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux.» Donc celui qui aura violé ces très-petits commandements et aura enseigné ainsi, sera appelé très-petit; mais celui qui les aura observés et aura enseigné ainsi, ne sera pas tenu pour grand et pour digne du royaume des cieux, bien qu'il ne soit pas aussi petit que celui qui les aura violés. S'il veut être grand et propre au royaume des cieux, il doit faire et enseigner comme le Christ enseigne à cette heure, c'est-à-dire qu'il faut que sa justice soit plus abondante que celle des scribes et des pharisiens. La justice des pharisiens, c'est de ne pas tuer; la justice de ceux qui doivent entrer dans le royaume de Dieu, est de ne point se fâcher sans raison. C'est donc très-petite chose de ne pas .tuer, et celui qui viole ce commandement sera appelé très-petit dans le royaume des cieux; mais celui qui l'aura observé en ne donnant la mort à personne, ne sera pas pour cela grand et digne du royaume des cieux, quoiqu'il soit déjà monté d'un degré; mais il se perfectionnera en ne se fâchant point sans raison, et, s'il en vient à bout, il sera à une bien plus grande distance de l'homicide. Ainsi celui qui nous apprend à ne point nous fâcher, n'abolit point la loi qui nous défend de tuer; il l'accomplit plutôt, en sorte que, nous abstenant de l'homicide au dehors et de la colère au dedans, nous conservions notre innocence.

1022 22. «Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens: Tu ne tueras point; car celui qui tuera sera soumis au jugement. Mais moi je vous dit que quiconque se met sans raison en colère contre son frère, sera soumis au jugement; et celui qui aura dit à son frère: Raca, sera soumis au conseil; mais celui qui dira Fou, sera soumis à la- géhenne du feu.» Quelle (265) différence y a-t-il entre être soumis au jugement, ou au conseil, ou à,la géhenne du feu? Car cette dernière punition est la plus grave, et le Seigneur nous avertit qu'il y a certains degrés entre les fautes légères et les fautes graves, jusqu'à ce qu'on arrive à la géhenne du feu. Et si le jument est moins à craindre que le conseil, le conseil doit aussi l'être moins que la géhenne du feu; par conséquent il faut entendre qu'il est moins coupable de se fâcher sans raison contre son frère que de lui dire: Raca, et moins coupable de lui dire: Raca, que de lui dire Fou. En effet la punition ne serait pas graduée, si les fautes elles-mêmes ne l'étaient.

1023 23. Dans tout cela il n'y a qu'un mot d'obscur: «Raca,» qui n'est ni grec ni latin; les autres sont usités dans notre langue. Quelques-uns ont voulu tirer cette expression du grec et traduisent Raca, par: couvert de haillons, en le faisant dériver de racos haillon. Mais quand on leur demande comment ils rendent en grec ces mots: couvert de haillons, ils ne répondent point Raca. D'ailleurs le traducteur latin aurait très-bien pu mettre pannosus, au lieu de Raca, et ne pas employer une expression qui n'est usitée ni en latin ni en grec. Je trouve plus raisonnable ce que m'a dit un Juif que j'interrogeai là-dessus: à savoir que ce mot n'a pas de sens propre, mais qu'il sert simplement à exprimer le mouvement de l'âme en colère. Les grammairiens appellent interjections ces parties du discours servant à exprimer les émotions de l'âme; comme hélas! par exemple, qui ex prime la douleur, et hem! la colère. Ces mots sont propres à chaque langue et ne se rendent pas facilement dans une autre; c'est ce qui a obligé les traducteurs grec et latin à donner ce mot, dont ils ne trouvaient pas l'équivalent chez eux.

1024 24. 11 y a donc des degrés dans ces péchés. Tout d'abord un homme se fâche, et contient ce mouvement dans son coeur. Si son émotion lui arrache un terme de colère, qui n'a pas de sens peut-être, mais qui atteste par son impétuosité l'émotion elle-même et va frapper celui à qui elle s'adresse; il est plus coupable que s'il eût étouffé en silence sa passion naissante. Que si l'indignation ne se contente plus d'une simple exclamation, mais profère une parole qui exprime clairement, nettement, un blâme: peut-on douter que la faute ne soit plus grave que si tout s'était borné à une interjection? Il n'y a donc tout d'abord qu'une seule chose, la colère: puis deux, la colère et le mot qui l'exprime puis trois, la colère, le mot qui l'exprime et dans ce mot l'expression positive du blâme. Voyez maintenant les trois punitions: le jugement, le conseil et la géhenne du feu. Dans le jugement il y a encore place pour la défense: dans le conseil, bien que le jugement s'y rencontre aussi, il faut cependant admettre une différence, c'est qu'il s'agit surtout d'y prononcer l'arrêt: car il n'est plus question de décider si le prévenu doit être condamné, mais les juges délibèrent entre eux sur l'espèce de punition qu'il faut lui infliger. Enfin la géhenne du feu n'implique point de doute sur la condamnation, comme le jugement; ni d'incertitude sur la peine, comme le conseil: chez elle il y a tout à la fois condamnation et supplice du condamné. On voit donc qu'il y a des degrés dans le péché et dans la punition; mais qui saurait dire par quels modes invisibles l'application proportionnelle en est faite aux âmes? On peut donc mesurer la distance qui sépare la justice des pharisiens de cette autre justice plus grande qui donne place dans le royaume des cieux, en ce que, l'homicide étant plus grave qu'une parole injurieuse, cependant là, l'homicide soumet au jugement; et ici la simple colère même, la plus légère des trois fautes mentionnées ci-dessus; là encore la question de l'homicide se jugeait au tribunal des hommes, tandis qu'ici tout est abandonné au jugement de Dieu, où le condamné aboutit à la géhenne du feu. Or si l'on dit que dans cette justice plus grande, où une injure est punie de la géhenne du feu, l'homicide doit subir une punition plus sévère, on, est par la même obligé de comprendre qu'il y a aussi des degrés dans la géhenne du feu.

1025 25. Sans doute, dans ces trois sentences il faut avoir égard aux mots sous-entendus. Il n'y en a point dans la première, où se trouvent toutes les expressions nécessaires: «Quiconque se met sans raison en colère contre son frère, sera soumis au jugement.» Mais dans la seconde où il est dit: «Celui qui dira à son frère: Raca,» il faut sous-entendre: sans raison, puis ajouter sera soumis au conseil (1).» Et dans le troisième où il est dit: «Mais celui qui dira: Fou:» il faut sous-entendre deux choses: à son frère, et sans raison. C'est ainsi qu'on justifie l'Apôtre, qui appelle les Galates insensés (2), bien qu'il leur donne 266 aussi le nom de frères; mais il ne le fait pas sans raison. Il faut donc sous-entendre ici le mot frère: car on va nous dire comment, dans la justice plus grande, il faut aussi traiter un ennemi.

1 Rét. l. 1,ch. 19,n. 4. - 2
Ga 3,1


CHAPITRE X. LAISSER LÀ SON OFFRANDE.

1026
Mt 5,23-24
26. Le Christ continue: «Si donc tu présentes ton offrande à l'autel, et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi: laisse-là ton don devant l'autel et va d'abord te réconcilier avec ton frère, et alors revenant, offre ton présent.» On voit clairement par ceci qu'il s'agissait plus haut d'un frère, car la conjonction qui unit la phrase qui précède à celle qui suit marque une conséquence. En effet, le Seigneur ne dit pas: Si tu présentes ton offrande à l'autel, mais: «Si donc tu présentes ton offrande à l'autel.» Car s'il n'est pas permis de se fâcher sans raison contre son frère, ni de lui dire Raca ou Fou: il l'est encore bien moins de conserver la colère dans son âme, au point de la faire dégénérer en haine. A ceci se rattache ce qui est dit ailleurs: «Que le soleil ne se couche pas sur votre colère (1).» On nous ordonne donc de laisser devant l'autel le présent que nous avions l'intention d'offrir, quand nous nous souvenons que notre frère a quelque chose contre nous, puis d'aller, de nous réconcilier avec lui, et de revenir ensuite pour faire notre offrande. A prendre les paroles à la lettre, on pourra penser que la démarche est praticable quand le frère est présent, car la réconciliation ne peut être différée, puisqu'on t'ordonne même de laisser ton offrande devant l'autel. Mais s'il s'agit d'un absent, et même, ce qui peut arriver, d'un homme qui se trouve au delà des mers, et qu'un tel souvenir te vienne à la pensée, il est absurde d'imaginer qu'il te faille laisser ton don devant l'autel, parcourir les terres et les mers puis revenir présenter ton offrande à Dieu. Nous sommes donc forcés de recourir au sens spirituel pour ne pas prêter au texte un sens absurde.

1 Ep 4,26.

1027 27. Nous pouvons par conséquent entendre par l'autel dressé dans le temple intérieur consacré à Dieu, la foi elle-même, dont l'autel visible est le signe. En effet, quelle que soit l'offrande que nous faisons à Dieu, prophétie, doctrine, oraison, hymne, psaume, ou tout autre don spirituel qui se présente à notre esprit, Dieu ne peut l'agréer qu'autant qu'il est appuyé sur une foi sincère, qu'il en est, pour ainsi dire, le couronnement fixe et solide, en sorte que notre langage puisse être sain et pur. Car beaucoup d'hérétiques, n'ayant pas l'autel, c'est à dire la vraie foi, ont proféré des blasphèmes au lieu de cantiques: appesantis par des opinions tout humaines ils ont, pour ainsi dire, jeté leur prière, à terre. Mais il faut encore que l'intention de celui qui fait l'offrande, soit pure. C'est pourquoi, quand nous devons offrir quelque chose de ce genre dans notre coeur, c'est-à-dire dans le temple intérieur consacré à Dieu: «Car, dit l'Apôtre, le temple de Dieu est saint, et vous êtes ce temple (1);» et encore: «Que le Christ habite par la foi dans vos moeurs (2);» si nous nous rappelons que notre frère a quelque chose contre nous, c'est-à-dire si nous l'avons blessé (car c'est alors qu'il a quelque chose contre nous; et s'il nous a offensés, c'est nous qui avons quelque chose contre lui mais en ce cas, il n'est pas besoin d'aller nous réconcilier avec lui; en effet tu ne demandes pas pardon à celui qui t'a fait injure; tu te contentes de lui pardonner, comme tu désires que le Seigneur, te pardonne tout le mal que tu as commis): Si, dis-je, nous l'avons blessé, il faut aller, non avec les pieds du corps, mais par le mouvement de l'âme, se prosterner humblement et affectueusement devant lui, courir À lui par une pensée charitable, en présence de celui à qui nous devons faire notre offrande. De cette manière, s'il est présent, tu peux l'adoucir par la sincérité de tes sentiments, rentrer en grâce avec lui en lui demandant pardon, quand tu l'auras déjà fait sous l'oeil de Dieu, en te rendant près de lui, non par la lente démarche du corps, mais par le rapide élan de l'amour. Puis revenant, c'est-à-dire ramenant ton attention à l'oeuvre commencée, tu présenteras ton don.

1
1Co 3,17. - 1 Ep 3,17.

1028 28. Mais qui fait cela, qui s'abstient de se fâcher contre son frère sans raison, de lui dire Raca sans raison, de lui dire Fou sans raison (trois fautes inspirées par l'excès de l'orgueil; ) ou encore qui, s'étant rendu coupable de l'une de ces fautes, recourt à l'unique remède, qui est de demander pardon humblement et de coeur; qui, dis-je, si ce n'est l'homme qui n'est point enflé de l'esprit de vaine gloire? Bienheureux donc les pauvres d'esprit parce qu'à eux appartient 267 le royaume des cieux.» Maintenant voyons la suite.

CHAPITRE 11. LE JUGE, LE MINISTRE, L'ADVERSAIRE.

1029 Mt 5,25-26
29. «Accorde-toi au plus tôt avec ton adversaire pendant que tu vas en chemin avec lui, de peur que ton adversaire ne te livre au juge, et que le juge ne te livre au ministre et que tu ne sois jeté en prison. En vérité, je te le dis: Tu ne sortiras point de là avant d'avoir payé jusqu'au dernier quart d'un as.» Voici ce que j'entends par juge: «Car le Père ne juge personne, mais il a remis tout jugement au Fils (1).» Voici ce que j'entends par ministre: «Et les anges le servaient (2);» et nous croyons qu'il viendra avec ses anges pour juger les vivants et les morts. Par la prison j'entends les peines des ténèbres, que le Christ appelle ailleurs extérieures (3); et je le crois, parce que la joie des divines récompenses est dans l'esprit même, ou dans quelque chose de plus intime encore, si cela est possible, suivant ces paroles adressées au serviteur fidèle: «Entre dans la joie de ton Maître (4).» C'est ainsi que, dans la constitution actuelle de la république, le secrétaire ou la satellite de juge met dehors celui. que l'on jette en prison.

1 Jn 5,22. - 2 Mt 4,11. - 3 Mt 8,12. - 4 Mt 25,23.

1030 30. Quant au dernier quart d'as à payer, on peut raisonnablement l'interpréter en ce sens que rien ne restera impuni. C'est ainsi que nous disons: Jusqu'à la lie, quand nous voulons exprimer que quelque chose a été exigé jusqu'à ce qu'il n'en restât rien. Peut-être ce dernier quart d'as signifie-t-il les péchés commis sur la terre. En effet des quatre éléments que nous distinguons dans ce monde, la terre vient en dernier lieu: le ciel d'abord, puis l'air, puis l'eau, puis la terre. Ces mots: «Que tu n'aies payé jusqu'au dernier quart d'un as,» pourraient ainsi s'entendre: jusqu'à ce que tu aies expié les péchés terrestres; vu qu'Adam pécheur s'est entendu dire: «Tu es terre (5).» Quant à ces expressions: «avant d'avoir payé». Je m'étonnerais fort qu'elles ne signifiassent pas la peine que nous appelons éternelle. Comment en effet payer une dette là où il n'y a plus moyen de se repentir ni de se corriger? Peut-être cette forme de langage:

- 5
Gn 3,19.

Jusqu'à ce que tu aies payé,» est la même que celle-ci: «Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que je mette tous vos ennemis sous vos pieds (1);» car cela ne veut pas dire que le Fils cessera d'être à la droite du Père, quand il aura ses ennemis sous ses pieds; pas plus que ces paroles de l'Apôtre: «Car il faut qu'il règne jusqu'à ce qu'il ait mis ses ennemis sous ses pieds,» ne signifient que le Fils cessera de régner, quand ses ennemis seront sous ses pieds. De même donc qu'il faut entendre ces paroles.
Il faut qu'il règne jusqu'à ce qu'il ait mis ses ennemis sous ses pieds,» en ce sens que le Christ règnera toujours, parce que toujours ses ennemis seront sous ses pieds; ainsi peut-on entendre ces paroles: «Tu ne sortiras point de là avant d'avoir payé jusqu'au dernier quart d'un as,» en ce sens que le coupable ne sortira jamais, parce qu'il en est toujours à payer le dernier quart d'as, vu qu'il porte la peine éternelle du péché qu'il a commis sur la terre. Et je ne dis point cela pour avoir l'air de couper court à une discussion plus étendue sur les peines des péchés, et dispenser d'examiner comment les Ecritures les appelle éternelles. Du reste, il faut plutôt chercher à les éviter qu'à les connaître.

1 Ps 109,1.

1031 31. Voyons maintenant quel est cet adversaire avec lequel on nous ordonne de nous accorder bien vite, pendant que nous sommes en chemin avec lui. Ce doit être ou le démon,ou l'homme, ou la chair, ou Dieu, Mais je ne vois pas comment on pourrait nous ordonner d'être bienveillants envers le démon, c'est-à-dire de nous mettre d'accord avec lui; car les uns ont traduit le mot grec eunon par bienveillant, les autres par d'accord; or on ne nous commande point d'être bienveillants envers le démon, car la bienveillance suppose l'amitié, et personne ne peut dire qu'il faille faire amitié avec le démon; nous ne pouvons non plus être d'accord avec lui, puisqu'en le renonçant une fois nous lui avons déclaré la guerre, et que nous ne serons couronnés que pour l'avoir vaincu; nous ne pouvons consentir à rien de ce qu'il veut puisque si nous n'y avions jamais consenti, nous ne serions pas tombés dans de telles misères. Quant à l'homme, bien qu'on nous commande d'être, autant que possible, en paix avec tout le monde, et qu'on puisse appliquer, là, les mots de 268 bienveillance, de concorde et d'arrangement je ne vois pas cependant comment l'homme pourrait noirs livrer au juge, quand je sais que le Christ est ce juge, «devant le tribunal duquel, dit l'Apôtre, nous devons tous comparaître (1).» Or comment celui qui doit comparaître avec nous devant le juge, pourrait-il nous livrer au juge? Que si on est livré au juge pour avoir fait tort à un homme, bien que ce ne soit pas par l'offensé lui-même, il serait bien plus naturel de dire que le coupable est livré au juge par la loi elle-même, contre laquelle il a agi en offensant un homme. En effet si un homme en tue un autre, il ne sera plus temps de s'arranger.avec celui-ci, puisqu'on n'est plus en chemin avec lui, c'est-à-dire dans cette vie; et pourtant il pourra encore être guéri en se repentant, en recourant, avec le sacrifiée d'un coeur brisé de douleur, à la miséricorde de Celui qui remet les péchés à ceux qui se convertissent à lui et qui a plus de joie pour un pécheur faisant pénitence que pour quatre-vingt-dix justes (2). Je vois encore bien moins comment on nous ordonnerait d'être bienveillants pour la chair ou de nous accorder avec elle. Car ce sont surtout les pécheurs qui aiment leur chair, s'accordent avec elle et cèdent à ses volontés; ceux au contraire qui la réduisent en servitude, bien loin de lui céder, la forcent à obéir.

1
2Co 10,10. - 2 Lc 15,7.

1032 32. Peut-être est-ce avec Dieu qu'on nous ordonne de nous accorder, en nous réconciliant avec lui, dont nous nous sommes éloignés par le péché au point qu'on peut dire qu'il est notre adversaire. En effet on peut appeler adversaire celui qui résiste: «Or Dieu résiste aux orgueilleux et accorde sa grâce aux humbles (3); - l'orgueil est le commencement de tout péché; mais se séparer de Dieu est le principe de l'orgueil de l'homme (4);» et l'Apôtre dit: «Car si quand nous étions ennemis de Dieu nous, avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils; à plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie (5).» D'où l'on peut conclure qu'il n'y a pas de nature mauvaise qui soit ennemie de bien, puisque ceux qui ont été ses ennemis, sont réconciliés avec lui. Donc quiconque, étant encore en chemin, c'est-à-dire en cette vie, n'aura pas été réconcilié avec Dieu par la mort de son Fils, sera livré par lui au juge: «Car le Père ne juge personne, mais il a remis

- 3
Jc 4,6. - 4. Si 10,13-14. - 5 Rm 5,10.

tout jugement au Fils.» Après cela vient tout ce qui est écrit dans le chapitre et que nous avons déjà exposé. Une seule chose pourrait contrarier notre interprétation: comment peut-on dire raisonnablement que nous sommes en chemin avec Dieu, s'il faut voir en lui l'adversaire avec lequel on nous ordonne de nous réconcilier au plus tôt? A moins qu'on ne réponde que Dieu étant partout, nous sommes certainement avec lui. «Car, nous dit le Psalmiste, si je monte vers les cieux, vous y êtes; si je descends aux enfers, vous vêtes encore; si je prends des ailes pour diriger mon vol, si je vais habiter à l'extrémité des mers, c'est votre main qui m'y conduit, c'est votre droite qui m'y soutient (1).» Que s'il répugne de dire que les impies soient avec Dieu, bien que Dieu soit partout et que nous ne disions pas que les aveugles soient avec la lumière, bien que la lumière environne leurs yeux, il nous restera à dire qu'ici l'adversaire c'est le commandement de Dieu. En effet qui résiste à ceux qui veulent pécher, comme le commandement de Dieu, c'est-à-dire sa loi et la divine Ecriture, qui nous a été donnée pour compagne dans cette vie, avec laquelle nous sommes en chemin, que nous ne devons point contredire, avec laquelle, au contraire, il faut nous hâter de nous mettre d'accord, de peur qu'elle ne nous livre au Juge? Car personne ne sait quand il sortira de cette vie. Or, qui est-ce qui se met d'accord avec la divine Ecriture, sinon celui qui la lit ou l'écoute avec piété, lui défère la souveraine autorité, de manière à ne point repousser ce qu'il ne comprend pas, bien qu'il y voie la condamnation de ses péchés, mais qui accepte volontiers le reproche et se réjouit de voir qu'on ne ménage point ses maladies tant qu'elles ne sont pas guéries; puis, dans les passages qui lui semblent obscurs ou malsonnants, ne soulève point de contradictions ni de débats, mais en demande l'intelligence, tout en conservant une soumission pleine de borine volonté et de respect à une si grande autorité? Or qui se conduit ainsi, sinon celui qui vient avec douceur et piété, et non avec aigreur et menace, ouvrir le testament de son Père et en prendre connaissance? Donc bienheureux ceux qui sont doux, «parce qu'ils posséderont la terre en héritage.» Voyons la suite.

1 Ps 138,8-10.

269

CHAPITRE XII. SUGGESTION, DÉLECTATION, CONSENTEMENT.

1033 Mt 5,27-28
33. «Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens: Tu ne commettras point l'adultère. Mais moi je vous dis que quiconque aura regardé une femme pour la convoiter, a déjà commis l'adultère dans son coeur.» C'est donc la justice moindre de ne pas commettre l'adultère par l'acte charnel; mais la justice plus grande est de ne pas même le commettre dans son coeur. Or quiconque ne commet point l'adultère dans son coeur, a bien plus de facilité à se tenir en garde contre l'adultère charnel. Ainsi donc celui qui a donné le premier commandement l'a fortifié par le second; car il n'est pas venu pour abolir la loi, mais pour l'accomplir. Sans doute il est à remarquer qu'il n'a point dit: «quiconque» aura convoité une femme, mais: «aura regardé une femme pour la convoiter,» c'est-à-dire dans le but et dans l'intention de la convoiter: ce qui n'est plus simplement éprouver les sollicitations de la chair, mais donner plein consentement à la passion déréglée, jusqu'à ne réprimer point le désir illicite, mais l'assouvir si l'occasion s'en présente.

1034 34. Ces trois choses sont nécessaires pour compléter le péché: la suggestion, la délectation et le consentement. La suggestion provient ou de la mémoire ou des sens, c'est-à-dire de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût ou du toucher. Si la délectation porte à la jouissance li faut réprimer cette délectation, car elle est coupable. Par exemple quand nous jeûnons, l'aspect de la nourriture éveille l'appétit; mais nous n'y consentons pas et nous le soumettons au joug de la raison. Si nous donnons notre consentement, le péché est complet; Dieu le voit au fond de notre coeur, bien qu'il reste ignoré des Pommes. Voilà donc les trois degrés: la suggestion sous la forme de serpent pour ainsi dire, c'est-à-dire glissante et sinueuse, effet du mouvement passager des corps. Que si telles et telles images se présentent dans l'âme, elles proviennent du dehors, du monde du corps; et si quelque mouvement secret agite l'âme, en dehors de l'action des cinq sens, il est lui-même passager et lubrique; et plus il met de mystère à envahir la pensée, plus il y a de justesse à la comparer au serpent. Ces trois conditions, dont je parlais au commencement, se retrouvent dans le fait raconté dans la Genèse: la suggestion et une certaine persuasion, figurée par le serpent; la délectation dans l'appétit charnel, représentée par Eve; et le consentement de la raison, donné par Adam. Après quoi l'homme est expulsé du paradis, c'est-à-dire, de la bienheureuse lumière de la justice, il passe à la mort (1), et cela le plus justement possible. Car conseiller n'est pas forcer. Toute chose est belle de sa nature, dans son degré et à son rang; mais il ne faut pas descendre de l'ordre supérieur, où l'âme raisonnable a sa place, à un ordre inférieur. Et personne n'est forcé de le faire; et celui qui le fait est justement puni de Dieu, puisqu'il agit volontairement. Toutefois, avant que l'habitude soit contractée, la délectation est nulle, ou si faible qu'elle est presque nulle; mais y consentir quand elle est illicite, est un grand péché. Or par le seul consentement, on commet le péché en son coeur. Si l'acte se consomme au dehors, la passion semble s'assouvir et s'éteindre; mais ensuite, la suggestion se reproduit, la délectation devient plus ardente, moins cependant encore que quand des actes fréquents en ont fait une habitude; car alors elle est très-difficile à vaincre. Et pourtant on peut encore, sous la direction et avec l'aide de Dieu, surmonter même l'habitude, pourvu qu'on ne s'abandonne pas soi-même et qu'on ne redoute point le combat du chrétien. Par là, recouvrant leur paix d'autrefois et reprenant leurs places, l'homme est soumis au Christ et la femme à son époux (2).

1
Gn 3,1. - 2 1Co 11,3 Ep 5,23.

1035 35. De même donc qu'il y a trois degrés pour arriver au péché: la suggestion, la délectation, le consentement; de même il y a trois espèces de péchés: le péché de coeur, le péché d'action et le péché d'habitude, qui sont comme trois morts; l'une s'opère dans la maison, pour ainsi dire, quand le coeur consent à la passion; l'autre franchit en quelque sorte le seuil et se montre au dehors, quand on produit volontairement l'acte extérieur; la troisième a lieu quand, par la violence de l'habitude, l'âme est comme écrasée sous le poids de la terre et exhale la puanteur du sépulcre. Quiconque a lu l'Evangile sait que le Seigneur a ressuscité des morts de ces trois espèces. Et peut-être a-t-on remarqué la différence de langage, de la part du Sauveur, qui dit d'abord: «Jeune fille, lève-toi (Mt 9,25);» puis: «Jeune homme, je te le commande, lève-toi (Lc 7,14);» et (270) enfin: «Il frémit en son esprit, il pleura et frémit encore,» et ensuite: «Il cria d'une voix forte: Lazare, sors (Jn 11,33-34).»


1036 36. Ainsi donc par l'adultère mentionné dans ce chapitre, il faut entendre toute convoitise charnelle et déréglée. En effet quand l'Ecriture appelle si souvent l'idolâtrie fornication, et quand Paul donne à l'avarice le nom d'idolâtrie (2); qui peut douter qu'on ait raison d'appeler fornication toute convoitise coupable, alors que l'âme, au mépris de la loi supérieure qui la gouverne, se prostitue à des objets d'une nature inférieure et se souille, au prix de quelque honteuse volupté? Que celui donc qui sent la délectation charnelle se révolter contre la bonne volonté par l'effet de l'habitude du péché, dont la puissance effrénée le réduit en esclavage, que celui-là se rappelle quelle paix il a perdue en péchant et qu'il s'écrie: «Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort? la grâce de Dieu par Jésus-Christ (3).» Car en proclamant ainsi son malheur, il implore avec larmes le secours du consolateur. Et ce n'est pas un médiocre progrès vers le bonheur que la connaissance de sa propre misère. Aussi bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés.»

- 2
Col 3,5 Ep 5,6. - 3 Rm 7,24.

CHAPITRE XIII. L'OEIL DROIT.

1037 Mt 5,29-30
37. Le Sauveur continue et dit: «Si ton oeil droit te scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi: car il vaut mieux pour toi qu'un de tes membres périsse, que si tout ton corps était jeté dans la géhenne.» Or il faut un grand courage pour couper ses membres. Quelque soit ici le sens du mot oeil, il est certain qu'il indique l'objet d'une vive affection. En effet quand on veut exprimer l'extrême attachement que l'on a pour quelqu'un, on a coutume de dire: Je l'aime comme mes yeux, ou même plus que mes yeux. Et sans doute si on dit droit, c'est pour indiquer encore un amour plus violent. Car bien que l'on emploie généralement les deux yeux du corps pour voir, et qu'ils soient tous les deux également doués de cette faculté, on redoute cependant davantage de perdre l'oeil droit. Le sens est donc: quel que soit l'objet que vous aimiez et l'aimassiez-vous à l'égal de votre oeil droit, s'il vous scandalise, c'est-à-dire s'il est pour vous un obstacle au vrai bonheur, arrachez-le et jetez-le loin de vous. Car il vaut mieux pour vous qu'un objet auquel vous tenez autant qu'à vos membres, périsse, que si tout votre corps était jeté dans la géhenne..

1038 38. Mais nous sommes obligés d'examiner de plus près ce que le Christ entend par oeil, quand nous lisons ce qu'il dit ensuite, et dans le même sens, de la main droite: «Si ta main droite te scandalise, coupe-la et jette-la loin de toi: car il vaut mieux pour toi qu'un de tes membres périsse, que si tout ton corps était jeté dans la géhenne.» Dans cette question, je ne vois rien de mieux à dire si ce n'est que l'oeil signifie ici l'ami le plus cher: car c'est bien là ce que nous pouvons appeler un membre, et un membre chéri; et aussi un conseiller, parce qu'il est comme l'oeil qui nous montre le chemin; et conseiller pour les choses divines, puisqu'il est notre oeil droit: 1'oeil gauche, qui est aussi un conseiller, ne nous éclairant que sur les choses terrestres, sur tout ce qui tient aux besoins du corps. Or il n'était pas besoin de parler de celui-ci en cas de scandale, puisqu'alors on ne sait pas même épargner l'oeil droit. Mais le conseiller nous scandalise dans les choses divines, quand il cherche à nous entraîner dans quelque pernicieuse hérésie sous prétexte de religion et de doctrine. Par conséquent, entendons, par main droite, un coopérateur aimé, un ministre pour les choses saintes; en sorte que comme l'oeil est l'organe pour voir, la main. soit l'instrument pour agir. Par main gauche, nous entendrons ce qui nous procure les choses nécessaires, en cette vie, aux besoins du corps.

CHAPITRE XIV. DU MARIAGE SOUS LA LOI DE MOÏSE ET SOUS LA LOI DE GRACE.

1039 Mt 5,31-32
39. «Il a été dit aux anciens: Que celui qui envoie sa femme, lui donne un acte de répudiation.» Voilà la justice moindre des pharisiens, que le Seigneur ne contredit point quand il ajoute: «Mais moi je vous le dis: Quiconque renvoie, sa femme hors le cas d'adultère, la rend adultère; et quiconque épouse une femme renvoyée, commet un adultère.» En effet celui qui commande de donner un acte de répudiation, ne commande pas pour cela de renvoyer la femme; mais en disant: «Que celui qui la renvoie, lui donne un acte de répudiation,» il cherche à (271) modérer, par la pensée d'un divorce, la colère irréfléchie de l'homme qui rejette sa femme. En suscitant ainsi un délai, l'auteur de la loi assez fait comprendre, autant que cela était possible avec des hommes à tète dure, qu'il n'approuvait point le divorce. Aussi le Seigneur, interrogé d'abord sur cette question, répond-il Moïse a fait cela à cause de la dureté de votre coeur (1).» En effet quelque dur que pût être celui qui voulait renvoyer sa femme, il revenait facilement à des sentiments plus doux en pensant qu'une fois l'acte de répudiation donné, sa femme pourrait impunément en épouser un autre. C'est donc pour fortifier la difficulté du divorce, que le Seigneur n'a excepté que le cas de fornication. Quant aux autres inconvénients, s'il y en a, il veut qu'on les supporte courageusement par égard pour la foi conjugale et la chasteté; et il appelle adultère l'homme qui épouse une femme même dégagée du lien qui l'unissait à son premier mari. L'apôtre Paul fixe la durée de cet engagement, qui subsiste, dit-il, tant que l'époux vit; mais, l'époux une fois mort, il accorde la permission d'en prendre un autre (2). C'est en effet la règle qu'il suit et qu'il donne, non comme un conseil de sa part, ainsi qu'il le fait en quelques circonstances, mais comme un ordre formel du Seigneur quand il dit: «Pour ceux qui sont mariés, ce n'est pas moi, mais le Seigneur qui commande que la femme ne se sépare point de son mari: que si elle en est séparée, qu'elle demeure sans se marier, ou qu'elle se réconcilie avec son mari; que le mari, de même, ne quitte point sa femme (3).» Il faut, je pense, dire aussi du mari: qu'il ne prenne pas d'autre femme quand il a renvoyé la sienne, ou qu'il se réconcilie avec celle-ci. Car il peut arriver qu'il renvoie sa femme pour cause de fornication, suivant l'exception faite par le Seigneur. Or s'il n'est point permis à la femme de se remarier, tant que vit le premier époux qu'elle a quitté, ni à celui-ci de prendre une autre femme du vivant de celle qu'il a renvoyée: il est bien moins permis encore d'avoir un honteux commerce avec les premiers venus. Mais il faut estimer bien plus heureux les époux qui, ayant mis des enfants au monde, ou ayant dédaigné de laisser des héritiers ici-bas, ont pu, d'un commun consentement, observer entre eux la continence, ce qui n'est point contraire à la défense de renvoyer sa femme: car ce n'est point la renvoyer que de vivre avec elle dans un commerce spirituel, et non charnel, et on reste fidèle à cette parole de l'Apôtre: «Il faut que ceux-mêmes qui ont des femmes soient comme n'en ayant pas (1Co 8,29).»

1 Mt 19,8. - 2 Rm 7,2-3. - 3 1Co 7,10-11.



Augustin sur la montagne 1021