Augustin, Sermons 78

SERMON LXXVIII. LA TRANSFIGURATION (1).

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ANALYSE. - Jésus-Christ a voulu nous donner dans cet évènement une idée de son royaume. Ses vêtements, transfigurés comme lui, désignent son Église qu'il doit associer à sa gloire et où règne l'unité représentée par Moïse et Elie. Aussi ne faut-il qu'une tente sur la sainte montagne; Jésus seul est appelé le Fils unique de Dieu et il indique en relevant ses Apôtres qu'il ressuscitera ses fidèles pour leur faire partager sa félicité suprême. Mais ils doivent d'abord travailler à la mériter.

1. Il nous faut contempler, mes bien-aimés, et expliquer le spectacle saint due le Seigneur présenta sur la sainte montagne. C'est de cet évènement qu'il avait dit: «, 1e vous le déclare «en vérité, il y en a quelques-uns ici présents qui ne goûteront pas la mort qu'ils n'aient vu le Fils de l'homme dans son royaume (2).»

Voici le commencement de la lecture qui vient de nous être faite. «Six jours après avoir prononcé ces paroles, il prit avec lui trois disciples, Pierre, Jean et Jacques, et alla sur la montagne.» Ces disciples étaient ceux dont il avait dit: «Il y en a ici quelques-uns qui ne goûteront point la mort qu'ils n'aient vu le Fils de l'homme dans son royaume.» Qu'est-ce que ce royaume? Question assez importante. Car l'occupation de cette montagne n'était pas la prise de possession de ce royaume. Qu'est-ce en effet qu'une montagne pour qui possède le ciel? Non-seulement les Écritures nous enseignent cette différence, mais nous la voyons en quelque sorte des yeux de notre coeur.

Or Jésus appelle son royaume ce que souvent il nomme le royaume des cieux. Mais le royaume des cieux est le royaume des saints; car il est dit: «Les cieux racontent la gloire de Dieu;» et aussitôt après: «Il n'y a point de langues ni d'idiomes qui n'entendent leurs voix;» les voix de ces mêmes cieux. «L'éclat s'en est répandu sur toute la terre, et leurs paroles ont retenti jusqu'aux extrémités de l'univers (3).» N'est-ce donc pas des Apôtres et de tous les prédicateurs fidèles de la parole de Dieu qu'il est fait ici mention? Ces mêmes cieux régneront avec le Créateur du ciel, et voici ce qui s'est fait pour le démontrer.

1. Mt 17,1-8 - 2. Mt 16,28 - 3. Ps 18,4-5

2. Le Seigneur Jésus en personne devint resplendissant comme le soleil, ses vêtements blancs comme la neige, et avec lui s'entretenaient Moïse et Elie. Jésus toi-même, Jésus en personne parut resplendissant comme le soleil, marquant ainsi qu'il était la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde (1). Ce qu'est ce soleil pour les yeux de la chair, Jésus l'est pour les yeux du coeur; l'un est pour les âmes ce que l'autre est pour les corps.

Ses vêtements représentent ici son Eglise; car ils tombent s'ils ne sont portés et maintenus. Paul était dans ces vêtements comme l'extrémité de la frange; aussi dit-il. «Je suis le moindre des Apôtres (2);» et ailleurs: «Je suis le dernier des Apôtres (3).» Or la frange est ce qu'il y a de moindre et d'extrême dans le vêtement. Aussi, comme cette femme qui souffrait d'une perte de sang fut guérie en touchant la frange de la robe du Seigneur (4); ainsi l'Église des gentils se convertit à la prédication de Paul. Eh! qu'y a-t-il d'étonnant que l'Église soit figurée par de blancs vêtements, puisque nous entendons le prophète Isaïe s'écrier: «Vos péchés fussent-ils rouges comme l'écarlate, je vous blanchirai comme la neige (5)?»

Que peuvent Moïse et Elie, la loi et les prophètes, s'ils ne communiquent avec le Seigneur? Qui lira la loi? qui lira les prophètes, s'ils ne rendent témoignage au Fils de Dieu? C'est ce que l'Apôtre exprime en peu de mots. «La loi dit-il, fait seulement connaître le péché, tandis qu'aujourd'hui, saris la loi, la justice de Dieu a été manifestée:» voilà le soleil; «annoncée par la loi et les prophètes:» voilà l'aurore.

3. Pierre est, témoin de ce spectacle, et goûtant les choses humaines à la manière des hommes: «Seigneur, dit-il, il nous est bon d'être ici.» Il s'ennuyait de vivre au milieu de la foule, il avait trouvé la solitude sur une montagne où le Christ servait d'aliment à son âme. Pourquoi en descendre afin de courir aux travaux et aux douleurs, puisqu'il se sentait envers

1. Jn 1,9 - 2. 1Co 15,9 - 3. 1Co 4,19 - 4. Lc 7,44 - 5. Is 1,18

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Dieu un saint amour et conséquemment des moeurs saintes? Il cherchait son propre bien; aussi ajouta-t-il. «Si vous voulez, dressons ici trois tentes: une pour vous, une pour Moïse et une autre pour Elie.» Le Seigneur ne répondit rien à cette demande, et toutefois il y fut répondu. En effet, comme il parlait encore, une nuée lumineuse descendit et les couvrit de son ombre. Pierre demandait trois tentes; et la réponse du ciel témoigna que nous n'en avons qu'une, celle que le sens humain voulait partager. Le Christ est la parole de Dieu, la Parole de Dieu dans la loi, la Parole de Dieu dans les prophètes. Pourquoi, Pierre, chercher à la diviser? Cherche plutôt à t'unir à elle. Tu demandes trois tentes comprends qu'il n'y en a qu'une.

4. Pendant que la nuée les couvrait et formait comme une seule tente au dessus d'eux, une voix sortit de son sein et fit entendre ces paroles «Celui-ci est mon Fils bien-aimé.» Là se trouvaient Moïse et Elie. La voix ne dit pas: Ceux-ci sont mes Fils bien-aimés. Autre chose est d'être le Fils unique, et autre chose, des enfants adoptifs. Celui qui se trouve aujourd'hui signalé est Celui dont se glorifient la loi et les prophètes: «Voici, est-il dit, mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis mes douces complaisances; écoutez-le;» car c'est lui que vous avez entendu dans les prophètes, lui aussi que vous avez entendu dans la loi, et où ne l'avez-vous pas entendu? Ils tombèrent à ces mots la face contre terre.

Voilà donc dans l'Eglise le royaume de Dieu. Là en effet nous apparaissent le Seigneur, la loi et les prophètes: le Seigneur dans la personne du Seigneur même, la loi dans la personne de Moïse et les prophètes dans celle d'Elie. Ces deux derniers figurent ici comme serviteurs et comme ministres, comme des vaisseaux que remplissait une source divine; car si Moïse et les prophètes parlaient et écrivaient, c'est qu'ils recevaient du Seigneur ce qu'ils répandaient dans autrui.

5. Le Seigneur ensuite étendit la main et releva ses disciples prosternés. «Ils ne virent plus alors que Jésus resté seul.» Que signifie cette circonstance?

Vous avez entendu, pendant la lecture de l'Apôtre, que «nous voyons maintenant à travers un miroir, en énigme, mais que nous verrons alors face à face,» et que les langues cesseront lorsque nous posséderons l'objet même de notre espoir et de notre foi (1). Les Apôtres en

1. 1Co 13,12 1Co 8,9

tombant symbolisent donc notre mort, car il a été dit à la chair: «Tu es terre et tu retourneras en terre (1);» et notre résurrection quand le Seigneur les relève. Mais après la résurrection, à quoi bon la loi? à quoi bon les, prophètes? Aussi ne voit-on plus ni Elie ni Moïse. Il ne reste que Celui dont il est écrit: «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu (2).» Il rie reste plus que Dieu, pour être tout en tous (3). Là sera Moïse, mais non plus la loi. Nous y verrons aussi Elie, mais non plus comme prophète. Car la loi et les prophètes devaient seulement rendre témoignage au Christ, annoncer qu'il devrait souffrir, ressusciter d'entre les morts le troisième jour et entrer ainsi dans sa gloire (4); dans cette gloire où se voit l'accomplissement de cette promesse adressée à ceux qui l'aiment: «Celui qui m'aime, dit-il, sera aimé de mon Père, et moi aussi je l'aimerai.» Et comme si on lui eût demandé: Que lui donnerez-vous en témoignage de votre amour? «Et je me montrerai à lui,» poursuit-il (5). Quelle faveur! Quelle magnifique promesse! Dieu te réserve pour récompensé, non pas- quelque don particulier, mais lui-même., Comment, ô avare, ne pas te contenter des promesses du Christ? Tu te crois riche, mais qu'as-tu si tu n'as pas Dieu, et si ce pauvre l'a, que ne possède-t-il point?

6. Descends, Pierre, tu voulais te reposer sur la montagne, descends, annonce la parole, insiste à temps, à contre-temps, reprends, exhorte, menace, en toute patience et doctrine (6); travaille, sue, souffre des supplices afin de parvenir par la candeur et la beauté des bonnes oeuvres accomplies avec charité, à posséder ce que figurent les blancs vêtements du Seigneur. L'Apôtre ne vient-il pas de nous dire, à la gloire de la charité: «Elle ne cherche point son propre intérêt (7)?»

Il s'exprime ailleurs autrement, et il est fort dangereux de ne pas le comprendre. Expliquant donc les devoirs de la charité aux membres fidèles du Christ: «Que personne, dit-il, ne cherche son bien propre, mais le bien d'autrui.» Or en entendant ces mots, l'avare prépare ses artifices; il veut dans les affaires, pour rechercher le bien d'autrui, tromper le prochain, et ne pas chercher son bien propre, mais celui des étrangers. Arrête, ô avarice, justice, montre-toi: écoutons et comprenons. C'est la charité qu'il a été dit: «Que personne ne

1. Gn 3,19 - 2. Jn 1,1 - 3. 1Co 15,28 - 4. Lc 24,44-47 - 5. Jn 14,21 - 6. 2Tm 4,2 - 7. 1Co 13,6

cherche son bien propre, mais le bien d'autrui.» Toi donc, ô avare, si tu résistes à ce conseil, si tu veux y trouver l'autorisation de convoiter le bien d'autrui, sacrifie d'abord le tien. Mais je te connais, tu veux à la fois et ton bien et le bien étranger. Tu emploies l'artifice pour t'approprier ce qui n'est pas à toi; souffre donc que le vol te dépouille de ce qui t'appartient. Tu ne veux pas? chercher ton bien, mais tu prends le bien d'autrui. Cette conduite est inique Ecoute, ô avare, prête l'oreille. Ces mots: «Que personne ne cherche son bien propre, mais le bien d'autrui,» te sont expliqués ailleurs plus clairement par le même Apôtre. Il dit de lui-même: «Pour moi je cherche, non pas ce qui m'est avantageux, mais ce qui l'est au grand nombre, afin de les sauver (1).»

C'est ce que ne comprenait pas encore Pierre, lorsqu'il désirait rester avec le Christ sur la montagne. Le Christ, ô Pierre, te réservait ce bonheur après la mort. Pour le moment il te dit: Descends travailler sur la terre, servir sur 1a terre, et sur la terre être livré aux mépris et à la croix. La Vie même n'y est elle pas descendue pour subir la mort, le Pain, pour endurer la faim, la Voie, pour se fatiguer dans la marche, la Fontaine éternelle pour souffrir la soif? Et tu refuses le travail? Ne cherche pas ton intérêt propre. Aies la charité, annonce la vérité, ainsi tu parviendras à l'inaltérable paix de l'éternité.

1. 1Co 10,24-33




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SERMON LXXIX. LA TRANSFIGURATION (1).

ANALYSE. - Cette allocution que saint Augustin a dû abrèger le plus possible, parce qu'on devait lire le récit de miracles dus à un martyr, n'est guère que l'analyse du discours précédent.

Nous venons d'assister, pendant la lecture du saint Evangile, au grand spectacle que présenta la montagne, lorsque Jésus Notre-Seigneur se manifesta à trois de ses disciples, Pierre, Jacques et Jean. «Son visage resplendit comme le soleil;» c'était pour indiquer l'éclatante lumière de l'Evangile. «Ses vêtements devinrent blancs comme la neige.» Ce trait désigne la pureté l'Eglise, à qui il a été dit par un prophète.

Si les péchés fussent-ils comme l'écarlate, je te blanchirai comme la neige (1).» Elie et Moïse s'entretenaient avec Jésus. C'est que la loi et les prophètes rendent témoignage à la grâce évangélique; car Moïse représente la loi et Elie les prophètes.

Si nous nous exprimons avec tant de concision, c'est que nous avons à lire des bienfaits de Dieu accordés par la médiation d'un saint Martyr (2). Attention nouvelle!

Pierre aurait voulu qu'on dressât trois tentes,

1. Mt 17,1-8 - 2. Is 1,48 - 3. Voir au vol. suiv. les disc. relatifs à Saint Etienne.

une pour Moïse, une pour Elie et une pour 1e Christ. Il aimait la solitude de la montagne et se sentait fatigué du tumulte des choses humaines. Mais eût-il demandé ces trois tentes, s'il eût connu déjà l'unité qui régnait entre la loi, les prophètes et l'Évangile? Aussi la nuée descendue lui fit changer de sentiment. «Comme il parlait encore, est-il dit, une nuée lumineuse les enveloppa.» La nuée ne fait qu'une tente; pourquoi, Pierre, en voulais-tu trois?

«Et du sein de la nuée: Celui-ci est mon Fils bien-aimé, dit une voix, en qui j'ai mis mes complaisances: écoutez-le.» Ecoutez-le, quand Elie parle; écoutez-le, quand parle Moïse. Que les prophètes ou que la loi parlé, écoutez-le, car il est la voix de la loi et la langue des prophètes. Il s'est expliqué par eux et quand il a daigné, il s'est montré en personne. Ecoutez-le, écoutons-le. Figurez-vous que l'Évangile qu'on lisait était comme la nuée d'où se faisait entendre sa voix. Ecoutons-le; faisons ce qu'il enseigne, espérons ce qu'il promet.




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SERMON LXXX. DE LA PRIÈRE (1).

ANALYSE. - Pour obtenir de ne mériter plus le reproche d'incrédulité que leur adresse Jésus-Christ, les Apôtres recourent à la prière. Un mot de son objet, de son efficacité, de sa nécessité. - Son objet. Dieu sait ce qu'il nous faut; il est donc nécessaire de nous abandonner complètement à lui lorsque nous demandons les biens temporels, et de solliciter les biens spirituels avec une persévérante confiance. - Son efficacité. Jésus rencontre deux sortes de malades: des malades qui veulent être guéris, et des malades si désespérés qu'ils ne se croient même pas malades. Or, telle est l'efficacité de sa prière, qu'il obtient la guérison de ces désespérés eux-mêmes. - Sa nécessité. Donc prions à l'exemple de Pierre marchant sur les eaux. Demandons avec une certaine réserve les biens temporels, car ils peuvent nous être nuisibles aussi bien qu'avantageux, et pour échapper sûrement aux maux qui nous affligent, soyons bons, et parfaitement soumis à Dieu.

1. Notre-Seigneur Jésus-Christ reproche à ses disciples mêmes leur incrédulité: nous l'avons vu pendant la lecture de l'Évangile. Comme ses disciples lui demandaient: «Pourquoi n'avons-nous pu chasser ce démon? - C'est à «cause de votre incrédulité,» leur répondit-il. Ah! si les Apôtres sont incrédules, qui sera fidèle? Et que deviendront les agneaux, si les brebis chancèlent?

Toutefois, la miséricorde divine ne les abandonne point dans leur incrédulité, elle les reprend, elle les instruit, elle les élève à la perfection et les couronne. Aussi, pénétrés de leur faiblesse, ils disent quelque part, nous l'avons lu dans l'Évangile: «Seigneur, augmentez notre foi (2).» - Oui, «Seigneur, s'écrient-ils, augmentez notre foi.» Leur premier avantage est de savoir ce qui leur manque; et un avantage plus considérable, de savoir à qui le demander. «Seigneur augmentez notre foi.» N'était-ce pas porter leurs coeurs à la source et frapper afin d'obtenir qu'elle s'ouvrit pour les remplir? Le Seigneur veut qu'on frappe à sa porte, non pour-la tenir fermée, mais pour exciter les désirs.

2. Croyez-vous donc, mes frères, que Dieu ignore ce qu'il vous faut? Il le sait, il connaît notre pauvreté et prévient nos désirs. Aussi, lorsqu'il apprend à prier et qu'il avertit ses Apôtres dune point parler beaucoup dans la prière, «Gardez-vous, dit-il, de parler beaucoup en priant; car votre Père céleste sait de quoi «vous avez besoin avant que vous le lui demandiez (3).»

1. Mt 17,18-20 - 2. Lc 17,6 - 3. Mt 6,7

Le Seigneur cependant dit autre chose. Qu'est-ce? Pour nous défendre de parler beaucoup dans la prière: «Ne parlez pas beaucoup, a-t-il dit, lorsque vous priez; car votre Père sait de quoi vous «avez besoin avant que vous le lui demandiez.»

Mais si notre Père sait de quoi nous avons besoin avant que nous le lui demandions, pourquoi parler, si peu même que ce soit? A quoi bon même la prière, si notre Père sait de quoi nous avons besoin? Il dit à chacun: Ne me prie pas longuement; je sais ce qu'il te faut. - Si vous savez ce qu'il me faut, Seigneur, pourquoi vous prier même tant soit peu? Vous ne voulez pas que ma supplique soit longue, vous exigez même qu'elle soit presque nulle.

Mais qu'enseigne-t-il ailleurs différemment! Il dit bien: «Ne parlez pas longuement dans la prière» Cependant il dit encore dans un autre endroit: «Demandez et vous recevrez.» Et pour ôter la pensée qu'il n'aurait recommandé la prière que d'une manière accidentelle, il ajoute. «Cherchez et vous trouverez.» Dans la crainte encore que ces derniers mots ne paraissent prononcés qu'en passant, voici ceux qu'il y j oint, voici comment il conclut: «Frappez et il vous sera ouvert (1).» Ainsi donc il veut que l'on demande pour recevoir, que l'on cherche Pour trouver et que pour entrer on frappe. Mais puisque notre Père sait d'avance de quoi nous avons besoin, pourquoi demander? pourquoi chercher? pourquoi frapper? pourquoi, en demandant, en cherchant et en frappant, nous fatiguer à instruire plus savant que nous? Ailleurs encore le Seigneur parle ainsi: «Il faut prier toujours sans jamais se lasser (2).» S'il faut prier toujours, comment dire: «Gardez-vous de parler beaucoup?» Comment prier toujours quand on finit sitôt? D'un côté vous me commandez de terminer promptement; d'autre part vous m'ordonnez de «prier toujours sans me «lasser;» qu'est-ce que cela signifie?

Eh bien! prie aussi pour comprendre, cherche et frappe à la porte. Si ce mystère est profond,

1. Mt 7,7 - 2. Lc 18,1

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ce n'est pas pour se rendre impénétrable, c'est pour nous exercer.

Ainsi donc, mes frères, nous devons vous exhorter tous à la prière, et nous avec vous. Au milieu des maux innombrables de ce siècle, nous n'avons d'autre espoir que de frapper par la prière, que de croire invariablement que notre Père ne nous refuse que ce qu'il sait ne pas nous convenir. Tu sais bien ce que tu désires, mais lui connaît ce qu'il te faut. Figure-toi que tu es malade et entre les mains d'un médecin, ce qui est incontestable. Notre vie en effet n'est qu'une maladie et une longue vie n'est qu'une maladie longue. Figure-toi donc que tu es malade entre les mains d'un médecin. Tu voudrais boire du vin nouveau, tu voudrais en demander à ce médecin. On ne t'empêche pas d'en demander, car il pourrait se faire qu'il ne te nuisit pas, qu'il te fût même bon d'en prendre. Ne crains doue pas d'en demander, demande sans hésitation; mais ne t'attriste point si on t'en refuse. Voilà ta confiance à l'homme qui soigne ton corps; et tu n'en aurais pas infiniment plus envers Dieu, qui est à la fois le médecin, le créateur et le réparateur de ton corps aussi bien que de ton âme?

3. Le Seigneur dans ce passage nous invite donc à la prière; car après avoir dit: «C'est à cause de votre incrédulité que vous n'avez pu chasser ce démon;» il termine ainsi

«Cette espèce ne se retire que devant les jeûnes et les prières.» Mais si l'on prie pour chasser un démon étranger, ne le doit-on pas beaucoup plus pour se délivrer de sa propre avarice, pour se guérir de l'ivrognerie, pour renoncer à l'impureté, pour se purifier de toute souillure? Combien hélas! de défauts qui excluent du royaume des cieux, si l'on ne s'en dépouille?

Considérez, frères, avec quelles instances on demande à un médecin la santé du corps! Qu'un homme soit atteint d'une maladie mortelle, rougira-t-il, lui en coûtera-t-il de se jeter aux pieds d'un médecin habile, de les arroser de ses larmes? Et suce médecin lui dit: Impossible de te guérir, à moins de te lier et d'employer sur toi le fer et le feu? - Fais ce que tu voudras, répond le malade, guéris-moi seulement. - Avec quelle ardeur on désire recouvrer une santé éphémère qui s'évanouit comme la vapeur, puisqu'afin de la réparer on ne craint ni les chaînes, ni le fer, ni le feu et qu'on consent à être surveillé pour ne pas manger, pour ne pas boire ce qui plaît ni quand on le voudrait! Pour mourir un peu plus tard il n'est rien qu'on ne souffre et on ne veut rien souffrir pour ne mourir jamais! Si notre céleste Médecin, si Dieu venait à te demander: Veux-tu être guéri? que lui répondrais-tu, sinon: Je le veux? Et si tu ne lui faisais pas cette réponse, c'est que tu ne te croirais pas malade, et tu le serais bien davantage.

4. Suppose ici deux malades; l'un qui supplie son médecin avec larmes, et l'autre qui dans l'excès et l'aveuglement de son mal, se moque de lui: le médecin donne espoir au premier; il déplore le sort du second. Pourquoi? C'est que celui-ci est d'autant plus dangereusement attaqué, qu'il ne se croit pas malade. Tels étaient les Juifs.

Le Christ est venu visiter des malades et tous les hommes étaient malades. Que personne ne se flatte d'avoir la santé; qu'il craigne d'être abandonné du médecin. Tous donc étaient malades, c'est un Apôtre qui l'atteste. «Tous ont péché, dit-il, et ont besoin de la gloire de Dieu (1).» Mais parmi tous ces malades on pouvait distinguer deux catégories. Les uns cherchaient le médecin, s'attachaient au Christ, l'écoutaient, l'honoraient, le suivaient, se convertissaient. Il les recevait tous avec plaisir pour les guérir, et il les guérissait gratuitement, car il les guérissait par sa toute-puissance. Aussi tressaillaient-ils de joie, lorsqu'il les accueillait et se les attachait pour les délivrer de leurs maux.

Quant aux autres malades à qui l'iniquité même avait fait perdre la raison et qui ne se croyaient point malades, ils lui reprochèrent avec outrage de recevoir les malheureux et dirent à ses disciples: «Quel Maître avez-vous là? Il mange avec «les pécheurs et les publicains!» Et lui, qui savait ce qu'ils valaient et qui ils étaient, leur répondit: «Le médecin n'est pas nécessaire à «qui se porte bien, mais aux malades.» Puis il leur montra qui était en bonne santé et qui était malade. «Je ne suis pas venu, dit-il, appeler les justes, mais les pécheurs (2).» En d'autres termes: Si les pécheurs n'approchent point de moi, pour quel motif et pour qui sais-je venu? Si tous se portent bien, était-il nécessaire qu'un tel médecin descendit du ciel? Pourquoi nous a-t-il fait, non pas des remèdes ordinaires, mais un remède de son sang?

Ainsi donc les moins malades ceux qui sentaient leur mal, s'attachaient au Médecin pour obtenir leur guérison; tandis que ceux dont la

1. Rm 3,23 - 2. Mt 9,11-13

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maladie était plus dangereuse lui insultaient et accusaient les malades. Et jusqu'où alla leur fureur? Jusqu'à arrêter le médecin, le garroter, le flageller, le couronner d'épines, l'attacher au gibet et le faire mourir sur une croix. Pourquoi s'en étonner? Le malade tue le médecin: mais le médecin par sa mort guérit le malade.

5. Sur la croix en effet il n'oublia point son rôle, mais il nous montra sa patience et nous apprit pas son exemple à aimer nos ennemis. Car voyant frémir autour de lui ces infortunés dont il connaissait la maladie, puisqu'il était leur médecin et dont il savait que la fureur avait aveuglé l'esprit, il commença par dire à son Père: «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1).» Penserez-vous que ces Juifs n'étaient ni méchants, ni cruels, ni sanguinaires, ni emportés, ni ennemis du Fils de Dieu? Penserez-vous que fut vaine et sans effet cette supplication: «Mon Père, pardonnez-leur «car ils ne savent ce qu'ils font?» Il les voyait tous et en connaissait parmi eux qui devaient s'attacher à lui. Il mourut, il est vrai, mais c'est que sa mort devait servir à tuer la mort. Dieu est donc mort, afin que par une compensation toute céleste l'homme ne mourût pas.

Le Christ, en effet, est Dieu; mais il n'est pas mort comme Dieu. Il est à la fois Dieu et homme, le même Christ est en même temps homme et Dieu: Il est devenu homme pour nous rendre meilleurs, mais sans faire rien perdre à Dieu. Il a pris ce qu'il n'était pas, sans rien laisser de ce qu'il était. Etant donc ainsi Dieu et homme, il est mort dans notre nature, pour nous faire vivre de la sienne. Il n'avait pas dans sa nature le pouvoir de mourir, ni nous dans la nôtre la faculté de vivre. Et qu'était-il, s'il ne pouvait mourir? «Au commencement il était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu.» Qu'on cherche comment Dieu pourrait mourir; on ne le découvrira point. Mais nous, nous mourons parce que nous sommes chair, parce que nous sommes des hommes portant une chair de péché. Or comment pourrait vivre le péché? Impossible. Le Christ donc ne pouvait trouver la mort dans sa nature, ni nous la vie dans la nôtre; mais comme nous avons puisé la vie dans la sienne, il a, dans la nôtre, puisé la mort. Ah! quel échange! Qu'a-t-il donné et qu'a-t-il reçu?

Les négociants font des échanges, et dès l'antiquité le commerce n'était qu'un échange de biens.

1. Lc 33,34

L'un donnait ce qu'il avait et recevait ce qu'il n'avait pas. Ainsi l'un avait du Moment et n'avait pas d'orge; un autre avait de l'orge et point de froment. Le premier donnait du froment qu'il possédait et recevait de l'orge qu'il ne possédait pas. Et combien ne fallait-il pas de ce qui était moins précieux pour équivaloir à ce qui l'était davantage? Ainsi l'un donne de, l'orge pour avoir du froment; un autre, du plomb en échange de l'argent; mais pour peu d'argent combien de plomb! Un autre enfin donne la laine pour le vêtement. Qui pourrait tout dire? Personne néanmoins ne donne sa vie pour recevoir la mort.

La prière du Médecin suspendu à la croix n'a donc pas été sans effet. Comme le Verbe ne pouvait mourir pour nous, afin d'y parvenir il «s'est fait chair et a habité parmi nous (1).» Il a été suspendu à la croix, mais dans son humanité, Là se trouvaient l'humble nature, méprisée des Juifs, et la charité, libératrice d'autres Juifs. Car pour eux il disait. «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (2);» et ce cri ne fut pas vain. Le Sauveur effectivement mourut, il fût enseveli, ressuscita, monta au ciel après avoir passé quarante jours avec ces disciples et envoya le Saint-Esprit, qu'il avait promis, à ceux qui l'attendaient.

Or après l'avoir reçu, les disciples en furent remplis, et commencèrent à parler les langues de tous les peuples. En entendant parler, au nom du Christ, toutes les langues, à des ignorants, à des hommes sans instruction qu'ils savaient avoir été élevés au milieu d'eux dans la connaissance d'une seule langue, les Juifs qui étaient là furent étonnés et frappés de frayeur. Pierre leur apprit d'où venait cette grâce. On en était redevable à Celui qu'on avait attaché au gibet. On en était redevable à Celui qui voulut être outragé sur la croix, afin d'envoyer l'Esprit-Saint du haut du ciel. Pierre fut entendu avec foi de ceux pour qui il avait été dit: «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font.» Ils crurent donc, furent baptisés et se convertirent. Mais quelle conversion! Ils buvaient avec foi le sang qu'ils avaient répandu avec fureur.

6. Afin donc de finir ce discours par où nous l'avons commencé, prions et confions-nous en Dieu; vivons suivant ses préceptes, et si nous chancelons en chemin, invoquons-le comme l'invoquaient ses disciples quand ils dirent: «Seigneur, augmentez en nous la foi (3).» Pierre aussi

1. Jn 1,1-14 - 2. Lc 23,34 - 3. Lc 17,6

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chancela après avoir mis en lui sa confiance. Cependant il ne fut ni délaissé ni englouti, mais relevé et sauvé. D'où venait en effet sa confiance? Non pas de ses propres forces, mais de la puissance du Seigneur. Comment? «Si c'est vous, «Seigneur ordonnez-moi d'aller à vous sur les eaux.» Le Seigneur alors marchait sur les eaux. «Si c'est vous, ordonnez-moi d'aller à vous sur les eaux.» Car si c'est vous, je sais qu'ordonner c'est faire. «Viens,» reprit le Seigneur. A cette parole Pierre descendit, mais son infirmité le fit trembler. «Seigneur, s'écria-t-il aussitôt, «sauvez-moi.» Le Seigneur le prit par la main. «Homme de peu de foi, lui dit-il, pourquoi t'es-tu défié?» Ainsi c'est le Seigneur qui l'appela à lui, et le Seigneur encore qui le raffermit au moment où il chancelait et tremblait (1), et de cette manière s'accomplit cette parole d'un psaume «Quand je disais: mon pied chancelle, votre miséricorde, Seigneur, me soutenait (2).»

7. Il y a donc deux sortes de bienfaits, les bienfaits temporels et les bienfaits éternels. Les bienfaits temporels sont la santé, la richesse, l'honneur, les amis, la maison, les enfants, l'épouse et tous les autres avantages de cette vie où nous sommes voyageurs. Considérons-nous donc ici comme dans une hôtellerie où nous ne faisons que passer, sans en être les vrais possesseurs. Quant aux biens éternels, ce sont d'abord l'éternelle vie elle même, l'incorruptibilité et l'immortalité du corps et de l'âme, la société des anges, une habitation céleste, une couronne inaccessible, un Père et une patrie qui ne connaissent ni mort ni ennemi. Voilà les biens qu'il nous faut désirer de tout notre coeur, demander avec une infatigable persévérance et moins par de longs discours que par de sincères gémissements. La langue fût-elle immobile, le désir est toujours une prière, désirer toujours c'est toujours prier. Quand la prière s'assoupit-elle? C'est quand s'est refroidi le désir. Ainsi donc sollicitons de toute notre ardeur ces biens éternels, cherchons-les avec toute l'application possible, demandons-les sans crainte. Ils ne sauraient nuire et ils ne peuvent qu'être utiles à qui les possède; au lieu que les biens temporels peuvent être nuisibles aussi bien qu'avantageux. Combien n'ont pas profité de la pauvreté, et souffert des richesses; profité dans la vie privée et souffert dans les grands emplois? D'autres au contraire ont tiré avantage de l'opulence

1. Mt 14,25-31 - 2 Ps 93,18

et des honneurs. Il en ont profité quand ils en faisaient bon usage, et en en faisant mauvais usage, ils ont plutôt trouvé leur perte à les posséder. D'où il suit, mes frères, que nous devons demander ces choses temporelles avec modération et avoir confiance, si nous les obtenons, qu'elles nous viennent de Celui qui sait ce qui nous convient.

Tu as demandé, dis-tu, sans obtenir. Aie confiance à ton Père, crois qu'il t'accorderait ce que tu demandes si c'était pour ton bonheur. Juges en par toi-même. Tu es devant Dieu pour l'inexpérience des choses divines, comme ton enfant est près de toi pour l'inexpérience des choses humaines. Cet enfant te tourmente et pleure pendant un jour entier, pour obtenir un couteau ou une épée. Tu refuses de le lui donner, et tu méprises ses pleurs pour n'avoir pas à pleurer sa mort. Il gémit maintenant, il s'afflige et se frappe en demandant que tu le places sur ton cheval; tu n'en fais rien, car il est incapable de le conduire, le cheval le renverserait et le tuerait. Si tu lui refuses si peu, c'est pour lui conserver le tout; et pour qu'il grandisse et possède sans danger toute ta fortune, tu rejettes maintenant ses insignifiantes mais dangereuses demandes:

8. Nous vous le disons donc, mes frères, priez autant que vous le pouvez. Les maux se multiplient et Dieu l'a voulu ainsi. Ah! ils ne se multiplieraient pas autant, si les méchants n'étaient pas si nombreux! Les temps sont mauvais, les temps sont difficiles, répète-t-on partout. Vivons bien et les temps seront bons. C'est nous qui faisons le temps; il est tel que nous sommes. Mais que faisons-nous? Nous ne pouvons amener au bien la masse des hommes. Soyez bons, vous qui m'entendez en si petit nombre; que le petit nombre des bons supporte le grand nombre des méchants. Ces bons sont le grain, le grain sur l'aire, ils peuvent sur l'aire être mêlés à la paille ce mélange n'aura point lieu sur le grenier. Qu'ils tolèrent ce qui leur déplaît, afin d'arriver à ce qu'ils cherchent.

Pourquoi nous désoler et accuser Dieu? Les maux se multiplient dans le monde, pour nous préserver de l'amour du monde. Les grands hommes, les saints et les vrais fidèles ont méprisé le monde dans son éclat; et nous ne saurions le dédaigner dans ses tristesses! Le monde est mauvais, oui il l'est; et on l'aime comme s'il était bon! Or, qu'est-ce que ce monde mauvais?

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Ce qu'il y a de mauvais, ce n'est ni le ciel ni la terre ni les eaux, ni ce qui s'y trouve renfermé, oiseaux, poissons, végétaux. Tous ces êtres sont bons, et ce sont les hommes mauvais qui rendent mauvais le mande. Néanmoins, comme il est impossible que nous ne rencontrions des hommes mauvais dans tout le cours de cette vie, élevons nos gémissements, je l'ai déjà dit, vers le Seigneur notre Dieu, et supportons le mal pour arriver au bien. Ah! ne blâmons point le Père de famille, car il est bon. C'est lui qui nous porte; ce n'est pas nous qui le portons. Il sait comment gouverner son oeuvre. Fais seulement ce qu'il commande et espère ce qu'il promet.





Augustin, Sermons 78