Augustin, Sermons 146

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SERMON CXLVI. LE TROUPEAU DU CHRIST (1).

1. Jn 21,16-17

ANALYSE. - En apprenant qu'ils sont le troupeau du Christ et que le Christ les a confiés à la vigilance de ceux qui l'aiment pour les conduire au ciel, les fidèles doivent se réjouir. Mais aussi doivent-ils éviter avec soin d'imiter les chrétiens mauvais et de se mêler soit aux hérétiques soit aux schismatiques, si formellement réprouvés dans les Écritures.

1. Votre charité a remarqué, durant la lecture d'aujourd'hui, que le Seigneur demandait à Pierre: «M'aimes-tu?» Pierre lui répondait «Vous savez, Seigneur, que je vous aime;» il répondit ainsi deux et trois fois, et à chaque fois le Seigneur ajoutait: «Pais mes brebis.» Ainsi le Christ confiait à Pierre le soin de paître ses brebis, et c'était lui qui paissait Pierre. Que pouvait Pierre en faveur du Christ même, depuis surtout qu'il avait un corps immortel et qu'il était sur le point de monter au ciel? Aussi en lui demandant: «M'aimes-tu?» le Seigneur semblait-il lui dire: Pour montrer que tu m'aimes, «pais mes brebis.»

C'est pourquoi, mes frères, rappelez-vous avec soumission que vous êtes les brebis du Christ, comme nous nous rappelons nous-même avec crainte ces paroles: «Pais mes brebis.» Ah! si nous n'accomplissons notre devoir qu'avec crainte, si nous tremblons pour nos ouailles; comment ne doivent-elles pas à leur tour trembler pour elles-mêmes. A nous donc la sollicitude, à vous l'obéissance; à nous la vigilance pastorale, à vous l'humble soumission du troupeau. Vous nous voyez, il est vrai, vous adresser la parole d'un lieu plus élevé; la crainte ne nous en tient pas moins sous vos pieds, car nous savons combien est redoutable le compte qu'il nous faut rendre de ce haut siège que nous occupons.

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Aussi, mes très-chers enfants, tendres germes de l'Église catholique, membres du Christ, songez au Chef illustre que vous avez. Fils de Dieu, songez à quel Père vous vous êtes donnés. Songez, Chrétiens, à quel héritage vous êtes appelés; il ne ressemble pas à tes domaines terrestres que les enfants ne sauraient posséder qu'après la mort de leurs parents. Nul en effet n'hérite de son père qu'après le trépas de celui-ci, tandis que du vivant même de notre Père qui ne saurait mourir, nous serons maîtres de ses biens. Je dis plus, je dis bien plus, et pourtant c'est la vérité: notre Père sera lui-même notre héritage.

2. Vivez donc honorablement, vous surtout, ô blancs enfants du Christ, qui venez de recevoir le baptême; vivez conformément aux avis que je vous ai donnés, conformément à ceux que vous donne encore aujourd'hui la sollicitude dont je me sens pénétré, car la dernière lecture de l'Evangile a encore redoublé mes craintes. Tenez-vous sur la réserve, gardez-vous d'imiter les chrétiens mauvais, gardez-vous de dire: Je puis faire cela, puisque tant de fidèles le font. Ah! ce ne serait point vous préparer une défense mais vous chercher des compagnons d'enfer. Développez-vous sur cette aire sacrée: si vous êtes bons, vous y découvrirez de bons chrétiens qui auront vos sympathies.

Etes-vous donc notre, propriété? Les hérétiques et les schismatiques ont pris au Seigneur pour se faire des domaines privés; ce ne sont pas les troupeaux du Christ, mais les leurs, qu'ils ont prétendu conduire malgré le Christ. Sans doute ils ont mis son nom sur ces troupeaux qu'ils lui ont ravis, et c'était comme pour les défendre par cet aspect imposant. Que fait donc le Christ quand se convertissent ces hommes qui en dehors de l'Église ont reçu son nom avec le Baptême? Il chasse le voleur, conserve le titre de la maison et il y entre comme son nom l'y invite. Pourquoi changerait-il un nom qui est le sien? Ces sectaires considèrent-ils ces paroles que le Seigneur adressa à Pierre: «Pais mes agneaux; Pais mes brebis?» Il ne lui dit pas: Pais tes agneaux; pais tes brebis.

Après donc les avoir exclus de son bercail, que dit-il à son Eglise dans le Cantique des cantiques? Là l'Époux parle ainsi à l'Epouse: «Si tu ne te reconnais toi-même, ô toi qui l'emportes en beauté sur les autres femmes, sors.» En d'autres termes: Je ne te chasse pas; sors, si tu ne te reconnais toi-même; si tu ne te reconnais toi-même, ô la plus belle des femmes, dans le miroir des Écritures; si tu ne te mets en face de ce miroir qui ne te donne pas un éclat menteur; si tu ne reconnais qu'à toi s'appliquent ces mots: «Ta gloire s'étend sur «toute la terre (1);» et ces autres: «Je te donnerai les nations pour héritage et pour domaine, jusqu'aux extrémités de la terre (2);» ainsi que beaucoup d'autres témoignages qui désignent l'Eglise catholique. Si donc tu ne te reconnais ainsi, pour toi point de partage, tu ne saurais te rendre héritière. Aussi «sors sur les traces des troupeaux,» et non avec le troupeau, «et pais tes boucs (3);» tes boucs et non mes brebis, comme je disais à Pierre. A Pierre en effet il est dit: «Mes brebis;» et aux schismatiques: «Tes boucs.» Ici des brebis, là des boucs; ici mes brebis, là tes boucs. Rappelez-vous ce qui sera à la droite et ce qui sera à la gauche de notre Juge; rappelez-vous de quel côté seront les boucs et de quel côté les brebis (4); ainsi vous verrez clairement où est la société de la droite, où est la société de la gauche; où est la blancheur, ou est l'obscurité; où est la lumière, où sont les ténèbres; où est la beauté, où est la difformité; à qui est destiné le royaume éternel, et qui doit s'attendre à l'éternel supplice.

1. Ps 57,12 - 2. Ps 2,8 - 3. Ct 1,7 - 4. Mt 25,33




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SERMON CXLVII. TRANSFORMATION DE SAINT PIERRE (1).

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ANALYSE. - La présomption avait porté saint Pierre à promettre au Sauveur une inviolable fidélité pour l'avenir, et le Sauveur abandonnant saint Pierre à lui-même, l'apôtre l'avait renié jusqu'à trois fois. Il profita de cet avertissement et lorsque Jésus-Christ lui demanda ensuite s'il l'aimait, il évita avec soin la présomption où il était tombé. Aussi le Seigneur lui promit-il alors la gloire du martyre, qu'il a effectivement subi avec tant de courage.

1. Vous vous souvenez que le premier des Apôtres, que l'Apôtre Pierre se troubla au moment de la passion du Seigneur. Oui, il se troubla par lui-même, mais le Christ le renouvela et le raffermit. Pierre en effet avait audacieusement présumé de lui-même, et timidement ensuite il renia son Maître. Il avait promis de mourir pour le Sauveur, quand le Sauveur devait auparavant mourir pour lui. Ainsi comme il s'écriait: «Je vous accompagnerai jusqu'à la mort; - je mourrai pour vous;» le Seigneur lui répondit: «Tu mourras pour moi? En vérité je te le déclare: avant que le coq chante tu me renieras trois fois (2).» Le moment arriva; et comme le Christ était Dieu, tandis que Pierre n'était qu'un homme, on vit l'accomplissement de cet oracle: «J'ai dit dans ma frayeur: Tout homme est menteur (3).» Si tout homme est menteur, observe l'Apôtre, Dieu est véridique (4). Le Christ donc fut véridique et Pierre menteur.

1. Jn 21,15-19 -2. Lc 20,33-34 Lc 20,65-61 Jn 13,37-38 Jn 17,25-27 - 3. Ps 115,11 - 4. Rm 3,4

2. Mais maintenant? Le Seigneur l'interroge, comme vous l'avez remarqué durant la lecture de l'Évangile, et lui dit: «Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci? - Oui, Seigneur, «répondit Pierre, vous savez que je vous aime.» Cette question lui fut adressée une seconde et fine troisième fois, et comme à chaque reprise l'Apôtre répondait qu'il aimait, le Seigneur chaque fois lui confiait son troupeau. «Je vous aime. - Pais mes agneaux; pais mes petites brebis.» Pierre seul recevait ce dépôt; il figurait ainsi l'union des bons pasteurs, des pasteurs qui savent gouverner pour le Christ et non pas pour eux.

Pierre aujourd'hui serait-il encore menteur? Se tromperait-il en assurant qu'il aime le Seigneur? Il dit vrai, car il dit ce qu'il voit dans son coeur. Quand il s'écriait: «Je donnerai m «vie pour vous,» il présumait de ses forces pour l'avenir. Chacun peut savoir ce qu'il est au moment

où il parle; mais qui sait ce qu'il sera demain? Pierre donc regardait dans son âme quand le Seigneur l'interrogeait, et conformément à ce qu'il y voyait, il répondait avec confiance: «Oui, Seigneur, vous savez que je vous aime.» Vous savez ce que je vous dis; et ce que je vois; ici dans mon coeur, vous le voyez aussi. - Toutefois il n'osa répondre précisément à ce que le Seigneur lui demandait. Le Seigneur en effet ne lui avait pas dit simplement: «M'aimes-tu?» Il avait ajouté: «M'aimes-tu plus que ceux-ci?» c'est-à-dire plus que ces autres disciples. Pierre ne put que répondre: «Je vous aime;» il n'osa pas ajouter: «Plus que ceux-ci.» C'est qu'il ne voulut plus mentir. Il lui suffisait de rendre témoignage aux dispositions de son coeur; il ne devait pas juger des dispositions du coeur d'autrui.

3. La vérité venait-elle alors de Pierre même ou du Christ dans la personne de Pierre? Le Seigneur Jésus-Christ abandonna Pierre quand il lui plut, et Pierre ne fut plus qu'un homme; il le remplit aussi de lui-même quand il lui plut, et Pierre fut véridique. Pierre dut cette véracité à la Pierre, à la Pierre c'est-à-dire au Christ (1). or, quand il eut pour la troisième fois répondu qu'il aimait le Christ et que pour la troisième fois encore le Christ lui eut confié ses humbles brebis, que lui fut-il annoncé? Le Christ lui prédit son martyre. «Quand tu étais jeune, tu te ceignais toi-même et tu allais où tu voulais. Mais quand «tu seras vieux, tu étendras les mains et un autre te ceindra et te portera où tu ne voudras pas.» L'Évangéliste nous expose ainsi quelle était la pensée du Christ. «Il parlait de cette manière, observe-t-il, pour indiquer par quelle mort il devait glorifier Dieu;» c'est-à-dire pour indiquer que Pierre devait être crucifié pour le Sauveur, car c'est ce que signifie: «Tu étendras les mains.»

Où est maintenant le renégat? Le Seigneur Jésus ajouta: «Suis-moi;» mais non dans le

1. 1Co 10,4

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A même sens qu'en appelant à lui ses disciples. Il disait alors: «Suis-moi;» mais c'était pour s'instruire et c'est aujourd'hui pour être couronné. Pierre ne craignait-il pas la mort quand il renia le Christ? Il craignait d'endurer ce qu'endura le Sauveur. Mais il ne doit plus craindre aujourd'hui; car il revoit vivant dans son propre corps Celui qu'il a vu suspendu au gibet. Le Christ donc en ressuscitant lui a ôté la crainte de 1a mort; et comme il lui a ôté cette crainte, il peut avec raison lui demander compte de son amour. La peur s'était manifestée par un triple reniement; l'amour se révèle dans une triple confession. En reniant trois fois il avait abandonné la vérité; et il proclame son amour en confessant trois fois.


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SERMON CXLVIII. Prononcé le Dimanche après Pâques dans l'Église des vingt Martyrs. ANANIE ET SAPHIRE (1).

1. Ac 5,1-12

ANALYSE. - La mort temporelle infligée à Ananie et à Saphire est la punition de leur mensonge, et saint Augustin espère qu'ils sont préservés de la mort éternelle. Mais comme ce châtiment doit. nous porter à accomplir fidèlement les voeux que nous avons faits à Dieu!

1. Pendant qu'on faisait la lecture dans le livre qui porte pour, titre: Actes des Apôtres, vous avez remarqué comment furent frappés ces chrétiens, qui après avoir vendu un domaine, détournèrent une partie du prix et mirent le reste aux pieds des Apôtres, comme si t'eût été la somme entière. Un mot suffit pour les faire expirer tous deux, l'homme et la femme.

Il en est qui regardent comme un châtiment trop sévère d'avoir fait mourir ces deux chrétiens parce qu'ils avaient soustrait de l'argent provenant après tout de leur propre bien. Ah! ce n'est point le désir de posséder qui porta l'Esprit-Saint à agir ainsi, c'est le mensonge qu'il vont ut punir en eux. Car vous avez entendu ces paroles du bienheureux Pierre: «Restant entre tes mains, ne demeurait-il pas à toi? et vendu, n'était-il pas encore en ta puissance?» Si tu ne voulais pas vendre, qui t'y forçait? Si tu ne voulais donner que moitié, exigeait-on le tout? Mais en n'offrant que moitié, il ne fallait pas dire que tu présentais la somme entière et c'est pour l'avoir dit que tu es coupable de mensonge.

Cependant, mes frères, ne regardons point comme un châtiment sévère cette mort temporelle, et plaise à Dieu que la vengeance ne soit pas allée plus loin! Ces chrétiens en effet n'étaient-ils pas des mortels, ne devaient-ils pas mourir un jour? Seulement Dieu voulut que leur mort servit à affermir la discipline, et il faut croire qu'il les a épargnés au delà de ce monde, car sa miséricorde est immense.

A propos de ceux qui traitaient indignement le corps et le sang du Sauveur, l'Apôtre saint Paul parle quelque part des morts que Dieu inflige par punition. «C'est pour cela, dit-il, qu'il y a parmi vous beaucoup d'infirmes et de languissants et qu'un assez grand nombre s'endorment;» un assez grand nombre pour faire de salutaires impressions. Ils s'endorment, c'est-à-dire qu'ils meurent. La justice divine les frappait; ils tombaient malades et mouraient. L'Apôtre ajoute ensuite: «Car si nous nous jugions, nous ne serions pas jugés par le Seigneur. Or quand le Seigneur nous juge, il nous corrige pour ne nous damner pas avec ce monde (1).» N'est-ce pas ce qui est arrivé à Ananie et à Saphire? Ils ont subi la peine de mort, pour n'être point. condamnés à l'éternel supplice.

2. Que votre charité fasse maintenant la réflexion suivante. Si le Seigneur s'est montré si mécontent qu'ils eussent détourné une partie de l'argent qu'ils lui avaient promis, quand toutefois cet argent ne pouvait servir qu'à des hommes, quel n'est pas son courroux quand on fait voeu de chasteté et qu'on ne l'observe pas, quand on fait voeu de virginité et qu'on n'y est pas fidèle? Ces voeux en effet sont pour Dieu et non pour des hommes. Qu'est-ce à dire, sont pour Dieu?

1. 1Co 11,30-32

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C'est que Dieu fait, des saints, sa demeure et le temple où il daigne habiter, et il veut que ce temple demeure inviolable. A la vierge, à la religieuse qui se marie, on pourrait donc appliquer ce que Pierre disait à propos de l'argent, et lui dire: Restant entre tes mains, ta virginité ne t'appartenait-elle pas, et n'était-elle pas en ta puissance, avant que tu en fisses voeu? Quand toutefois on s'est conduit de la sorte, quand on a fait un tel voeu sans y être fidèle, on doit s'attendre, non pas à être corrigé par la mort temporelle, mais à être condamné aux éternelles flammes.


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SERMON CXLIX. QUATRE QUESTIONS (1).

1. Ac 10 Mt 5,16 Mt 6,1-4 Mt 5,43-48

ANALYSE. - Saint Augustin, dans ce discours, résout quatre questions que le dimanche précédent il avait promis d'approfondir. La première est relative à la vision célèbre qu'eut saint Pierre immédiatement avant d'être appelé chez le Centurion Corneille. Les animaux purs et impurs qu'il lui fut ordonné de manger peuvent signifier que les observances légales étaient abolies sous le Christianisme, parce que leurs significations prophétiques s'y trouvaient accomplies. Cependant, comme des serpents étaient mêlés à ces animaux et que les serpents ne peuvent servir d'aliment aux hommes, il faut donner à cette vision une autre interprétation encore et l'entendre, comme l'entendit Pierre, dans ce sens que les Gentils étaient, comme les juifs, appelés à faite partie du corps de l'Église. - La seconde question est relative aux bonnes oeuvres. D'un côté il nous est recommandé de les faire secrètement, et d'autre part nous sommes obligés de les faire briller publiquement. N'y a-t-il pas contradiction? Le moyen de concilier ces préceptes qui semblent opposés est de faire le bien en public, quand on doit l'y faire, mais sans se proposer pour but l'estime des hommes. Il faut avoir en vue uniquement la gloire de Dieu et l'édification du prochain. - C'est ce que rappelle la troisième question. Elle demande comment la main gauche peut ignorer ce que fait la droite. Saint Augustin répond que la gauche représente les biens temporels, et la droite, les biens éternels. Ne mêlez pas, dans vos bonnes oeuvres, le désir des premiers au désir des derniers, et votre gauche ignorera ce que fait votre droite. - Enfin, et c'est la quatrième question, comment l'Évangile nous ordonne-t-il d'aimer nos ennemis, quand l'ancien Testament disait: Aime ton prochain et hais ton ennemi? Ces préceptes sont vrais l'un et l'autre; car le prochain que nous commande d'aimer l'ancienne, loi désigne tous les hommes, et l'ennemi qu'elle ordonne de haïr n'est autre que le diable. Donnons à nos ennemis des preuves ardentes de notre charité, ce sera souvent le moyen d'en faire pour nous des amis.

1. Je me souviens que dès avant dimanche dernier je m'étais engagé, envers votre sainteté, à résoudre quelques questions tirées des Écritures. Or voici le moment d'acquitter ma promesse, autant que le Seigneur daigne m'en faire la grâce; car, sans parler de la charité qu'on doit toujours quoique toujours on s'en acquitte, je voudrais n'être pas plus longtemps votre débiteur.

A propos de la vision de Pierre, nous disions qu'il faudrait examiner premièrement ce que signifie cette espèce «de nappe de lin qu'on abaissait du ciel par les quatre coins et dans laquelle étaient toutes sortes de quadrupèdes de la terre, de serpents et d'oiseaux du ciel;» ce que signifient encore ces paroles divines adressées au même Apôitre: «Tue et mange;» pourquoi enfin cette nappe s'abaissa et se releva trois fois.

2. Il est facile de réfuter ici ceux qui s'imaginent que le Seigneur notre Dieu voulait par là commander à Pierre la gourmandise. Quand même en effet nous prendrions à la lettre ces mots: «Tue et mange;» ce n'est pas à tuer et à manger qu'il y a péché, mais à user sans modération des dons que Dieu fait aux hommes pour subvenir à leurs besoins.

3. L'ancienne loi avait donc déterminé certains animaux dont les Juifs pouvaient manger, et certains autres dont ils devaient s'abstenir. Cette distinction figurait des choses futures; l'Apôtre saint Paul l'enseigne clairement dans ces paroles: «Que personne donc ne vous juge sur le manger ou sur le boire, ou à cause des jours de fête, des néoménies ou des sabbats, ce qui est l'ombre des choses futures (1).» Aussi dit-il ailleurs, quand l'Église déjà était établie «Tout est pur pour ceux qui sont purs, mais il est mal à l'homme de manger avec scandale. - Quand l'Apôtre écrivait ceci, il y avait effectivement des chrétiens qui mangeaient certaines viandes au scandale de quelques âmes faibles. On vendait alors au marché des chairs d'animaux immolés par les aruspices, et beaucoup de frères s'abstenaient d'en manger pour ne pas

1. Col 3,16-17 - 2. Tt 1,6 Rm 14,20

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donner lieu aux ignorants d'acheter ces viandes sacrifiées aux idoles. C'était pour rassurer la conscience à ce sujet que le même Apôtre disait dans une autre Epître: «Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie, ne faisant aucune question par conscience; car au Seigneur est la terre et toute sa plénitude.» Il ajoutait: «Si un infidèle vous invite et que vous vouliez aller, mangez de tout ce qu'on vous servira, ne faisant aucune distinction par motif de conscience. Mais si quelqu'un dit: Ceci a été immolé aux idoles, n'en mangez point, à cause de celui qui vous a avertis, et par conscience (1).» D'où il suit qu'en cette matière la pureté ou l'impureté consiste, non pas dans le toucher proprement dit, mais à avoir la conscience nette ou souillée.

4. Aussi les Chrétiens reçurent sous ce rapport une franchise que n'avaient pas les Juifs. Car si les Juifs ne pouvaient pas manger de certains animaux, c'est qu'ils étaient, comme nous l'avons remarqué, des figures ou des ombres de ce qui devait se faire. Ainsi leur circoncision désignait la circoncision du coeur, quoi qu'ils ne voulussent point de celle-ci, se contentant de porter celle-là sur leur chair: de la même manière ces aliments permis ou défendus étaient des préceptes mystérieux et des signes de l'avenir. Ils pouvaient, d'après l'Écriture, manger des animaux qui ruminent et qui ont la corne fendue, mais non pas de ceux à qui manquent l'un ou l'autre ou bien l'un et l'autre de ces caractères (2). C'était pour désigner certains hommes qui ne sont pas de la société des saints. En effet la corne fendue a rapport à la conduite et la rumination rappelle une propriété de la sagesse. Quelle relation entre le corne fendue et la conduite? C'est que les animaux dont la corne est fendue ne tombent pas aisément: or le péché n'est-il pas une chute? Quelle relation aussi entre la sagesse et le caractère des ruminants? C'est qu'il est dit dans l'Écriture: «Un trésor précieux repose dans la bouche du sage, mais l'insensé l'engloutit (3).» Ainsi écouter la vérité et l'oublier ensuite par négligence, c'est comme l'engloutir, c'est n'en conserver pas le goût, c'est l'ensevelir dans l'oubli même; tandis que méditer la loi du Seigneur et le jour et la nuit, c'est comme la ruminer et en savourer les délices dans son coeur. La défense faite aux Juifs signifie donc qu'à l'Église ou au corps du Christ, qu'à la grâce et à la société des saints n'appartiennent pas ceux

1. 1Co 10,25-28 - 2 Dt 14 - 3. Pr 21,20 sel. sept.

qui écoutent indolemment la divine parole, ni ceux qui vivent mal, bien moins encore ceux qui tout à la fois écoutent mal et vivent mal.

5. Ainsi en est-il des autres observances semblables imposées aux Juifs; elles sont des ombres figuratives de l'avenir; et depuis, l'avènement de la lumière du monde, de Jésus-Christ notre Seigneur, quand on les lit c'est seulement pour en avoir l'intelligence et non pour les pratiquer. Il est donc permis aux chrétiens de ne pas se conformer à ces inutiles coutumes et de manger ce qu'ils veulent, pourvu qu'ils le fassent avec modération, bénédiction et action de grâces. Si donc il a été dit à Pierre: «Tue et mange, c'était peut-être pour lui faire entendre de n'observer plus ces usages des Juifs; mais ce n'était sûrement pas pour lui recommander la gourmandise ni une hideuse gloutonnerie.

6. Ce qui prouve toutefois qu'il s'agissait ici d'un enseignement figuré, c'est que dans cette espèce de vase il y avait des serpents. Pierre pouvait-il en manger? Quel est alors le sens de cette vision? Cette nappe immense désigne l'Église, et les quatre coins qui la tenaient. suspendue représentent les quatre parties du monde où s'étend l'Église, puisqu'elle couvre l'univers. Ainsi vouloir former un parti et se séparer de l'Église universelle, c'est n'être plus compris dans la vision mystérieuse, et n'y être plus compris, c'est n'avoir plus les clefs données à Pierre. Si en effet le Seigneur dit qu'à la fin du siècle ses saints seront rassemblés des quatre vents du ciel (1); c'est qu'aujourd'hui la foi de l'Evangile se répand aux quatre points cardinaux. Les animaux montrés à Pierre représentent donc les gentils. Car immondes et livrés à leurs erreurs, à leurs superstitions et à leurs convoitises avant l'avènement du Christ; les gentils ont reçu de lui le pardon de leurs fautes et sont ainsi devenus purs. Et une fois leurs péchés pardonnés, pourquoi ne feraient-ils point partie du corps du Christ, c'est-à-dire de l'Église représentée dans, la personne de Pierre?

7. Plusieurs passages des Ecritures montrent effectivement que Pierre représente l'Église; on le voit surtout dans ces paroles qui lui furent adressées: «Je te donne les clefs du royaume des cieux. Tout ce que tu lieras sur la terre, sera lié aussi dans le ciel, et tous ce que tu délieras sur la terre dans le ciel aussi sera délié (2). N'y eut-il que Pierre pour recevoir ces clefs

1. Mt 24,3 - 2. Mt 16,19

et ne furent-elles pas données à Paul? N'y eut-il que Pierre pour les recevoir et furent-elles refusées à Jean, à Jacques et aux autres Apôtres? Ne sont-elles pas dans les mains de l'Église, où chaque jour se remettent les péchés? Oui, comme en Pierre se personnifiait l'Église, à l'Église fut donné ce qui le fut à Pierre en particulier.

C'est ainsi que cet Apôtre représentait l'Église, ou le corps du Christ. Qu'il admette donc les gentils; ils sont purifiés, puisque leurs iniquités leur sont remises, et c'est pour ce motif que le gentil Corneille ainsi que les gentils qui l'accompagnaient ont député vers lui une ambassade. Les aumônes de ce gentil avaient été agréables au ciel et l'avaient purifié, jusqu'à un certain point; il n'y avait plus qu'à l'incorporer, comme un bon aliment, à l'Église ou au corps de Jésus-Christ. Pierre craignait toutefois de livrer l'Évangile aux païens; car les croyants de la circoncision s'opposaient à ce que les Apôtres enseignassent la foi chrétienne à des incirconcis; ils prétendaient que ces derniers ne pouvaient participer aux grâces de l'Évangile, sans avoir reçu la circoncision donnée à leurs pères.

8. La vision de Pierre mit fin à cette hésitation; aussi l'Esprit-Saint lui dit-il ensuite de descendre et d'accompagner les ambassadeurs de Corneille; ce qu'il fit. Corneille en effet et les gentils d'avec lui étaient considérés comme ces animaux que Pierre avait vus sur la nappe; mais comme Dieu les avait purifiés déjà en agréant leurs aumônes, il fallait les tuer et les manger, en d'autres fermes, détruire en eux la vie ancienne qu'ils avaient passée dans l'ignorance du Christ et les unir à son corps en leur faisant puiser une vie nouvelle dans la communion de l'Église. Aussi Pierre en arrivant près d'eux leur rappela-t-il en peu de mots sa vision. «Vous savez vous-mêmes, leur dit-il, combien il est défendu à un Juif de fréquenter ou même d'approcher un étranger; mais Dieu m'a montré à ne traiter aucun homme d'impur ou de souillé.» C'est effectivement ce que lui fit entendre le Seigneur par ces mots: «N'appelle pas impur, toi, ce que Dieu a purifié.» Plus tard encore, comme il venait visiter les frères à Jérusalem et que plusieurs se plaignaient de voir l'Évangile livré aux gentils, il leur rappela, pour les calmer, la vision qu'il avait eue (1). L'aurait-il rappelée, si elle n'avait le sens que nous venons d'indiquer?

9. On pourrait peut-être demander encore

1. Ac 11

pourquoi ces animaux paraissaient être sur une nappe de lin. Ce n'est pas sans motif assurément. Le lin effectivement n'est pas rongé par les vers qui rongent les autres tissus. Que chacun donc bannisse de son coeur la corruption des passions mauvaises, et s'affermisse assez énergiquement dans la foi pour ne pas se laisser entamer parles mauvaises pensées, lesquelles sont comme des vers rongeurs: c'est le moyen de profiter de la leçon mystérieuse que nous donne le lin, symbole de l'Église.

10. Pourquoi fut-il abaissé du haut du ciel à trois reprises? Parce que tous les gentils dispersés aux quatre extrémités du monde, qu'occupe l'Église et que désignaient les quatre cordons qui soutenaient les nappes, sont baptisés au nom de la Trinité Sainte; sont renouvelés par la foi au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, pour entrer dans société et la communion des saints. Ces quatre cordons de lin et cet abaissement répété trois fois, rappellent aussi les douze Apôtres, ou trois multiplié par quatre, puisque trois fois quatre font douze. Assez, je crois, sur cette vision.

11. Nous avons ajourné aussi une autre question, celle de savoir pourquoi le Seigneur, dans son discours sur la montagne, dit d'abord à ses disciples: «Que vos oeuvres brillent devant les hommes, de façon qu'ils voient vos bonnes actions et glorifient votre Père qui est dans les cieux;» et un peu après, toujours dans le même discours: «Gardez-vous d'accomplir votre justice devant les hommes, pour en être vus;» et encore: «Fais ton aumône en secret, et ton Père, qui voit dans le secret, te récompensera.» On flotte souvent dans la pratique entre ces deux préceptes et on ne sait auquel obtempérer pour obéir au Seigneur qui les a imposés l'un et l'autre (1). Comment faire briller nos bonnes oeuvres devant les hommes, en sorte qu'ils voient réellement nos actions louables, si d'autre part nous sommes obligés de tenir nos aumônes secrètes? En voulant observer le premier de ces préceptes, je viole le second, et je pèche si j'accomplis celui-ci. Il faut donc trouver entre ces deux passages de l'Écriture quelque tempérament et montrer que les divins préceptes ne sauraient être contradictoires. L'opposition qui semble se révéler dans les termes demande un grand calme pour les comprendre; que chacun soit en paix intérieurement avec la

1. Voir ci-dessus serm. 41. n. 13; Serm. 54, n. 1.

597

parole de Dieu et il ne trouvera dans l'Écriture aucune contrariété.

12. Suppose un homme qui fait l'aumône dans le plus grand secret et jusqu'à ne se laisser pas connaître, s'il est possible, de celui même à qui il donne, ce qui aurait lieu si pour échapper à ses regards il lui faisait trouver ses libéralités au lieu de les lui présenter. Que peut-il davantage pour rendre sa bienfaisance secrète? Mais alors il rencontre et il ne pratique pas la recommandation suivante: «Que vos oeuvres brillent devant les hommes, de façon qu'ils voient vos bonnes actions.» Personne en effet ne voit ce qu'il fait ni n'est porté à l'imiter; et autant qu'il dépend de lui, il condamne les autres hommes à la stérilité; car si on travaille à rie laisser pas voir le bien qu'on opère, ils s'imagineront que personne n'observe les divins commandements; et pourtant il y a plus de charité à donner bon exemple à l'âme, qu'à nourrir le corps.

Autre supposition: il s'agit de quelqu'un qui publie et vante ses aumônes, qui n'a d'autre but que d'y chercher sa gloire; ses oeuvres brillent devant les hommes. Evidemment il ne manque pas à cette recommandation; mais il blesse cette autre: «Que ton aumône soit secrète;» et il se relâche bientôt s'il rencontre des impies qui vont jusqu'à blâmer sa conduite. Esclave des louanges, il ressemble aux vierges qui ne portaient pas d'huile sur elles. Vous connaissez effectivement ces cinq vierges folles qui ne portaient pas d'huile sur elles, et en même temps les vierges sages qui en portaient toujours. Toutes avaient des lampes qui brillaient: mais les unes n'avaient pas et les autres avaient de quoi les entretenir, ce qui établissait entre elles la distinction des vierges folles et des vierges sages (1). Qu'est-ce donc que porter de l'huile sur soi, sinon chercher en conscience à plaire à Dieu par ses bonnes oeuvres, sans se proposer pour but le plaisir d'être loué par les hommes, qui ne peuvent lire dans l'âme; car si l'homme peut voir ce que nous faisons, Dieu seul connaît quelle intention nous porte à agir.

13. Représentons-nous maintenant quelqu'un qui observe ces deux préceptes et qui se montre aussi fidèle à l'un qu'à l'autre. A celui qui a faim il donne du pain et il en donne devant ceux qu'il veut porter à l'imiter, s'inspirant de ces paroles de l'Apôtre: «Soyez mes imitateurs, comme je

1. Mt 25,1-13

le suis moi-même du Christ (1).» Il donne donc du pain au pauvre; on voit son oeuvre, mais sa piété reste dans son coeur. A-t-il en vue sa gloire ou la gloire de Dieu? Nul ne le sait, nul ne peut le déterminer parmi les hommes; ceux toutefois que la bonne volonté porte à l'imiter regardent comme inspiré par la piété du coeur ce qu'ils voient faire de bien, et ils bénissent Dieu dont la parole et la grâce déterminent ces bonnes oeuvres. Ainsi l'action paraît pour que les hommes la voient et glorifient leur Père qui est dans les cieux; mais le coeur voudrait que l'aumône fût secrète pour en recevoir la récompense du Père saint qui voit ce qui est caché. Ainsi le tempérament est gardé, aucune obligation n'est méprisée, elles sont toutes deux accomplies parfaitement. On s'est gardé de pratiquer la justice devant les hommes, c'est-à-dire de se proposer leurs louanges pour fin dernière, puisqu'en faisant le bien on a cherché non pas à se distinguer mais à honorer Dieu; et parce que cette intention est intérieure, cachée dans la conscience, l'aumône dans ce sens est secrète, appelant la récompense de Celui qui voit tout. Qui peut effectivement, quand il agit, mettre à nu son coeur aux yeux des hommes et leur faire voir l'intention qui le dirige?

14. Aussi, mes frères, considérez avec quelle exactitude le Seigneur a pesé ses paroles. Remarquez bien celles-ci: «Gardez-vous d'accomplir votre justice devant les hommes pour en être vus.» En se proposant pour fin d'être vu des hommes, on devient répréhensible, on est coupable de vouloir faire le bien pour être loué par des mortels, sans chercher autre chose. Voilà aussi ce que blâme le Seigneur dans les paroles citées. Mais en nous commandant de montrer nos bonnes oeuvres, il ne veut pas que nous nous proposions pour but d'être seulement remarqués par les hommes et loués par eux; il monte plus haut, jusqu'à la gloire de Dieu, et il exige que nous l'ayons en vue quand nous agissons. «Que vos oeuvres, dit-il, brillent devant les hommes, de sorte qu'ils voient vos bonnes actions.» Ce n'est pas cela pourtant que tu dois ambitionner. Qu'est-ce donc? Le Sauveur ajoute: «Et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux.» En cherchant de la sorte la gloire de Dieu, ne crains pas d'être remarqué par les hommes: ton aumône n'en est pas moins dans ce secret sanctuaire où le seul regard de Dieu voit clairement que tu n'as en vue que sa gloire.

1. 1Co 4,16 1Co 11,1

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Voilà pourquoi l'Apôtre Paul, après avoir été «abattu comme persécuteur et s'être relevé prédicateur, écrivait: «J'étais inconnu de visage aux Eglises de Judée qui étaient unies au Christ. «Seulement elles s'entendaient dire que celui qui les persécutait annonce maintenant la foi qu'il s'efforçait alors de détruire, et à mon sujet, poursuivait-il, elles glorifiaient Dieu.» Ainsi donc sa joie ne venait pas de ce qu'on connaissait en lui un homme qui avait reçu la grâce, mais de ce qu'on bénissait Dieu qui la lui avait donnée. Aussi disait-il encore: «Si je plaisais aux hommes jusque là, je ne serais point serviteur du Christ (1).» Et pourtant il disait ailleurs: «C'est ainsi que moi-même je complais à tous en toutes choses.» On pourrait sans doute renouveler ici notre question. Mais qu'ajoute-t-il? «Ne «cherchant pas ce qui m'est avantageux, mais «ce qui l'est au plus grand nombre, afin qu'ils soient sauvés (2).» C'est la même pensée que dans ces mots du même Apôtre: «Et à mon sujet elles glorifiaient Dieu;» et que dans ces autres du Sauveur: «Afin qu'ils glorifient votre Père qui est dans les Cieux.» Car c'est faire son salut, quand on voit les hommes faire le bien, que de glorifier Celui qui leur en accorde la grâce.

15. Restent deux questions: mais je crains soit d'être à charge à ceux qui ont assez, soit de manquer à ceux qui ont faim encore. Je me rappelle toutefois ce que j'ai déjà résolu et ce que je dois encore résoudre. Je dois, effectivement, examiner ce que signifie cette recommandation: «Que ta gauche ignore ce que fait ta droite;» et, à propos de l'amour des ennemis, pourquoi les anciens semblent avoir eu la permission de les haïr, tandis qu'à nous il est ordonné de les aimer. Comment faire? Si je traite ces questions en peu de mots, je pourrai n'être pas suffisamment compris; et je crains, en développant davantage, que mon discours ne-vous soit plus à charge, que mon explication; utile. Et pourtant, si vous ne comprenez pas assez, considérez-moi toujours comme votre débiteur, je m'engage à approfondir davantage ces problèmes dans une autre circonstance. Mais je ne dois pas aujourd'hui les passer entièrement sous silence.

La main gauche désigne dans l'âme la convoitise charnelle, et la main droite, la charité toute spirituelle. D'où il suit que si en faisant

1. Ga 1,22-24 - 2. 1Co 10,33

l'aumône on a en vue quelques avantages temporels, on fait connaître à la gauche les oeuvres de la droite. Si c'est au contraire avec une vraie charité et une conscience toute pure devant Dieu qu'on vient au secours du prochain, sans ambitionner autre chose que de plaire à Celui qui en impose le devoir, la gauche ignore ce que fait la droite.

16. Il est plus difficile de traiter et on ne saurait résoudre aussi vite la question de l'amour des ennemis. Tout en nous écoutant priez donc pour nous, et le Seigneur notre Dieu nous accordera peut-être bien vite ce que nous estimons si difficile à obtenir. Membres d'une même famille, nous puisons au même grenier; et il est possible que ce que nous croyons enfermé bien avant, soit placé sur le seuil par Celui qui promet de nous exaucer, afin que nous puissions plus facilement distribuer à qui demande.

Le Christ notre Seigneur a aimé réellement ses ennemis. Ne disait-il pas, lorsqu'il était suspendu à la croix: «Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1)?» Etienne l'imita au moment où on le lapidait. «Seigneur disait-il, ne leur imputez point cette faute (2).» Si le serviteur a ainsi unité son Maître, quel serviteur pourra hésiter et croire que le Seigneur était seul capable d'un tel acte? Ah! si nous croyons que c'est trop pour nous de suivre l'exemple du Seigneur, imitons au moins celui qui n'est que serviteur comme nous, puisque nous avons été appelés à recevoir la même grâce.

Pourquoi alors fut-il, dit aux anciens: «Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi?» Peut-être eux aussi comprenaient-ils bien ces paroles; mais dans l'économie des temps actuels nous le comprendrons mieux encore, grâce à la présence de Celui qui comprenait si bien ce qu'il fallait voiler ou découvrir à chacun. Effectivement, n'avons-nous pas un ennemi que rien ne nous oblige d'aimer? Le diable est cet ennemi. Donc «tu aimeras ton prochain,» l'homme; «et tu haïras ton ennemi,» le diable. Cependant il s'élève souvent des inimitiés entre les hommes; car il en est dont l'infidélité donne prise intérieurement au démon, et qui deviennent même ses instruments quand il agit sur les fils de la défiance. Mais comme il peut se faire que l'homme renonce à sa méchanceté et qu'il s'attache au Seigneur, il faut aimer notre ennemi, prier pour lui et lui faire du bien, lors même

1. Lc 23,34 - 2. Ac 7,59

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qu'il est encore emporté contre nous et qu'il nous persécute. Ainsi on accomplira soit le précepte ancien, puisqu'on aimera l'homme qui est le prochain et puisqu'on haïra le diable qui est l'ennemi; soit le précepte nouveau, puisqu'on aimera les hommes, tout ennemis qu'ils soient, et puisqu'on priera pour ceux qui persécutent.

17. Croirais-tu que dans ces premiers temps du Christianisme les chrétiens ne priaient pas pour Saul qui les persécutait? Mais n'est-ce pas la prière du martyr Étienne qui obtint de Dieu sa conversion? Car Saut était du nombre de ses persécuteurs et il gardait leurs vêtements (1). Cet Apôtre écrivait lui-même à Timothée: «Je demande avant tout comme une grâce qu'on fasse des supplications, des prières, des demandes, des actions de grâces pour tous les hommes; pour les rois et tous ceux qui sont en dignité, afin que nous menions une vie «paisible et tranquille (2).» Ainsi donc il ordonnait qu'on priât pour les rois qui alors persécutaient les Églises; tandis qu'ils défendent aujourd'hui ces mêmes Églises qui priaient alors pour eux et qui maintenant sont exaucées pour leur bonheur.

18. Veux-tu observer aussi le précepte donné aux anciens? Aime ton prochain, c'est-à-dire tous les hommes; puisque issus tous de deux premiers parents, nous sommes conséquemment tous proches l'un à l'autre. Il est certain d'ailleurs que Celui qui nous commande d'aimer nos ennemis, que Jésus-Christ notre Seigneur, a résumé toute la Loi et les prophètes dans les deux préceptes suivantes: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout coeur, et de toute ton âme, et de tout ton esprit;» et: «tu aimeras ton prochain comme toi-même (3).» Il n'est pas fait mention ici de l'amour des ennemis; ne s'ensuit-il pas que ces deux commandements ne résument pas toute la Loi? Nullement; car en disant: a Tu aimeras ton prochain,» il comprend dans ce dernier mot tous les hommes, fussent-ils ennemis. Au point de vue même de la parenté spirituelle, tu ignores ce qu'est vis-à

1. Ac 7,67 - 2. 1Tm 2,1-2 - 3. Mt 22,37-40

vis de toi, dans la prescience divine, celui que tu crois maintenant ton ennemi. En effet, comme la patience de Dieu l'attire à faire pénitence, il est possible qu'il finisse par reconnaître et suivre ces attraits. Eh! si Dieu lui-même, si Dieu qui sait d'avance quels sont ceux qui continueront la trame de leurs iniquités, ceux qui abandonneront les voies de la justice et se jetteront irrévocablement dans le mal; ne laisse pas de faire lever son soleil sur les bons et sur les méchants, ni de faire pleuvoir sur les justes et sur les pécheurs; si sa patience les invite à faire pénitence en menaçant, pour la fin, des rigueurs de sa justice ceux qui auront dédaigné les attraits de sa bonté; avec quel empressement chacun de nous ne doit-il pas se calmer, pour ne pas s'exposer, dans son ignorance de l'avenir, à haïr Celui avec qui il règnera dans l'éternelle félicité et qu'il regarde maintenant comme son ennemi? Accomplis donc l'ancien précepte, aime dans ton prochain tous les hommes et hais le diable ton ennemi. Accomplis aussi le précepte nouveau; aime tes ennemis, pourvu qu'ils soient des hommes; prie pour ceux qui te persécutent, s'ils sont hommes aussi; et s'ils sont hommes encore, fais du bien à ceux qui te haïssent.

19. «Si ton ennemi a faim, donné-lui à manger, et à boire, s'il a soif; car en agissant ainsi, tu amasseras des charbons sur sa tête (1).» Ici encore une question: Comment aimer un homme qu'on veut brûler par des charbons? Mais il suffit de bien comprendre pour faire disparaître toute difficulté. Les charbons dont il est ici parlé sont les charbons dévorants que Dieu donne à l'homme pour le délivrer de la langue trompeuse 2. Car en faisant du bien à un ennemi, en ne se laissant pas vaincre par sa malice et en triomphant du mal par le bien, on l'amène souvent à se repentir de sa haine et à regretter d'avoir nui à un homme qui lui fait tant de bien. La combustion qu'il éprouve est la pénitence même qui détruit en lui, comme des charbons ardents, la haine et la méchanceté.

1. Rm 12,20 - 2. Ps 99,3-4





Augustin, Sermons 146