Augustin, les Psaumes 136

DISCOURS SUR LE PSAUME CXXXV - LES DIVINES MISÉRICORDES.

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Dieu exerce envers ceux qu'il a délivrés une miséricorde éternelle, non qu'il reste quelque misère dont il les délivre continuellement, mais la félicité, dont il les a mis en possession, sera sans fin. Bénissons le Seigneur sans attendre de lui rien de temporel, puisque les bienfaits de sa miséricorde sont sans fin. Ces dieux et ces seigneurs que surpasse le véritable Dieu sont les hommes à qui la parole de Dieu a été adressée, et les démons qui sont les dieux des nations. Les anges ne sont point appelés dieux, afin de nous détourner de leur rendre un culte. - Parmi les oeuvres de Dieu, ce qui appartient à sa miséricorde, c'est notre délivrance; les autres oeuvres de la création appartiennent à sa bonté. Seul il fait les oeuvres merveilleuses, comme les astres et les cieux, avec intelligence, c'est-à-dire avec son Verbe. Il affermit la terre au-dessus des eaux qui l'environnent. Ces cieux avec l'intelligence peuvent désigner les saints qui s'élèvent bien haut par la spiritualité, les astres marqueraient les différents dons chez les saints, et la terre, la foi solide. Il a détruit Pharaon, ou nos péchés, en nous faisant traverser ta mer Rouge du baptême; pour nous encore il renverse les puissances diaboliques, Seon, roi des Amorrhéens, ou la tentation et le murmure; Og, roi de Basan, ou la confusion des damnés; il nous introduit dans l'héritage du Christ, qui nous donne sa chair comme une nourriture.

1. «Rendez grâces au Seigneur, parce qu'il est bon, parce que sa miséricorde est éternelle 1». Ce psaume est une hymne de louanges, et un même refrain termine chaque

verset. Quoique l'on accumule tous les motifs de bénédictions, c'est toujours la miséricorde de Dieu qui est relevée particulièrement, et à laquelle a voulu rendre un solennel hommage en terminant chaque verset, celui qui a

1. Ps 136,1.

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été l'organe de l'Esprit-Saint, dans la composition du psaume. Or, il me souvient que dans le psaume cent quinzième,, qui commence comme celui-ci, comme l'exemplaire que j'avais sous les veux ne porte pas que sa miséricorde est éternelle, mais qu'elle est dans les siècles, j'ai demandé ce qu'il nous fallait entendre de préférence. Le grec pprte en effet eis ton aiona, que l'on peut traduire par dans le siècle, ou par éternellement. Mais il serait long de répéter ici ce que je vous ai dit alors selon mon pouvoir. Dans ce psaume, au contraire, au lieu de porter dans le siècle, comme beaucoup d'autres, mon manuscrit porte, sa miséricorde est dans l'éternité. Sans doute après le jugement que Dieu exercera à la fin des siècles suries vivants et sur les morts, qui mettra les justes en possession de la vie éternelle et assignera la flamme éternelle aux méchants, il n'y aura plus personne à qui Dieu fasse: miséricorde; et néanmoins on peut comprendre comme éternelle cette miséricorde que Dieu fait à ses saints et à ses fidèles: non point qu'ils soient ta proie d'une misère éternelle, et qu'ils aient éternellement besoin de miséricorde, mais parce que la félicité que Dieu dans sa miséricorde départit aux malheureux, afin de mettre un terme à leur misère,et commencer ainsi leur bonheur, sera sans fin; et dès lors sa miséricorde sera éternelle. Qu'en nous la justice vienne succéder à l'iniquité, la santé à la maladie, le bonheur à la misère, la vie à la mon, l'immortalité à la mortalité, c'est là un effet de sa miséricorde. Or, comme l'état où nous devons arriver sera éternel, sa miséricorde sera donc éternelle aussi. Dès lors, «confessez au Seigneur», c'est-à-dire, louez le Seigneur en confessant «qu'il est bon». Et de cette confession n'attendez rien de temporel; car « sa miséricorde est éternelle», c'est-à-dire que le bienfait qu'il vous accordera dans sa miséricorde sera sans fin. Quant à cette bonté dont parle notre psaume: Quoniam bonus, on lit agathos dans le grec, au lieu que dans le psaume cent quinzième, ce qui est exprimé par bonus, l'est en grec par Xrestos. C'est pourquoi quelques-uns l'ont traduit, parce qu'il est doux. Toutefois agathos ne veut pas dire une bonté quelconque, mais la bonté par excellence.

2. Le Psalmiste continue: «Confessez au Dieu des dieux que sa miséricorde est éternelle. Confessez au Seigneur des seigneurs que sa miséricorde est éternelle 1». Quels

sont ces dieux et ces seigneurs, qui ont pour Dieu et pour Seigneur celui qui est le vrai

Dieu, voilà ce qu'il convient de rechercher. L'Ecriture nous montre dans un autre psaume

que des hommes sont appelés dieux, ainsi: «Dieu s'est assis dans l'assemblée des dieux, et du milieu il juge les dieux»; et un peu après: «J'ai dit: Vous êtes des dieux, vous êtes tous les fils du Très-Haut, et toutefois vous mourrez de même que les hommes, vous tomberez comme un des princes 2» .Tel est,le passage que le Seigneur nous cite dans l'Evangile quand il dit: «N'est-il pas écrit dans votre loi: J'ai dit, vous êtes des dieux? Si elle a nommé dieux ceux à qui la parole du Seigneur fut adressée, et l'Ecriture ne saurait être vaine, comment moi que le Père a sanctifié, et envoyé au monde, m'accusez-vous de blasphème, parce que j ‘ai dit: Je suis le Fils de Dieu 3?» Si donc ils sont appelés des dieux, ce n'est point que tous soient bons, c'est que la parole de Dieu leur a été adressée. S'ils étaient ainsi nommés à cause de leur bonté, Dieu ne les jugerait pas ainsi. Car aussitôt qu'il a dit: «Dieu a pris séance dans l'assemblée des dieux», le Psalmiste ne dit point : Du milieu d'eux il discerne les hommes des dieux, comme pour assigner une différence entre Dieu et l' homme; mais il dit: «Au milieu il juge les dieux». Puis il ajoute: «Jusques à quand vos jugements seront-ils injustes 4?» et le reste: ce qui évidemment, ne s'adresse pas à tous, mais à quelques-uns, puisqu'il ne parle que d'après son discernement; et pourtant c'est au milieu des dieux qu'il fait ce discernement.

3. Mais, dira-t-on, si l'on appelle dieux ces hommes à qui la parole de Dieu a été adressée, faut-il appeler de ce même nom les anges, puisque l'égalité avec les anges est la plus grande récompense que l'on ait promise aux justes et aux saints? Je ne sais pas si dans toutes les Ecritures on pourrait trouver ou du moins trouver facilement un passage qui nomme clairement dieux les anges; mais quand il est dit du Seigneur Dieu, qu'il est «terrible sur tous les autres dieux 5», le Psalmiste semble vouloir justifier cette expression

1. Ps 136,2. - 2. Ps 81,1 Ps 81,6-7.- 3. Jn 10,31-36.- 4. Ps 81,12.- 5. Ps 95,4.

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en ajoutant : «C'est que les dieux des nations sont des démons». C'est à propos de ces dieux que le Psalmiste a dit que Dieu est terrible dans ses saints, dont il a fait des dieux, et qui doivent effrayer les démons. C'est en effet ce qu'on lit ensuite: «Quant au Seigneur, il a fait les cieux». Ils ne sont donc point appelés des dieux, sans aucune addition; mais les dieux des nations: toutefois le Prophète a dit plus haut: «Il est terrible par-dessus tous les dieux», et non par-dessus tous les dieux des nations, bien qu'il l'ait voulu faire entendre, en, disant aussitôt: «Car tous les dieux des nations». On dit, il est vrai, que l'hébreu ne l'exprime point ainsi, mais qu'il est dit: «Les dieux des nations sont des simulacres». En ce cas, mieux vaut en croire les Septante, qui ont traduit avec l'assistance de ce même Esprit qui avait dit d'abord ce qui est dans le texte hébreu. C'est en effet sous l'action du même Esprit-Saint qu'il a fallu traduire ainsi cette parole: «Les dieux des nations sont des démons», afin de nous faire mieux comprendre ce qui est dans l'hébreu: «Les dieux des nations sont des simulacres», et de nous montrer qu'il n'y a dans les idoles rien que des démons. Le simulacre, en effet, qui s'appelle en grec, idole, et dont le nom a passé dans le latin, a des yeux, mais ne voit point, et tout ce qu'énumère le psaume au sujet de ces idoles privées, de tout sens; d'où vient, qu'on ne saurait les effrayer, puisque l'effroi n'est que pour les êtres sensibles. Comment donc est-il dit à propos du Seigneur: «Il est terrible sur tous les autres dieux, car les dieux des nations sont des idoles»; si ce n'est que, par idoles, il faut comprendre les démons que l'on peut effrayer? De là cette parole de saint Paul: « Nous savons que l'idole n'est rien 1»: restreignant l'idole à la matière qui est privée de sens. Et comme on aurait pu se persuader que nulle nature vivante et sensible ne fait ses délices des sacrifices des païens, l'Apôtre ajoute: «Mais les sacrifices des païens sont offerts aux démons et non à Dieu. Or, je ne veux point que vous ayez part aux sacrifices des démons». Si donc nul endroit des saintes Ecritures ne nous prouve que les anges ont été appelés des dieux, la raison qui m'en vient présentement à l'esprit, c'est afin que

1. 1Co 8,4. - 2. 1Co 10,20.

ce nom ne puisse porter les hommes à rendre aux anges te culte souverain, qu'on nomme en grec liturgie ou latrie. Aussi eux-mêmes ont-ils soin d'en détourner les hommes, puisque cet honneur n'est dû qu'à celui qui est leur Dieu et le Dieu des hommes. Le nom d'anges, en latin messagers, leur convient donc beaucoup mieux, ce nom qui a plus d'analogie à leur emploi qu'à leur nature, et nous fait comprendre qu'ils dirigent notre culte vers le Dieu dont ils sont les ambassadeurs. Ainsi l'Apôtre a tranché en, quelques mots la question qui nous occupe, quand il a dit: «S'il est en effet des êtres appelés dieux dans le ciel et sur la terre, de manière à constituer plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, pour nous néanmoins il n'est qu'un seul Dieu, Père d'où procèdent toutes choses, qui nous a faits pour lui, et un seul Seigneur Jésus-Christ, par qui tout a été fait, et nous sommes par lui 1».

4. Confessons donc au Dieu des dieux, et au Seigneur des seigneurs, que sa miséricorde est éternelle; «à lui seul qui fait les grands miracles 2». De même que tout verset se clôt par ces mots: «Parce que sa miséricorde est éternelle», de même à la tête de chacun, bien qu'on ne l'ait point mis, il faut sous-entendre: «Confessez au Seigneur»; ce que le texte grec nous fait voir clairement, Le latin nous le montrerait également si nos traducteurs avaient pu rendre la même expression. Ils l'auraient fait dans ce verset, en disant: «A celui qui fait des miracles 3». Car si nous disons: « Celui qui fait des miracles», on lit dans le grec: «A celui qui fait des miracles»; ce qui nous force à sous-entendre: «Confessez». S'ils ajoutaient seulement le pronom et nous disaient: «A celui qui fait des miracles», ou «qui a fait», ou qui a «affermi», on comprendrait facilement qu'il faut sous-entendre: «Confessez». Mais le texte est devenu tellement obscur que celui qui ne saurait examiner le texte grec, ou qui néglige de te faire, est porté à penser, qu'il y a dans le texte: « Qui a fait les cieux, qui a affermi la terre, qui a fait les grands flambeaux, parce que sa miséricorde est éternelle»; en ce sens que Dieu aurait fait ces oeuvres précisément par un effet de cette éternelle miséricorde, tandis qu'il n'y a pour appartenir à sa miséricorde que ceux qu'il

1. 1Co 8,4-6. - 2. Ps 136,4. - 3. To poiesanti.

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délivre de la misère; et que la création du ciel, de la terre, et des astres 1, loin d'être une oeuvre de miséricorde, est une oeuvre de bonté pour celui dont toutes les créatures sont excellentes. Créer, en effet, c'était donner la vie à toutes choses; mais l'oeuvre de sa miséricorde est de nous purifier de nos péchés, et de nous délivrer d'une misère éternelle. C'est donc à nous que s'adresse le Psalmiste quand il dit: «Confessez au Dieu des dieux, confessez au Seigneur des seigneurs». Confessez «à celui qui seul fait de grandes merveilles»; confessez «à celui qui a fait le ciel par son intelligence»; confessez «à celui qui a affermi la terre sur les eaux»; confessez «à celui qui seul fait les grands flambeaux»; et à la fin de chaque verset, il nous dit pourquoi nous devons le confesser, «c'est que sa miséricorde est éternelle».

5. Mais pourquoi dire qu' «il a fait seul de grandes merveilles?» Est-ce parce qu'il a fait de nombreux prodiges par le moyen des hommes et des anges? Il y a certaines merveilles que Dieu fait lui seul, et que nous énumère le Psalmiste en disant: «Qui a fait le ciel par son intelligence, qui a affermi la terre sur les eaux, qui a fait seul de grands corps de lumière 2». Le Psalmiste a mis ici le mot seul, parce que Dieu a fait les autres oeuvres par l'intermédiaire des hommes. Après avoir dit que Dieu a fait seul les grands corps de lumière, il nous les énumère en disant: «Le soleil pour présider au jour, la lune et les étoiles pour présider à la nuit». Ensuite il commence l'énumération des oeuvres que Dieu a faites par les anges, ou par les hommes. «Il a frappé l'Egypte avec ses premiers-nés 3», et le reste. Dieu donc a fait toutes les créatures, non par l'intermédiaire d'une autre créature; mais lui seul. Le Prophète rapporte seulement ici quelques-unes des créatures les plus excellentes, les cieux spirituels, la terre visible, pour nous faire juger du reste. Or, comme il y a aussi des cieux visibles, après avoir spécifié les flambeaux, il nous avertit de regarder comme l'oeuvre de Dieu tout ce qu'il y a de corporel dans le ciel.

1. Ps 136,5. - 2. Ps 136,3-7. - 3. Ps 136,8-10.


6. Toutefois cette expression: «Il a fait les cieux dans la raison», ou comme d'autres ont traduit, «dans l'intelligence», a fait demander si le Prophète voulait dire que Dieu a fait les cieux intelligibles, ou s'il les a faits dans sa raison ou son intelligence, c'est-à-dire dans sa sagesse, ainsi qu'il est dit ailleurs: «Vous avez tout fait dans votre sagesse Ps 103,24», nous insinuant que c'est par le Verbe, son fils unique. Mais s'il en est ainsi, s'il nous faut comprendre que Dieu a tout fait dans son intelligence, pourquoi le Prophète ne parle-t-il ainsi que du ciel, taudis que Dieu a tout fait dans sa sagesse? Ou bien le Prophète ne voulait-il l'exprimer ici seulement, que pour nous faire comprendre qu'il est sous-entendu ailleurs; en sorte que le sens serait: «Il a fait les cieux avec intelligence, il a affermi la terre sur les eaux», en sous-entendant aussi, «avec intelligence». «Lui qui a fait seul les grands corps de lumière, le soleil pour présider au jour, la lune et les étoiles pour présider à la nuit»; encore «avec intelligence», Mais alors pourquoi dire seul, si c'est avec la raison ou l'intelligence, c'est-à-dire dans la sagesse qui est le Verbe unique? Ne serait-ce point parce que la Trinité, au lieu d'être trois dieux, n'est qu'un seul Dieu, et qu'alors, dire que Dieu a fait seul toutes ces choses, signifierait que Dieu les a faites sans le secours d'aucune créature?

7. Mais que signifie: «Il a affermi la terre sur les eaux?» Voilà qui est obscur; car la terre a plus de poids que l'eau, en sorte que l'on peut croire qu'au lieu d'être portée par les eaux, c'est elle au contraire qui les porte. Mais, sans vouloir minutieusement défendre nos Saintes Ecritures contre ceux qui s'imaginent avoir trouvé sur ce point des raisons péremptoires, quoi qu'il en soit, nous avons toujours sous la main ce sens facile à comprendre, que la terre habitée par les hommes, qui contient les animaux terrestres, et que l'Ecriture appelle aussi l'aride, ainsi qu'il est écrit: «Que l'aride paraisse, et Dieu appela l'aride du nom de terre », que cette terre est fondée sur les eaux, en ce sens qu'elle domine les eaux qui lui forment une ceinture . Quand on dit, en effet, d'une ville maritime, qu'elle est bâtie sur la mer, on n'entend point dire par là qu'elle est sur la mer comme la voûte d'un pont est au-dessus des eaux, ou comme le vaisseau qui court sur les flots; mais on dit qu'elle est sur la mer, - 139 - parce qu'elle domine la mer qui est moins élevée. C'est ainsi qu'il est dit que Pharaon s'élança «sur les eaux Ex 8,15»; tel est le texte grec traduit par les latins, «vers les eaux»; ainsi encore il est dit que le Seigneur «était assis sur le puits Jn 4,6», parce que l'un et l'autre dominaient le puits et le fleuve, l'un près du fleuve, l'autre près du puits.

8. Si cette expression du Prophète: «Dieu fit les cieux par son intelligence», peut avoir un sens qui nous regarde plus spécialement, comme si les cieux étaient les saints de Dieu, parvenus à cette spiritualité qui n'est plus seulement la foi aux choses divines, mais l'intelligence même; ceux qui ne peuvent s'élever jusque-là, et qui s'en tiennent l une foi très-ferme, auraient pour symbole cette terre qui est inférieure aux cieux. Et comme ils demeurent inébranlables dans cette foi qu'ils ont reçue au baptême, il est dit : «Il a affermi la terre sur les eaux». De même il est écrit qu'en Jésus-Christ Notre-Seigneur sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science Col 2,3. Or, qu'il y ait une différence entre la sagesse et la science, nous en avons d'autres preuves dans les saintes Ecritures, et surtout dans les saintes paroles de Job qui nous définit en quelque sorte l'une et l'autre: voici en effet ces paroles: «Il dit à l'homme: La sagesse consiste dans la piété, et la science à s'abstenir du mal Jb 28,28». Nous sommes autorisés, dès lors, à faire consister la sagesse dans la connaissance et dans l'amour de celui qui subsiste toujours, qui est toujours immuable, c'est-à-dire Dieu, Cette piété, en effet, en laquelle consiste la sagesse, se nomme en grec Theosebeia, que l'on pourrait traduire en latin par culte de Dieu. Et cette science qui consiste à s'abstenir du mal Ph 2,15, qu'est-ce autre chose que vivre avec précaution et prudence, au milieu d'une nation dépravée et corrompue, et comme dans les ténèbres de ce monde, afin que tout fidèle, s'abstenant de l'iniquité, ne soit point confondu dans les ténèbres, mais qu'il s'en éloigne par sa propre lumière? Saint Paul, afin de faire ressortir quelque part l'harmonie qui se trouve entre les différents dons que Dieu fait aux hommes, met ceux-ci en avant: «L'un reçoit de l'Esprit-Saint le discours de la sagesse»; c'est là, je crois, « Le soleil pour présider  au jour : - 139 - «l'autre, du même Esprit, le discours de la science», ce qui marque la lune. Les étoiles aussi pourraient être désignées dans ces paroles: «Un autre reçoit le don de foi, par le même Esprit, un autre reçoit le don de guérir les malades, un autre le don des miracles, un autre le don de prophétie, un autre le don de parler diverses langues, un autre le don de les interpréter, un autre le discernement des esprits ». Il n'y a en effet aucun de ces dons qui ne soit nécessaire, dans cette nuit du monde; une fois qu'elle sera écoulée, ils ne seront d'aucune utilité; de là vient l'expression «pour éclairer la nuit». Le texte porte in potestatem, et dit «au pouvoir de la nuit», ou «du jour», c'est-à-dire la puissance d'éclairer le jour ou la nuit; ce qui convient parfaitement aux dons spirituels, puisque Dieu a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu Jn 1,12. «Il a frappé l'Egypte avec ses premiers-nés»; il a frappé le monde avec tout ce qui paraît éclatant dans le monde.

9. «Il a tiré Israël du milieu de l'Egypte». Il a tiré du milieu des méchants ses saints et ses fidèles. « Avec une main puissante, et un bras élevé Ps 136,11-12». Quel bras plus puissant et plus élevé que celui dont il est dit: «A qui le bras du Seigneur a-t-il été montré Is 53,1? Lui qui a séparé la mer Rouge en deux parts». Il fait encore aujourd'hui cette division, puisque le même baptême donne aux uns la vie, aux autres la mort. «Il a conduit Israël par le milieu de cette mer». Il conduit aussi à travers le bain de la régénération son peuple renouvelé. «Il a renversé Pharaon et toute sa puissance dans la mer Rouge». Par le baptême, il donne la mort au péché de ses serviteurs, et à toutes ses traces. «Il a conduit son peuple par le désert». Il nous fait aussi traverser le désert et les aridités de cette vie, de peur que nous n'y périssions, «Il a frappé de grands rois et mis à mort des rois puissants». Il frappe, il met à mort par nous les puissances diaboliques, les esprits de malice. «Seon, roi des Amorrhéens»; c'est-à-dire, ce germe inutile, ce foyer de tentation, que signifie Seon, le roi des Amorrhéens ou de l'amertume «Et Og, roi de Basan». Og, ou celui qui amasse, roi de Basan ou de la confusion. Que peut amasser le diable, sinon la - 140 - confusion? «Il a donné leur terre en héritage, en héritage à Israël son serviteur». Ceux que le démon possédait, Dieu les donne en héritage à la race d'Abraham qui est le Christ. «Il s'est souvenu de nous dans notre humiliation, et nous a rachetés de nos ennemis Ps 136,13-24», par le sang de son Fils unique. «Il donne la nourriture à toute chair»; c'est-à-dire à tout le genre humain, non-seulement aux Israélites, mais encore aux Gentils; et c'est de cet aliment qu'il est dit: «Ma chair est vraiment une nourriture Jn 6,56. Confessez au Dieu du ciel que sa miséricorde est éternelle. Confessez au Seigneur des seigneurs que sa miséricorde est éternelle Ps 136,26». Cette expression, «au Dieu du ciel», me paraît en d'autres termes la répétition de cette autre, «au Dieu des dieux», car le Prophète ajoute ici précisément ce que déjà il avait ajouté plus haut: «Confessez au Seigneur des seigneurs». Quels que soient ceux que l'on nomme « dieux», confessez au Seigneur des seigneurs; car «s'il est des êtres appelés dieux, soit dans le ciel, soit sur la terre, et qu'ainsi il y ait plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, néanmoins il n'y a pour nous qu'un seul Dieu, le Père d'où procèdent toutes choses, et qui nous a faits pour lui; et un seul Seigneur Jésus-Christ, par qui toutes choses ont été faites, et nous sommes par lui»: et auquel nous confessons que «sa miséricorde est éternelle».

1. 1Co 8,5-6.



DISCOURS SUR LE PSAUME CXXXVI - BABYLONE, OU LA CAPTIVITÉ DE CETTE VIE.

137 Ps 137


SERMON AU PEUPLE.



Babylone et Jérusalem sont confondues ici-bas, et seront séparées au dernier jour. Cependant nous ne pouvons louer le Seigneur qu'en Sion dont le souvenir fait couler nos larmes sur les fleuves de Babylone, ou sur tout ce qui est passager comme le fleuve, gloire, éclat, richesses. Asseyons-nous; c'est-à-dire, humilions-nous, sans nous confier au courant, et fussions-nous heureux selon Babylone, aspirons à Sion, où notre joie sera éternelle. Nos harpes sont les saintes Ecritures; le saule est un arbre stérile, comme ces mondains à qui nous ne saurions parler de religion; y suspendre nos harpes, c'est garder le silence avec eux. Mais Babylone c'est la captivité, et le Christ nous rachetés, comme le Samaritain soulagea cet homme que des voleurs avaient laissé à demi mort sur le chemin de Jéricho. Ces voleurs sont le diable et ses anges, lui qui entra dans le coeur de Judas, comme il entre en ceux qui lui ouvrent leur coeur par les désirs de la chair, qui ne vient le bonheur que dans la satisfaction des sens, mais ne comprennent point renoncement volontaire, ne le voient point pratiquer chez les chrétiens. Ils nous interrogent sur notre religion, mais sans vouloir l'embrasser; il faut alors suspendre nos harpes; comment chanter sur la terre étrangère, ou à des hommes incapables de nous comprendre? Tel était le riche qui interrogeait le Sauveur dans l'Evangile: Que ferai-je pour avoir la vie éternelle? Vendez vos biens, donnez-en le prix aux pauvres. C'est là le cantique des riches; celui des pauvres, c'est d'éviter les désirs insatiables. Ces arbres pourront cesser d'être stériles; alors nous parlerons. Cette main droite qui doit s'oublier, c'est la main des bonnes oeuvres, qui tarissent quand nous oublions Jérusalem; la gauche est celle des oeuvres temporelles, et quand à nos aspirations vers le ciel se mêlent des aspirations terrestres, notre main gauche connaît les oeuvres de la main droite. D'autres, donnant la préférence aux biens temporels, font de la droite la gauche, et deviennent étrangers à Jérusalem. Pour habiter, cette ville, ayons soif de la justice; que notre langue soit muette si nous ne chantons ce qui est de Sion, si notre joie n'est plus la jouissance de Dieu. Quant aux fils d'Edom qui ont vendu leur droit d'aînesse, qui sont l'homme charnel, ils ne posséderont point le royaume de Dieu devenu le partage de Jacob. qui donna la préférence aux biens spirituels, ils ont voulu nous détruire, Dieu les a soumis à l'esclavage. La fille de Babylone nous a persécutés par ses scandales; bienheureux qui brisera les passions qu'elle a fait naître en nous contre la pierre qui est le Christ.

1. Vous n'avez pas oublié, sans doute, ce que je vous ai dit plusieurs fois, ou plutôt ce que j'ai rappelé à votre souvenir, que tout homme instruit dans l'Eglise doit savoir de quelle patrie nous sommes citoyens, quel est le lieu de notre exil, que le péché est la cause de cet exil, et que la grâce qui nous fait retourner dans la patrie, c'est la rémission du (141) péché, la justification qui nous vient de la bonté de Dieu. Vous avez entendu aussi, vous savez que deux grandes sociétés confondues de corps, mais séparées par le coeur, traversent les siècles jusqu'à la fin du monde; l'une qui a pour fin la paix éternelle, et qui est Jérusalem, l'autre qui trouve sa joie dans la paix du temps, et qu'on appelle Babylone. Si je ne me trompe, vous connaissez aussi le sens de ces noms; vous savez que Jérusalem signifie vision de la paix, et Babylone confusion. Jérusalem était retenue captive à Babylone, mais pas totalement, puisqu'elle a aussi pour citoyens les anges; mais en ce qui regarde seulement les hommes prédestinés à la gloire de Dieu, qui doivent être par l'adoption les cohéritiers de Jésus-Christ, et qu'il a rachetés de la captivité au prix de son sang. Quant à cette partie de Jérusalem qui demeure en captivité à Babylone, à cause de ses péchés, elle commence d'en sortir dès ici-bas par le coeur, au moyen de la confession des péchés et de l'amour de la justice; mais à la fin des siècles elle en sera séparée, même corporellement. Ainsi l'avons-nous annoncé dans ce psaume, que nous avons expliqué à votre charité, et qui commence de la sorte «C'est dans Sion qu'il faut vous louer, ô mon Dieu, et en Jérusalem qu'on doit vous rendre ses voeux 1». Or, aujourd'hui nous avons chanté: «Assis à Babylone, sur le bord des fleuves, nous avons pleuré au souvenir de Sion 2». Remarquez-le, dans l'un il est dit que «c'est dans Sion qu'il faut chanter des hymnes à Dieu»; et dans l'autre: «Assis à Babylone sur le bord des fleuves, nous avons pleuré au souvenir de Sion», de cette Sion où il convient de chanter des hymnes à Dieu.

2. Quels sont donc les fleuves de Babylone, et qu'est-ce pour nous de nous asseoir et de pleurer au souvenir de Sion? Si nous en sommes en effet les citoyens, non contents de chanter ainsi, nous pleurons réellement. Si nous sommes citoyens de Jérusalem ou de Sion, et si au lieu de nous regarder comme des citoyens, nous nous tenons pour captifs dans cette Babylone, ou dans cette confusion du monde, il nous faut non-seulement chanter ces paroles, mais en reproduire les sentiments dans nos coeurs, et soupirer avec une pieuse ardeur après la cité éternelle. Dans cette cité appelée Babylone, il y a des citoyens qui

1. Ps 64,2. - 2. Ps 136,1.

l'aiment et qui y cherchent la paix du temps, bornant à cette paix leur espérance, y fixant toute leur joie, y trouvant leur fin, et nous les voyons se fatiguer beaucoup pour les intérêts d'ici-bas. Qu'un homme néanmoins s'y acquitte fidèlement de ses emplois, sans y chercher ni l'orgueil, ni l'éclat passager d'une gloire périssable, d'une haïssable arrogance, mais agissant' avec droiture, autant que possible, aussi longtemps que possible, envers tous s'il est possible, autant qu'il peut voir que tout cela est terrestre, et envisager la beauté de la cité céleste, Dieu ne le laissera point à Babylone; il l'a prédestiné à être citoyen de Jérusalem. Dieu comprend qu'il se regarde comme captif et lui montre cette autre cité à laquelle il doit aspirer, pour laquelle il doit tenter les plus grands efforts, en exhortant de tout son pouvoir ses compagnons d'exil à y arriver un jour. Aussi, notre Seigneur Jésus-Christ dit-il: «Celui qui est fidèle dans les moindres choses l'est aussi dans les grandes»; et plus loin: « Si vous n'avez pas été fidèles dans ce qui n'est point à vous, qui vous donnera ce qui vous appartenait 1?»

3. Toutefois, mes bien-aimés, écoutez quels sont les fictives de Babylone. On entend par fleuves de Babylone tout ce que l'on aime ici-bas et qui est passager. Voilà un homme qui s'est adonné à l'agriculture, par exemple, qui cherche à s'enrichir par ce moyen, y applique son intelligence, y met son plaisir. Qu'il en considère la fin, et qu'il voie que l'objet de son amour n'est point un fondement de Jérusalem, mais un fleuve de Babylone. Un autre nous dit: C'est un noble emploi que celui des armes: tout laboureur craint le soldat, lui obéit, tremble devant lui; si je suis laboureur, je craindrai le soldat; si je suis soldat, le laboureur me craindra. O insensé, tu te jettes à corps perdu dans un autre fleuve de Babylone, et fleuve plus turbulent, plus rapide encore que le premier. Tu veux qu'on te craigne au-dessous de toi, crains ceux d'au dessus: celui qui te craint peut tout à coup te devenir supérieur, mais celui que tu dois craindre ne te sera jamais inférieur. Le barreau, dit celui-ci, est une noble carrière, l'éloquence est une grande puissance; en toute occasion des clients sont suspendus en quelque sorte à la langue d'un

1. Lc 16,10.

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patron qui parle bien, et de ses lèvres attendent la perte ou le gain d'une affaire, la mort ou la vie, la ruine ou le salut. Mais tu ne sais où tu vas. Voilà un autre fleuve de Babylone, un fleuve bruyant dont le flot bondit contre les rochers qu'il frappe. Mais vois au moins que ce flot passe, vois qu'il s'écoule, et situ vois qu'il passe et qu'il s'écoule, prends garde qu'il ne t'entraîne. Il est beau, dit un autre, de naviguer et dc négocier, de connaître beaucoup de provinces, de faire du gain partout, de n'être attaché à aucune ville sous la dépendance de quelque puissant, de voyager toujours, d'absorber son esprit par des affaires multipliées, des pays divers, et de retourner enfin avec des richesses considérables. C'est encore là un fleuve de Babylone; quand consolideras-tu ces richesses? Quand sauras-tu compter sur ces gains, et te reposer en sûreté? Plus tu es riche, et plus tu es craintif. Un naufrage peut te mettre à nu, et c'est avec raison que tu pleureras dans le fleuve de Babylone, parce que tu n'auras voulu ni t'asseoir, ni pleurer sur ses bords.

4. Donc les autres citoyens de la sainte Jérusalem, comprenant qu'ils sont en captivité, méditent sur les désirs humains, sur ces diverses passions qui entraînent avec violence, qui poussent et précipitent dans la mer; voilà ce qu'ils voient, et au lieu de se jeter dans les fleuves de Babylone, ils se tiennent assis sur les fleuves de Babylone, pour pleurer, ou sur les mondains qu'entraînent ces fleuves, ou sur eux-mêmes qui ont mérité d'être à Babylone, bien qu'ils y soient assis, c'est-à-dire humiliés. Donc, «sur les fleuves de Babylone, nous avons pleuré au souvenir de Sion». O sainte Sion, où tout demeure et rien ne s'écoule ! qui nous a précipités dans ces flots rapides? Pourquoi nous sommes-nous séparés de ton divin Architecte, et de ta société sainte? Nous voici au milieu des flots qui nous poussent tumultueusement et qui nous entraînent; c'est à peine si quelqu'un peut s'échapper en saisissant les saules du rivage. Dans notre captivité, asseyons-nous humblement sur les fleuves de Babylone sans être assez audacieux pour nous précipiter dans les flots, ni assez orgueilleux pour lever la tête, au milieu de nos amertumes et de nos malheurs; mais asseyons-nous et pleurons. Asseyons-nous sur les fleuves de Babylone, et non sous les fleuves; que notre humilité n'aille point jusqu'à nous y plonger Assieds-toi sur le fleuve, non dans le fleuve, non sous le fleuve : assieds-toi humblement, parle, mais non comme à Jérusalem. C'est là que tu seras debout, selon cette espérance que chante un autre psaume : «Nos pieds se tenaient debout dans les parvis de Jérusalem 1». C'est là que tu seras élevé en gloire, si tu veux ici-bas t'humilier dans la pénitence et dans la confession. C'est donc dans les parvis de Jérusalem que nos pieds se tenaient debout. «Mais sur les fleuves de Babylone nous étions assis, pleurant au souvenir de Sion». C'est donc le souvenir de Sion qui doit faire couler nos larmes.

5. Beaucoup en effet répandent les larmes de Babylone, parce qu'ils goûtent les joies de Babylone. La joie d'un gain, la douleur d'une perte, sont également de Babylone. Tu dois donc pleurer, mais au souvenir de Sion. Si le souvenir de Sion t'arrache des larmes, tu dois aussi pleurer, quand même selon Babylone tu serais heureux. Aussi est-il dit dans un psaume: «J'ai trouvé la tribulation et la douleur, et j'ai invoqué le Seigneur 2». Que signifie, «j'ai trouvé?» Il y avait je ne sais quelle affliction à chercher, et qu'il a trouvée, ce semble, après l'avoir cherchée. Et qu'a-t-il gagné en la trouvant? Il a invoqué le nom du Seigneur. Que tu rencontres l'affliction, ou que l'affliction te rencontre, sont choses bien différentes. Car le Prophète nous dit ailleurs: «Les douleurs de l'enfer m'ont trouvé 3». Que signifient ces paroles: «Les douleurs de l'enfer m'ont rencontré?» Qu'est-ce à dire encore: «J'ai rencontré la douleur et la tribulation?» Quand l'affliction vient tout à coup fondre sur toi, et bouleverser toutes les affaires temporelles qui faisaient tes délices; quand une douleur vient inopinément t'assaillir, d'où tu étais loin de l'attendre, alors te voilà triste, et la douleur d'en bas t'a rencontré. Tu te croyais en haut et tu étais à terre, en proie à cette affliction de l'enfer, tu t'es trouvé en bas,.lorsque tu te croyais bien supérieur. Tu t'es trouvé dans un profond abattement, accablé d'un ami auquel tu avais bien compté échapper; c'est la douleur d'en bas qui t'a rencontré. Lorsque tu es heureux, au contraire, que tout te sourit dans le monde, que la mort a épargné les tiens, que dans tes vignes rien n'est desséché,

1. Ps 121,2. - 2. Ps 114,3-4. - 3. Ps 114,17,

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rien n'est endommagé par la grêle, rien n'est stérile, rien ne s'aigrit dans tes vins, rien n'avorte dans les troupeaux, rien ne te fait déchoir des dignités que tu occupes dans le monde, lorsque tes amis vivent, et te gardent leur amitié, que tes clients sont nombreux, tes enfants soumis, tes serviteurs respectueux, ton épouse dans un parfait accord; c'est là, dit-on, une maison heureuse; trouve alors une douleur, si tu le peux, et ensuite invoque le Seigneur. Elle te paraît contradictoire, cette parole de Dieu qui nous dit de pleurer dans la joie, de nous réjouir dans la douleur. Ecoute celui qui se réjouit dans l'affliction «Nous nous glorifions», dit l'Apôtre, «au milieu de la tristesse 1». Quand l'homme pleure dans sa joie, vois s'il n'a pas trouvé l'affliction. Que chacun examine la joie qui a fait tressaillir son âme, qui l'a enflée d'un certain orgueil, qui t'a élevée et lui a fait dire r Je suis heureuse. Qu'il voie si ce n'est point une félicité qui s'écoule, et s'il peut s'assurer qu'elle sera éternelle. S'il n'en a point la certitude, s'il voit que tout ce qui constitue son bonheur n'est que d'un moment, c'est là le fleuve de Babylone, qu'il s'asseye au dessus et qu'il pleure. Or, il s'assiéra et pleurera s'il se ressouvient de Sion. O bienheureuse paix que nous contemplerons en Dieu ! Sainte égalité dont nous jouirons avec les anges! Sainte vision, spectacle incomparable ! Il est vrai qu'il y a des charmes aussi qui vous retiennent à Babylone; loin de vous tous ces liens, loin de vous leur séduction ! Autres sont les consolations de la captivité, autres les joies de la liberté. «Assis sur les fleuves de Babylone, nous avons pleuré au souvenir de Sion».

6. «Aux saules de ses rivages nous suspendîmes nos cithares 2». Ils ont leurs harpes, les habitants de Jérusalem; ils ont les saintes Ecritures, les préceptes; les promesses de Dieu, les pensées de l'autre vie; mais quand ils se trouvent au milieu de Babylone, ils suspendent ces harpes aux saules du rivage. Le saule est un arbre stérile, et dont le nom ici ne signifie rien de bon, bien qu'ailleurs il puisse avoir un autre sens. Mais ici, ne voyons sur les fleuves de Babylone que des arbres stériles. Les fleuves de Babylone les arrosent, et néanmoins ils ne produisent aucun fruit. De même qu'il est des hommes cupides, avares, stériles en bonnes oeuvres,

1. Rm 5,3. - Ps 136,2.

ainsi en est-il des citoyens de Babylone, qui ressemblent aux arbres de ces contrées, s'abreuvent de toutes les voluptés passagères, comme des eaux des fleuves de Babylone. Tu y cherches du fruit sans en trouver jamais. Quand nous rencontrons ces hommes, nous nous trouvons avec ceux qui sont au milieu de Babylone. Il est en effet une différence bien grande entre le milieu de Babylone et l'extérieur. Il en est qui ne sont pas au milieu, qui ne sont point si profondément plongés dans les convoitises et les voluptés mondaines. Mais ceux qui sont complètement adonnés à la malice, pour parler ouvertement, sont au milieu de Babylone, bois stériles, comme les saules de Babylone. Lorsque nous les rencontrons, et que nous les voyons tellement stériles, qu'on trouve à peine en eux rien qui les puisse ramener à la vraie foi, ou aux bonnes oeuvres, ou à l'espérance de la vie éternelle, ou au désir d'être délivrés de cette mortalité qui les tient en servitude, nous savons les Ecritures, nous pourrions leur en parler; mais ne trouvant en eux aucun fruit, par où nous puissions commencer, nous nous détournons en disant: Ils ne goûtent point encore ces vérités, ils ne les comprennent point. Quoi que nous puissions dire, ils ne l'accueilleront qu'avec défaveur, avec répugnance. Mais nous abstenir des saintes Ecritures, c'est suspendre nos harpes aux saules du rivage, et ces saules ne sont que des arbres stériles saturés de voluptés passagères, comme des fleuves de Babylone.

7. Et voyez si ce n'est point là ce que nous donne la suite du psaume «Aux saules qui couvraient ces eaux, nous suspendîmes nos cithares. Là, ceux qui nous avaient emmenés captifs nous demandèrent des cantiques, et ceux qui nous avaient arrachés à la patrie, des hymnes», sous-entendez «nous demandaient». Ils exigeaient de nous des cantiques et des hymnes, ceux qui nous ont emmenés captifs. Quels sont, mes frères, ceux qui nous ont emmenés en captivité? Quels hommes nous ont imposé le joug de la servitude? Jérusalem subit autrefois le joug des Perses, des Babyloniens, des Chaldéens, et des rois de ces contrées, et cela depuis la composition des psaumes, et non lorsque David les chantait. Mais, nous vous l'avons déjà dit, ce qui arrivait littéralement en cette ville était la figure de ce qui devait nous (144) arriver, et il est facile de nous montrer que nous sommes en captivité. Nous ne respirons point encore l'atmosphère de cette liberté que nous espérons; nous ne jouissons pas de la pure vérité ni de cette sagesse immuable, qui néanmoins renouvelle toutes choses 1. Les terrestres voluptés ont pour nous des charmes, et chaque jour il nous faut combattre les suggestions des coupables convoitises: à peine pouvons-nous respirer, même pendant la prière : c'est alors que nous sentons notre captivité. Mais qui nous a réduit à cet esclavage? Quels hommes? quelle nation? quel roi? Si nous sommes rachetés, nous étions donc captifs. Qui nous a rachetés? le Christ. Des mains de qui nous a-t-il rachetés? du diable. Le diable donc et ses anges nous ont emmenés en captivité, et n'eussent pu nous emmener sans notre consentement. C'est donc nous qui sommes emmenés captifs, et je vous ai dit par qui; c'est par ces mêmes voleurs qui blessèrent cet homme de l'Evangile qui descendait de Jérusalem à Jéricho, et qu'ils laissèrent à demi mort 2. C'est lui que rencontra notre gardien, c'est-à-dire le samaritain, car samaritain signifie gardien, et à qui les Juifs faisaient ce reproche: «N'avons-nous pas raison de dire que vous êtes un samaritain et un possédé du démon 3?»Pour lui, repoussant l'un de ces outrages, il accepta l'autre: «Je ne suis point possédé du démon», répondit-il, mais il n'ajouta pas, ni samaritain; et, en effet, si ce divin Samaritain ne veille sur nous, c'en est fait de nous. Donc ce samaritain passant près de cet homme abandonné par les voleurs, vit ses blessures, et le recueillit comme vous savez. De même qu'on appelle voleurs ceux qui nous ont infligé les plaies du péché, on les regarde aussi comme des vainqueurs qui nous emmènent en captivité, à cause de l'assentiment que nous donnons à notre servitude.

8. Ces vainqueurs donc qui nous ont emmenés, le diable et ses anges, quand nous ont-ils parlé et demandé les cantiques de Sion? Que faut-il comprendre par là, sinon que c'est le diable qui parle et qui agit en ceux qui nous font les mêmes questions? «Pour vous», dit l'Apôtre, «qui étiez morts par vos péchés et par vos crimes, qui marchiez autrefois selon l'esprit de ce monde, selon le principe des puissances de l'air, cet esprit qui agit maintenant


1. Sg 7,27.- 2. Lc 10,30 et seqq. - 3. Jn 8,48

sur les enfants de la rébellion, parmi lesquels nous avons été tous autrefois 1». Saint Paul nous fait voir qu'il a été racheté, et qu'il sort déjà de Babylone. Et toutefois, que dit-il encore? Qu'il nous reste à combattre nos ennemis. Et pour nous détourner de haïr ces hommes qui nous persécutent, l'Apôtre éloigne de notre pensée toute animosité contre les hommes, en nous signalant cette lutte avec ces esprits invisibles, contre lesquels nous devons combattre. «Ce n'est point», nous dit-il en effet, « contre la chair et le sang que vous avez à combattre», c'est-à-dire contre les hommes que vous voyez, qui paraissent vous faire souffrir et vous persécuter; car il vous est ordonné de prier pour eux. «Ce n'est donc point contre la chair et le sang que nous avons à combattre», c'est-à-dire contre les hommes, «mais bien contre les principautés, contre les puissances, contre les princes de ce monde ténébreux 2». Que veut-il dire par ce monde? Les amateurs du monde. Ce sont eux qu'il appelle ténèbres, c'est-à-dire les hommes injustes, les scélérats, les infidèles, les pécheurs: ces hommes qu'il félicite quand ils reviennent à la foi, en leur disant: «Vous étiez autrefois ténèbres, aujourd'hui vous êtes la lumière dans le Seigneur 3». Il nous met donc en lutte avec ces principautés qui nous ont emmenés captifs.

9. De même que le diable entra jadis dans Judas et lui fit trahir son Seigneur 4, ce qu'il n'eût point fait si Judas ne lui eût ouvert son coeur; de même, au milieu de Babylone, un grand nombre de méchants, par des convoitises charnelles et coupables, ouvrent leurs coeurs au diable et à ses anges, qui agissent en eux et par eux, quand ils nous questionnent et nous disent: Exposez-nous vos raisons. Les païens pour la plupart nous viennent dire: Expliquez-nous pourquoi l'avènement du Christ, de quoi sert le Christ au genre humain? Depuis cet avènement le monde n'est-il pas dans un état pire qu'auparavant, et les hommes d'alors n'étaient-ils pas plus heureux que maintenant? Que les Chrétiens nous disent le bien que nous a fait le Christ; en quoi l'avènement du Christ a-t-il amélioré la condition des hommes? Tu le vois, si les théâtres, si les amphithéâtres, si les cirques subsistaient dans leur entier, si rien

1. Ep 2,1-3.-  2. Ep 6,12. - 3. Ep 5,8.- 4. Jn 13,27

145

ne dépérissait à Babylone, si les hommes se plongeaient dans toutes sortes de plaisirs, chantant et dansant au son d'abominables refrains, s'ils jouissaient en paix et en toute sécurité des compagnes de leurs débauches, s'ils ne craignaient point la faim dans leur maison, ceux qui applaudissent aux bouffons; si toutes ces voluptés coulaient sans ruine et sans trouble, si l'on pouvait s'y plonger sans crainte, les temps seraient heureux, et le Christ aurait apporté sur la terre une grande félicité. Mais parce que Dieu châtie l'iniquité, parce qu'il arrache des coeurs les convoitises de la terre, afin d'y planter l'amour de Jérusalem; parce que cette vie est mêlée d'amertume, afin que nous désirions la vie éternelle; parce que Dieu instruit les hommes par le châtiment, les redresse par une correction paternelle afin de leur taire éviter la damnation, le Christ n'a apporté aucun bien, le Christ n'a apporté que des maux! En vain tu énumères à cet homme les biens dont nous sommes redevables à Jésus-Christ, il n'y comprend rien. Tu lui parles de ceux qui suivent à la lettre ce que nous venons d'entendre dans l'Evangile; «qui vendent leurs biens «pour en donner le prix aux pauvres, afin d'avoir un trésor dans le ciel, et de suivre le Sauveur 1». Tu lui dis: Voilà les biens apportés par le Christ. Combien distribuent leurs biens aux pauvres, et se font pauvres eux-mêmes, non par nécessité, mais volontairement, et suivent Dieu dans l'espérance du royaume des cieux ! Ils se rient de ces pauvres comme d'insensés: Et voilà, disent-ils, les biens du Christ, perdre ses possessions, et s'appauvrir pour donner aux pauvres? Que répondre à un tel homme? Tu ne comprends pas, lui diras-tu, les biens du Christ; tu es absorbé par un autre, qui est l'adversaire du Christ, et à qui tu as ouvert ton coeur. Tu jettes les yeux sur les temps anciens, et ces temps te paraissent plus heureux; comme des olives pendantes à l'arbre, au souffle des vents, ainsi les hommes s'imaginaient jouir d'un certain air de liberté, en promenant çà et là leurs vagues désirs. Mais voici que l'on jette l'olive sous le pressoir; car elle ne pouvait demeurer toujours sur l'arbre, et l'année touchait à sa fin, Ce n'est pas sans raison que plusieurs de nos psaumes sont intitulés : «Pour les pressoirs 2». Liberté sur l'arbre,

1. Mt 19,21. - 2. Ps 8 Ps 80 Ps 83

écrasement au pressoir. Tu as remarqué, en effet, que l'avarice augmente à mesure que les biens du monde sont broyés et pressurés; vois aussi que la continence augmente à son tour. D'où vient cet aveuglement qui ne te laisse voir que le marc coulant dans les rues, et te dérobe l'huile pure qui coule dans les vases? Et cela n'est pas sans figure. L'homme qui fait le mal est connu publiquement: mais l'homme qui se convertit à Dieu, qui se purifie des souillures de ses coupables désirs, celui-là demeure caché; car le mare coule visiblement au pressoir, ou plutôt du pressoir, tandis que l'huile coule secrètement dans les réservoirs.

10. Vous applaudissez à mes paroles, vous en tressaillez; parce que déjà vous pouvez vous asseoir sur les fleuves de Babylone et y pleurer. Quant à ceux qui nous ont emmenés captifs, dès qu'ils sont entrés dans le coeur des hommes, dès qu'ils en ont pris possession, et qu'ils nous interrogent par leur organe, en nous disant: « Chantez-nous les paroles de vos cantiques»; expliquez-nous pourquoi est venu le Christ, et qu'est-ce que l'autre vie? Je veux croire, mais donnez-moi la raison qui m'oblige à croire: ô homme ! lui dirai-je, comment ne pas t'obliger à croire? Tu es absorbé dans tes coupables désirs, et si je te parle des biens de la Jérusalem d'en haut, tu ne les comprendras point: il faut chasser de ton coeur ce qui le remplit, afin d'y mettre ce qui n'y est point. Ne t'engage donc point aisément à parler à cet homme; c'est un saule, un bois stérile. Ne touche point ta harpe, n'en tire aucun son, mieux vaut la suspendre. Mais il insistera: chantez vos cantiques, dira-t-il, dites-moi les raisons de votre toi; ne voulez-vous donc pas m'instruire? Ton dessein d'écouter n'est pas sincère, et ce n'est point pour mériter qu'elle s'ouvre que tu frappes à la porte; tu es plein de celui qui m'a fait captif, c'est lui qui m'interroge par ta bouche. Il est astucieux, il est fourbe dans ses questions: il ne cherche point à s'instruire, mais à reprendre. Je me tais donc et je suspends ma harpe.

11. Mais que dira-t-il encore? «Chantez-nous vos hymnes, donnez-nous vos concerts, chantez-nous les cantiques de Sion». Que répondre? Tu es de Babylone, lui dirons-nous, tu fais partie de Babylone, c'est Babylone qui te nourrit, Babylone qui parle par ta (146) bouche; tu ne saisis que le reflet d'un moment, tu ne sais point méditer ce qui est éternel, tu ne comprends pas même tes questions. « Comment chanter les cantiques du Seigneur sur la terre étrangère 1?» C'est bien cela, mes frères. Parlez de nos vérités, quelque peu que vous les connaissiez, et voyez combien de railleries vous devez essuyer de la part de ces chercheurs de vérités, qui sont pleins de fausseté. Répondez à ces hommes qui vous demandent ce qu'ils ne peuvent comprendre, et dites-leur avec la hardiesse de notre saint cantique: «Comment chanter les cantiques du Seigneur dans la terre étrangère?»

12. Mais, ô peuple de Dieu, ô corps du Christ, nobles exilés, car vous êtes d'ailleurs, et non d'ici, comprenez que vous êtes entre leurs mains; et quand ils vous disent: «Chantez-nous vos hymnes, faites retentir vos concerts, chantez-nous les cantiques de Sion», gardez-vous de vous attacher à eux, de rechercher leur amitié, de craindre de leur déplaire, de trouver du goût à Babylone et d'oublier Jérusalem. Voyez ce que cette crainte suggère au Prophète, écoutez la suite. Car il a souffert celui qui a chanté ces paroles, et cet homme, c'est nous si nous voulons; il a subi toutes ces questions que lui adressaient, de toutes parts, des hommes aux paroles flatteuses, mais à la critique amère, aux louanges trompeuses, qui demandent ce qu'ils ne sauraient comprendre, et ne veulent point rejeter ce qui remplit leur coeur. Or, au milieu de ces foules importunes, le Prophète se trouvant en péril a relevé bien haut son âme au souvenir de Sion, et a même voulu s'astreindre par une espèce de serment : «Sainte Jérusalem, si jamais je t'oublie 2». Ainsi dit-il au milieu des discours de ceux qui le retiennent captif, au milieu des paroles mensongères, des paroles insidieuses de ces hommes demandant toujours sans vouloir comprendre.

13. De ces hommes était ce riche qui interrogeait le Sauveur: «Maître, que ferai-je, pour avoir la vie éternelle 4?» Questionner au sujet de la vie éternelle, n'était-ce point demander un cantique de Sion? « Observez les commandements», lui dit le Sauveur. Et ce fastueux de répondre: «Je les ai tous accomplis dès mon enfance». Le Seigneur lui

1. Ps 136,4 - 2. Ps 134,5. - 3. Mt 19,6.

parle donc des cantiques de Sion,bien qu'il sût qu'il ne comprendrait point; mais il voulait nous donner un exemple des conseils que plusieurs semblent nous demander, au sujet de la vie éternelle, et qui nous comblent d'éloges, jusqu'à ce que nous répondions à leurs demandes. A propos de ce jeune homme, il nous apprend à répondre à ces questionneurs insidieux: «Comment chanter les cantiques du Seigneur sur la terre étrangère?» Voici sa réponse: «Voulez-vous être parfait? Allez, vendez ce que vous possédez, et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel, puis venez et suivez-moi». Afin d'apprendre les cantiques de Sion, qu'il se dégage de tout empêchement, qu'il marche librement et sans aucun fardeau; alors il comprendra quelque peu les cantiques de Sien. Ce jeune homme s'en alla triste. Disons derrière lui: «Comment chanter les cantiques de Sion dans la terre étrangère?» Il s'en alla, il est vrai, mais le Seigneur ne laissa point les riches sans espérance. Car les Apôtres disaient: «Qui donc pourra être sauvé?» Et le Sauveur répondit: «Ce qui est impossible aux hommes est facile à Dieu». Les riches ont leur règle; ils ont pour eux un cantique en Sion, cantique dont l'Apôtre a dit: «Ordonnez aux riches de ce monde de n'être point orgueilleux, de ne point mettre leur confiance «dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant, qui nous donne avec abondance ce qui est nécessaire à la vie». Précisant ensuite ce qu'ils ont à faire, l'Apôtre enfin touche de la harpe, et ne la suspend point: «Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres», dit-il, «qu'ils donnent de bon coeur, qu'ils fassent part de leurs biens, qu'ils s'amassent un trésor et un fondement solide pour l'avenir, afin d'embrasser la vie éternelle 1». Tel est pour les riches le cantique de Sion, d'abord de ne point s'enorgueillir. Car les richesses élèvent le coeur, et le fleuve entraîne ceux qui s'élèvent. Que leur est-il donc recommandé? Avant tout de ne point s'enorgueillir. Qu'ils évitent dans les richesses l'effet des richesses mêmes, qu'ils évitent l'orgueil; car c'est le mal que produisent naturellement les richesses dans les hommes peu défiants. L'or n'est pas mauvais sans doute, puisque Dieu l'a créé; mais l'avare devient mauvais, quand il délaisse le Créateur pour

1. 1Tm 6,17-19.

147

s'attacher à la créature. Qu'il se prémunisse dès lors contre l'orgueil, et s'assoie sur le fleuve de Babylone. Car lui recommander de ne point s'enorgueillir, c'est lui dire de s'asseoir. Qu' il ne se confie point dans les richesses qui sont incertaines, et qu'il se tienne assis sur les fleuves de Babylone. Mettre sa confiance en des biens inconstants, c'est se laisser entraîner par le fleuve; mais s'humilier, éviter l'orgueil, se délier des richesses incertaines, c'est se tenir assis sur le fleuve de Babylone et soupirer vers la Jérusalem éternelle au souvenir de Sion, et, pour parvenir à Sion, donner son bien aux pauvres. Tel est pour les riches le cantique qui leur vient de Sion. Qu'ils travaillent dès lors, qu'ils touchent la harpe, et sans perdre un instant, quand ils rencontreront un homme qui leur dira: Que fais-tu? c'est perdre tes biens que faire autant d'aumônes: amasse pour tes enfants. Quand, dis-je, ils rencontreront de ces hommes incapables de comprendre nos oeuvres, et qu'ils trouveront en eux le saule stérile, qu'ils ne s'arrêtent pas à rendre raison de leurs oeuvres, à les faire connaître, qu'ils suspendent leurs harpes aux saules de Babylone. Mais en dehors de ces saules, qu'ils chantent, qu'ils travaillent sans relâche. Ce n'est point perdre que faire l'aumône. Confié à ton esclave, ton dépôt serait en sûreté; confié au Christ, sera-t-il en péril?

14. Vous venez d'entendre le cantique de Sion pour les riches, écoutez celui des pauvres, C'est toujours saint Paul qui parle: «Nous n'avons rien apporté en ce monde, et sans aucun doute nous n'en pouvons rien emporter; ayant de quoi vivre, de quoi nous vêtir, nous devons être contents. Quant à ceux qui veulent s'enrichir, ils tombent dans la tentation et en des désirs sans nombre, insensés et nuisibles, qui plongent l'homme dans la mort et dans la perdition 1», Voilà les fleuves de Babylone. «Or, l'avarice est la racine de tous les maux; quelques-uns de ceux qui en sont possédés, se sont égarés de la foi, et se sont jetés dans de grandes douleurs 2».Ces deux hymnes sont-ils donc en contradiction? Voyez ce que l'on dit aux riches, «de ne point s'enfler d'orgueil, ni se confier dans les richesses qui sont incertaines 3», de faire des bonnes oeuvres, des aumônes, de s'amasser pour l'avenir un trésor et un fondement

1. 1Tm 6,7-9. - 2. 1Tm 6,10. - 3. 1Tm 6,17 1Tm 6,19.

solide. Aux pauvres, qu'est-il dit? «Ceux qui veulent s'enrichir, tombent dans la tentation». On ne dit point: Ceux qui sont riches; mais «ceux qui veulent s'enrichir». Autrement, s'ils étaient déjà riches, l'autre cantique serait pour eux. On dit aux riches de donner, aux pauvres de ne point désirer.

15. Mais quand vous vous trouvez avec ces hommes qui ne comprennent point les cantiques de Sion, suspendez, vous ai-je dit, vos harpes aux saules du rivage: différez ce que vous devez dire. Ces arbres peuvent cesser d'être stériles, changer de nature et porter de bons fruits: c'est alors que nous pourrons chanter et qu'ils nous comprendront. Mais avec ceux qui contredisent toutes nos paroles, qui font des questions insidieuses, et s'obstinent contre les vérités qu'ils entendent, ne cherchez jamais à leur plaire, craignez d'oublier Jérusalem; que cette Jérusalem de la terre n'ayant qu'une même âme, parce que la paix du Christ a réuni toutes les âmes en une seule, que cette captive s'écrie: «Si jamais je t'oublie, ô sainte Jérusalem, que ma main droite s'oublie elle-même 1». Quelle imprécation, mes frères! «Que ma main droite s'oublie elle-même». Quel effroyable serment! Notre main droite, c'est la vie éternelle; notre gauche, la vie d'ici-bas, Toute oeuvre pour la vie éternelle est l'oeuvre de la droite. Si, dans tes actions, au désir de la vie éternelle se trouve mêlé quelque amour de la vie temporelle, ou d'une louange humaine, ou de quelque avantage mondain, ta main gauche connaît alors ce que fait ta main droite. Or, vous connaissez le précepte de l'Evangile: « Que votre main gauche ignore ce que fait votre main droite 2. Si donc je t'oublie, ô Jérusalem, que ma main droite s'oublie elle-même». Et c'est ce qui est arrivé; la parole du Prophète est plus une prédiction qu'un souhait. Car, à tout homme qui oublie Jérusalem, il arrive que sa droite elle-même s'oublie. Car la vie éternelle subsiste en- elle-même; pour eux, ils demeurent dans les plaisirs du temps, et se font une droite de ce qui est la gauche.

16. Soyez attentifs à mes paroles, mes frères, et je veux vous parler autant que Dieu m'en fera la grâce pour le salut de tous. Il vous souvient peut-être que je vous ai entretenus de certains hommes, qui se font une

1. Ps 136,5. - 2. Mt 6,3.

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droite de ce qui est la gauche; c'est-à-dire qui donnent la préférence aux biens temporels, qui y placent leur bonheur, dans leur ignorance du vrai bonheur, de la véritable droite 1. L'Ecriture les nomme étrangers, comme n'appartenant pas à Jérusalem, mais à Babylone: c'est d'eux qu'il est dit en quelque endroit des psaumes: «Délivrez-moi, Seigneur, de la main des enfants étrangers, dont la bouche dit le mensonge, et dont la droite est une droite d'injustice». Et le Psalmiste continue en disant: «Leurs fils sont comme de nouveaux plants d'oliviers; leurs filles sont parées comme des temples; leurs celliers sont pleins, s'épanchant de l'un dans l'autre; leurs brebis sont fécondes, et s'en vont en foule de l'étable; leurs vaches sont grasses, leurs clôtures ne sont point en ruine, et nul bruit sur leurs places publiques2». Jouir de ce bonheur, est-ce donc être coupable?Non, sans doute; mais d'en faire la droite, Puisque telle est la gauche. Aussi, que dit le Prophète? «Ils ont appelé heureux le peuple qui possède ces biens». Or, c'est parce qu'ils l'ont proclamé heureux que leur bouche a dit des vanités. Mais toi, ô Prophète, tu es citoyen de Jérusalem, puisque tu n'oublies pas Jérusalem, de peur que ta droite ne s'oublie; voilà que ces hommes ont dit la vanité en chantant le bonheur d'un peuple qui possède ces richesses: pour toi, chante-nous les hymnes de Sion. «Bienheureux», nous dit-il, «le peuple dont le Seigneur est le Dieu 3». Sondez vos coeurs, mes frères, voyez si vous avez soif des biens de Dieu, si vous soupirez après la cité de Dieu, la sainte Jérusalem, si vous désirez la vie éternelle. Que tout bonheur terrestre soit la gauche pour vous, et qu'il soit votre droite, celui que vous posséderez toujours. Si vous avez la gauche, n'y mettez point votre confiance; ne reprenez-vous pas ceux qui veulent manger de la gauche? Si vous croyez votre table déshonorée, parce qu'on y mange de la sorte, quelle injure n'est-ce point pour celle du Seigneur, que prendre pour la gauche ce qui est la droite, et pour la droite ce qui est la gauche? Que faire alors? «O Jérusalem, si jamais je t'oublie, que ma main droite s'oublie elle-même».

17. «Que ma langue s'attache à mon palais,

1. Voir discours sur le Ps 140, n. 8. - 2. Ps 143,7-8. - 3. Ps 143,15.

si je ne me souviens de toi 1». C'est-à-dire, que je demeure muet si ton souvenir s'efface de ma mémoire. Que dire, en effet; de quoi parler, si l'on ne parle des cantiques de Sion? Notre langue est elle-même le cantique de Jérusalem. Chanter notre amour pour ce bas monde, c'est une langue étrangère, une langue barbare, et que nous avons apprise dans notre captivité. Il sera donc muet pour Dieu, celui qui aura oublié Jérusalem. Mais c'est peu de s'en souvenir; ils s'en souviennent aussi, ses ennemis qui la veulent détruire. Quelle est, disent-ils, cette cité? Quels sont ces chrétiens? Quelle est leur vie? Encore s'ils n'étaient plus! Voilà que la nation captive a vaincu ceux qui la tenaient en captivité, et toutefois ils murmurent, ils frémissent, ils veulent détruire la cité sainte étrangère parmi eux, comme autrefois Pharaon voulut détruire le peuple de Dieu, quand il faisait mettre à mort tout enfant mâle, et ne réservait que les filles: il étouffait la force et nourrissait la convoitise. C'est donc peu de s'en souvenir, vois quel souvenir tu en as. Il est des souvenirs de haine et des souvenirs d'amour. Aussi après avoir dit: «Si jamais je t'oublie, ô sainte Jérusalem, que ma main droite s'oublie elle-même. Que ma langue s'attache à mon palais, situ ne vis dans ma mémoire», le Prophète ajoute: « Si Jérusalem n'est pas toujours la première de mes joies». Car, la joie suprême pour nous, c'est de jouir de Dieu, c'est de goûter en toute sécurité le bonheur d'une société paisible, et de l'union fraternelle. Là, nulle tentation violente, nul attrait dangereux ne pourra nous atteindre, le bien seul aura pour nous des charmes. Toute nécessité disparaîtra et fera place au bonheur suprême. «Si Jérusalem n'est point la première de mes joies».

18 Le Prophète en appelle au Seigneur, contre les ennemis de la cité: «Souvenez-vous, Seigneur, des fils d'Edom 2». Or, Edom est ici le même qu'Esaü, et vous avez entendu tout à l'heure à la lecture de l'Apôtre: «J'ai aimé Jacob, et haï Esaü 3». C'étaient deux frères dans un même sein, deux jumeaux dans les entrailles de Rébecca, deux fils d'Isaac, petits-fils d'Abraham. Néanmoins ils naquirent, l'un pour être admis à l'héritage, l'autre pour en être exclu. Or, cet

1. Ps 136,6. - 2. Ps 136,7. - 3. Gn 25,30.

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Esaü fut l'ennemi de son frère, parce que ce frère qui était le plus jeune lui ravit la bénédiction paternelle, et qu'ainsi s'accomplit cet oracle : «L'aîné servira le plus jeune 1». Or, nous commençons à comprendre quel est l'aîné, quel est le plus jeune, et quel est cet aîné assujetti au plus jeune. Le peuple juif paraissait l'aîné, et le peuple chrétien le plus jeune selon le temps. Et voyez comme l'aîné est assujetti au plus jeune. Ils sont les colporteurs de nos livres, car c'est de leurs livres que nous vient la vie. Mais pour donner à ces qualifications d'aîné et de plus jeune tin sens plus général, l'aîné, c'est l'homme charnel, et le plus jeune, l'homme spirituel; car l'homme charnel est le premier, l'homme spirituel vient ensuite. C'est l'Apôtre qui nous le dit clairement: «Le premier homme est l'homme terrestre formé de la terre; le second est l'homme céleste qui vient du ciel: comme le premier est terrestre, ses enfants sont terrestres, et comme le second est céleste, ses enfants sont célestes. Comme donc nous avons porté l'image de l'homme e terrestre, portons aussi l'image de l'homme céleste». Un peu auparavant havait dit: « Ce n'est point le corps spirituel qui a été formé le premier; c'est le corps animal, et ensuite le spirituel 2». L'expression animal a le même sens que charnel. A sa naissance l'homme est d'abord animal, homme charnel. S'il sort de la captivité de Babylone, pour retourner à Jérusalem, il est renouvelé, il se fait en lui une régénération selon l'homme nouveau et intérieur; il est le plus jeune par le temps, et l'aîné par la puissance. Esaü est donc le type de tous les hommes charnels, et Jacob le type de tous les hommes spirituels; ces derniers sont élus, les premiers sont réprouvés. L'aîné veut-il être élu? qu'il devienne le plus jeune. Il est appelé Edom, à cause de ce mets de lentilles qui est roux, c'est-à-dire, qui a une couleur rougeâtre. Ces lentilles étaient cuites et préparées, Esaü les demanda à Jacob son frère, il poussa l'envie de manger ces lentilles jusqu'à céder son droit d'aînesse, dignité que son frère acquit en échange du mets si convoité; et, par cette convention, l'un devenant le plus jeune l'autre l'aîné, cet aîné fut assujetti au plus jeune, et fut surnommé Edom 3. Or, selon le

1. Rm 9,13 Gn 25,23. - 2. 1Co 15,46-49 - 3. Gn 25,29-31 Gn 27,36-37.

témoignage des hommes instruits dans cette langue, Edom veut dire sang, signification qu'il a aussi dans notre langue punique. Ne vous en étonnez point, c'est au sang qu'appartiennent toutes les personnes charnelles. «Or, ni la chair ni le sang ne posséderont le royaume de Dieu 1». Edom n'a aucune part à ce royaume, tandis qu'il est le partage de Jacob, qui se priva d'un mets charnel, pour un honneur spirituel. Mais il eut pour ennemi Esaü, car tous les hommes charnels sont ennemis des hommes spirituels: quiconque ne recherche que le présent, persécute ceux qu'il voit occupés des biens éternels. Or, que dit contre ces hommes le Prophète qui ne perd point de vue Jérusalem, et qui demande à Dieu d'être délivré de sa captivité? « Souvenez-vous, Seigneur, des fils d'Edom». Délivrez-nous des hommes charnels, qui suivent cet Edom, qui sont nos frères aînés, mais qui sont aussi nos ennemis. Ils sont nés les premiers, mais ceux qui sont nés ensuite les ont devancés; car la convoitise charnelle a humilié les uns, et le mépris de cette convoitise élève les autres. Ils vivent, mais pour nous porter envie et nous persécuter.

19. «Souvenez-vous, Seigneur, des enfants d'Edom au jour de Jérusalem». Ce jour de Jérusalem est-il bien le jour de la douleur, le jour de la captivité pour Jérusalem, ou le jour de son bonheur, le jour de sa délivrance, le terme de sa course qui sera l'éternité? «Seigneur», dit le Prophète, «n'oubliez pas les enfants d'Edom». Desquels? «De ceux qui disent: Détruisez, détruisez Jérusalem jusqu'en ses fondements». Donc, souvenez-vous du jour où ils voulaient détruire Jérusalem. Combien de persécutions l'Eglise n'a-t-elle pas endurées? Avec quelle fureur les fils d'Edom, ou les hommes charnels, soumis au diable et à ses anges, qui adorent les pierres et le bois, qui obéissent aux convoitises de la chair, avec quelle fureur ne criaient-ils point Mort aux chrétiens, mort aux chrétiens: que pas un seul n'échappe détruisez jusqu'aux fondements? N'est-ce point là leur cri? Et, dans ce langage atroce, les persécuteurs n'ont-ils pas été rejetés de Dieu, et les martyrs couronnés? «Détruisez», disent-ils, « détruisez jusqu'aux fondements». Ainsi disent les enfants d'Edom: «Détruisez,

1. 1Co 15,50.

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détruisez», et Dieu crie à son tour: «Soyez assujettis 1». Laquelle de ces paroles sera victorieuse, sinon la parole de Dieu qui a dit: «L'aîné sera assujetti au plus jeune 2? Détruisez, détruisez jusqu'en ses fondements».

20. Puis s'adressant à Babylone: «O fille de Babylone», s'écrie le Prophète, «malheur  à toi 3». Malheur à toi dans ton allégresse, malheur dans ta confiance, malheur dans tes inimitiés. «Malheur à toi, fille de Babylone». Cette même cité est nommée Babylone et fille de Babylone; comme on dit Jérusalem et fille de Jérusalem, Sion et fille de Sion, l'Eglise et la fille de l'Eglise. Le nom de fille s'entend de la succession, le nom de mère désigne sa supériorité. Tout d'abord il y eut une ville de Babylone; mais des habitants ont-ils subsisté jusqu'aujourd'hui? Par la succession des temps elle est devenue fille de Babylone. «Malheur à toi donc, ô fille de Babylone, bienheureux celui qui te rendra les maux que tu nous a faits  4». Malheur à toi, honneur à lui.

24. Qu'as-tu fait, et que faut-il te rendre? Ecoute bien. «Heureux celui qui te rendra tous les maux que tu nous a faits». De quels maux veut-il parler? C'est là ce qui termine le psaume: «Bienheureux celui qui saisira tes enfants et les brisera contre la pierre 5». Tel est son malheur, et bienheureux celui qui la traitera comme elle nous a traités. Or, si nous cherchions quel est ce traitement: «Bienheureux», dit le Prophète, « celui qui saisira tes enfants et les brisera contre la muraille». Tel est ce traitement. Que nous a fait cette Babylone? Nous l'avons chanté dans un autre psaume: «Les paroles des méchants ont prévalu contre nous 6». A notre naissance, Babylone ou la confusion du siècle nous a enveloppés, et dans notre enfance nous a en quelque sorte suffoqués dans ses erreurs si diverses et si multipliées. Voilà un nouveau-né qui sera un jour citoyen de la Jérusalem d'en haut, qui l'est déjà par la prédestination de Dieu, mais qui est encore pour un temps dans la captivité. Comment saura-t-il aimer, sinon ce que lui inspirent son père et sa mère? Or, les voilà qui l'instruisent, qui le forment à l'avarice, à la rapine, aux mensonges de chaque jour, à l'idolâtrie et au culte des démons, aux coupables pratiques

1. Gn 25,23.- 2. Rm 9,13. - 3. Ps 136,8. - 4. Ps 136,9. - 5. Ps 136,9.- 6. Ps 64,4.

des enchantements et des ligatures. Que fera cet enfant, dans un âge si tendre, qui n'a des yeux que pour voir ce que font ses aînés; que peut-il faire, sinon de suivre leur exemple? C'est donc ainsi que Babylone nous a persécutés dans notre enfance: mais, à mesure que nous avons grandi, Dieu nous a fait la grâce de le connaître et de nous détourner des errements de nos pères. C'est la prédiction que je vous ai signalée dans l'explication du même psaume 1: « Les nations viendront à vous des extrémités de la terre et diront: Véritablement nos pères ont adoré le mensonge et la vanité qui ne leur ont servi de rien 2». C'est le langage que tiennent des hommes dans leur force: on les avait mis à mort dans leur jeune âge, en leur faisant suivre ces vanités; qu'ils repoussent bien loin ces vanités, qu'ils reprennent une vie nouvelle en Dieu, en s'avançant dans la vertu et se vengeant de Babylone. Or, que peuvent-ils lui rendre? Ce qu'elle nous a fait. Que ses enfants soient étouffés: ou plutôt, qu'on les brise contre la muraille et qu'ils meurent. Mais quels sont ces enfants de Babylone? Les convoitises coupables qui naissent en nous. Il en est qui ont à livrer de rudes combats contre leurs passions invétérées. Qu'une passion vienne à poindre dans ton coeur, avant qu'elle ne se fortifie contre toi par l'habitude, quand ce n'est qu'une passion nouvellement formée, ne lui laisse pas le temps de grandir par l'habitude, mais étouffe-la dès sa naissance. Et si tu crains qu'elle ne meure pas même en l'étouffant, brise-la contre la pierre. «Or, cette pierre c'est le Christ 3».

22. Que vos harpes, mes frères, ne cessent de retentir par vos bonnes oeuvres; chantez-vous mutuellement les cantiques de Sion. Autant vous aimez d'écouter, autant il faut aimer de pratiquer; si vous ne voulez être à Babylone, abreuvés de l'eau de ses fleuves, mais ne rapportant aucun fruit. Mais soupirez après la Jérusalem éternelle: c'est là que l'espérance nous a devancés, que nos oeuvres nous y suivent; c'est là que nous serons avec le Christ. Maintenant notre chef c'est le Christ, lui qui nous gouverne d'en haut: c'est dans cette cité bienheureuse que nous jouirons de ses embrassements, et que nous serons égaux avec les anges. C'est là ce que de nous-mêmes

1. Voir discours sur le Ps LXIV, n. 6. - 2. Jr 16,19. - 3. 1Co 10,4.

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nous n'oserions même soupçonner sans les promesses de l'infaillible vérité. Portez donc là vos désirs, mes frères, que ce soit jour et nuit l'objet de vos pensées. Quelque bonheur qui vous sourie dans le monde, ne vous en élevez point; ne raisonnez point avec vos convoitises. Votre ennemi est-il grand? tuez-le contre la pierre; est-il petit? brisez-le contre la pierre; grands ou petits, tuez-les, brisez-les contre la pierre. Que la pierre triomphe; bâtissez sur la pierre, si vous ne voulez être emportés ou par le fleuve, ou par l'ouragan, ou par les pluies. Afin de vous armer contre les séductions du monde, faites croître et grandir dans vos coeurs le désir de la Jérusalem éternelle. A la captivité qui passera, succédera le bonheur, le dernier ennemi sera vaincu, et, affranchis de la mort, nous triompherons avec notre roi.





Augustin, les Psaumes 136