Augustin, les Psaumes 11930

TRENTIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII - LA GRÂCE DE DIEU

11930 Ps 119,153-160

Cette loi que le Prophète n'a point oubliée, est celle qui élève les humbles, et abaisse les orgueilleux; or, l'élévation des saints, c'est la vie éternelle, due à la grâce qui nous sépare des pécheurs. Cette grâce a produit dans l'Eglise la force en face des persécuteurs: de là tant de martyrs; et la charité qui pleure les apostasies, en même temps qu'elle raffermit dans la parole divine.

1. Nul d'entre les membres du Christ ne regardera comme étrangère pour lui cette parole, que répète le corps mystique du Christ, tout entier dans l'humilité, et qui commence, dans notre psaume, notre lecture d'aujourd'hui : «Voyez mon humiliation et délivrez-moi, car je n'ai point oublié votre loi 1». Nous ne

1. Ps 118,153.

pouvons entendre ici nulle autre loi de Dieu que le décret qui astreint irrévocablement à être humilié quiconque s'élève, et quiconque s'humilie, à être élevé 1. Le superbe est donc en proie aux misères afin d'en être humilié, et l'humble en est délivré afin d'être élevé.

1. Lc 14,11 Lc 18,14.

2. «Jugez ma cause»,dit le Prophète, «et rachetez-moi 1». C'est là une répétition de la pensée précédente. Car «voyez mon humiliation», revient à «jugez ma cause»; et «délivrez-moi», revient à «rachetez-moi». Enfin cette parole qui précède: «Je n'ai point oublié votre loi», a rapport à cette autre qui suit: «Donnez-moi la vie à cause de votre parole». Car cette parole est la loi de Dieu, qu'il n'a point oubliée, afin de s'humilier pour être ensuite élevé. Or, à cette élévation revient cette parole: «Donnez-moi la vie» ; car l'élévation des saints est la vie éternelle.

3. «Loin des pécheurs est le salut, parce qu'ils n'ont point recherché vos justifications 2». Qui te sépare en effet, ô toi, qui proclames «que loin des pécheurs est le salut», qui te sépare de ces pécheurs, de sorte que ce salut ne soit point éloigné de toi, mais avec toi? Ce discernement vient peut-être de ce que tu as fait ce qu'ils n'ont point fait, c'est-à-dire recherché les justifications de Dieu. «Qu'as-tu que tu n'aies pas reçu?» N'est-ce pas toi qui disais un peu plus haut «J'ai crié de tout mon coeur: exaucez-moi, mon Dieu, je chercherai vos ordonnances?» C'est donc de celui à qui tu en appelais que tu as reçu de les chercher. C'est donc lui qui t'a séparé de ceux qui sont éloignés du salut, par cela même qu'ils n'ont point recherché les ordonnances de Dieu.

4. Voilà ce qui n'a point échappé au Prophète. Et moi je ne le verrais point si je ne le voyais en lui, si je n'étais en lui. Car ces paroles sont du corps de Jésus-Christ, dont nous sommes les membres. Voilà, dis-je, ce qu'il a vu, et aussitôt il ajoute: «Seigneur, vos miséricordes sont grandes». Et ces recherches que nous faisons de vos ordonnances ne sont qu'un effet de vos miséricordes. «Vivifiez-moi selon votre jugement 4». Car je sais que votre jugement sur moi ne sera point sans miséricorde.

5. «Mes persécuteurs et mes ennemis deviennent de plus en plus nombreux, je ne me suis point détourné de vos oracles 5». C'est là un fait: nous le savons, nous nous en souvenons, nous le proclamons. Toute la terre a été rougie du sang des martyrs; les couronnes des martyrs embellissent le ciel, les

1. Ps 118,154.- 2. Ps 118,155.- 3. 1Co 4,7.- 4. Ps 118,156.

Eglises sont illustrées par les temples élevés aux martyrs, les fêtes des martyrs viennent rehausser les jours de l'année, et chaque jour on voit des guérisons par les mérites des martyrs. D'où viennent tous ces honneurs, sinon parce que s'est accomplie à l'égard de cet homme répandu dans l'univers entier cette prophétie: «Mes persécuteurs et mes ennemis deviennent de plus en plus nombreux, et je ne me suis point détourné de vos oracles?» Nous le reconnaissons et en rendons à Dieu des actions de grâces. Car c'est bien toi, ô homme, c'est toi qui as dit dans un autre psaume: «Si le Seigneur ne nous eût assistés, les hommes nous auraient dévorés tout vivants 1». Voilà pourquoi tu n'as point dévié de ces témoignages, et pourquoi, environné de cette foule de persécuteurs et d'ennemis, tu as pu néanmoins cueillir la palme céleste à laquelle Dieu t'appelait.

6. «J'ai vu les insensés, et j'ai séché de dépit», ou comme on lit en d'autres exemplaires, et c'est la version la plus commune «J'ai vu ceux qui n'observaient point votre pacte 2». Mais quels sont les violateurs du pacte, sinon ceux qui se sont éloignés des témoignages de Dieu, et qui n'ont pu supporter les nombreuses persécutions? Et le pacte c'est la couronne décernée au vainqueur. Ce pacte, ils l'ont violé, ceux qui succombant aux persécutions, se sont éloignés par l'apostasie des témoignages du Seigneur. Voilà ceux qu'a vus le Prophète, et il en séchait de dépit parce qu'il les aimait. Or, ce zèle est ban, il vient de l'amour et non de l'envie. Le Prophète nous montre ensuite en quoi ces apostats ont violé le pacte du Seigneur: « C'est», dit-il, « parce qu'ils n'ont point gardé vos paroles». Ils les ont reniées au milieu des souffrances.

7. Pour montrer combien il diffère de ces apostats, le Prophète s'écrie: « Voyez, Seigneur, combien j'ai aimé vos préceptes». Il ne dit point: J'ai renié vos paroles ou vos témoignages, comme on voulait y contraindre les martyrs, dont la fidélité était accablée de douleurs si violentes, mais il nous signale tout l'avantage des souffrances: car en vain je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité cela ne me sert de rien 3. Telle est la charité dont il s'applaudit: «Voyez, Seigneur, combien j'ai aimé vos préceptes».

1. Ps 113,2. - 2. Ps 118,158. - 3. 1Co 13,3.

726

Puis il demande sa récompense: «Seigneur, donnez-moi la vie dans votre miséricorde». Ceux-là me donnent la mort, vous, donnez-moi la vie. Mais s'il demande à la miséricorde le prix que lui doit la justice, combien plus doit-il à cette miséricorde cette victoire même qui mérite une récompense !

8. «Le principe de vos paroles est la vérité, et tous les jugements de votre justice sont éternels 1». C'est de la vérité, dit-il, que découlent vos paroles, et dès lors elles sont vraies; sans jeter personne dans l'erreur, elles assurent la vie au juste, la damnation à l'impie. Tels sont les jugements de Dieu qui subsistent dans l'éternité.

1. Ps 118,160.




TRENTE-UNIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII - INJUSTES PERSÉCUTIONS CONTRE L'ÉGLISE.

11931 Ps 119,161-168

Rien ne motivait les persécutions contre l'Eglise, puisque l'Evangile ordonne la soumission aux pouvoirs terrestres, c'est à Dieu que s'est attachée l'Eglise pour triompher et remporter les dépouilles ou convertir ses persécuteurs. De là ce redoublement d'amour pour la loi de Dieu qu'on craint de violer, et cette prière faite sept fois le jour, ou un nombre complet. L'amour de la loi de Dieu nous préserve des chutes, mais le salut nous vient du Christ annoncé, parla loi, en des témoignages qui font notre espérance. Aussi le Prophète nous dit-il que ses voies sont en Dieu, en Dieu qui regarde les méchants, qui voit aussi les justes, c'est-à-dire qu'il a voulu marcher selon la volonté de Dieu.

1. Nous savons quelles persécutions les rois de la terre ont infligées au corps du Christ, c'est-à-dire à la sainte Eglise. Reconnaissons donc ses plaintes dans les paroles suivantes : «Les princes m'ont persécuté sans sujet, et mon coeur ne craint que votre parole 1». Qu'avaient fait aux royaumes de la terre, ces chrétiens à qui leur roi avait promis le royaume des cieux? En quoi ces promesses blessaient-elles des royaumes terrestres? Ce roi qu'ils servent a-t-il défendu à ses soldats de rendre et de payer aux rois de la terre ce qui leur est dû? Quand les Juifs le calomniaient à ce sujet, ne dit-il point: «Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu 2?» «Ne prit-il pas, dans la gueule d'un poisson, de quoi payer lui-même le tribut? Son précurseur dit-il aux soldats de ce royaume, qui lui demandaient ce qu'ils devaient faire pour acquérir la vie éternelle: Quittez le baudrier, jetez vos armes, abandonnez votre roi, afin d'entrer dans la milice du Seigneur? Nullement, «mais gardez-vous de toute violence, de toute injure, et que votre solde vous suffise 1». Un des soldats les plus affectionnés de ce roi, son compagnon fidèle, ne dit-il pas à

1. Ps 118,161. - 2. Mt 17,21.- 3. Lc 3,14.

ses frères d'armes, et en quelque sorte aux fourriers du Christ: «Que toute âme soit soumise aux puissances supérieures?» Et un peu plus loin: «Rendez à chacun ce qui lui est dû; le tribut à qui vous devez le tribut, l'impôt à qui vous devez l'impôt, la crainte à qui vous devez la crainte, l'honneur à qui l'honneur est dû. Ne soyez redevables envers personne, sinon de l'amour qui est dû à tous 1?» N'a-t-il pas ordonné à son Eglise de prier pour les rois? En quoi donc les chrétiens ont-ils pu offenser ces rois? De quel devoir sont-ils en demeure? En quoi les chrétiens ont-ils désobéi aux rois de la terre? C'est donc réellement sans sujet que les rois de la terre ont persécuté les chrétiens? Mais écoute la suite: « Et mon coeur a tremblé à cause de vos paroles». Assurément les paroles de ces hommes étaient effrayantes; bannissement, proscription, mort, déchirer avec des ongles de fer, brûler vif, condamner aux bêtes, déchirer les membres; mais j'ai redouté vos paroles plus encore : «Ne craignez point ceux qui tuent le corps, et ne peuvent plus rien ensuite; mais craignez celui qui ala puissance de jeter en enfer

1. Rm 13,1 Rm 13,7-8.

728

le corps et l'âme 1». Voilà vos paroles qui m'ont saisi de frayeur: et j'ai méprisé l'homme qui me persécutait, vaincu le diable mon séducteur.

2. Il est dit ensuite: «Je me réjouirai de vos oracles comme celui qui a remporté de riches dépouilles 2». Les paroles qui l'ont fait craindre l'ont rendu victorieux; car c'est aux vaincus que l'on enlève les dépouilles; et voilà qu'il a été dépouillé comme un vaincu, celui dont il est dit dans l'Evangile: «Nul n'entre dans la maison du fort, pour enlever ce qui lui appartient, si tout d'abord il n'enchaîne ce fort 3». Mais il se trouva beaucoup de dépouilles, quand, pris d'admiration pour les martyrs, les persécuteurs eux-mêmes embrassèrent la foi; quand ceux qui voulaient détruire notre roi en égorgeant ses soldats, vinrent eux-mêmes grossir ses rangs. Tout homme dès lors qui cède à la parole de Dieu, et craint d'être vaincu dans le combat, tressaille dans ces paroles qui l'ont rendu victorieux.

3. Mais de peur que nous n'en venions à croire que cette crainte a jeté dans son âme quelque haine contre la parole de Dieu, le Prophète qui avait déjà dit: «Vos paroles m'ont fait tressaillir», langage qu'il n'eût pu tenir, s'il eût eu de la haine, ajoute néanmoins : «J'ai eu l'injustice en horreur, en abomination; mais j'ai aimé votre loi 4». Ainsi, cette crainte qu'il ressentait pour la parole de Dieu, loin de lui en inspirer la haine, la lui a fait au. contraire aimer plus parfaitement, car il n'y a point de différence entre la loi et les paroles de Dieu. A Dieu ne plaise que la crainte bannisse l'amour, quand cette crainte est chaste ! Un fils pieux a pour son père de la crainte et de l'amour; une chaste épouse craint son époux, de peur d'en être abandonnée; elle l'aime, afin de le posséder. Si donc l'on doit craindre et aimer ùn père qui est un homme, un époux qui est un homme, combien plutôt doit-on craindre et aimer notre Père qui est dans les cieux 5; cet Epoux plus beau que les enfants des hommes, non d'une beauté corporelle, mais d'une beauté spirituelle ! Eh ! qui aime la loi de Dieu, sinon l'homme qui aime Dieu? Et pour un fils bien né, qu'a de fâcheux la loi d'un père? Est ce parce qu il

1. Mt 10,18. - 2. Ps 117,162. - 3. Mt 12,19. - 4. Ps 118,163. - 5. Mt 5,9.

châtie tous ceux qu'il aime, et qu'il frappe tout homme qu'il reçoit parmi ses enfants 1? Mépriser ces décrets de Dieu, c'est renoncer à ses promesses. Il nous faut donc louer les jugements de Dieu même sous son fouet, si nous voulons jouir des récompenses qu'il promet.

4. C'est là ce que fait autre interlocuteur:  « Sept fois le jour», dit-il, «je vous ai loué sur la justice de vos décrets 2». «Sept fois le jour», c'est-à-dire toujours. Ce nombre, en effet, désigne ordinairement une totalité; c'est pourquoi, après les six jours de la création, Dieu donna le septième au repos 3; et la révolution de sept jours forme les temps et les siècles. Tel est encore le motif qui a fait dire: «Le juste tombera sept fois en un jour, et se relèvera»; c'est-à-dire, le juste ne périt point, quelles que soient ses humiliations, pourvu qu'il ne pèche point, autrement il ne serait plus juste. Alors cette expression: il tombe sept fois, désigne ici toutes les tribulations qui affligent le juste, et comme dans toutes ces tribulations il trouve un accroissement de justice. Il est dit: Il se relèvera. Les paroles suivantes nous indiquent suffisamment le sens de celles-ci; on lit en effet: «Quant aux impies, le mal les affaiblira 4». Dès lors, pour le juste, tomber et se relever signifie n'être point affaibli par le malheur. C'est donc avec raison que l'Eglise a loué Dieu sept fois le jour sur les jugements de sa justice, puisqu'au temps où Dieu commença le jugement par sa propre maison 5,loin d'être affaiblie par les persécutions, elle fut glorifiée par les couronnes des martyrs.

5. «Paix abondante à ceux qui aiment votre loi; pour eux elle n'est point un scandale 6». Est-ce la loi qui n'est point scandale à ceux qui aiment la loi, ou pour ceux qui aiment cette loi n'y a-t-il scandale d'aucune part? Ces deux sens conviennent à ces paroles. Aimer en effet la loi de Dieu, c'est respecter dans cette loi ce que l'on ne comprend point, et si le juste y trouve un sens qui lui paraît absurde, il croit plutôt que son intelligence est en défaut, et qu'il y a là un grand mystère qui lui échappé. La loi de Dieu n'est donc point un scandale pour lui. Mais pour ne trouver absolument aucun sujet de scandale, qu'il ne jette point les yeux sur les hommes, quelque sainte que soit leur profession, de peur qu'en voyant tomber ceux dont il appréciait la vertu, il ne périsse lui-même par le scandale; h'iais qu'il aime la loi de Dieu, et il aura une paix profonde sans aucun scandale, car il peut l'aimer en toute sûreté, puisqu'elle ne connaît point le péché, quelque pécheurs que soient ceux qui l'ont embrassée.


1. He 12,6 - 2. Ps 118,161 - 3. Gn 2,2. - 4. Pr 35,16. - 5. 1P 4,17. - 6. Ps 118,165.

729


6. «J'attendais votre salut, ô mon Dieu, et j'ai aimé vos préceptes 1». De quoi eût servi aux justes de l'ancienne loi d'aimer les préceptes du Seigneur, si le Christ, qui est le soleil de Dieu, ne les eût délivrés, lui dont l'Esprit leur donnait de pouvoir aimer la loi? Si donc ils attendaient le salut de celui dont ils aimaient les préceptes, combien plus était nécessaire Jésus, c'est-à-dire le salut de Dieu, pour sauver ceux qui n'aimaient point ses préceptes? On peut, en effet, voir dans cette parole prophétique les saints d'aujourd'hui, depuis que l'Evangile est prêché; car ceux qui aiment les commandements attendent le Christ, afin qu'à l'apparition du Christ, qui est notre vie, nous aussi nous apparaissions aussi dans la gloire 2.

7. « Mon âme», dit-il, «a gardé vos témoignages, je les ai aimés souverainement 3»; ou comme on lit en certains exemplaires « elle les a aimés», c'est-à-dire «mon âme» les a aimés; c'est garder les témoignages de Dieu que ne point y renoncer. Tel est le devoir des martyrs, puisque martyres et témoignages sont identiques. Mais comme il ne sert de rien d'endurer les flammes pour les témoignages de Dieu, si l'on n'a point la charité 4, le Prophète ajoute: «Je les ai aimés souverainement». Auparavant il avait dit: «J'ai aimé vos commandements»; puis, au verset suivant: «J'ai gardé et aimé vos commandements»; puis ensuite, ce sont les témoignages et les préceptes qu'il a gardés. Voici le texte: « J'ai gardé vos préceptes et vos témoignages 5». Celui qui les aime les garde pleinement et avec joie. Mais il arrive souvent qu'en gardant les préceptes de Dieu, nous avons pour ennemis ceux qui ne veulent point qu'on les garde; c'est alors qu'il faut les garder avec plus de courage, de peur que la persécution ne fasse apostasier.

1. Ps 118,166.- 2 Col 3,4. - 3. Ps 118,166. - 4. 1Co 14,13. - 5. Ps 118,168.


8. Après avoir proclamé ce qu'il a fait, le Prophète l'attribue à Dieu qui lui en a donné la force, et s'écrie: «Toutes mes voies, ô mon Dieu, sont en votre présence» . Ce qui m'a fait garder vos préceptes et votre témoignage, c'est que toutes mes voies sont en votre présence. Comme si le Prophète disait à Dieu: «Si vous aviez détourné de moi votre face, j'eusse été troublé, et je n'aurais gardé ni vos témoignages ni vos préceptes. Si donc je les ai gardés, c'est que toutes mes voies sont en votre présence». Il veut nous faire comprendre que Dieu regarde ses voies d'un oeil propice et secourable; tel est le sens de cette prière: Ne détournez point de moi votre face 1. Car si la face du Seigneur est sur tous ceux qui font le mal, c'est afin de perdre leur mémoire 2. Ce n'est point en ce sens que notre interlocuteur dit que Dieu regarde ses voies, mais dans le sens qu'il a dit que Dieu connaît la voie des justes 3,et que le Seigneur dit à Moïse: «Je te connais entre tous les autres 4». S'il ne trouvait, dans cette croyance, que le Seigneur a les yeux sur ses voies, il ne dirait point qu'il a gardé les préceptes et les témoignages du Seigneur, parce que toutes ses voies sont en présence de Dieu. Il comprend cette parole: «Servez le Seigneur dans la crainte, et réjouissez-vous en lui avec tremblement; embrassez la discipline, de peur que la colère du Seigneur ne vous fasse dévier de la voie des justes 5». Mais cette voie ne serait point celle de la justice, si elle n'était en présence du Seigneur. Telle est la crainte que veut nous inculquer saint Paul, quand il dit: «Opérez votre salut avec crainte et avec tremblement»; et pour nous donner raison de cette recommandation, « c'est Dieu», nous dit-il, «qui opère en nous le vouloir et le faire selon sa volonté 6». Ainsi les voies des justes sont sous le regard du Seigneur, afin qu'il redresse leurs pas, et c'est de ces voies qu'il est dit dans les Proverbes: « Ce sont les voies de droite que connaît le Seigneur, mais les voies perverses sont à gauche 7»; afin de nous faire comprendre que le Seigneur ne connaît point ces dernières, puisqu'il dira aux méchants: «Je ne vous connais point 8». Or, afin de nous montrer combien il est avantageux que Dieu connaisse les voies droites, ou les voies des justes, le Prophète ajoute: «C'est lui qui doit redresser

1. Ps 26,9.- 2. Ps 33,17. - 3. Ps 1,16.- 4. Ex 33,17.- 5. Ps 2,11-12. - 6. Ph 2,12-13.- 7. Pr 4,27.- 8. Mt 7,23.

730

vos pas, et conduire vos voies en paix 1». C'est pourquoi le même Prophète ajoute encore: «J'ai gardé vos préceptes et vos témoignages». Et comme si nous lui demandions comment il l'a pu: «C'est», répond-il, «parce que toutes mes voies sont en votre présence, ô mon Dieu».

1 Pr 4,27




TRENTE-DEUXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME CXVIII - LA FORCE DANS L'ÉGLISE.

11932 Ps 119,169-176


Elle convient à l'Eglise cette prière qui demande le salut, qui a pour objet de connaître les ordonnances, puis de les publier, au milieu des contradictions. Afin de ne rien craindre, l'interlocuteur s'attache aux préceptes de Dieu qui veut bien arracher son âme dans la personne des martyrs, vivifier l'Eglise par cette mort. il est lui-même la brebis égarée que cherche le bon pasteur.

1. Ecoutons maintenant la voix de la prière, car nous connaissons celui qui prie, et nous devons nous reconnaître parmi ses membres, si nous ne sommes point réprouvés. «Que ma prière s'approche de vous, ô mon Dieu 1». C'est-à-dire, qu'elle s'approche de vous, cette prière que je fais en votre présence. Car le Seigneur est proche de ceux qui ont le coeur contrit 2. «Donnez-moi l'intelligence selon «votre parole u: il demande à Dieu l'effet de sa promesse. Car il dit, selon votre parole, comme il dirait, selon votre promesse. Or, c'est là ce que le Seigneur a promis en disant : « Je vous donnerai l'intelligence 3».

2. «Que ma prière s'élève en votre présence, ô mon Dieu, délivrez-moi selon votre parole». Il reprend en quelque sorte sa prière. Car il avait dit d'abord: «Que ma prière s'approche de vous, ô mon Dieu» supplication semblable à celle-ci: «Que ma prière, Seigneur, s'élève en votre présence»; et cette autre partie du verset supérieur: « Donnez-moi l'intelligence», revient à celle-ci: «Délivrez-moi selon votre parole». Recevoir en effet l'intelligence, c'est être délivré, pour celui à qui son ignorance est un piège.

3. «Mes lèvres», dit-il, «publieront vos louanges, quand vous m'aurez enseigné vos ordonnances 5». Nous savons comment le

1. Ps 118,169. - 2. Ps 33,19. - 3. Ps 31,8. - 4. Ps 118,170. - 5. Ps 118,171.

Seigneur instruit ceux qui écoutent ses leçons. Quiconque, en effet, a ouï le Père et a appris, vient à celui qui justifie l'impie 1; afin de garder les ordonnances du Seigneur, non-seulement par la mémoire, mais aussi par la pratique. C'est ainsi que tout homme qui se glorifie, ne se glorifie point en lui-même, mais dans le Seigneur 2,et chante une hymne à sa louange.

4. Mais dès qu'il est instruit, et qu'il en a béni Dieu, il veut à son tour enseigner, «Ma langue», dit-il, «publiera vos paroles, parce que vos préceptes sont la justice 3». Dire qu'il publiera ces paroles, c'est se faire ministre de la parole de Dieu. Bien que le Seigneur, en effet, nous instruise intérieurement, la foi vient cependant de ce que l'on entend, et comment pourrait-on entendre parler, si quelqu'un ne prêche 4? Quoique Dieu seul donne l'accroissement 5, il ne faut point négliger de planter et d'arroser.

5. Le Prophète sait bien, et quelles persécutions et quelles contradictions s'élèveront contre lui quand il prêchera la parole de Dieu; aussi a-t-il ajouté: «Que votre main s'étende pour me sauver; car j'ai choisi vos commandements pour mon partage». Afin, dit-il, de ne rien craindre, et d'avoir vos paroles, non-seulement dans le coeur, mais aussi sur les lèvres: «J'ai choisi vos préceptes», et

1. Jn 6,43. - 2. 1Co 1,31. - 3. Ps 118,172. - 4. Rm 10,14 Rm 10,17. - 5. 1Co 3,7. - 6. Ps 118,173.

l'amour a étouffé la crainte. Que votre main dès lors s'étende sur moi, et me sauve des mains étrangères. Or, Dieu a sauvé les martyrs en arrachant leur âme à la mort; car sauver seulement le corps de l'homme, est un salut futile 1. Cette parole: « Que votre main se fasse», pourrait encore s'entendre du Christ qui est la main de Dieu, selon cette parole d'Isaïe: «Et à qui le bras de Dieu a-t-il été révélé 2?» Le Fils unique de Dieu n'a pas été fait, puisque tout a été fait par lui 3; mais il a été fait de la race de David 4,afin d'être Jésus, ou Sauveur, lui qui était déjà créateur. Mais comme cette expression: «Que votre main se fasse», ou «la main du Seigneur se fit», se lit souvent dans l'Ecriture, je ne sais pas si l'on pourrait dans tous ces endroits lui assigner le sens dont nous parlons. Assurément, quand nous entendons ce qui suit: «J'ai désiré, Seigneur, votre salut 5», en dépit de tous nos ennemis nous devons l'entendre du Christ qui est le salut de Dieu. C'est lui que les anciens appelaient de leurs soupirs, ils le proclamaient sincèrement; c'est après lui que soupirait l'Eglise, quand il devait sortir du sein de sa mère; c'est lui encore qu'elle appelle de la droite de son Père. A cette pensée le Prophète ajoute : «Et votre loi a fait mes délices». Car la loi rend témoignage au Christ.

6. Mais devant cette foi, qui nous fait croire de coeur pour la justice, et confesser de bouche pour être sauvés 6, que les nations frémissent, que les peuples forment de vains projets, que l'on tue le corps pendant qu'il vous prêche; du moins, «l'âme vivra, et vous louera, et vos jugements seront mon soutien». Ces jugements en effet devaient commencer par la maison du Seigneur 7,le temps en était venu. Mais, dit le Prophète, ils seront mon appui. Et quel aveugle pourrait ne point voir combien le sang de l'Eglise a aidé l'Eglise? Quelle riche moisson une telle semence a fait germer dans toute la terre?

1. Ps 59,18.- 2. Is 53,1.- 3. Jn 1,3-4 Rm 1,3.- 5. Ps 118,174.- 6. Rm 10,10 - 7. 1P 4,17.


7. Enfin l'interlocuteur se découvre, et nous montre celui qui parle dans tout le psaume. « J'ai erré»,dit-il, «comme une brebis perdue;  cherchez votre serviteur, parce que je n'ai point oublié vos préceptes 1». Dans certains exemplaires, on trouve, non pas cherchez, mais vivifiez: ces deux expressions, en grec, ne diffèrent que d'une syllabe, Zeson et Zeteson; aussi trouve-t-on des différences dans les manuscrits grecs eux-mêmes. Quoi qu'il en soit, cherchons cette brebis égarée, qu'on donne la vie à cette brebis perdue; c'est pour la chercher 2 que le bon pasteur abandonne les quatre-vingt-dix-neuf autres sur les montagnes, et se fait déchirer par les épines des Juifs. Mais on la cherche encore; oui, qu'on la cherche toujours, et après l'avoir trouvée en partie, qu'on la recherche encore 3. Elle semble trouvée quand le Prophète nous dit: « Je n'ai point oublié vos préceptes»; mais ceux qui ont choisi comme leur partage les préceptes du Seigneur, qui les aiment, qui les méditent, ceux-là cherchent toujours cette brebis, et la trouvent dans toutes les contrées de la terre, par la vertu du sang que son pasteur a versé pour son salut.

8. Ce long psaume, je l'ai parcouru, expliqué autant que je l'ai pu, autant que Dieu m'en n fait la grâce. D'autres plus habiles et plus intelligents ont fait mieux, à coup sûr, ou feront mieux; mais pour cela, je n'ai point dû me dispenser de l'entreprendre, surtout devant les sollicitations de mes frères, à qui je suis comptable de ce ministère. Je n'ai rien dit de l'alphabet hébreu, qui partage tout le psaume en sections de huit versets pour chacune des lettres; et il n'y a là rien d'étonnant: c'est que cette manière de procéder ne m'a rien suggéré, et ce psaume n'est pas le seul dans ce genre de composition. Disons seulement à ceux qui ne trouvent point ces caractères dans les versions grecques et latines, parce qu'on ne les y a point conservés, que dans l'hébreu, chacun des huit versets commence par la lettre qu'ils ont en tête, comme nous l'assurent ceux qui connaissent l'hébreu, Cela s'est fait ici bien plus exactement, que nos auteurs, soit latins soit puniques, ne l'ont fait dans les psaumes appelés abécédaires, Car ils ne commencent point par la même lettre, tous les versets d'une même strophe, mais seulement les premiers versets.

1. Ps 118,176. - 2. Mt 18,12. - 3. Lc 15,4.

FIN DU TOME NEUVIÈME.






SERMONS DE SAINT AUGUSTIN

QUATRIÈME SÉRIE


DISCOURS SUR LES PSAUMES.



DISCOURS SUR LE PSAUME CXIX - LES ASCENSIONS DU CHRÉTIEN.

120 Ps 119


Voici un cantique des degrés, et les degrés servent à s'élever et à descendre. On s'élève de cette vie, on s'élève par le coeur, et on s'élève à la félicité incomparable. Cette vallée est le symbole des humiliations, et de cette vallée nous devons nous élever jusqu'au Christ ou jusqu'au Verbe de Dieu qui est la montagne. Lui-même s'est abaissé afin de nous aider à monter, et l'on ne monte qu'à la condition de passer par la vallée des larmes; les deux disciples ne pourront s'asseoir à la droite et à la gauche du Sauveur, qu'en buvant au calice de ses humiliations. Sur l'échelle de Jacob, les uns s'élèvent et figurent ceux qui avancent dans la piété, les autres descendent, et figurent ceux qui demeurent en arrière. Néanmoins le Christ, sans tomber comme Adam, est descendu afin de se mettre à notre portée, comme Paul s'abaisse pour nous parler du Christ, comme Isaïe descend de la sagesse à la crainte il s'est fait chair, a été crucifié, afin que nous puissions le voir. Ainsi donc, dans l'Eglise ceux qui sont avancés dans les choses spirituelles, descendent afin d'aider à monter ceux qui étaient faibles; et ceux-là montent, qui font des progrès en sainteté. Mais quiconque veut s'élever a pour antagonistes les méchants qui le dissuadent, en lui persuadant que la vie chrétienne est impossible. Or, le Prophète a crié vers Dieu, qui l'a placé sur les degrés afin qu'il pût s'élever; qui lui a donné la flèche ou la parole du prédicateur, et le charbon brûlant ou l'exemple de ces hommes, jadis morts pour le bien, et qui ont aujourd'hui l'ardeur du feu, et embrasent tout ce qui est contraire au bien. Repousser les langues trompeuses, c'est donc le premier degré. Mais ici-bas nous avons l'exemple des méchants, le bon grain est mélangé avec la paille. Le bon grain figure les saints qui sont dans l'Eglise, et l'Eglise de la terre soupire après la Jérusalem du ciel. Les deux fils d'Abraham Ismaël et Isaac, ou l'alliance terrestre et l'alliance spirituelle, subsistent maintenant encore. Les uns veulent s'élever, les autres les abaissent. Un jour le van passera dans l'aire. Mais en attendant, paix avec les hérétiques, ou avec les ennemis de la paix.

1. Le psaume que nous venons d'entendre chanter et auquel nous avons répondu, est court, mais très-utile. Il vous en coûtera peu de l'écouter, et la peine de le pratiquer vous sera payée avec usure. Comme l'indique son titre, c'est un cantique des degrés, en grec anabatmon. Des degrés s'élèvent ou descendent, mais des legrés, dans le langage des psaumes, désignent une ascension. Comprenons-les afin de monter, et ne nous effrayons pas de monter avec nos pieds et d'une manière charnelle, mais comme il est dit dans un autre psaume: «Il a préparé des ascensions dans son coeur, dans cette vallée des larmes, dans le lieu qu'il a marqué 1». Où sont donc ces ascensions? dans le coeur. D'où faut-il nous élever? de la vallée des pleurs. Mais, pour désigner l'endroit où il faudra monter, la parole humaine fait défaut

1. Ps 83,6-7.

2

en quelque sorte ; on ne saurait le dire, ni peut-être le penser. Vous avez entendu tout à l'heure ce passage de saint Paul, que «l'oeil n'a point vu, que l'oreille n'a pas entendu, et qu'il n'est pas monté au coeur de l'homme 1». Si cela n'est point monté au coeur de l'homme, que le coeur de l'homme s'élève jusque-là. Donc, si «l'oeil n'a point vu, si l'oreille n'a point entendu, si cela n'est pas monté jusqu'au coeur de l'homme», comment dire où nous devons monter? Aussi, dans son impuissance, le Prophète nous dit-il: «Dans le lieu marqué». Que pourrais-je vous dire de plus, nous dit cet homme en qui parlait le Saint-Esprit? Est-ce en tel lieu, ou en tel autre? Quelles que soient mes expressions, vos pensées sont terrestres, se traînent sur la terre, la chair nous pèse, car le corps corruptible appesantit l'âme, et cette habitation terrestre abat l'esprit capable des plus hautes pensées 2. A qui le dirai-je? Qui voudra l'entendre? Qui comprendra le lieu Où nous serons après cette vie, si l'on y monte par le coeur? Puisque nul ne le saurait coin prendre, espère quelque chose d'ineffable, une incomparable félicité que nous a préparée Celui qui a disposé dans ton coeur de saintes ascensions. Mais où les a-t-il disposées? Dans la vallée des larmes. Une vallée est le symbole de l'humilité, comme la montagne est le symbole de l'élévation; or, la montagne qu'il nous faut gravir est une élévation spirituelle. Mais quelle est cette montagne qu'il nous faut gravir, sinon Jésus-Christ Notre-Seigneur? C'est lui qui, par ses souffrances, nous a tait une vallée des larmes, comme il nous a fait par son séjour une montagne que nous devons gravir. Qu'est-ce que cette vallée des larmes? «Le Verbe s'est fait chair et a demeuré parmi nous 3».Qu'est-ce que cette vallée des pleurs? Il a présenté sa joue à ceux qui le frappaient, et a été rassasié d'opprobres 4. Qu'est-ce encore que cette vallée des pleurs? Il a été souffleté, couvert de crachats, couronné d'épines, cloué à la croix. C'est de cette vallée des pleurs qu'il nous faut monter plus haut. Mais monter où? « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu 5». «C'est ce Verbe qui s'est fait chair et qui a demeuré parmi nous».  Il est descendu vers

1. 1Co 2,9. - 2. Sg 9,15.- 3. Jn 1,14.- 4. Lm 3,30. - 5. Jn 1,1.

Toi, de manière cependant à demeurer en lui-même : il est descendu vers toi, afin de devenir pour toi la vallée des pleurs ; il est demeuré en lui-même, afin d'être pour toi une montagne à gravir. «Et voilà», dit Isaïe «que dans les derniers jours se manifestera la montagne du Seigneur, dominant le sommet des montagnes 1». C'est là qu'il faut nous élever. Mais parce que l'on parle des montagnes, loin de toi toute pensée terrestre, toute hauteur visible: et quand il est question de pierre ou de rocher, ne te figure point quelque corps dur, non plus que la férocité quand on parle de lion, ni l'animal de l'étable quand il est question d'agneau. Le Christ en lui-même n'est rien de tout cela, et il s'est fait tout cela pour toi, C'est d'ici-bas qu'il faut s'élever, c'est jusque-là qu'il faut monter; de son exemple à sa divinité. Il est devenu ton modèle dans ses abaissements; et ceux qui n'ont point voulu s'élever de cette vallée des pleurs, ont senti le poids de son bras. Ils voulaient s'élever à contre-temps, ils rêvaient de grands honneurs, sans penser à la voie de l'humilité. Que votre charité comprenne ceci, nies frères. Deux disciples du Sauveur demandaient à s'asseoir aux côtés de Jésus, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche 2. Jésus vit qu'ils renversaient l'ordre, qu'ils étaient prématurément ambitieux des honneurs, tandis qu'il leur fallait d'abord apprendre à s'humilier avant d'être élevés, et il leur dit «Pouvez-vous boire le calice que je boirai moi-même 3?» Car dans cette vallée des larmes il devait boire le calice de sa passion; mais eux, sans faire attention à l'humilité du Christ, ne voulaient comprendre que sa grandeur. Il les rappelle dans la voie comme des hommes qui s'égarent, non pour leur refuser ce qu'ils désiraient, mais pour leur montrer par où ils doivent y arriver.

2. Chantons donc, mes frères, ce cantique des degrés, mais chantons-le en nous élevant par le coeur, car c'est pour nous élever que le Christ est descendu jusqu'à nous. Jacob vit une échelle, et sur cette échelle il vit les uns monter, les autres descendre: voilà ce qu'il vit. Dans ceux qui montaient nous pouvons voir à notre tour ceux qui s'avancent dans la piété; et dans ceux qui descendaient ceux qui demeurent en arrière. C'est en effet ce

1 Is 2,2. - 2. Mt 20,21. - 3. Mt 20,22. - 4. Gn 28,12.

3

que nous retrouvons dans le peuple de Dieu; les uns s'avancent, les autres demeurent en arrière. Tel est peut-être le sens des échelles, et pourtant on pourrait ne voir que des bons sur ces échelles, et ceux qui montent, et ceux qui descendent. Car ce n'est pas sans raison qu'on ne dit point qu'ils tombaient, mais qu'ils descendaient. Tomber et descendre sont bien différens. Adam tomba 1, et c'est pourquoi le Christ descendit. Le premier donc est tombé, mais le second est descendu; l'un tomba par orgueil, l'autre descendit par miséricorde. Mais ce n'est point Jésus-Christ seul qui est descendu du ciel; beaucoup d'autres saints descendent vers nous sur ses traces, et sont descendus vers nous. L'Apôtre était dans une habituelle exaltation du coeur, lui qui disait: «Soit que nous ayons des ravissements, c'est pour Dieu 2». Ainsi ses ravissements d'esprit étaient des ravissements en Dieu. S'élevant en effet au-dessus de toute fragilité humaine, de tous les siècles qui finissent, de tout ce qui ne vient au monde que pour s'évanouir par la mort, de tout ce qui passe, son coeur fixé en Dieu habitait autant qu'il lui était possible dans une indicible contemplation, dans laquelle «il ouït», dit-il, «des paroles ineffables, que l'homme ne saurait répéter 3». Mais, nonobstant l'impuissance de ses paroles, il n'en voyait pas moins en quelque manière ce qu'il ne. pouvait nous redire. Toutefois, s'il eût voulu demeurer dans ce qu'il voyait sans pouvoir le redire, il n'aurait pu s'élever à cette hauteur et te faire voir ce qu'il voyait lui-même. Qu'a-t-il donc fait? Il est descendu. Car il a dit au même endroit «Soit que nous ayons des extases, c'est pour Dieu; soit que nous soyons plus calmes, c'est pour vous». Or, qu'est-ce à dire que nous soyons plus calmes? que nous parlions de manière à être compris par vous, Car le Christ en sa naissance et en sa passion s'est fait tel que les hommes pussent parler de lui, puisqu'un homme parle facilement d'un autre homme. Mais parler de Dieu dans son essence divine, comment un homme le pourrait-il? Un homme parle donc facilement d'un homme, et dès lors, afin que ceux qui sont élevés en grandeur pussent descendre vers les petits, sans toutefois leur rien dire que de grand, celui qui est grand par excellence s'est fait

1. Gn 3,5. - 2. 2Co 5,13. - 3. 2Co 12,14.

petit, afin que les grands parlassent de lui aux petits. Vous venez d'entendre dans la lecture de saint Paul la vérité de cette parole; car ainsi s'exprimait l'Apôtre, si vous y avez pris garde: «Je n'ai pu vous parler comme à des e hommes spirituels, mais seulement comme à des hommes charnels 1». C'est donc dans les hauteurs qu'il parle aux hommes spirituels, et il s'abaisse pour parler aux hommes. Et pour vous montrer que quand il s'abaisse, il parle de celui qui s'est abaissé, voici commue saint Jean parle du Christ demeurant en lui-même «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Voilà ce qui était en Dieu, au commencement. Toutes choses ont été faites par lui, et rien n'a été fait sans lui 2». Saisis, situ le peux; prends, c'est là ton pain. Mais, diras-tu, c'est là un pain, je l'avoue, et cependant je ne suis qu'un enfant qui ai besoin de lait pour devenir capable de prendre une plus solide nourriture. Donc, parce qu'il te faut du lait, et que le Verbe est une nourriture solide, voilà qu'au moyen de la chair cette nourriture passe par ta bouche. De même qu'au moyen de la chair, la nourriture d'une mère devient un lait qu'elle transmet à son enfant; de même le Seigneur, qui est la nourriture des anges, le Verbe s'est fait chair 3 pour devenir un lait. Et l'Apôtre a dit : «Je vous ai nourris de lait, et non de viandes solides, que vous n'eussiez pu supporter; à présent même, vous ne le pouvez encore 4». Mais pour donner ce lait à des enfants, l'Apôtre est descendu à leur niveau, et, en s'abaissant ainsi, il leur a donné celui qui s'est abaissé. Car il s'écrie: «Me suis-je vanté au milieu de vous de savoir autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié 5?» S'il eût dit simplement Jésus-Christ, ce Jésus-Christ est aussi dans sa divinité le Verbe qui était en Dieu, Jésus-Christ est le Fils de Dieu; mais à ce point de vue les enfants ne sauraient l'atteindre. Comment donc pourront l'atteindre ceux qui ne sont capables que de lait? Jésus-Christ, dit l'Apôtre, et Jésus Christ crucifié. Sucez ce qu'il a daigné se faire pour vous, et vous croîtrez en ce qu'il est lui-même. Dans l'Eglise donc, les uns montent, les autres descendent; et c'est par ces échelles qu'ils montent, par elles qu'ils descendent. Qui sont-

1. 1Co 3,1. - 2. Jn 1,1-2. - 3. Jn 1,14. - 4. 1Co 3,2. - 5. 1Co 2,2.

ils, ceux qui montent? Ceux qui font des progrès dans l'intelligence des choses spirituelles. Et ceux qui descendent, qui sont-ils? Ceux qui ont le goût et l'intelligence des choses spirituelles, autant que le peuvent des hommes, et qui néanmoins s'abaissent au niveau des petits, afin de leur tenir un langage proportionné à leur faiblesse, de les nourrir de lait, jusqu'à ce qu'ils deviennent assez forts pour prendre une nourriture spirituelle. Isaïe mes frères, fut lui-même un de ceux qui s'abaissèrent à notre niveau: on voit facilement par quels degrés il est descendu. En parlant de l'Esprit-Saint: «Sur lui», dit-il, «reposera l'Esprit de sagesse et d'intelligence, l'Esprit de conseil et de force, l'Esprit de science et de piété, l'Esprit de crainte du Seigneur 1»; il commence par la sagesse, et descend jusqu'à la crainte. De même que celui qui enseigne descend de la sagesse à la crainte, toi qu'il enseigne, élève-toi de la crainte à la sagesse. Car il est écrit que le commencement de la sagesse est la crainte du Seigneur. Ecoutez maintenant le psaume: représentons-nous un homme qui va monter 2. Où seront ses degrés? Dans son coeur. D'où s'élèvera-t-il? De l'humilité ou de la vallée des pleurs. Où va-t-il s'élever? A ce je ne sais quoi d'ineffable, que dans son impuissance le Prophète appelle «le lieu qu'il a disposé 3».

3. Dès lors que l'homme a ainsi disposé son ascension, ou, plus clairement, dès lors qu'un chrétien songe sérieusement à s'avancer dans la vertu, il est en butte aux langues de ses adversaires. Quiconque n'a point encore essuyé ces attaques, n'a fait encore aucun progrès, et quiconque n'en souffre point, n'essaie point de s'avancer. Veut-il comprendre ce que nous disons? qu'il fasse l'expérience de ce que nous allons entendre. Qu'il commence à marcher, qu'il conçoive le désir de s'élever, le désir de mépriser tout ce qui est terrestre, fragile, temporel, de regarder comme rien une félicité passagère, de ne penser qu'à Dieu seul, de n'être sensible à aucun avantage, abattu par aucun revers, le désir de tout vendre pour le donner aux pauvres et suivre Jésus-Christ: voyons commuent s'élèveront contre lui les langues des méchants, quelles contradictions il va souffrir, et ce qui est plus grave, en le détournant du

1 Is 10,2. - 2. Pr 1,7. - Ps 83,7.

salut, sous prétexte de lui donner des conseils. Qu'un homme donne des conseils, il le fait pour le bien, il le fait pour le salut, mais ceux-ci détournent du salut. Comme donc, sous le manteau de la bienveillance, ils cachent un venin mortel, ils sont appelés dans l'Ecriture des langues trompeuses. Donc,avant de s'élever, le Prophète implore le secours de Dieu contre ces langues perfides, et s'écrie: «Seigneur, dans mes tribulations j'ai crié vers vous, et vous m'avez exaucé 1». Comment Dieu l'a-t-il exaucé? En le plaçant sur les degrés pour s'élever.

4. Et comme il va monter parce qu'il est exaucé, que va-t-il demander? « Seigneur, délivrez mon âme des lèvres injustes et des langues trompeuses 2». Qu'est-ce qu'une langue trompeuse? Une langue fourbe, qui a l'apparence de nous conseiller, et la perfidie de nous nuire. Tels sont les hommes qui nous disent: Et toi aussi, tu feras ce que nul ne saurait faire; seul, tu seras chrétien. Que si nous leur prouvons que beaucoup d'autres avant nous ont agi de la sorte; si nous leur lisons dans l'Evangile le Précepte que nous en fait le Seigneur, ou les Actes des Apôtres, que nous répondent leurs langues fourbes, leurs lèvres trompeuses? L'entreprise est bien difficile, et tu n'en viendras pas à bout. Les uns nous détournent par leurs défenses, les autres font de leurs louanges une persécution plus violente encore. Comme cette vie chrétienne s'est répandue dans le monde entier, l'autorité du Christ y est si grande que les païens n'osent plus élever la voix contre lui. On lit cette parole de celui qu'on ne saurait contredire: «Allez, vendez tout ce que vous avez, distribuez-le aux pauvres, et suivez-moi». On ne saurait contredire le Christ, ni contredire l'Evangile, ni blâmer ses paroles; alors la langue trompeuse élève un obstacle par ses louanges. O langue, si tu as des louanges, exhorte, du moins; pourquoi détourner par des flatteries perfides? Le blâme serait préférable à de fausses louanges. Que pourrais-tu dire dans tes invectives? Loin de nous une telle vie, elle est honteuse, elle est criminelle. Mais, comme tu sais qu'en parlant de la sorte l'autorité de l'Evangile t'imposerait silence, tu prends d'autres détours, afin d'éloigner les hommes de la vie chrétienne, et par une fausse louange

1. Ps 119,1.- 2. Ps 119,2. - 3. Mt 19,21.

5

tu me ravis la véritable gloire; et en louant Jésus-Christ, c'est de Jésus-Christ que tu m'éloignes. Qu'est-ce que cette vie, me dis-tu? Tel en est venu à bout,mais toi, tu ne le pourras pas. Tout en essayant de monter tu tomberas. Il semble t'avertir, et c'est un serpent, une langue trompeuse, pleine de venin. Défends-toi d'elle par des supplications, et dis au Seigneur: « Délivrez mon âme, ô mon Dieu, des lèvres injustes et des langues trompeuses».

5. Et le Seigneur te répond: «Que te donnerai-je, que mettrai-je devant toi contre la langue trompeuse»; c'est-à-dire, quelles sont tes armes contre la langue trompeuse, que peux-tu lui opposer, comment t'en défendre? «Que te donnerai-je, que mettrai-je devant toi?» Il nous interroge pour appeler notre attention, car c'est lui qui va répondre à sa question; et il le fait aussitôt, quand il ajoute: «Les flèches du puissant sont aiguës, comme des charbons dévastateurs 1», ou «désolateurs»; mais «dévastateurs» ou «désolateurs», car on trouve l'une et l'autre expression dans les différents exemplaires; elles ont le même sens. Voyez: on les appelle des charbons dévastateurs, parce qu'ils nous conduisent facilement à la désolation, en nous ravageant et en nous dévastant. Quels sont ces charbons? Que votre charité veuille comprendre d'abord quelles sont les flèches. «Ces flèches aiguës du puissant» sont les paroles de Dieu. Qu'on les lance, elles pénètrent les coeurs. Mais ces flèches, en traversant les coeurs, y allument un vif amour au lieu d'y apporter la mort. Le Seigneur sait attiser l'amour avec ces flèches,.et nul ne lance une flèche d'amour mieux que celui qui lance la flèche de la parole; il perce le coeur de l'amant, afin de l'aider à aimer davantage; il le perce, afin de l'embraser d'amour. Or, ces flèches sont les paroles saintes. Mais quels sont ces charbons désolateurs? C'est peu que la parole pour agir contre les langues trompeuses, les lèvres de l'iniquité, c'est peu que la parole, il faut l'exemple. L'exemple est donc le charbon qui désole. Que votre charité veuille bien écouter pourquoi il est appelé désolateur. Voyez d'abord comment on agit par l'exemple. Leur langue trompeuse ne sait que dire, et dès lors elle en est plus trompeuse encore; prends garde qu'une telle vie ne soit

1. Ps 119,4.

supérieure à tes forces, n'est-ce point trop entreprendre? Mais tu connais le précepte de l'Evangile; c'est là ta flèche, et toutefois tu n'as pas les charbons. Il est à craindre que la flèche seule ne soit trop faible contre la langue trompeuse, prends aussi les charbons. Voilà que le Seigneur te vient dire: Tu ne saurais faire cela? Pourquoi donc celui-ci l'a-t-il pu? celui-là encore? Seras-tu plus mou que ce sénateur? plus faible de santé que cet homme, ou que cet autre? Serais-tu plus débile qu'une femme? Des femmes l'ont pu, des hommes ne le pourront? Des pauvres ne pourraient ce qu'ont pu des riches efféminés? C'est vrai, diras-tu, mais, pour moi, je suis un grand coupable, j'ai beaucoup péché. On vous montre de grands pécheurs, qui ont d'autant plus aimé qu'on leur a plus pardonné; c'est le mot de l'Evangile: «Celui à qui on pardonne peu, aime peu». Après cette énumération, et quand le Seigneur a désigné par leur nom ceux qui ont triomphé, l'homme, percé au coeur par une flèche, brûlé par ces charbons qui désolent, sent la ruine dans ses terrestres pensées. Qu'est-ce à dire la ruine? Qu'elles sont dévastées chez lui. Une funeste végétation s'était faite en son âme, végétation de pensées terrestres, d'affections mondaines; voilà ce que brûlent ces charbons dévastateurs, afin que ce champ se déblaie et se purifie, et que Dieu puisse y construire son édifice. Où le diable n'avait fait qu'une ruine, le Christ y bâtira une demeure solide; tant que dure, en effet, le séjour du démon, le Christ ne saurait être édifié. Ces charbons désolants viennent donc détruire ce qui avait été si malencontreusement édifié, et quand ce lieu est déblayé, s'élève alors l'édifice de l'éternelle félicité. Voyez: pourquoi ce nom de charbons? C'est parce que, revenir au Seigneur, c'est passer de la mort à la vie. Vous allumez ces charbons; mais, avant qu'ils fussent allumés, ils étaient éteints. Mais un charbon éteint s'appelle un charbon mort; il est vif, au contraire, quand il est allumé. L'exemple de ces pécheurs nombreux, qui sont revenus au Seigneur, est appelé un charbon. Tu entends parfois des hommes dire avec surprise: J'ai connu un tel, quel ivrogne, quel scélérat! Quel homme passionné pour le cirque et l'amphithéâtre! Quel fripon ! Aujourd'hui

1. Lc 7,47.


quelle ferveur dans le service de Dieu h quel innocence dans sa vie! Qu'y a-t-il d'étonnant c'est un charbon. Tu le pleurais éteint, et tu le vois rallumé avec plaisir. Mais en louant ce charbon vif, si tu peux le faire sagement, mets-le près d'un charbon éteint; c'est-à-dire, voilà un homme lent à suivre Dieu approche de lui un charbon autrefois éteint, prends la flèche de la parole de Dieu et ni charbon désolant pour t'opposer aux lèvre injustes et à la langue trompeuse.

6. Qu'arrive-t-il, ensuite? Cet homme reçu les flèches ardentes, qu'il reçoive encore les charbons dévastateurs. Il a repoussé la langue trompeuse, les lèvres iniques; il a fait un pas, il commence à marcher, mais il est encore au milieu des méchants, des hommes d'iniquité; le van n'a point encore passé dans l'aire: le froment est formé sans douter mais est-il dans les greniers? Il faut qu'il soit renfermé sous des monceaux de paille, el plus il avance, plus il voit de scandales dans le peuple de Dieu. Car, à moins d'avancer, il ne voit point les iniquités; à moins d'être un véritable chrétien, il ne peut remarquer ceux qui n'en ont que l'apparence. Jésus-Christ, en effet, nous l'apprend par la parabole du bon grain et de l'ivraie: «Après que l'herbe u eut poussé et produit son fruit, on découvrit aussi l'ivraie 1»: c'est-à-dire, que nul homme ne découvre les méchants, si lui-même n'est devenu bon, puisque «l'ivraie ne parut que quand l'herbe eut poussé et produit son fruit». Notre interlocuteur s'avance donc, il voit les méchants et bien des désordres qu'il ne découvrait point auparavant, et il s'écrie vers le Seigneur: «Malheur à moi ! car mon exil a été prolongé 2». Je me suis beaucoup éloigné de vous, ô mon Dieu; mon séjour ici-bas est bien prolongé! Je ne suis point encore dans cette patrie où je ne verrai aucun méchant; je ne suis point encore dans cette société des anges où je ne craindrai plus de scandales. Pourquoi n'y suis-je point encore? C'est que u mon pèlerinage s'est prolongé ici-bas». Mon séjour est un exil. Ou appelle exilé celui qui habite une terre autre que sa patrie. «Mon exil», dit le Prophète, « est devenu bien long». Pourquoi si long? Quelquefois, mes frères, un homme, qui se trouve en pays étranger, rencontre des hommes plus dévoués qu'il n'en trouvait

1. Mt 13,26.- 2. Ps 119,5.

dans sa patrie; mais il n'en est pas ainsi quand nous sommes hors de cette Jérusalem du ciel. L'homme qui change de patrie se trouve quelquefois mieux dans l'éloignement; il trouve au loin des amis dévoués qu'il n'aurait pu rencontrer chez lui, Des ennemis l'ont banni de sa patrie, et sur la terre étrangère il trouve ce qu'il n'avait point trouvé dans sa patrie. Il n'en est pas ainsi de notre patrie, qui est Jérusalem; on n'y rencontre que des justes; quiconque est en dehors est parmi les méchants, dont il ne peut se séparer, qu'en rentrant dans la société des anges, qu'en retournant au lieu qu'il avait quitté. C'est là que sont tous les justes et tous les saints qui jouissent de la parole de Dieu; sans la lire au moyen de caractères, fis découvrent sur la face de Dieu ce que nous trouvons sur les pages de nos livres. Admirable patrie ! O grande patrie, combien il est malheureux d'en être éloigné !

7. Mais ce cri du Prophète: «Bien long est mon exil ici-bas», c'est surtout le cri de l'Eglise qui souffre sur cette terre; c'est le cri de celle qui dans un autre psaume dit à Dieu: « Des confins de la terre j'ai crié vers vous 1». Qui de nous pousse des cris des confins de la terre? Ce n'est ni celui-ci, ni toi, ni moi mais c'est l'Eglise entière, c'est l'héritage entier du Christ qui crie vers Dieu des confins de la terre, car l'Eglise est l'héritage du Christ, et c'est de l'Eglise qu'il est dit: «Demande-moi, et je te donnerai les nations en héritage, et les confins de la terre pour ton empire». L'héritage du Christ embrasse les confins de la terre, et l'héritage du Christ embrasse tous les saints, et tous les saints ne forment qu'un seul homme en Jésus. Christ, puisque c'est dans Jésus-Christ que se trouve l'unité; et cet homme unique s'écrie «Des confins de la terre j'ai crié vers vous, quand mon coeur était dans l'angoisse». Cet homme donc trouve son exil bien long parmi les méchants. Et comme si on lui demandait: Chez quels hommes demeurez-vous, pour gémir de la sorte? «Mon pèlerinage est bien long», répond-il. Mais, direz-vous, s'il est avec des bons? S'il était avec les bons, il ne dirait point: Malheur à moi ! Ce mot «hélas»,ou «malheur», désigne l'affliction, la misère; et néanmoins il n'est point sans espérance dès lors qu'il a appris à gémir.

1. Ps 60,3. -  2. Ps 2,8.

7

Beaucoup sont malheureux, et sans gémir ils sont en exil refusant de retourner. Mais, dans son impatience de retourner, notre interlocuteur comprend le malheur de son exil; et parce qu'il l'a senti, il revient; il commence à monter, parce qu'il commence à chanter le cantique des degrés. Où donc gémit-il, au milieu de quoi demeure-t-il? Il demeure dans les tentes de Cédar, Mais peut. être ne comprenez-vous point cette expression, qui vient de l'hébreu. Que signifie: «J'ai habité parmi les tentes de Cédar?» Le mot Cédar, autant que je me souvienne des étymologies hébraïques, signifie «ténèbres». On dit tenebrae, en traduisant Cédar en latin. Or, vous connaissez les deux fils d'Abraham, dont nous entretient saint Paul, en nous disant qu'ils sont la figure des deux Testaments: l'un était né de la servante, et l'autre de l'épouse libre. De la servante était né Ismaël 1, de Sara ou de la femme libre était né Isaac, conçu par la foi contre toute espérance. Tous deux étaient issus d'Abraham, sans être néanmoins héritiers tous deux. L'un est fils, mais non héritier d'Abraham; l'autre fut héritier; non-seulement fils, mais héritier encore. En Ismaël sont tous ces hommes qui n'ont pour Dieu qu'un culte charnel, et ils appartiennent à l'Ancien Testament, d'après ce mot de saint Paul: «Vous qui voulez être «sous la loi, n'entendez-vous point la loi? Il est écrit, en effet, qu'Abraham eut deux fils, l'un de l'esclave, et l'autre de la femme libre, c'est là une allégorie, car ce sont les deux alliances 2». Quelles sont ces deux alliances? L'ancienne et la nouvelle. L'ancienne alliance vient de Dieu, comme la nouvelle vient de Dieu, de même que d'Abraham étaient issus Ismaël et Isaac. Mais Ismaël appartenait au royaume terrestre, et Isaac au royaume céleste. De là vient que l'Ancien Testament a des promesses terrestres, une Jérusalem de la terre, une Palestine de la terre, un royaume de la terre, un salut de la terre, ou la victoire sur les ennemis, des familles nombreuses, des récoltes abondantes. Mais tout cela tient aux promesses terrestres, qui étaient néanmoins la figure des promesses spirituelles; la Jérusalem de la terre figurait la Jérusalem du ciel, et le royaume terrestre figurait le royaume céleste. Ismaël était l'ombre, et Isaac la lumière. Mais si Ismaël

1. Gn 6,5. - 2. Ga 4,22-24.

était l'ombre, rien d'étonnant qu'il y eût là des ténèbres, puisque les ténèbres ne sont que l'ombre devenue plus épaisse. Ismaël était donc dans les ténèbres, et Isaac dans la lumière. Tous ceux qui, aujourd'hui dans l'Eglise, ne savent demander à Dieu qu'une félicité temporelle, appartiennent à Ismaël . Ce sont eux qui s'opposent par leurs contradictions aux hommes spirituels qui s'avancent dans la vertu, qui en médisent, qui ont des lèvres iniques, des langues menteuses. C'est à l'encontre de tous ces. contradicteurs que celui qui s'avance implore le secours de Dieu, et on lui a donné des charbons désolants, et les flèches perçantes du fort. Il vit au milieu d'eux jusqu'à ce que le van ait passé dans l'aire, et alors il s'écrie: «J'ai habité sous les tentes de Cédar». Car, on appelle tentes de Cédar, les tentes d'Ismaël. C'est ainsi qu'on lit dans la Genèse que Cédar appartient à Ismaël 1. Isaac est donc avec Ismaël; c'est-à-dire que ceux qui appartiennent à Isaac vivent au milieu de ceux qui appartiennent à Ismaël. Les uns veulent s'élever, et les autres s'efforcent de les abaisser. Nous lisons en effet dans saint Paul: «Et comme alors celui qui était né u selon la chair persécutait celui qui était né «selon l'Esprit, il en est encore de même aujourd'hui: l'homme spirituel est persécuté par l'homme charnel». Mais que dit l'Ecriture? «Chassez l'esclave et son fils, car le fils de l'esclave ne sera point héritier avec le fils de la femme libre, avec mon fils Isaac 2». Or, ce mot, chassez, quand sera-t-il exécuté? Quand le van passera dans l'aire. Nais maintenant, avant qu'il soit chassé, «malheur à moi, parce que mon exil est prolongé! c'est parmi les lentes de Cédar que je suis contraint d'habiter». Le Prophète nous montre ensuite ceux qui appartiennent à Cédar.

8. « Mon âme a été longtemps étrangère». Ce n'est point là un exil corporel, puisque c'est l'âme qui est en exil. Le corps est en exil par l'éloignement des lieux, l'âme par les affections. Si tu aimes la terre, tu es éloigné de Dieu: aimer Dieu, c'est monter vers lui. Exerçons-nous dans l'amour de Dieu et du prochain, afin de revenir à l'amour. Tomber sur la terre, c'est aller au dépérissement, à la corruption. L'interlocuteur était tombé, une main est descendue jusqu'à lui, afin de le relever. En considérant le temps de son exil,

1. Gn 25,13.- 2. Gn 16,15 Gn 21,2.

8

voilà qu'il se dit étranger parmi les tentes de Cédar. Pourquoi? Parce que «mon âme a été longtemps exilée». Elle est étrangère dès qu'elle doit monter. Ce n'est point le corps qui est en exil, puisque le corps ne monte pas. Mais où faut-il monter? «C'est dans le coeur», dit le Prophète, «que sont les degrés». Si donc on s'élève par le coeur, il n'y a pour s'élever par les degrés du coeur que l'âme exilée. Mais jusqu'à ce qu'elle arrive, «mon âme est longtemps étrangère». Où? parmi «les tentes de Cédar».

9. «Avec ceux qui haïssent la paix, j'étais pacifique». A vrai dire mes frères bien-aimés, vous ne pouvez comprendre la vérité de ce que vous chantez, si vous ne commencez à le pratiquer. Tant qu'on puisse le dire, de quelque manière qu'on l'expose, et avec quel choix d'expressions, cette parole n'entre point dans un coeur qui ne la pratique point. Commencez donc à pratiquer, puis écoutez ce que nous dirons. C'est alors que chaque parole du psaume fera couler des larmes, alors que vous le chanterez avec joie et que le coeur pratiquera ce que chante la voix. Hélas ! combien chantent de la voix quand le coeur est muet! Combien aussi de lèvres silencieuses quand le coeur pousse des cris d'amour ! Or, c'est au coeur de l'homme qu'est l'oreille de Dieu; de même que l'oreille de l'homme entend la voix du corps, l'oreille de Dieu entend la voix du coeur. Dieu en exauce beaucoup dont la bouche est fermée, et beaucoup d'autres avec leurs grands cris ne sont point exaucés. C'est donc par le coeur que nous devons prier et dire: «Mon âme a été longtemps étrangère avec ceux qui haïssent la paix, j'étais pacifique». Que disons-nous autre chose à ces hérétiques, sinon, connaissez la paix, aimez la paix. Vous vous dites justes. Si vous l'étiez, vous gémiriez comme le bon grain mélangé à la paille. Comme il y a aussi de bons grains, de véritable froment dans l'Eglise catholique, ils tolèrent la paille jusqu'à ce que le van passe dans l'aire, et c'est parce qu'il y a de la paille, qu'ils s'écrient: «Hélas ! mon exil est bien prolongé, j'habite parmi les tabernacles de Cédar». J'habite avec la paille, dit le Prophète; mais de même que d'un monceau de paille il sort beaucoup de fumée, il sort de Cédar d'épaisses ténèbres. « J'ai habité parmi les tabernacles de Cédar; mon âme a été longtemps étrangère». Tel est le cri du bon grain qui gémit parmi la paille. Ainsi disons-nous à ceux qui haïssent la paix, et nous leur répétons: «J'étais pacifique avec ceux qui haïssent la paix». Qui donc hait la paix? Celui qui brise l'unité. Ils demeureraient dans l'unité, s'ils ne haïssaient point la paix. Mais c'est parce qu'ils étaient justes qu'ils ont fait schisme et afin de n'être point mêlés avec les injustes. Ou bien, c'est nous qui parlons ici par la bouche du Prophète, ou bien ce sont eux. Choisissez. L'Eglise catholique s'écrie qu'il ne faut point rompre l'unité, ni faire de schisme dans l'Eglise du Christ; que Dieu jugera plus tard les bons et les méchants; que s'il est impossible aujourd'hui de séparer les bons des méchants, il faut tolérer cela pour un temps; que les méchants peuvent bien être mélangés avec nous dans l'aire, mais qu'ils n'y seront point dans les greniers célestes; que s'ils paraissent mauvais aujourd'hui, demain peut-être ils seront bons, et que ceux qui s'enorgueillissent aujourd'hui de leur bonté peuvent demain être méchants. Quiconque dès lors supporte un moment les méchants arrivera au repos éternel. Ainsi dit l'Eglise catholique. Que disent maintenant nos adversaires, qui ne savent ni ce qu'ils disent, ni ce qu'ils affirment 1: «Ne touchez à rien d'impur 2»; et encore: «Quiconque touchera quelque chose d'impur sera impur lui-même 3». Séparons-nous; point de mélange avec les méchants. Aimez la paix, disons-nous à notre tour, aimez l'unité. Ignorez-vous de combien de justes vous vous séparez, quand vous semblez ne vous en prendre qu'aux méchants? A cette réponse, les voilà qui s'emportent, qui bondissent de colère, qui cherchent à nous donner la mort. Souvent nous avons vu leurs violences, découvert leurs embûches. Dès lors que nous vivons au milieu de leurs piéges, et qu'ils s'irritent quand nous leur disons: Aimez la paix, nous revendiquons pour nous cette parole du Prophète: «Avec ceux qui haïssent la paix, j'étais pacifique, et quand je leur parlais, ils m'attaquaient sans motif». Qu'est-ce à dire, mes frères, « ils m'attaquaient?» Et c'est peu encore; le Prophète ajoute « sans sujet». Dire à ces rebelles: Aimez la paix, aimez le Christ, est-ce donc leur dire: Aimez-nous et honorez-nous? Non, mais honorez le Christ; point d'honneur pour nous, mais tout

1. 1Tm 1,7. - 2. Is 53,11. - Lv 22,5.

9

honneur à Jésus-Christ. Qui sommes-nous en effet auprès de l'apôtre saint Paul? Et que disait-il néanmoins à ces petits que des méchants, que des maîtres perfides voulaient séparer de l'unité et jeter dans le schisme, que leur disait-il? «Est-ce que Paul a été crucifié pour vous, ou bien est-ce au nom de Paul que vous êtes baptisés 1?» C'est aussi ce que nous leur disons: Aimez la paix, aimez Jésus-Christ. Car, aimer la paix, c'est aimer le Christ; et leur dire: Aimez la paix, c'est leur dire: Aimez le Christ. Pourquoi? C'est que l'Apôtre a dit du Christ qu'il est

1. 1Co 1,13.

notre paix, lui qui de deux peuples n'en a fait qu'un seul 1. Si donc le Christ est la paix parce qu'il a réuni deux peuples en un seul, pourquoi d'un seul peuple en faites-vous deux? Comment seriez-vous amis de la paix, vous qui d'un seul peuple faites deux peuples, quand Jésus-Christ de deux peuples n'en a fait qu'un seul? Mais, tenir ce langage à ceux qui haïssent la paix, c'est être pacifique, et pourtant, quand nous leur parlons de la sorte, ces ennemis de la paix nous attaquent sans sujet.

1. Ep 2,14.




Augustin, les Psaumes 11930