Augustin, Sermons 157

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SERMON CLVII. L'ESPÉRANCE CHRÉTIENNE (1).

ANALYSE. - L'espérance chrétienne demande que, détachés des choses présentes, nous fixions nos regards sur les biens futurs. Il est vrai, il faut pour cela courage et patience; mais la vue de la gloire du Sauveur ne nous dit-elle point le sort heureux qui nous attend, si nous sommes fidèles à imiter ses exemples? Il est vrai encore, les mondains se rient de notre espérance et nous vantent leur bonheur; mais est-il rien de plus fugitif, de plus incertain et de plus vain que leurs plaisirs? D'un autre côté, combien d'événements dont nous sommes témoins nous garantissent la fidélité avec laquelle Dieu réalisera les promesses qu'il nous a faites?

1. Votre sainteté se rappelle, mes très-chers frères, que l'Apôtre a dit: «C'est en espérance que nous avons été sauvés. Or, continue-t-il, «l'espérance qui se voit n'est pas de l'espérance, comment en effet espérer ce qu'on voit? Or, si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons avec patience». Ici donc le Seigneur notre Dieu nous invite à vous adresser quelques paroles d'encouragement et de consolation. C'est à lui que nous disons dans un psaume: «Vous êtes mon espérance, mon partage dans la terre des vivants (2)». Lui donc qui est notre espoir dans la terre des vivants, nous ordonne de vous exciter, dans la terre des mourants, à ne pas fixer vos regards sur ce qui se voit, mais

1. Rm 8,24-25 2. 2Co 4,18

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sur ce qui ne se voit pas; car ce qui se voit est temporel, tandis que ce qui ne se voit pas est éternel (4). Or, dès que nous espérons ainsi ce que nous ne voyons pas et que nous l'attendons avec patience, on a droit de nous adresser ces paroles d'un psaume: «Attends le Seigneur, agis avec courage, fortifie ton coeur et attends le Seigneur (1)». Car les promesses du monde sont toujours trompeuses, au lieu que les promesses divines ne trompent jamais.

Cependant le monde semble devoir donner ce qu'il promet, ici même, sur la terre des mourants où nous sommes; Dieu au contraire ne nous mettra en possession de ce qu'il nous offre que dans la terre des vivants: de là vient que plusieurs se lassent d'attendre Celui qui ne peut les induire en erreur, et qu'ils ne rougissent pas de s'attacher à ce qui ne fait que les tromper. C'est de ces aveugles qu'il est dit dans l'Ecriture: «Malheur à ceux qui ont perdu patience et qui ont abandonné les droites voies (2)». De plus, quand on agit avec courage et qu'on attend Dieu avec résolution, on est constamment outragé par les victimes de l'éternelle mort qui ne cessent de prôner leurs joies éphémères, joies perfides qui ne flattent un moment que pour surpasser le fiel en amertume. Où est, nous répètent-ils, ce qu'on vous promet au-delà de cette vie? Qui est venu de l'autre inonde pour vous assurer que vos espérances sont fondées? Nous au moins nous savons jouir de nos plaisirs, car nous espérons ce que nous voyons: pour vous, qui croyez ce que vous ne voyez pas, vous ne savez vous imposer qu'abstinences et tortures. Puis ils ajoutent, comme l'a rappelé saint Paul: «Mangeons et buvons, car demain nous mourrons». Remarquez cependant à quoi il nous avertit de prendre garde. «Les mauvais propos, dit-il, corrompent les bonnes moeurs. Usez d'une sage sobriété et ne péchez pas (3)».

2. Prenez donc garde, mes frères, que de semblables propos ne corrompent en vous les moeurs, n'abattent vos espérances, n'affaiblissent votre patience et ne vous jettent dans des voies funestes. Ah! plutôt soyez doux et dociles pour suivre les voies droites, celles que vous montre le Seigneur, et dont il est ainsi parlé dans un psaume: «Il conduira dans la justice ceux qui sont dociles, il enseignera ses voies à ceux qui sont doux (4)». En

1. Ps 26,14 - 2. Si 2,16 - 3. 1Co 15,32-34 - Ps 24,9

effet, pour pratiquer, toujours au milieu des épreuves de la vie, la patience sans laquelle il est impossible de conserver l'espérance du bonheur à venir, il est absolument nécessaire d'être doux et docile, de ne pas résister à la volonté de Dieu, de Dieu dont le joug est doux et le fardeau léger, mais pour ceux qui croient en lui, qui espèrent en lui et qui l'aiment. Si vous êtes ainsi doux et dociles, non-seulement vous aimerez les consolations de Dieu, mais, comme de bons fils, vous saurez endurer, encore les coups de sa verge et attendre avec patience ce que vous espérez sans le voir.

Agissez, agissez ainsi. C'est le Christ que vous suivez, et il a dit: «Je suis la voie (1)». Or apprenez dans ses exemples comme dans ses paroles de quelle manière vous le devez suivre. Il est le Fils unique du Père, et le Père ne l'a pas épargné, mais il l'a livré pour nous tous (2), sans que le Fils refusât ou résistât. Car il voulait ce que voulait son Père, n'ayant avec lui qu'une même volonté dans l'égalité de la divine nature, égalité qui lui permettait, sans usurpation, de s'égaler à Dieu. Et pourtant quelle incomparable obéissance il pratiqua dans la nature d'esclave qu'il prit en s'anéantissant (3)! Car «il nous a aimés et s'est livré lui-même pour nous en oblation à Dieu et en hostie de suave odeur (4)». D'où il suit que si le Père n'a pas épargné son propre Fils et l'a livré pour nous tous, le Fils aussi s'est sacrifié pour nous.

3. Or c'est en se livrant ainsi, dans sa nature humaine, aux opprobres des hommes, aux dérisions de la multitude, aux outrages, aux fouets et à la mort de la Croix, que ce Dieu Très-haut, par qui tout a été fait, nous a enseigné avec quelle patience nous devons marcher dans son amour; et, par l'exemple de sa résurrection, il nous dit encore ce qu'avec une invincible patience nous devons espérer de lui. «Car si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience». Il est vrai, nous espérons ce que nous ne voyons pas; mais. nous sommes le corps d'un Chef divin cri qui nous voyons réalisées dès maintenant nos espérances. N'est-il pas dit de lui qu' «il est le Chef de son corps, de l'Eglise, le premier-né, et qu'il garde en tout la primauté (5)?» Et de nous: «Vous êtes le corps et

1. Jn 14,6 - 2. Rm 8,32 - 3. Ph 2,6-7 - 4. Ep 5,2 - 5. Col 1,18

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les membres du Christ (1)?» Or, si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience». Mais aussi avec tranquillité, puis que notre espérance est sous la garde de notre Chef ressuscité.

Ce Chef, de plus, ayant été flagellé avant de ressusciter, voilà notre patience affermie. D'ailleurs il est écrit que Dieu corrige celui qu'il aimé, et qu'il frappe de verges tout fils qu'il reçoit (2)». Donc, pour ressusciter avec joie, ne nous décourageons pas sous la main qui châtie. N'est-il pas bien vrai qu'il fouette tout fils qu'il reçoit, puisque loin d'épargner son Fils unique, il l'a sacrifié pour l'amour de nous tous? Ah! le regard fixé sur ce Fils qui a été flagellé sans l'avoir mérité, qui est mort pour expier nos péchés et qui est ressuscité pour nous justifier (3), ne craignons pas que Dieu nous délaisse quand il nous châtie; ayons plutôt confiance qu'il nous recevra dans son sein après nous avoir ainsi sanctifiés.

4. Maintenant même, quoique notre bonheur soit loin encore d'être complet, nous laisse-t-il sans jouissances et ne sommes-nous pas sauvés en espérance? Aussi l'Apôtre ne se contente pas de dire: «Si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience»; il dit ailleurs: «Vous réjouissant par l'espérance, patients dans la tribulation (4)»; «et appuyés sur une telle espérance, agissons avec grande confiance (5)»; - «que nos paroles, toujours gracieuses, soient a assaisonnées du sel de la sagesse, en sorte a que vous sachiez comment il vous faut répondre à chacun (6)».

Que faut-il répondre. effectivement à ces malheureux qui ont renoncé ou qui ne se sont jamais consacrés au service de Dieu, et qui néanmoins ont le front de nous insulter, nous qu'ils devraient imiter parce que nous le servons, parce que nous espérons et attendons avec patience ce que nous ne voyons pas? Il faut leur dire: Eh! où sont donc ces joies que vous poursuivez en marchant par vos voies tortueuses? Nous ne vous demandons pas ce qu'elles deviendront après cette vie: aujourd'hui même où sont-elles? Hier est emporté par aujourd'hui, comme aujourd'hui sera emporté par demain; quels sont alors les objets de vos affections qui ne s'envolent et ne se dissipent? Est-il rien qui ne s'enfuie avant même

1. 1Co 2,27 - 2. He 12,6 - 3. Rm 4,25 - 4. Rm 12,12 - 5. 2Co 3,12 - 6 Col 4,6

qu'on s'en empare, quand du jour actuel on ne peut arrêter même une heure; quand la douzième heure doit être remplacée par la treizième, comme la première s'est évanouie devant la seconde; quand de l'heure qui semble actuellement présente rien n'est présent, puisque toutes les parties et que tous les points ne font que s'en écouler?

5. Si seulement l'homme n'était pas si aveugle et qu'il considérât pour quel motif il pèche ou s'est abandonné au péché! Il pourrait remarquer qu'il soupire sans prévoyance après un plaisir qui doit passer, et que ce plaisir goûté, il n'y songe qu'avec remords. Vous nous tournez en dérision parce que nous espérons les biens éternels sans les voir; quand, esclaves des choses temporelles que vous voyez, vous ne savez pas ce que sera pour vous le jour de demain, ce jour que souvent vous attendez bon et que vous reconnaissez mauvais, sans pouvoir l'arrêter dans sa fuite, lorsque parfois il est bon! Vous nous tournez en dérision parce que nous espérons des biens éternels qui ne passeront point quand ils seront arrivés; ou plutôt ils n'arriveront pas, puisqu'ils subsistent éternellement, et c'est nous plutôt qui parviendrons jusqu'à eux lorsqu'en suivant la voie divine nous aurons passé au-delà de ce qui passe. Et vous ne cessez d'espérer des biens temporels qui vous échappent si souvent malgré l'ardeur de vos désirs, qui ne font que vous surexciter avant de venir, que vous corrompre en arrivant et que vous torturer en s'échappant 1 N'est-il pas vrai que vous brûlez avant de les posséder, qu'ils s'avilissent entre vos mains et qu'une fois perdus ils ne sont plus qu'un songe? Nous aussi nous en usons, mais pour les besoins de notre pèlerinage, mais sans en faire dépendre notre bonheur, car ils pourraient nous entraîner avec eux. Nous usons en effet de ce monde comme n'en usant pas (1), et c'est dans le dessein de parvenir près de Celui qui a fait le monde, de demeurer en lui et de jouir avec lui de son éternité.

6. Pourquoi dire encore: Qui est revenu d'entre les morts, pour apprendre aux mortels ce qui se passe au-delà du tombeau? Ne vous a-t-il pas fermé la bouche en, ressuscitant un mort de quatre jours (2), en ressuscitant lui-même le troisième jour pour ne plus mourir,

1. 1Co 7,31 - 2. Jn 11,39-44

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en montrant enfin avant sa mort et avec la certitude de Celui pour qui rien n'est caché, soit dans la paix dont jouit le pauvre, soit dans les flammes où est plongé le riche, quelle vie attend les humains au-delà de cette vie (1)? Mais ils ne croient pas ces vérités, eux qui répètent: Qui est revenu d'entre les morts? Ils veulent persuader qu'ils croiraient, si quelqu'un de leurs proches recouvrait la vie. Mais maudit quiconque met son espoir dans un homme (2)! C'est même pour détourner de nous cette malédiction qu'un Dieu fait homme a voulu mourir, puis ressusciter et montrer ainsi dans une chair humaine, ce qui attend l'homme, pourvu toutefois que l'homme ne s'appuie pas en lui, mais sur Dieu.

D'ailleurs l'Eglise fidèle est répandue par tout l'univers, elle est sous leurs yeux. Qu'ils lisent et ils reconnaîtront que bien des siècles avant son établissement Dieu en avait fait la promesse à un homme, à un homme qui espéra, contre toute espérance, qu'il deviendrait le père d'un peuple innombrable (3). Ainsi nous voyons actuellement accomplie la promesse faite à un seul croyant, à Abraham, et nous n'espérerions pas avec certitude ce qui a été promis à tous les croyants, à l'univers entier? Qu'ils s'en aillent donc en répétant: «Mangeons et buvons, car demain nous mourrons». Ils mourront demain, disent-ils; la vérité est qu'ils sont morts en parlant ainsi.

Pour vous, mes frères, ô fils de la résurrection, concitoyens des saints anges, héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ; gardez-vous d'imiter ces malheureux qui mourront demain, en ce sens que demain ils expireront, mais qui dès aujourd'hui sont ensevelis dans le vin. Or pour préserver vos moeurs de la corruption des mauvais propos, comme s'exprime l'Apôtre, «observez une sage sobriété et rte péchez point (4)», suivez la voie étroite mais sûre, qui conduit dans cette immense Jérusalem céleste, notre mère pour l'éternité; espérez fermement ce que vous ne voyez pas, et attendez avez patience ce que vous ne possédez pas encore, puisque vous vous attachez inséparablement au Christ dont les promesses ne peuvent manquer.

1. Lc 16,19-31 - 2. Jr 17,5 - 3. Rm 4,18 - 4. 1Co 15,32-34




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SERMON CLVIII. CONFIANCE EN DIEU (1).

1. Rm 8,30-31

ANALYSE. - Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? L'important donc est de savoir si Dieu est pour nous. Or l'Apôtre enseigne qu'il est pour ceux qu'il a prédestinés, appelés, justifiés et glorifiés. Voyons ce qu'il y a déjà en nous de ces quatre caractères, afin de nous en faire un point d'appui pour obtenir de Dieu ce qui nous manque encore. - Avant même que nous ayons reçu l'existence, Dieu bous avait prédestinés et il nous a appelés en nous faisant chrétiens. Mais sommes-nous justifiés afin d'être un jour du nombre des glorifiés? Examinons ce que nous pouvons posséder de justice, car elle n'est pas complète ici-bas, et cherchons à acquérir ce qui nous manque. La justification comprend la foi, l'espérance et la charité. Si déjà nous avons en nous la foi et l'espérance, perfectionnons et développons sans relâche la charité, attendu qu'au ciel nous n'aurons plus ni la foi ni l'espérance, nous n'y conserverons que la charité. - Ainsi donc, Dieu nous a suffisamment témoigné sa bonté pour nous inspirer confiance en lui; c'est à nous de développer avec sa grâce la charité dans notre vie, pour affermir de plus en plus notre confiance.

1. Nous venons d'entendre le bienheureux Apôtre nous encourager et nous rassurer par ces mots: «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?» Pour qui est-il? L'Apôtre venait de le dire de la manière suivante: «Ceux qu'il a prédestinés, il les a appelés; et ceux qu'il a appelés, il les a justifiés; et ceux qu'il a justifiés, il les a glorifiés. Que dire après cela? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?» Dieu est pour nous, en nous prédestinant; Dieu est pour nous, en nous appelant; Dieu est pour nous, en nous justifiant; Dieu est pour nous, en nous glorifiant. «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?» Il nous a prédestinés, avant notre existence; il nous a appelés, quand nous étions loin de lui; justifiés, quand nous étions pécheurs; glorifiés, quand nous étions mortels. «Si Dieu est pour nous, qui sera contre-nous?» Pour essayer de nuire à ceux que Dieu a prédestinés, appelés, justifiés et glorifiés, il faudrait se disposer à lutter d'abord, si on le peut, contre Dieu même. Dès qu'on nous dit: «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?» n'est-il pas vrai qu'on ne peut nous atteindre sans triompher de Dieu? Mais qui triomphe du Tout-Puissant? Chercher à lui résister, c'est se meurtrir; et c'est ce que le Christ criait du haut du ciel à l'Apôtre qui portait encore alors le nom de Saul: «Tu ne gagnes rien, lui disait-il, à regimber contre l'aiguillon (1)». Qu'on frappe, qu'on frappe autant qu'on peut; frapper contre l'aiguillon, n'est-ce pas se frapper soi-même?

2. En examinant ces quatre caractères que l'Apôtre a mis en relief et qui distinguent les favoris de Dieu, savoir la prédestination, la vocation, la justification et la glorification, remarquons ceux que nous possédons déjà et ceux que nous attendons encore. En voyant ce que nous avons, nous louerons Dieu qui nous l'a donné; et en constatant ce qui nous manque, soyons sûrs que Dieu nous en est redevable. Il nous le doit, non pour avoir reçu de nous, mais pour nous avoir promis ce qu'il lui a plu. Nous pouvons dire à un homme: Tu me dois, car je t'ai donné; mais à Dieu: Vous me devez, car vous m'avez promis. Quand on peut dire: Tu me dois, parce que je t'ai donné, c'est qu'on a remis pour échanger plutôt que pour donner. Mais quand on dit: Vous me devez, parce que vous m'avez promis, on n'a rien confié et pourtant on exige; on exige parce que la bonté qui a promis donnera fidèlement, sans quoi elle ne serait plus bonté, mais plutôt méchanceté, attendu que pour tromper il faut être méchant. Or, disons-nous à Dieu: Rendez-moi, car je vous ai donné? Eh! que lui avons-nous donné, puisque c'est de lui que nous tenons tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons de bon? Non, nous ne lui avons rien donné; et nous ne pouvons à ce

1. Ac 9,5

titre réclamer ce qu'il nous doit. L'Apôtre d'ailleurs ne dit-il pas avec beaucoup de raison: «Quia connu la pensée du Seigneur? ou qui a été son conseiller? ou qui le premier lui a donné et sera rétribué (1)?» Voici donc comment nous pouvons poursuivre le Seigneur notre Dieu; il faut lui dire: Accordez-nous ce que vous avez promis, car nous avons fait ce que vous avez prescrit; et encore est-ce vous qui l'avez fait en nous, puisque vous nous avez aidés à le faire.

3. Que personne donc ne dise: Dieu m'a appelé, parce que je l'ai servi. Comment l'aurais-tu servi, s'il ne t'avait appelé? S'il t'avait appelé pour avoir été servi par toi, il t'aurait donc rendu pour avoir reçu de toi le premier. Mais l'Apôtre n'interdit-il pas ce langage quand il s'écrie: «Qui lui a donné le premier et sera rétribué?» Au moins tu existais déjà quand il t'a appelé; mais aurait-il pu te prédestiner, si déjà tu avais l'être? Qu'as-tu donné à Dieu, puisque, pour donner, tu n'existais même pas? Et qu'a fait Dieu en te prédestinant avant ton existence? Ce que dit l'Apôtre: «Il appelle ce qui n'est pas comme ce qui est (2)». Non, il ne te prédestinerait pas, si tu existais, et ne t'appellerait pas, si tu n'étais éloigné; si tu n'étais impie, il ne te justifierait pas, et ne te glorifierait pas, si tu n'étais de terre et de boue. «Qui donc lui a donné le premier et sera rétribué? Puisque c'est de lui, par lui et en lui que sont toutes choses»; que lui rendrons-nous? «A lui la gloire (3)». Nous n'étions pas, quand il nous a prédestinés; nous étions éloignés, quand il nous a appelés; quand il nous a justifiés, nous étions pécheurs: donc rendons-lui grâces et ne demeurons pas ingrats.

4. Nous nous étions proposé d'examiner ce que nous avions déjà et ce qu'il nous restait à acquérir encore des quatre caractères énoncés par saint Paul. Or,. dès avant notre naissance, nous avons été prédestinés; et nous avons été appelés, lorsque nous sommes devenus chrétiens. Voilà ce que nous avons déjà. Mais sommes-nous justifiés? Où en sommes-nous sous ce rapport? Oserons-nous dire de ce troisième caractère que nous l'avons aussi? Y aura-t-il parmi nous un seul homme pour oser dire: Je suis juste? Je suis juste, signifie, selon moi, je ne suis pas pécheur.

1. Rm 11,34-35 - 2. Rm 4,17 - 3. Rm 11,36

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Mais si tu oses tenir ce langage, voici devant toi l'Apôtre Jean: «Si nous affirmons», dit-il, «que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous (1)». Eh quoi! sommes-nous étrangers à toute justice? Ou bien sommes-nous un peu justes, sans l'être complètement? C'est ce qu'il nous faut examiner; car si nous sommes justes sans l'être complètement, il nous suffira, pour le devenir, d'ajouter à ce que nous sommes déjà.

Voici des hommes baptisés, tous leurs péchés sont remis, ils en sont justifiés, nous ne pouvons le nier: il leur reste néanmoins à lutter encore contre la chair, à lutter contre le monde, à lutter contre le démon. Or, quand on lutte, on frappe et on est frappé, on triomphe et on est renversé; mais il faut voir dans quel état on quittera l'arène. Oui, «si nous affirmons que nous sommes sans péché, nous nous illusionnons nous-mêmes et la vérité n'est point en, nous». D'un autre côté, si nous nous disons absolument étrangers à la justice, c'est un mensonge qui s'élève contre les dons divins. En effet, être entièrement étranger à la justice, c'est n'avoir même pas la foi; mais si nous n'avons pas la foi, nous ne sommes pas chrétiens; si au contraire nous l'avons, nous sommes un peu justes. Veux-tu savoir la valeur immense de ce peu? Le juste vit de la foi (2); - oui le juste vit de la foi», en croyant ce qu'il ne voit pas.

5. Lorsque nos pères, lorsque les chefs du troupeau sacré, lorsque les saints apôtres annonçaient l'Evangile, ils publiaient non-seulement ce qu'ils avaient vu, mais encore ce qu'ils avaient touché de leurs mains; et pourtant, comme un de ses disciples le touchait de la main, cherchant à s'assurer et s'assurant effectivement de la réalité, comme il s'écriait en le pressant: «Mon Seigneur et mon Dieu!» ce Seigneur et ce Dieu, qui nous réservait le don de la foi, répondit d'abord: «Tu as cru pour avoir vu»; puis jetant les yeux sur ce que nous ferions: «Heureux, continua-t-il, ceux qui ont cru sans avoir vu (3)!» Nous donc qui n'avons pas vu et qui avons cru pour avoir entendu, nous avons été d'avance proclamés bienheureux, et nous serions complètement étrangers à la justice! Le Seigneur s'est

1. Jn 1,8 - 2. Ha 2,4 Rm 1,17 - 3. Jn 20,28-29

montré avec son corps aux yeux des Juifs, et ils l'ont mis à mort; il ne s'est pas montré visiblement à nous, et nous l'avons reçu. «Un peuple que je ne connaissais pas m'a servi; il a prêté à ma voix une oreille docile (1)». Nous sommes ce peuple, et il n'y aurait en nous aucune trace de justice! Certes il y en a. Soyons reconnaissants pour ce que nous avons reçu; ainsi nous obtiendrons encore, sans rien perdre de ce qui nous a été donné.

Il résulte que maintenant encore se forme en nous le troisième caractère. Nous sommes justifiés, mais la justice progresse en nous avec nous. Je vais vous exposer ses développements et conférer en quelque sorte avec vous. Chacun de vous, quoique déjà justifié en ce sens qu'il a reçu la rémission de ses péchés dans le bain de la régénération, qu'il a reçu encore l'Esprit-Saint pour avancer de jour en jour, pourra reconnaître où il en est, marcher, progresser et croître jusqu'à ce qu'il arrive, non pas au terme, mais à la perfection.

6. On commence par la foi. En quoi consiste la foi? A croire. Cette foi néanmoins doit se distinguer de celle des esprits immondes. Elle consiste, avons-nous dit, à croire. «Mais, observe l'apôtre saint Jacques, les démons croient aussi et ils tremblent (2)». Tu crois et tu vis sans espérance ou sans amour? mais les démons croient aussi et ils tremblent». Tu estimes avoir beaucoup fait en proclamant le Christ Fils de Dieu. Il est vrai, Pierre l'a proclamé, et il lui a été dit: «Tu es heureux, Simon, fils de Jona»; mais les démons l'ont publié aussi, et il leur a été dit: «Taisez-vous». Pierre parle et on lui dit: «Ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé ceci, mais mon Père, qui est dans les cieux (3)». Les démons parlent de même, et on leur dit de se taire (4), et on les repousse! Sans doute la parole est la même; mais le Sauveur porte son regard sur la racine et non sur la fleur. De là cette recommandation adressée aux Hébreux: «Veillant à ce qu'aucune racine amère, poussant en haut ses rejetons, n'importune et ne souille l'âme d'un grand nombre (5)». Songe donc avant tout à rendre ta foi différente de celle des démons.

Par quel moyen? Les démons confessaient le Christ avec crainte, Pierre avec amour. Ajoute donc l'espérance à la foi. Mais comment

1. Ps 17,45 - 2. Jc 2,19 - 3. Mt 16,17 - 4. Mc 1,25 - 5. He 12,15

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espérer si la conscience n'est en bon état? A l'espérance joins donc aussi la charité. C'est la voie suréminente dont parle ainsi l'Apôtre Voici la voie suréminente: quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je suis semblable à un airain sonore ou à une cymbale retentissante». L'Apôtre poursuit ensuite son énumération et assure que sans la charité tous les avantages ne sont rien. Conservons donc la foi, l'espérance et la charité (1). La charité l'emporte sur tout; appliquez-vous à la charité, et par là rendez votre foi différente, vous qui êtes du nombre des prédestinés, des appelés et des glorifiés. Saint Paul dit encore: «Ni la circoncision, ni l'incirconcision ne servent de rien, mais la foi». O Apôtre, ne vous arrêtez pas, parlez encore, signalez la différence, car les démons croient aussi et ils tremblent»; indiquez donc la différence qui doit distinguer notre foi de celle des démons, qui tremblent parce qu'ils haïssent; parlez, Apôtre, distinguez ma foi et séparez ma cause de celle des impies (2). Il le fait clairement et voici en quels termes: «La foi qui agit avec amour», dit-il (3).

7. A chacun donc, mes frères, de s'examiner intérieurement, de se peser, de se juger, dans tous ses actes et dans toutes ses bonnes oeuvres, pour reconnaître ce qu'il fait avec charité, sans attendre de récompense temporelle, mais seulement ce que Dieu a promis, le bonheur de le voir. Quelles que soient en effet les promesses de Dieu, sans lui tout n'est rien. Non, Dieu ne me satisferait point, s'il ne se promettait lui-même à moi. Qu'est-ce que toute la terre? Qu'est-ce que toute la mer? Qu'est-ce que le ciel entier, et tous les astres, et le soleil et la lune et tous les choeurs des anges? C'est du Créateur de toutes ces merveilles que j'ai soif; c'est de lui que j'ai faim. J'ai soif de lui et je lui dis: «En vous est la source de vie (4),» il me dit de son côté: «Je suis le pain descendu du ciel! (5)». Ah! que j'aie faim et soif dans mon pèlerinage, pour être rassasié quand je serai au terme. Le monde me sourit par une variété immense de créatures éclatantes en beauté et en force: mais que le Créateur est à la fois bien plus beau, bien plus fort, bien plus éclatant et bien plus agréable! «Je serai rassasié, lorsqu'apparaîtra votre gloire dans son éclat (6)». Si donc vous avez cette foi qui agit avec

1. 1Co 12,31 1Co 13 - 2. Ps 42,1 - 3. Ga 5,6 - 4. Ps 35,10 - 5. Jn 6,41 - 6. Ps 16,15

amour, vous êtes du nombre des prédestinés, des appelés, des justifiés: faites-la donc croître en vous. Cette foi qui agit par amour est inséparable de l'espérance. L'aurons-nous encore lorsque nous serons au terme? Alors encore nous dira-t-on de croire? Assurément non; car nous verrons alors et nous contemplerons face à face. «Mes bien-aimés, nous sommes les enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a point paru encore». Cela n'a point paru, car c'est encore la foi. «Nous sommes les enfants de Dieu», prédestinés, appelés, justifiés par lui. «Nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a point paru encore». Avant donc de voir ce que nous serons; croyons aujourd'hui. «Nous savons que lorsqu'il se montrera nous lui serons semblables». Est-ce parce que nous croyons? Non. Pourquoi donc? «Parce que nous le verrons tel qu'il est (1)».

8. Et l'espérance? y en aura-t-il encore? Non, puisque nous posséderons la réalité. L'espérance est nécessaire au voyageur, c'est elle qui le soutient sur la route; car s'il supporte courageusement les fatigues de la marche, c'est qu'il compte arriver au terme. Qu'on lui ôte cette espérance, ses forces s'affaissent aussitôt. Ce qui fait voir que l'espérance actuelle nous est nécessaire pour pratiquer la justice durant notre pèlerinage. Ecoute l'Apôtre: «En attendant l'adoption, dit-il, nous gémissons encore en nous-mêmes». Quand il y à encore gémissement, peut-on reconnaître la félicité dont il est dit dans l'Ecriture: «Plus de fatigue ni de gémissements (2)?» Ainsi, dit saint Paul, «nous gémissons encore en nous-mêmes, attendant l'adoption et la délivrance de notre corps». Nous gémissons encore. Pourquoi? C'est que nous sommes sauvés en espérance. Or, l'espérance qui se voit, n'est pas de l'espérance. Qui espère ce qu'il voit? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous attendons avec patience». C'est avec cette patience que les martyrs méritaient la couronne, aspirant à ce qu'ils ne voyaient pas et dédaignant ce qu'ils souffraient; et ils disaient, avec cette espérance: «Qui nous séparera de l'amour du Christ? l'affliction? l'angoisse? la persécution? la faim? la nudité? le glaive? Car c'est à cause de vous». Et où est-il celui à cause de qui? Car c'est à cause de vous que nous sommes mis. à mort

1. 1Jn 3,2 - 2. Is 35,10

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durant tout le jour (1)». Où est enfin celui à cause de qui? «Heureux ceux qui ont cru sans avoir vu (2)». Voilà qui indique où il est. Il est en toi, puisque ta foi y est aussi. L'Apôtre nous tromperait-il quand il dit «que par la foi le Christ habite en nos coeurs (3)?» Il y est aujourd'hui par la foi, il y sera alors sans voiles; il y est par la foi, tant que nous sommes voyageurs, tant que nous poursuivons notre pèlerinage; car tant que nous sommes dans ce corps, nous voyageons loin du Seigneur, «puisque nous marchons par la foi et non par la claire vue ( )».

9. Si la foi nous donne tant, que nous donnera la vue même? Le voici: «Dieu sera tout en tous (5)». Que signifie tout? Il veut dire que tu posséderas alors tout ce que tu recherchais, tout ce que tu estimais ici. Que voulais-tu? Que cherchais-tu? Tu voulais manger et boire? Dieu sera pour toi nourriture et breuvage. Que voulais-tu? La santé du corps, toute fragile et toute éphémère qu'elle lut? Dieu sera pour toi l'immortalité même. Que cherchais-tu? Des richesses? O avare, de quoi te contenteras-tu, si Dieu ne te suffit pas? Qu'aimais-tu? La gloire, les honneurs? Dieu même sera ta gloire, et dès aujourd'hui tu lui dis: «C'est vous qui êtes ma gloire et qui élevez mon Chef (6)». Déjà, en effet, il a exalté mon Chef, mon Chef qui est le Christ. Pourquoi enfin ton étonnement? Les membres comme

1. Rm 8,23-25 Rm 8,35-36 - 2. Jn 20,29 - 3. Ep 3,17 - 4. 2Co 5,6-7 - 5. 1Co 15,28 - 6. Ps 3,4

le Chef seront un jour élevés en gloire et Dieu alors sera tout en tous.

Voilà ce que nous croyons aujourd'hui, ce qu'aujourd'hui nous espérons; mais une fois arrivés, nous le posséderons, et ce ne sera plus la foi, mais la vue; une fois arrivés nous le posséderons, et ce ne sera plus l'espérance, mais la réalité. Et la charité? Elle aussi existe-t-elle aujourd'hui pour disparaître alors? Mais si nous aimons maintenant, que nous croyons sans voir; comment n'aimerons-nous pas alors, que nous verrons et que nous posséderons? Ainsi donc la charité subsistera encore alors, et elle sera parfaite. Aussi l'Apôtre dit-il: «Nous avons aujourd'hui la foi, l'espérance et la charité, trois vertus; mais la charité l'emporte (1)». Conservons-la, nourrissons-la en nous, persévérons-y avec confiance et avec le secours divin, et disons: «Qui nous détachera de l'amour du Christ», avant qu'il ait pitié de nous et qu'il mène notre charité à sa perfection? L'affliction? l'angoisse? la faim? la nudité? les dangers? le glaive? Car pour vous nous sommes mis à mort tous les jours, nous sommes considérés comme des brebis de boucherie». Or, qui peut souffrir, qui supporte tout cela? En tout cependant nous triomphons». Par quel moyen? Par le secours de Celui qui nous a aimés (2)».

N'est-il donc pas vrai de dire: «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?»

1. 1Co 13,13 - 2. Rm 8,36-37




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SERMON CLIX. AMOUR DE LA JUSTICE (1).

1. Rm 8,30-31

ANALYSE. - C'est dans les martyrs qu'on trouve l'amour véritable de la justice. En effet cet amour demande: 1. Qu'on le préfère à toutes les jouissances permises qu'offre la nature; il faut que la justice ait pour nous plus de charmes que tout le reste. Ce n'est pas assez, il faut 2. que nous fassions pour la justice ce qu'on ne fait pas ordinairement pour satisfaire ses passions, c'est-à-dire que pour elle nous bravions tous les supplices et la mort même. Or, c'est ce qu'ont fait magnifiquement les martyrs. Mais c'est à Dieu qu'il faut nous adresser, soit pour le remercier de l'amour que nous avons déjà pour la justice, soit pour lui demander ce qui nous manque encore.

1. Il a été hier longuement question de la justification que nous accorde le Seigneur notre Dieu; c'était nous qui parlions, Dieu qui nous en faisait la grâce, et vous qui écoutiez. Il est vrai, le fardeau de chair corruptible dont nous sommes chargés en cette vie, fait (45) que nous n'y sommes point exempts de péché, et si nous disons que nous n'en avons point, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous (1); je le crois pourtant, votre charité a compris avec évidence que nous sommes justifiés autant que le comporte notre pèlerinage, puisque nous vivons de la foi, en attendant que nous soyons en face de l'heureuse réalité. Ainsi on commence par la foi, pour arriver à la claire vue; on franchit la route, afin de parvenir à la patrie. L'âme répète durant ce voyage: «Tous mes désirs sont devant vous, et mes gémissements ne vous sont point inconnus (2)». Mais dans la Patrie on n'aura plus lieu de prier, il n'y aura place que pour la louange. Pourquoi pas pour la prière? Parce qu'on n'y manque de rien. On y voit ce qu'on croit ici; ce qu'ici on espère, on le possède là; et l'on y reçoit ce qu'on demande ici.

Maintenant, toutefois il y a une perfection relative à laquelle sont parvenus les martyrs. Aussi, comme le savent les fidèles, la discipline ecclésiastique ne veut pas qu'on prie pour les martyrs lorsqu'on prononce leur nom à l'autel. On prie pour les autres défunts dont on fait mémoire; ce serait une injure de prier pour un martyr, puisque nous devons au contraire nous recommander à ses prières, attendu qu'il a combattu jusqu'au sang contre le péché. A des chrétiens encore imparfaits et néanmoins justifiés en partie, l'Apôtre dit dans son épître aux Hébreux: «Vous n'avez pas combattu encore jusqu'au sang en résistant au péché (3)». Fils n'ont pas combattu encore jusqu'au sang, il est des hommes qui sont allés sûrement jusque-là. Les saints martyrs, sans aucun doute, et c'est à eux que s'appliquent ces mots de l'apôtre saint Jacques, dont on vient de faire lecture: «Considérez, mes frères, comme la source de toute joie, les diverses épreuves qui tombent sur vous (4)». Ce langage s'adresse aux parfaits, lesquels peuvent dire aussi: «Eprouvez-moi, Seigneur, et tentez-moi (5). - Sachant, continue l'Apôtre, que l'affliction a produit la patience. Or, la patience rend les oeuvres parfaites (6)».

2. Nous devons en effet aimer la justice, et il y a, dans cet amour de la justice, des degrés qui marquent le progrès que l'on y fait. Le premier degré est de ne préférer rien

1. 1Jn 1,8 - 2. Ps 37,10 - 3. He 12,4 - 4. Jc 1,2 - 5. Ps 25,2 - 6. Jc 1,3-4

de ce qui charme à l'amour de la justice. C'est bien là le premier degré. Mais que veux-je dire? Que de tout ce qui charme, rien ne te charme comme la justice. Je ne te demande pas que rien autre ne te plaise, je demande que la justice te plaise davantage. Il faut l'avouer, il est bien des choses qui ont pour notre faiblesse un attrait naturel: ainsi le boire et le manger ont de l'attrait, quand on a soif et quand on a faim; ainsi la lumière encore, soit celle qui rayonne du haut du ciel quand le soleil est sur l'horizon, soit celle que projettent les étoiles et la lune, soit celle que répandent les flambeaux allumés sur la terre pour consoler nos yeux au milieu des ténèbres; ainsi encore une voix harmonieuse, des airs suaves et des parfums délicieux; le toucher même est flatté en nous par tout plaisir sensuel. Or, parmi tous ces plaisirs qui affectent nos sens, il en est de permis; tels sont, comme je viens de le dire, les grands spectacles de la nature qui charment les regards; mais l'oeil aime aussi les spectacles des théâtres, et si ceux-là sont permis, ceux-ci ne le sont pas. L'oreille se plait au chant harmonieux d'un psaume sacré; elle aime aussi le chant des histrions. L'un est permis, l'autre ne l'est pas. Les fleurs et les parfums, qui sont aussi l'oeuvre de Dieu, flattent l'odorat; il aspire également avec joie l'encens brûlé sur l'autel des démons. Ici encore tout n'est pas permis. Le goût aime des aliments qui ne sont pas interdits; il aime aussi ce qu'on sert aux banquets sacrilèges des sacrifices idolâtriques. Il le peut dans le premier cas, il ne le peut dans le second. Il y a aussi des embrassements permis et des embrassements impurs. Vous le voyez donc, mes bien chers, parmi ces jouissances sensibles, il en est de permises et il en est d'interdites. Or, il faut que la justice nous plaise plus que les jouissances mêmes permises; oui, tu dois préférer la justice à ce qui te charme d'ailleurs même innocemment.

3. Afin de mieux comprendre encore, représentons-nous une espèce de duel intérieur. Aimes-tu la justice? Je l'aime, réponds-tu. Ta réponse ne serait pas sincère, si la justice n'avait pour toi quelque attrait; on n'aime en effet que ce qui en a. «Mets tes délices dans le Seigneur (1)», dit l'Ecriture. Mais le Seigneur est la justice même. Nous ne devons

1. Ps 36,4

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pas en effet nous le figurer tel qu'une idole. Dieu est de la nature de ce qui est invisible; or ce qui est invisible est ce que nous avons de meilleur. Ainsi la fidélité est préférable au corps, préférable à l'or, préférable à l'argent, préférable aux trésors, préférable à des domaines, à une grande maison, aux richesses tous ces biens sont visibles, tandis que la fidélité ne l'est pas. A quoi donc comparer Dieu? A ce qui est visible ou à ce qui est invisible? A ce qui est plus vil ou à ce qui est plus précieux? Parlons de ce qui est plus vil.

Tu as deux esclaves; l'un est laid de corps et l'autre d'une beauté ravissante; mais le premier est fidèle et non pas l'autre. Lequel des deux préfères-tu, dis-moi? Je vois bien que tu aimes ce qui ne se voit pas. Or, préférer le serviteur fidèle, avec sa laideur corporelle, à l'esclave infidèle, quoique beau, n'est-ce pas se tromper et préférer la laideur à la beauté? Non, à coup sûr, c'est au contraire aimer la beauté plus que la laideur; c'est faire moins de cas du témoignage des yeux du corps, que du témoignage des yeux du coeur. Que t'ont répondu les yeux du corps, quand tu les as interrogés? Que des deux esclaves l'un était beau et l'autre laid. Tu n'as pas voulu de cette déposition, tu l'as mise de côté. Fixant ensuite les yeux du coeur sur les deux esclaves, tu as vu que si l'un était laid de corps, il était fidèle, et que l'autre était infidèle avec sa beauté corporelle. Tu t'es prononcé alors: Est-il rien, as-tu dit, de plus beau que la fidélité, rien de plus laid que l'infidélité?

4. A tous les plaisirs, à toutes les jouissances mêmes permises il faut donc préférer la justice; et s'il est vrai que tu aies des sens intérieurs, tous ces sens sont portés pour elle. As-tu des yeux intérieurs? Contemple sa lumière: «En vous est la source de vie, et à votre lumière nous verrons la lumière (1)». De cette lumière encore il est dit dans un psaume: «Illuminez mes yeux, de peur que «je ne m'endorme un jour dans la mort (2)». As-tu aussi des oreilles intérieures? Ouvre-les à la justice. C'est ce que demandait celui qui criait: «Entende, qui a des oreilles pour entendre (3)». As-tu dans l'âme encore une espèce d'odorat? Nous sommes partout, dit l'Apôtre, la bonne odeur du Christ (4)». Il est

1. Ps 35,10 - 2. Ps 12,4 - 3. Lc 8,8 - 4. 2Co 2,15

dit encore, en s'adressant au goût: «Goûtez et reconnaissez combien le Seigneur est doux (1)». Quant au toucher spirituel, voici ce que l'Epouse publie de son Epoux: «De sa gauche il me soutient la tête et de sa droite il m'embrasse (2)».

5. Revenons à l'espèce de duel que j'ai annoncé. Qui veut me répondre? J'interrogerai et je mettrai à même de constater si on préfère réellement la justice à tout ce qui flatte les sens corporels. Tu aimes l'or, il charme tes regards; de fait, l'or est un métal beau, brillant, agréable à voir. Il est beau, je ne le nie pas, et le nier serait outrager le Créateur. Mais voici une tentation. Je t'enlève ton or, dit-on, si tu ne fais pour moi ce faux témoignage, et si tu le fais, je t'en donne. Tu ressens alors un double attrait. Auquel, dis-moi, donneras-tu la préférence? A ton attrait pour l'or, ou à ton attrait pour la vérité? A ton attrait pour l'or, ou à ton attrait pour déposer conformément à la vérité? L'or seul brille-t-il et la vérité ne brille-t-elle pas à sa manière? Il faut, pour faire un vrai témoignage, être fidèle à la vérité. Si l'or brille, la fidélité n'a-t-elle pas aussi de l'éclat?... Rougis, ouvre les yeux: n'offriras-tu pas à ton Maître ce qui te charmait dans ton esclave? Quand, il y a un instant, je te demandais si tu préférais un bel esclave, mais infidèle, à un esclave laid, mais fidèle, tu m'as répondu conformément à la justice, tu as préféré ce qui était réellement préférable. Rentre en toi, car c'est de toi que maintenant il s'agit. Oui, tu aimes l'esclave fidèle; Dieu est-il indigne d'avoir en toi un fidèle serviteur? Quelle récompense si grande promettais-tu à ce fidèle esclave? Comme preuve de ton vif attachement et comme récompense suprême, la liberté. Oui, qu'assurais-tu de grand à ce fidèle esclave? La liberté temporelle. Et pourtant combien ne voyons-nous pas d'esclaves qui ne manquent de rien, et d'affranchis qui mendient? Avant néanmoins de promettre cette liberté, tu exigeais que ton esclave te fût fidèle; et tu n'es point fidèle à Dieu, quand il te promet l'éternité?

6. Il serait trop long de faire également l'application à chacun des sens corporels; entendez de tous les autres ce que j'ai dit de la vue et préférez toujours les joies de l'esprit aux joies de la chair. Votre corps est-il attiré à des plaisirs

1. Ps 33,9 - 2. Ct 2,6

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coupables; que votre âme s'attache aux charmes invisibles de la justice, toujours si belle, si chaste, si sainte, si harmonieuse et si douce, et ne l'observer point par contrainte. Vous ne l'aimez pas encore, quand c'est la peur qui vous y porte. Ce qui doit te détourner du péché n'est pas la crainte du châtiment, mais l'amour de la justice.

De là ces paroles de l'Apôtre: «Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair. Comme vous avez fait servir vos membres à l'impureté et à l'iniquité pour l'iniquité; ainsi maintenant faites-les servir à la justice pour votre sanctification (1)». Que signifie: «Je parle humainement?» Je dis ce qui est à votre portée. Or, lorsque vous avez fait servir vos membres à l'iniquité pour vous livrer à la débauche, est-ce la crainte qui vous poussait, ou bien est ce le plaisir qui vous attirait? Lequel des deux? Répondez-nous; car si vous êtes sages aujourd'hui, peut-être ne l'avez-vous pas toujours été. Quand donc vous péchiez, quand vous vous plaisiez à pécher, était-ce la crainte qui vous y déterminait, ou la délectation que vous trouviez dans le péché? Vous me répondrez que c'était la délectation. Eh quoi c'est le plaisir qui attire au péché, et il faudra la crainte pour porter à la justice? Sondez-vous, examinez-vous. Ah! que le tentateur qui m'en menace, enlève mon or; il y a dans la justice plus d'agrément et plus d'éclat. Que celui qui me promet de l'or, ne m'en donne pas; à l'or je préfère la justice, je trouve en elle plus de délices, plus d'éclat, plus de beauté, plus de charme, plus de douceur. Mais si on examine ainsi son coeur et qu'on triomphe dans cette espèce de duel, c'est qu'on a prêté l'oreille à ces mots de l'Apôtre: «Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair». C'est sans doute ici de l'indulgence pour la faiblesse, et j'ignore si jamais il s'est mis davantage à la portée des moins avancés.

7. C'est comme s'il se fût exprimé de la manière suivante: Je me place à votre niveau; vous avez livré vos sens à des plaisirs coupables, et c'est l'attrait du péché qui vous a conduits à les commettre; ainsi laissez-vous amener à faire le bien par les charmes et la douceur de la justice, aimez la justice comme vous avez aimé l'iniquité. Elle mérite d'obtenir que vous fassiez pour elle ce que vous avez fait

1. Rm 6,19

pour l'iniquité. Voilà ce que signifie: «Je parle humainement»; en d'autres termes, je dis ce qui est à la portée de votre faiblesse même.

L'Apôtre tenait donc quelque chose en réserve; mais quoi? Qu'est-ce donc qu'il différait de dire? Je l'exprimerai, si je le puis. Mets sur une balance la justice et l'iniquité: la justice ne vaut-elle pas autant que l'iniquité valait pour toi? Ne faut-il pas aimer l'une autant que tu as aimé l'autre? Quelle comparaison! Plût à Dieu néanmoins qu'il en fut ainsi! Tu dois donc à la justice davantage? Sans aucun doute. Tu cherchais le plaisir en faisant le mal; affronte la douleur pour faire le bien. Je le répète: Si tu as cherché le plaisir dans l'injustice, supporte la douleur en faveur de la justice: ce sera faire plus pour elle.

Voici, à l'âge dangereux un jeune libertin poussé par la passion, il a jeté les yeux sur une femme étrangère, il l'aime et veut en jouir, mais il veut que ce soit secrètement: ce jeune homme aime le plaisir, il craint davantage la douleur. Pourquoi en effet ce désir de n'être pas connu? C'est qu'il a peur d'être saisi, enchaîné, conduit, enfermé, produit au grand jour, torturé et mis à mort, et c'est la crainte de tout cela qui le porte à se cacher tout en cherchant à satisfaire sa passion. Voilà pourquoi il épie l'absence du mari, craint même de rencontrer son complice et d'avoir un témoin de son crime. Il est évident qu'il obéit à l'attrait du plaisir; cet attrait néanmoins n'est pas assez puissant pour lui faire triompher de la crainte, de la torture et de la peur des supplices.

Voyons maintenant la justice et la beauté, la fidélité avec ses charmes; qu'elles se produisent ouvertement, qu'elles se montrent aux yeux du coeur et qu'elles embrasent de zèle leurs amis. Tu veux jouir de moi? dira chacune d'elles: dédaigne tout autre chose, méprise pour moi tout autre plaisir. Tu obéis: ce n'est pas assez; voilà ce qu'elle conseillait humainement, à cause de la faiblesse de votre chair. Oui, c'est peu de mépriser pour elle tout autre plaisir; pour elle encore dédaigne tout ce qui te faisait peur; ris-toi des prisons, ris-toi des fers, ris-toi des chevalets, ris-toi des tortures, ris-toi de la mort. En triomphant de tout cela, tu obtiens ma main, dit la justice. Et vous, mes frères, montez ce double degré pour prouver aussi combien vous l'aimez.

8. Peut-être rencontrons-nous quelques (48) fidèles qui préfèrent les attraits de la justice aux voluptés et aux joies des sens; mais parmi vous y a-t-il un homme qui méprise pour elle les châtiments, les douleurs et la mort? Contentons-nous au moins d'élever nos pensées à la hauteur de dispositions que nous n'osons nous flatter d'avoir. Où trouver ces dispositions? Où les rencontrer? Il y a sous nos yeux des milliers de martyrs en qui reluit ce véritable et sincère amour de la justice. C'est en eux que se vérifie cette recommandation

Considérez, mes frères, comme la source de toute joie, les afflictions diverses où vous pouvez tomber, sachant que l'épreuve de votre foi engendre la patience; or la patience rend les oeuvres parfaites (1)». Eh! que manque-t-il à la patience pour rendre les oeuvres parfaites? Elle est embrasée d'amour et de zèle, elle foule aux pieds tout ce qui flatte et elle se précipite en avant. La voici en face de difficultés, d'horreurs, d'atrocités, de menaces; elle foule encore tout cela, elle s'en rit et s'élance. Oh! n'est-ce pas là aimer, marcher, mourir à soi et parvenir jusqu'à Dieu? Qui aime son âme, la perdra; et qui pour moi l'aura perdue, la gagnera pour l'éternelle vie». Voilà, voilà comment doit se préparer un ami de la justice, un ami de l'invisible beauté. «Dites en plein jour ce que je vous dis dans les ténèbres, et prêchez sur les toits ce que je vous confie à l'oreille (1)». Que signifie: «Publiez en plein jour ce que je vous dis dans les ténèbres?» Annoncez avec confiance ce que je vous dis et ce que vous entendez au fond du coeur. «Et prêchez sur les toits ce

1. Jc 1,2-4 - 2. Mt 10,27-39

que je vous confie à l'oreille». Que signifie encore: «Ce que je vous confie à l'oreille?» Ce que je vous dis secrètement, parce que vous craignez encore de le confesser et de le publier. Que signifie enfin: «Prêchez sur les toits?» Vos demeures sont vos corps; vos demeures sont vos organes charnels. Ah! monte sur le toit, foule aux pieds la chair et prêche ma parole.

9. Avant tout cependant, mes frères, déplorez ce que vous étiez, et vous pourrez devenir ce que vous n'êtes pas encore. Ce que je dis est important: comment y arriver? Ce que je dis est la perfection la plus élevée, la perfection suprême: comment y atteindre? Toute grâce, excellente et tout don parfait vient d'en haut et descend du Père des lumières, en qui il n'y a ni changement, ni ombre de vicissitudes (1)». De lui vient ce qu'il y a de bon en nous, et de lui ce que nous n'avons pas encore. Vous manquez? «Demandez, et vous recevrez. Si vous, dit le Sauveur, tout mauvais que vous soyez, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père, céleste accordera-t-il ce qui est bon à ceux qui l'implorent (2)?»

A chacun donc de s'examiner, et s'il trouve en lui quelque don qui ait rapport à la justification, qu'il en rende grâces à Celui qui en est l'auteur; et tout en lui rendant grâces de ce qu'il a reçu, qu'il lui demande ce qu'il n'a pas reçu encore; car situ gagnes à recevoir, lui ne perd rien à donner; et quelle que soit ton avidité, quelque dévorante que soit ta soif, tu pourras toujours te plonger dans cette source.

1. Jc 1,17 - 2. Mt 5,7-11




Augustin, Sermons 157