Augustin, Sermons 5012

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DOUZIÈME SERMON. LE PHARISIEN ET LE PUBLICAIN (@Lc 18,10@ et suiv)

ANALYSE. - 1. L'humilité enseignée par l'exemple du Publicain, et l'orgueil condamné par l'exemple du Pharisien. - 2. L'humilité est de nouveau exaltée par l'exemple de la Chananéenne.

1. Nous venons de voir, mes frères bien. aimés, le portrait de deux hommes bien différents; l'Evangile, dont vous avez entendu la lecture, nous représente un homme humble et un homme orgueilleux, celui-là rempli de mépris, celui-ci rempli d'estime pour lui-même; l'un confessant librement et l'autre refusant de confesser ses fautes; l'un s'accusant et implorant sa guérison, l'autre se justifiant et prétendant n'avoir pas besoin d'être guéri. «Deux hommes», dit le texte sacré, «montèrent au temple pour y prier, un «Publicain et un Pharisien (1)». Le Pharisien, enflé, rempli d'orgueil et de superbe, bien loin de s'humilier extérieurement et d'incliner son front, promenait autour de lui un regard plein de fierté; puis de sa poitrine s'échappa, non pas cette prière, mais ce discours imprégné du plus insultant mépris à l'égard de ses semblables: «O Dieu, je vous rends grâces de ce que je ne suis point comme le reste des hommes, qui sont injustes, adultères, voleurs; ni même comme ce Publicain. Je jeûne deux fois la semaine et je donne la dîme de tout ce que je possède (2)». O enflure du coeur! O esprit gonflé par l'orgueil et devenu insensé! «de vous rends grâces, ô Dieu», dit-il, «de ce que je ne suis point comme les autres hommes». Comme s'il eût dit à Dieu. Je vous rends grâce de ce que

1. Lc 18,10 - 2. Lc 11,12

je ne me suis rendu coupable d'aucune faute contre vous; je ne trouve rien en moi dont je doive vous demander pardon; je suis parfaitement sain et n'ai aucun sujet d'implorer votre miséricorde. Quelle assurance, quelle témérité audacieuse, mes frères, de la part de ce Pharisien! et, pour parler le langage de la stricte vérité, quelle démence inouïe! «Je ne suis point comme les autres hommes», dit-il à celui qui connaît le coeur de tous, et au médecin qui découvre la corruption la plus secrète du coeur: je n'éprouve aucune douleur. Confesse, ô Pharisien malheureux, confesse tes péchés, si tu veux obtenir ta guérison; tant que tu chercheras à déguiser les plaies de ton âme, tu ne réussiras qu'à les rendre à la fois plus larges et plus profondes. En même temps qu'il s'excuse, il accuse les autres; en même temps qu'il se proclame innocent, il prononce contre les autres un verdict de culpabilité. O fureur, ô délire, ô orgueil digne des plus grands châtiments! Dieu est prêt à pardonner, et le coupable se hâte d'aller au-devant de la miséricorde pour la repousser. Le médecin apporte un remède propre à guérir les plaies les plus invétérées et à rendre la santé, et le malade, couvert à la fois de la lèpre du péché et en proie à la fièvre d'un orgueil délirant, s'empresse de cacher ses plaies purulentes. Hélas! combien nous-mêmes n'en voyons-nous pas (633) aujourd'hui qui se comportent de la même manière! Le Publicain, au contraire, con fessant humblement la multitude et l'énormité de ses péchés, priait en ces termes «O mon Dieu, soyez-moi propice, à moi qui ne suis qu'un pécheur (1)». L'humilité du Publicain lui mérite d'être purifié, d'être justifié à l'instant où il prononce ces paroles «O mon Dieu, soyez-moi propice». Ainsi le Pharisien, plein d'orgueil et de superbe, descend du temple chargé du poids de sa propre condamnation; au lieu que le Publicain, au moment même où il y entrait, avait déjà mérité par son humilité que Dieu abaissât sur lui un regard favorable. Le pécheur humble est accueilli avec miséricorde, tandis que l'innocent orgueilleux est frappé d'anathème. Dieu pardonne gratuitement au premier ses péchés, alors que le second se glorifie pour son malheur d'avoir donné régulièrement la dîme de ses biens. Car le Pharisien disait: «Je vous rends grâces de ce que je ne suis point comme le reste des hommes». Par ces paroles il se proclamait innocent de tout péché, et en réalité il ployait sous le fardeau de ses crimes passés, auxquels il ajoutait celui d'accuser tous les hommes qui étaient alors sur la terre. O homme, pourquoi te glorifier ainsi, comme si tu avais accompli toi seul ces oeuvres de miséricorde? Comment oses-tu en revendiquer le mérite et t'en attribuer la propriété exclusive, alors que tu ne t'appartiens pas à toi-même, mais à une puissance supérieure? Oui, tu accomplis ces oeuvres, et tu fais bien en les accomplissant, persévère dans cette voie; mais accomplis-les avec humilité, si tu veux mériter d'en recevoir un jour la récompense.

2. Nous avons entendu, ô mes vénérés frères, quand on nous a lu un certain passage des saintes lettres de l'Evangile; nous avons entendu l'histoire de cette femme chananéenne qui mérita, par son humilité, de recevoir la faveur signalée qu'elle sollicitait; nous l'avons vue, cette femme, prosternée la face contre terre, serrant dans ses mains tremblantes les pieds de Jésus et s'écriant: «Seigneur, secourez-moi. Jésus lui répond «II n'est pas bon de prendre le pain des «enfants et de le jeter aux chiens (2)». Bien loin de recevoir ce reproche avec aigreur et de dire par exemple: Ne me comparez pas à

1. Lc 18,13 - 2. Mt 15,25-26

une chienne; s'il ne vous plaît pas de m'accorder la faveur que je sollicite, dispensez-vous du moins de m'adresser une injure; bien loin, dis-je, de s'exprimer ainsi, elle ne répond que ce seul mot inspiré par la plus profonde humilité: «Oui, Seigneur, il est vrai (1)». Qu'est-ce à dire: Il est vrai? Ces mots signifient: Oui, Seigneur, ce que vous dites est vrai; je confesse que je suis une chienne, ou plutôt je reconnais qui je suis et qui vous êtes. Je suis la plus misérable des créatures, et vous êtes, vous, la source même de la miséricorde. Je reconnais que je suis une chienne, puisque je viens de lécher vos pieds après les avoir arrosés de mes larmes; mais par là même que je vous reconnais pour le Dieu véritable, je ne dois point me retirer sans avoir rien obtenu de vous. Je reconnais pour mes maîtres ceux que vous appelez vos enfants. C'est pourquoi, puisque je ne suis point digne de m'asseoir avec eux à votre table, permettez-moi du moins de recueillir les miettes qui tombent de cette table; car «les chiens mangent au moins les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres (2)». Et le Seigneur différait le bienfait qu'il voulait accorder, en sorte que ses disciples lui dirent: «Renvoyez-la, car elle crie derrière nous (3)»; le Seigneur, dis-je, différait ce bienfait parce qu'il voulait rendre plus éclatantes et nous proposer comme modèle l'humilité et la foi de cette femme qui lui étaient connues depuis longtemps. Il lui répond en ces termes: «O femme, votre foi est grande (4)». Vous avez été longtemps une chienne, vous êtes maintenant une femme; vous avez été longtemps une Chananéenne, vous êtes maintenant d'une foi exemplaire. Qu'y a-t-il en cela d'étonnant? Elle a cru et elle est devenue tout à fait différente de ce qu'elle était. «O femme», lui dit le Sauveur, «votre foi est grande». Pour cette raison, «qu'il vous soit fait comme vous désirez (5)». Et sa fille fut guérie à l'heure même. Telle fut, dans une femme chananéenne, la puissance de l'humilité; tels furent aussi les fruits de justice conférés au Publicain confessant ses péchés; car «quiconque s'élève sera abaissé, et quiconque s'abaisse sera élevé (6)». «Dieu, en effet, résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles (7)».

1. Mt 15,21 - 2. Mt 15,21 - 3. Mt 15,23 - 4. Mt 15,28 - 5. Mt 15,28 - 6. Mt 23,12 - 7. 1P 5,5

634




5013

TREIZIÈME SERMON. «JÉSUS ÉTANT ENTRÉ DANS JÉRICHO, LE TRAVERSAIT; ET VOICI QU'UN HOMME APPELÉ ZACHÉE, ET QUI ÉTAIT CHEF DES PUBLICAINS, ETC.» ZACHÉE.

SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT Lc 19,1

ANALYSE. - 1. Zachée cherche à voir Jésus. - 2. Il monte sur un arbre.-- 3. Jésus l'aperçoit et lui ordonne de descendre.- 4. Il reçoit Celui qui vient pour le recevoir lui-même; les murmures de la foule sont sans fondement et tout à fait déplacés.- 5. Paroles de Zachée converti. - 6. Le Sauveur lui accorde son pardon.

1. Dernièrement, le bienheureux Evangéliste, en racontant la vie et la mort d'un riche inhumain, fit naître à la fois dans nos âmes un sentiment de pitié et un sentiment de tristesse profonde; mais aujourd'hui il nous remplit d'une joie toute céleste et nous transporte d'admiration par la peinture qu'il nous fait du caractère humain et généreux et de la foi du riche Zachée. «Et Jésus», dit-il, «étant entré dans la ville de Jéricho, la traversait (1)». Pourquoi est-il dit qu'il traversait cette ville, et non pas qu'il en parcourait les rues? Parce que le peuple que Moïse mettait seulement sur la voie, est introduit par le Christ dans le repos de la demeure promise. «Il traversait Jéricho»; Jéricho est précisément cette ville que les saints livres nous montrent renversée par Jésus Navé au bruit des sept trompettes. Mais le Christ, venu pour sauver ce qui avait péri, entre dans Jéricho afin de relever, par le bruit de ses saintes prédications, ce que les cris et les clameurs de la loi terrestre avaient détruit. «Voici qu'un homme, appelé Zachée, chef des Publicains et possesseur de grandes richesses (2)». Dans cette ville perdue de Jéricho, Zachée, chef des Publicains, nous est représenté comme marchant au premier rang dans l'oeuvre de perdition et de ruine; mais le lieu de sa résidence, sa profession, ses actes, par là même qu'ils nous révèlent la multitude et l'énormité de ses crimes, servent aussi à rendre plus manifeste et plus éclatante l'étendue ou plutôt l'immensité de la miséricorde dont le Sauveur usera à son égard. «Et voici qu'un homme, appelé Zachée, chef

1. Lc 19,1 - 2. Lc 19,2

des Publicains et possédant de grandes richesses, cherchait à voir Jésus». Quiconque cherche à voir le Christ porte ses regards vers le ciel, d'où le Christ tire son origine; non pas vers la terre, dans le sein de laquelle on puise l'or. Le riche, dont les regards sont fixés en haut, ne porte plus ses richesses, mais il les foule aux pieds; au lieu de demeurer courbé sous le fardeau écrasant des biens de la fortune, il s'en sert comme d'un piédestal; bien loin de se laisser dominer par l'avarice et de subir le plus honteux des esclavages, il use librement de ses richesses pour répandre des bienfaits autour de lui. L'avare, en effet, est l'esclave, non pas le maître de ses trésors; celui, au contraire, qui aime à répandre des aumônes dans le scindes pauvres, montre par là qu'il a autant d'esclaves que de pièces de monnaie. «Zachée cherchait à voir Jésus, et il ne le pouvait pas à cause de la foule, parce qu'il était très-petit de taille (1)». Cet homme était aussi grand par son esprit et par son coeur qu'il paraissait petit de corps; son esprit atteignait jusqu'au ciel, alors que la taille de son corps demeurait inférieure à celle des autres hommes. Que nul donc ne se préoccupe de la petitesse de son corps, auquel il ne lui est pas possible de riels ajouter; mais que chacun s'efforce de grandir chaque jour davantage et de s'élever jusqu'aux cieux par la foi.

2. «Courant donc en avant, il monte sur un arbre (2)». Par quels degrés pensez-vous qu'il parvint jusqu'aux branches d'un arbre très-élevé? Il prend d'abord un élan vigoureux pour s'élever au-dessus de la terre; après

1. Lc 19,3 - 2. Lc 19,4

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avoir franchi ensuite l'or et l'avarice comme deux degrés d'un même piédestal, il réussit à se dresser sur l'édifice de la richesse, et de là, s'élançant sur l'arbre du pardon, il y demeure suspendu comme un fruit de miséricorde; ainsi élevé de corps, mais profondément humilié d'esprit et de coeur, il pourra apercevoir et même contempler le dispensateur de l'indulgence. «Il monta sur un sycomore (1)». Adam avait emprunté à un arbre de quoi couvrir la nudité de son corps, Zachée est suspendu aux branches d'un autre arbre au moment où il est purifié des souillures de l'avarice. «Il monta sur un sycomore, afin de voir Jésus qui devait passer par là (2)». Oui, Jésus devait véritablement passer par là; car s'il était entré dans la voie des souffrances et des travaux auxquels tous les hommes sont assujétis sur cette terre, il y était entré, non pas pour y demeurer, mais seulement pour y passer.

3. «Et lorsqu'il fut arrivé en cet endroit, Jésus levant les yeux l'aperçut (3)». Est-ce donc que le Christ ne l'aurait point vu, s'il n'eût tourné les yeux de ce côté, lui qui, étant absent et éloigné à une grande distance, vit Nathanaël sous un arbre de même espèce? Gardons-nous de le croire; cette manière de parler signifie que le Sauveur aperçut Zachée pour lui accorder son pardon, qu'il le vit pour lui conférer la grâce, qu'il fixa sur lui son regard pour lui donner la vie, qu'il le contempla pour lui procurer le bienfait du salut. Dieu se plait, pour ainsi dire, à considérer cet homme qui n'a jamais cessé d'être présent à ses regards et à sa pensée, et il le considère d'une manière d'autant plus attentive, qu'il veut lui procurer une gloire plus grande. «Il l'aperçut et lui dit: Zachée, descends en toute hâte, car il faut qu'aujourd'hui je loge dans ta maison (3)». Si Zachée a fait un acte si louable en montant, pourquoi le Sauveur lui ordonne-t-il maintenant de descendre? L'Evangéliste a dit tout à l'heure que «courant au-devant, il monta sur un arbre»; le serviteur courait en avant dans la même voie que devait suivre le Seigneur, Zachée montait sur un arbre avant que son maître montât sur la croix; c'est pour cela qu'il lui fut dit: «Descends en toute hâte»; en d'autres termes: Hâte-toi de descendre de l'arbre mystique et n'y monte pas avant le Seigneur, si

1. Lc 19,4 - 2. Lc 19,4 - 3. Lc 19,5 - 4. Lc 19,4

tu veux y monter après que le Seigneur aura souffert le supplice de la croix. «Quiconque», dit le Sauveur en un autre endroit, «n'aura point porté sa croix et ne m'aura point suivi... (1)». Il ne dit point: Quiconque ne m'aura point précédé. Descends donc et viens déposer à mes pieds le fardeau de tes fraudes, ces trésors qui sont comme un poids qui t'écrase, parce qu'ils sont les fruits maudits de l'usure et de ton insatiable cupidité; abjure ce titre de chef de Publicains et cette primauté dans l'exercice des plus cruelles exactions; revêts ensuite la robe de la pauvreté, fais-toi humble disciple de la miséricorde, livre-toi aux exercices de la piété et de la mortification, pratique toutes les vertus avec une ardeur qui aille toujours croissant, applique-toi à la contemplation des grandeurs de la Divinité, supporte avec résignation toutes les épreuves de cette vie, que chacun de tes jours soit un acte de préparation à la mort, et quand tu auras ainsi atteint le sommet de la perfection, tu pourras monter au sommet de l'arbre de la vie. «Descends, car il faut qu'aujourd'hui je loge dans ta maison (2)». Lorsque Pierre eut dit au Seigneur: «Vous «ne me laverez point les pieds (3)», le Seigneur lui répondit: «Laisse-moi faire, c'est ainsi qu'il faut.... (4)»; aujourd'hui le Sauveur dit de même: «Il faut que je loge dans ta maison». Il faut, car celui dans la maison de qui le Christ ne sera point entré, celui-là ne participera point à la passion divine; et celui à la table de qui le Christ ne se sera point assis, ne sera point admis à la table céleste,

4. Etant donc descendu, il reçut Celui qui venait pour le recevoir lui-même, il nourrit Celui qui venait pour être son pasteur; par cet acte d'hospitalité généreuse, il inclina le coeur de son Juge à se montrer indulgent, malgré l'énormité de ses crimes; par suite de la nourriture et du breuvage qu'il lui offrit, ce Juge devint à la fois son débiteur et son protecteur; et ainsi ce publicain ne perdit pas réellement les richesses qu'il avait acquises par des voies injustes, il les échangea seulement contre des biens d'une valeur infiniment plus grande. «Et tous ceux qui furent «témoins de cela murmuraient de ce que le «Seigneur était allé loger chez un pécheur (5)».

1. Mt 10,38 - 2. Lc 19,5 - 3. Jn 13,8 - 4. Jn 13,8 - 5. Jn 13,7

636

Celui même qui est sans péché et sans souillure se rend indigne de pardon par le fait seul qu'il demande pourquoi Dieu est venu vers les pécheurs. Ce ne sont point les péchés, mais l'homme que le Seigneur recherche alors; il désire punir le péché qui est l'oeuvre de l'homme, et sauver l'homme qui est son oeuvre à lui. Ecoutez le Prophète: «Détournez, Seigneur, détournez vos regards de mes péchés (1)», c'est-à-dire, de mes oeuvres. Parlant ailleurs de lui-même, il ajoute «Ne détournez point les yeux avec mépris de l'ouvrage de vos mains (2)». Quand le juge veut pardonner, il considère l'homme, non point les péchés de l'homme; quand un père veut user de miséricorde, il oublie les fautes de son fils pour se souvenir seulement de l'amour que ce même fils lui a parfois témoigné; ainsi Dieu oublie les oeuvres de l'homme, pour se souvenir seulement que l'homme est son propre ouvrage. O homme, quel est donc ici l'objet de ta censure, de tes murmures? Est-ce l'entrée du Christ dans la maison d'un pécheur? Mais cette démarche du Sauveur vous montre quelle est la voie du salut, elle vous offre un exemple du pardon que Dieu accorde aux pécheurs, elle vous apprend à espérer vous-mêmes en cette divine miséricorde; tels sont, dis-je, les fruits de salut que vous devez recueillir de cette démarche, bien loin d'y trouver seulement une occasion de blasphémer. Où ira un médecin, sinon près du malade? «Ce ne sont point ceux qui se portent bien, mais ceux qui sont malades, qui ont besoin du médecin (3)». Où court le pasteur empressé et hors d'haleine, sinon après la brebis perdue? A quel moment voit-on le roi dans les rangs ennemis, sinon lorsqu'il veut délivrer un captif? Et celui qui a perdu une perle précieuse craint-il de pénétrer dans les lieux les plus infects, a-t-il horreur de la rechercher même dans la fange? Ou bien, qu'est-ce donc qui pourrait rendre une mère insensible à la perte de son fils? Dieu a créé l'homme à son image et à sa ressemblance, et on lui reproche de rechercher l'homme jusque dans la fange du péché! Que ferez-vous donc quand vous le verrez, à cause de ce même homme, descendre jusque dans les ténèbres du Tartare?

5. Voyez cependant quels avantages procure à ce pécheur l'entrée de Jésus dans sa

1. Ps 50,2 - 2. Ps 127,8 - 3. Mt 9,12

maison. «Zachée se tenant debout», dit le texte sacré (1). Voyez-vous comme il se tient droit et ferme, cet homme qui tout à l'heure était gisant? Le vice nous renverse à terre et nous tient gisants et opprimés, comme un poids qui nous écrase; mais nous nous relevons dès que notre volonté se détermine résolument à pratiquer le bien. «Zachée se tenant debout, dit: Seigneur, je vais donner la moitié de mes biens aux pauvres (2)». Celui-là croit devoir vivre encore après sa mort, qui envoie pour ainsi dire devant lui, dans le séjour de la vie future, la moitié de ses biens. Sans doute celui-là est parfait, qui envoie d'avance tout ce qu'il possède là où il doit vivre éternellement. Mais on n'est pas pour cela étranger à la vertu, on ne laisse pas d'avoir part à la sagesse et à la foi, quand on donne à Dieu la moitié de ses biens; seulement tout ce qui ne lui est pas donné demeure perdu pour l'homme. Et en vérité, mes frères, de même que celui-là se croit destiné à vivre éternellement, qui envoie son bien devant lui dans le séjour de l'éternité, de même aussi celui-là ne partage point cette croyance, qui ne se prépare rien dont il puisse jouir dans ce séjour. Car si nous nous résignons si difficilement à subir la pauvreté temporelle, qui donc supportera d'être mendiant pendant toute l'éternité? Quel soldat n'envoie pas dans sa patrie tout ce qu'il acquiert au prix de ses sueurs et de son sang, afin de trouver dans les jouissances de sa vieillesse une compensation aux fatigues de sa jeunesse? Et le chrétien appelé à combattre durant tout le temps de son existence ici-bas, comment ne songerait-il pas, lui aussi, à se préparer, par des offrandes volontaires, une compensation éternelle aux épreuves de sa vie terrestre? Quant à la manière dont le chrétien doit agir en cette circonstance, Zachée nous l'apprend à la fois par ses paroles et par son exemple: «Je donne la moitié de mes biens aux pauvres, et si j'ai acquis quelque chose injustement, je rends quatre fois autant (3)». Celui qui fait l'aumône avec le bien d'autrui, commet par cet acte de libéralité un nouveau larcin plus odieux encore que le premier; bien loin que les gémissements de ses victimes soient apaisés par là, ils n'en deviennent que plus éclatants et plus amers. Pourquoi ne le dirais-je pas? Quand

1. Lc 19,8 - 2. Lc 19,8 - 3. Lc 19,8

637

on offre à Dieu le fruit de la rapine, bien loin que la souillure de l'âme soit effacée, on ne fait que renouveler et rendre plus vivant le souvenir de ses crimes; car, dans une telle offrande, Dieu ne voit que la dépouille de ses pauvres, et il n'a aucun égard pour le sentiment de compassion auquel on obéit. C'est en vain que cet homme implore la miséricorde divine, si ses supplications ont été précédées de larmes et de justes prières adressées à Dieu contre lui par un autre homme. La parole de Dieu est formelle: «Si tu as dérobé la tunique de ton frère, rends-la lui avant le coucher du soleil, de peur qu'il ne crie vers moi, et que je ne l'exauce dans ma miséricorde». «Avant le coucher du soleil (1)»; de même que la lanterne du voleur sert à le faire reconnaître, de même aussi le soleil est comme un témoin qui dépose contre tout homme qui commet un larcin.

6. Si donc nous voulons offrir nos biens à Dieu, rendons d'abord ce qui appartient à autrui; si, dis-je, nous voulons jouir auprès de Dieu de ce qui nous appartient réellement,

1. Ex 22,26-27

et si nous voulons entendre, nous aussi, des paroles semblables à celles que Zachée entendit: «Celui-ci même est un enfant d'Abraham (1)». Le riche inhumain, quoique né du sang d'Abraham, devint le fils de l'enfer; Zachée, d'abord fils de la rapine et du vol, mérita, en donnant son propre bien et en restituant le bien d'autrui, d'être adopté et mis au rang des enfants d'Abraham. N'allez pas croire cependant que, parce qu'il offrit seulement la moitié de son bien, il n'ait pas atteint le sommet de la perfection; car en réalité il se donna au Seigneur, lui et tous ses biens, de telle sorte que, en retour du repas libéralement servi par lui, il mérita d'être appelé de sa table de publicain à la table du corps du Sauveur et, après s'être dépouillé des richesses trompeuses du siècle, il trouva dans la pauvreté embrassée volontairement pour l'amour du Christ les véritables richesses du ciel. Puissions-nous les obtenir nous-mêmes de la miséricorde de Celui qui vit et règne dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Lc 19,9




5014

QUATORZIÈME SERMON. «JÉSUS AYANT DONC LEVÉ LES YEUX ET VOYANT QU'UNE GRANDE FOULE ÉTAIT VENUE A LUI, DIT A PHILIPPE, ETC.» MULTIPLICATION DES PAINS.

SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT Jn 6,5-14.

ANALYSE.- 1. Les yeux du Seigneur. - 2. Différentes sortes d'interrogations et de tentations.- 3. Faiblesse de la foi des Juifs. - 4. Les cinq pains représentent les cinq livres de Moise, les deux poissons représentent les Prophètes et les psaumes, ou l'ordre royal et l'ordre sacerdotal. - 5. Qu'est-ce que s'asseoir par rangs tic cinquante et de cent? - 6. Qu'est-ce que s'asseoir sur l'herbe?- 7. Soyons hommes par le courage et la force d'âme. - 8. Qu'est-ce que rompre le pain et l'apporter?- 9. C'est aux évêques et aux prêtres d'enseigner et de défendre les maximes de l'Ecriture qui sont obscures et au-dessus de l'intelligence du peuple. - 10. Les Apôtres figurés par les douze corbeilles. - 11. La sagesse charnelle reconnaît le Christ comme prophète, mais non comme Fils de Dieu.

1. Toutes les fois, que dans l'Ecriture, nous voyons le Seigneur nourrissant des foules nombreuses avec quelques pains, nous devons être pénétrés de respect bien plus encore que saisis d'admiration.. Il n'est pas étonnant qu'il ait pu, mais ce qui doit nous pénétrer du respect le plus profond, c'est qu'il ait voulu le faire. Que celui qui a créé toutes choses de rien nourrisse ensuite des foules nombreuses avec quelques poissons, il n'y a pas lieu pour nous d'en être surpris. Mais considérons que, d'après le texte même (638) de l'Evangile, avant de nourrir ces foules, il leva d'abord les yeux pour les contempler. Les yeux du Seigneur ont en effet, dans le langage des Ecritures, une double signification. Tantôt ils désignent les dons du Saint-Esprit, tantôt le regard même de la divine miséricorde. Par exemple, ils désignent les dons du Saint-Esprit dans ce passage de Zacharie: «Il y a sept yeux sur une seule pierre (1)». Dans l'Apocalypse de saint Jean, au contraire, lorsqu'il est dit: «Je vis un agneau immolé ayant sept cornes, et sept yeux qui sont les sept esprits de Dieu envoyés par toute la terre (2)», ils désignent la divine miséricorde, comme lorsqu'il est dit dans un des psaumes: «Les yeux du Seigneur sont sur les justes (3)»; et dans un autre: «Le Seigneur a regardé du haut des cieux, et il a vu tous les enfants des hommes (4)». Sans doute tout est nu et à découvert devant ses yeux, mais on dit qu'il nous voit, soit lorsqu'il nous dispense les trésors de sa grâce, soit lorsqu'il nous délivre du poids des tribulations, comme lorsqu'il dit lui-même à Moïse: «J'ai vu de mes yeux «l'affliction de mon peuple qui est en Egypte, «j'ai entendu ses gémissements et je suis «descendu pour le délivrer (5)». Dans cet endroit donc de l'Evangile, l'élévation des regards du Seigneur est le symbole du regard même de sa miséricorde: il contemple d'abord d'un regard plein de compassion les multitudes qu'il nourrira tout à l'heure. C'est un regard de ce genre aussi que le Seigneur jeta sur Pierre quand celui-ci «sortit pour pleurer amèrement (6)».

2. Jésus dit à Philippe: «Où pourrons-nous acheter du pain pour nourrir ce monde (7)?» Le Seigneur interroge son disciple, non pas pour s'éclairer de ses conseils, mais bien pour l'instruire. Afin de comprendre ceci plus facilement, considérons de combien de manières une interrogation peut être faite. J'en vois trois: on interroge ou bien dans l'intention de découvrir de quoi exercer sa critique, ou bien parce qu'on souhaite d'apprendre, ou enfin parce qu'on désire enseigner soi-même quelque chose. Les Scribes et les Pharisiens interrogèrent plusieurs fois le Seigneur dans l'intention de trouver de quoi exercer leur critique, par exemple, au sujet de la

1. Za 3,9 - 2. Ap 5,6 - 3. Ps 33,16 - 4 Ps 32,13 - 5. Ex 3,7-8 - 6. Mt 26,75 - 7. Jn 6,5

femme surprise en adultère, au sujet du denier et dans d'autres circonstances. Les Apôtres, au contraire, l'interrogeaient dans l'intention de s'instruire, lorsqu'ils lui dirent: «Seigneur, quand ces choses arriveront-elles, ou bien quel sera le signe de votre avènement (1)?» et lorsqu'ils lui adressaient d'autres questions semblables. Enfin, l'Ange de l'Apocalypse interrogeait l'Apôtre bien-aimé dans l'intention de l'instruire, quand il lui disait «Ceux-ci qui sont revêtus de robes blanches, qui sont-ils et d'où viennent-ils (2)?» Saint Jean ayant répondu: «Mon Seigneur, vous le savez!», l'Ange lui apprit aussitôt ce qui faisait l'objet même de sa demande: «Ils sont venus du milieu des grandes tribulations, ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l'Agneau (3)». Le Seigneur donc, lui aussi, interroge Philippe son disciple, non pas pour surprendre dans sa réponse de quoi lui faire des reproches ou pour apprendre de lui quelque chose, mais dans le but de l'instruire. C'est ce que l'Evangéliste a pris soin de nous bien faire entendre en ajoutant aussitôt: «Or, Jésus lui disait cela pour l'éprouver; car lui-même savait parfaitement ce qu'il allait faire (4)». Mais une difficulté qui n'est pas sans importance naît de ces paroles mêmes: «Jésus disait cela pour le tenter»;. surtout si l'on se reporte à ces autres paroles de l'apôtre saint Jacques: «Que nul, lorsqu'il est tenté, ne dise que c'est Dieu qui le tente; car Dieu ne tente point pour le mal, ou plutôt Dieu ne tente personne (5)». Si Dieu ne tente réellement personne, comment l'Evangéliste a-t-il pu écrire: «Jésus disait cela pour le tenter? n Nous pourrions répondre en deux mots qu'il faut bien distinguer entre la tentation par laquelle le démon cherche à perdre l'homme et celle par laquelle Dieu veut seulement éprouver ce même homme. Mais afin de résoudre cette difficulté d'une manière explicite et tout à fait péremptoire, examinons de plus près les différentes sortes de tentations et leur nature intime. Il y a d'abord la tentation par laquelle le démon tente l'homme pour le perdre; c'est par le désir d'être délivré de cette tentation que nous disons chaque jour dans l'oraison: «Ne nous induisez point en tentation (6)». Il est ensuite une autre

1. Mt 24,3 - 2. Ap 7,13 - 3. Ap 7,14 - 4. Jn 6,6 - 5. Jc 1,13 - 6. Mt 6,13

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sorte de tentation qui naît de la faiblesse de la chair et de son inclination vers les jouissances grossières; c'est de celle-là que l'apôtre saint Jacques parlait en ces termes: «Chacun est tenté par sa propre concupiscence qui «l'entraîne et le séduit (1)»; et saint Paul: «Qu'aucune tentation ne vienne vous assaillir «autre que celles qui sont inhérentes à la «nature humaine (2)». Il y a enfin une troisième sorte de tentation par laquelle Dieu tente l'homme pour l'éprouver; telle fut celle dont Moise parlait aux Israélites quand il leur disait: «Le Seigneur votre Dieu vous tente afin de savoir si vous l'aimez ou non (3)»; et un certain sage: «La fournaise éprouve le vase du potier, et la tentation de la tribulation éprouve les hommes justes (4)». Telle fut aussi la tentation que Dieu exerça à l'égard d'Abraham, quand il voulut rendre manifeste aux yeux des hommes la justice de son serviteur, qui lui était parfaitement connue. Le Prophète souhaitait d'être tenté de cette manière, quand il disait: «Eprouvez-moi, Seigneur, et tentez-moi (5)». C'est donc cette dernière sorte de tentation que le Sauveur exerça à l'égard de Philippe; il voulut lui apprendre un mystère qu'il n'aurait pas dû ignorer, et lui démontrer d'une manière tout à fait évidente et sensible que, en présence de «Celui qui tire le pain du sein de la terre et qui forme le vin propre à réjouir le coeur de l'homme (6)», il n'est pas permis de douter que des foules nombreuses puissent être nourries et rassasiées à l'aide de quelques pains. Il n'y a donc pas lieu de craindre cette sorte de tentation; on doit, au contraire, la supporter et la désirer afin d'être éprouvé, conformément à cet avertissement de l'apôtre saint Jacques: «Estimez que vous avez pleinement sujet de vous réjouir, mes frères, lorsque vous tombez en diverses tentations (7); sachant que la tentation produit la patience, que la patience produit la pureté, et que la pureté produit l'espérance (8)»; et ailleurs: «Bienheureux l'homme qui souffre patiemment la tentation, parce qu'après avoir été éprouvé, il recevra la couronne de vie que Dieu a promise à ceux qui l'aiment (9)».

3. «Philippe répondit: Quand on achèterait

1. Jc 1,14 - 2. 1Co 10,13 - 3. Dt 13,3 - 4. Si 27,6 - 5. Ps 25,2 - 6. Ps 103,15 - 7. Jc 1,12 - 8. Rm 5,3-4 - 9. Jc 1,12

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pour deux cents deniers de pain, cela ne suffirait pas pour que chacun d'eux en reçût même un petit morceau (1)». Le nom de Philippe signifie bec de lampe. Il désigne en cet endroit le peuple juif, dont tous les membres s'empressèrent autrefois de célébrer les louanges de Dieu avec l'ardeur et la vivacité de la flamme qui s'échappe d'une lampe. Quand le même apôtre ajoute: «Deux cents deniers de pain ne suffiraient pas pour que chacun d'eux en reçût un petit morceau», il représente la foi devenue rare ou du moins très-faible chez ce peuple qui ne croit pas que la présence corporelle du Seigneur et le petit nombre des Apôtres suffisent pour faire parvenir à tout le genre humain la connaissance de l'un et de l'autre Testament. Les deux cents deniers figurent les deux Testaments. «Un de ses disciples, André, frère de «Simon-Pierre, lui dit: Il y a ici un enfant qui a cinq pains d'orge et deux poissons, mais qu'est- ce que cela pour tant de monde (2)?» Si l'on s'arrête à la lettre, André semble avoir ici une foi tant soit peu plus ferme que celle de Philippe, puisqu'il dit: «Il y a ici un enfant qui a cinq pains d'orge et deux poissons»; et cependant sa foi devient hésitante quand il ajoute: «Mais qu'est-ce que cela pour tant de monde?» André est bien l'image de ce peuple qui crut à la parole des Prophètes tant que ceux-ci lui annoncèrent la venue du Messie dans la chair, mais qui douta et chancela dans sa foi lorsqu'il refusa, du moins en grande partie, de reconnaître ce même Messie aux jours de son avènement réel. Longtemps auparavant, Isaac nous avait offert, lui aussi, une image de la foi de ce peuple; car lorsqu'il bénit son fils, il lui prédit beaucoup de choses sous une forme figurée; mais parce que la vieillesse avait obscurci ses yeux, il ne connut pas celui de ses enfants qui était près de lui. L'enfant, dans le langage des Ecritures, est tantôt le symbole de la pureté, tantôt l'image de la légèreté et de l'inconstance de l'esprit. Il est le symbole de la pureté, par exemple, lorsqu'il est dit du Seigneur: «Voici l'enfant de mon choix, celui que j'ai choisi moi-même (3)»; ou bien encore lorsque le Seigneur dit lui-même à ses disciples: «Enfants, n'avez-vous rien à manger?» Il est, au contraire, l'image de la légèreté et de l'inconstance

1. Jn 6,7 - 2. Jn 8,9 - 3. Is 42,1

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de l'esprit lorsque, par exemple, le Seigneur dit, en parlant des Juifs: «A qui comparerai-je cette génération très-perverse, ou bien à qui pourrai-je dire qu'elle ressemble? Elle est semblable à des enfants qui sont réunis sur la place publique pour jouer et qui disent: Nous avons dansé, et vous n'avez point chanté; nous avons pleuré, et vous n'avez point mêlé vos pleurs aux nôtres». C'est, en effet, le caractère de cet âge de parler sans cesse pour dire des riens, et le fouet seul est capable de mettre fin à ce babil intarissable et de donner du poids à cette insaisissable légèreté.

4. L'enfant dont il est ici question représente le peuple juif, lequel, par suite de la légèreté et de l'inconstance de son esprit, n'est point demeuré ferme dans la foi et dans la connaissance de Dieu. Ce peuple a eu cinq pains, c'est-à-dire qu'il a reçu les cinq livres de Moïse, savoir: la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome, livres qui, dans la langue hébraïque, se nomment respectivement Bresit, Elesemoth, Vagecra, Vagedaber, Elleabdabarim. Et c'est à juste titre qu'il est représenté ici comme ayant des pains d'orge, à cause de la dureté de la loi. L'orge, en effet, a une écorce très-dense, et il n'est pas facile d'en atteindre le coeur: image de l'obscurité de la loi qui, avant l'avènement du Seigneur, était tellement voilée, que nul homme ne pouvait la comprendre ni en saisir le sens spirituel, et que celui-là même qui avait donné la loi a dû venir pour en donner aussi l'intelligence. Si les cinq pains représentent les cinq livres de Moïse, nous pouvons reconnaître pareillement dans les deux poissons deux autres livres, je veux dire, les oracles des Prophètes et les cantiques des Psaumes, lesquels avaient, aux yeux de ce même peuple, l'autorité la plus grande et la plus sacrée après le livre de la loi. Le premier était lu fréquemment dans les synagogues, et le second était chanté de mémoire d'une manière non moins assidue. Ces deux poissons, en effet, rappellent très-naturellement les deux livres où est écrite par avance l'histoire du peuple qui, formé par l'Eglise, devait reproduire dans ses moeurs les caractères principaux qui distinguent le poisson. Ces caractères propres et naturels du poisson sont au nombre de quatre: le premier consiste en ce qu'il ne peut vivre sans eau; le second, en ce qu'il a coutume de sauter à la surface des eaux; le troisième, en ce que plus il est frappé par les flots, plus il devient fort et vigoureux; le quatrième, en ce que cette espèce d'animaux est essentiellement pure, ils engendrent et sont engendrés en dehors de toute union charnelle. De même donc que le poisson ne peut vivre sans eau, de même aussi le peuple dont il s'agit ne peut entrer dans la vie éternelle sans avoir été plongé dans l'eau baptismale; car le Seigneur a dit: «Quiconque ne renaît point de l'eau et de l'Esprit-Saint, ne pourra entrer dans le «royaume de Dieu (1)». Le poisson saute à la surface des eaux, et ce peuple, méprisant les choses de la terre, s'élève sur les ailes de la contemplation jusqu'aux choses célestes, conformément à ces paroles de l'Apôtre: «Notre vie est dans les cieux (2)». Le poisson devient d'autant plus fort et vigoureux qu'il est plus frappé par les flots, et le vrai chrétien devient d'autant plus parfait et plus saint aux yeux de Dieu, qu'il subit dans cette vie des épreuves plus dures et plus multipliées, et qu'il peut dire avec le Prophète: «Vous nous avez fait tomber dans le piège que nos ennemis nous avaient tendu; vous avez chargé nos épaules de toute sorte d'afflictions; vous nous avez livrés comme esclaves à des hommes qui nous ont accablés de maux; nous avons passé par le feu et par l'eau, et vous nous avez enfin conduits dans un lieu de rafraîchissement (3)». Et de même que les poissons sont purs et engendrent ou sont engendrés en dehors de toute union charnelle, de même aussi il y a dans l'Eglise des hommes qui renoncent à toute union de ce genre et qui s'appliquent à conserver leur virginité constamment intègre, accomplissant ainsi cette parole du Seigneur dans l'Evangile: «Que vos reins soient ceints et vos lampes toujours allumées (4)». Nous pouvons aussi voir dans ces deux poissons le symbole des deux ordres qui étaient les plus célèbres parmi le peuple juif, savoir: l'ordre royal et l'ordre sacerdotal, destinés, le premier à diriger et gouverner, le second à instruire; le Seigneur Jésus a daigné réunir en lui ces deux ordres et se faire à la fois notre roi et notre prêtre; notre roi, pour nous diriger dans la voie du bien; notre prêtre, en s'offrant

1. Jn 3,5 - 2. Ph 3,20 - 3. Ps 65,11-12 - 4. Lc 12,35

lui-même à Dieu pour nous comme une victime sans tache.

5. «Jésus dit donc: Faites asseoir ces hommes (1)». Les hommes sont assis quand ils jouissent du repos spirituel dans la foi. Le Seigneur ordonna à ses disciples de faire asseoir les hommes le jour où il leur donna la mission de prêcher dans le monde en ces termes: «Allez par tout l'univers, enseignez toutes les nations et baptisez-les au nom du a Père, et du Fils, et du Saint-Esprit; celui qui croira et sera baptisé sera sauvé (2)». Les disciples firent asseoir les hommes quand, «étant partis, ils prêchèrent partout, Dieu coopérant avec eux et confirmant leur parole par les miracles qui l'accompagnaient (3)». Mais nous ne devons point passer sous silence une circonstance qui nous est révélée par un autre Evangéliste: «Ils les firent asseoir par groupes de cinquante et de cent (4)». Cette distribution des convives représente les diverses sortes de fidèles qui vivent dans le sein de l'Eglise. Les pénitents sont assis par groupes de cinquante; le nombre cinquante convient en effet aux pénitents, car le psaume cinquantième se chante dans les temps de pénitence, et l'année cinquantième est appelée, sous la loi, Jubilé, c'est-à-dire l'année du pardon. Les groupes de cent représentent les fidèles qui, par la grâce et la protection divine, n'ont besoin d'aucune pénitence publique. 0n peut aussi interpréter ce passage d'une autre manière et dire: Les groupes de cinquante représentent les personnes mariées, et les groupes de cent, les vierges. Ou bien enfin, on peut dire que les groupes de cinquante représentent ceux qui usent sagement des choses de la terre, et les groupes de cent ceux qui, cédant à l'amour de la perfection, abandonnent tout pour le Seigneur.

6. «Or, il y avait beaucoup d'herbe en ce lieu (5)». L'herbe est le produit spontané des prairies; tant qu'elle est verte, elle offre à l'oeil un aspect agréable, invite aux douceurs du repos et aux charmes de la promenade; mais lorsqu'elle est tombée sous la faux, elle perd tout à coup sa fraîcheur première et son aspect séduisant. L'herbe est donc ici le symbole des jouissances charnelles, ou de la fragilité même de la chair: celle-ci apparaît

1. Jn 6,10 - 2. Mt 28,19-20 Mc 16,15-16 - 3. Mc 16,20 - 4. Mc 6,40 - 5. Jn 6,10

d'abord tout environnée de charmes et de beauté aux yeux de ses amants; mais, sitôt que la faux de la mort est venue y porter son tranchant, elle se transforme en une vile poussière, suivant cette parole d'Isaïe: «Toute chair est une herbe, et toute la gloire de la chair passe comme la fleur des prairies (1)». «L'herbe s'est desséchée», dit-il encore, «et la fleur est tombée, parce que l'Esprit du Seigneur a soufflé dessus. En vérité cette herbe, c'est le peuple». Un autre Prophète avait aussi observé le néant de cette sorte d'herbe; «L'homme est comme l'herbe de la plaine», disait-il, «ses jours fleuriront et passeront comme la fleur des champs (2)». Et Job à son tour: «L'homme né de la femme vit très-peu de temps, et il est en proie à des misères sans nombre; son sort est celui de la fleur qui, à peine éclose, est foulée aux pieds: il fuit comme l'ombre et ne demeure jamais dans le même état (3 )». Cette foule nourrie par le Seigneur s'asseoit sur l'herbe pour nous faire comprendre que si, nous aussi, nous désirons recevoir de sa libéralité divine une nourriture spirituelle, il faut nécessairement que nous comprimions les désirs de la chair et que nous les soumettions à la puissance de l'esprit, conformément à ces paroles de l'Apôtre: «Que le péché ne règne point dans votre corps mortel, en sorte que vous obéissiez à ses convoitises (4)»; mais «faites mourir en vous les «membres de l'homme terrestre (5)», c'est-à-dire la fornication, l'impureté, l'avarice et tous les autres vices.

7. «Ces hommes s'assirent donc au nombre d'environ cinq mille (6)». Nous ne devons point passer outre sans nous arrêter à cette considération, que l'Evangéliste ne dit pas qu'aucune femme ait pris part- à ce repas donné par le Seigneur, il parle seulement des hommes. Le mot homme, tel qu'il est employé ici, dérive du mot forces (vires, vir), et la sainte Ecriture a coutume de l'employer pour désigner ceux qui s'appliquent à supporter avec un courage viril les tentations du démon. Ainsi il est dit au bienheureux Job après sa victoire: «Ceignez vos reins comme «un homme (7)», c'est-à-dire, réprimez en vous la luxure avec courage. Et au livre de

1. Is 11,6-7 - 2. Ps 102,14 - 3. Jb 14,1-2 - 4. Rm 6,12 - 5 Col 3,5 - 6. Jn 6,10 - 7. Jb 38,3 Jb 40,2

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la Sagesse nous lisons: «O hommes, c'est vers vous que je crie (1)»; en d'autres termes Ceux dont l'esprit est amolli et hésitant comme l'esprit d'une femme ne peuvent entendre mes paroles. De là aussi ces paroles écrites à la louange de Joseph au sujet de son courage et de sa constance au milieu des tribulations qu'il eut à souffrir en Egypte «Dieu envoya devant eux un homme (2)». Au rapport de l'Evangile, il ne s'est donc rencontré que des hommes à ce festin donné par le Christ; nous trouvons, dans cette circonstance, un mystérieux avertissement; le voici: Si nous désirons «goûter combien le Seigneur est doux (3)», soyons des hommes, c'est-à-dire, soyons fermes à repousser les suggestions du démon. L'Apôtre nous le recommande, car il nous dit: «Agissez avec courage; fortifiez-vous de plus en plus; que toutes vos oeuvres soient faites avec amour (4)». L'ange de l'Apocalypse tient le même langage: «Soyez courageux dans le combat, et luttez contre l'antique serpent». Toutefois, les femmes ne seront point exclues de ce banquet du Seigneur, si, malgré leur sexe, elles savent se montrer fermes au milieu des tentations; par la raison contraire, il en sera tout autrement de l'homme qui, en dépit de son sexe, montrera un caractère de femme, deviendra mou pour la lutte avec le diable, et ne fera preuve d'aucune énergie dans sa conduite. C'est à de tels hommes que s'adresse ce reproche: «Des efféminés les domineront (5)». L'Evangéliste rapporte avec à propos que les convives étaient au nombre de cinq mille, car ce chiffre est la perfection du nombre cinq. En effet, ce nombre est précisément celui de nos sens, qui sont: la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat et le tact. Nous devons donc exercer sur nos sens une surveillance active, si nous voulons être admis au festin du Sauveur. Préservons nos yeux de tout regard défendu, pour qu'ils ne tombent point sur des objets dangereux; car voici ce qu'a dit Jésus-Christ: «Quiconque aura regardé une femme pour la convoiter, a déjà commis l'adultère dans son coeur (6)». Nous lisons encore ceci en un autre endroit: «Tu ne convoiteras point le bien de ton prochain (7)». Alors nous pourrons répéter ces paroles de Job: «J'ai fait un pacte avec mes

1. Pr 8,4 - 3. Ps 104,17 - 4. Ps 33,2 - 5. 1Co 16,13-14 - 6. Is 3,4 - 5. Mt 5,28 - 6. Ex 20,17

yeux pour ne pas même penser à une vierge (1)». Pour en arriver là, prions sans cesse avec le Prophète, et disons comme lui: «Détournez mes yeux pour qu'ils ne regardent pas la vanité (2)». Veillons sur nos oreilles, afin qu'elles n'entendent pas avec plaisir des paroles de malédiction, de détraction, de fausseté, de polissonnerie; afin, au contraire, qu'elles soient toujours ouvertes pour entendre la divine parole; ainsi pourrons-nous dire avec Job: «Seigneur, mes oreilles vous ont entendu parler (3)». C'est pourquoi le Prophète nous donne cet avertissement: «Place des épines autour de tes oreilles pour qu'elles n'entendent point les discours des détracteurs (4)», Détournons notre odorat de toutes les senteurs coupables, car les attraits de certaines odeurs pourraient nous entraîner au péché; puisse plutôt se vérifier en nous cette parole de l'Apôtre: «Soyons partout, devant Dieu, la bonne odeur de Jésus-Christ (5)». Détournons notre langue de la malédiction, de la détraction, du mensonge, des murmures, de tout discours inutile; et, pour mieux garder le silence, abstenons-nous parfois des entretiens même honnêtes, selon cette parole du Prophète «J'ai dit: Je veillerai sur mes voies pour ne pas pécher dans mes paroles; j'ai mis un frein à ma bouche, et je me suis tenu en silence, et je me suis humilié, et je n'ai point dit le bien que je pouvais (6)».«Car», dit Salomon, «la vie et la mort se trouvent au pouvoir de la langue (7). Et celui qui garde sa bouche et sa langue, préserve son âme des angoisses (8)». Si nous ne mettons pas un frein à notre envie de parler, nous entachons, en quelque sorte, toute notre religion; car, au dire de l'Apôtre, «les mauvais entretiens corrompent les bonnes moeurs (9)»; et, selon Jacques: «Si quelqu'un d'entre vous croit avoir de la religion et ne met pas un frein à sa langue, mais séduit lui-même son coeur, sa piété est vaine (10)». Empêchons nos mains de répandre le sang, de frapper et de blesser le prochain; qu'elles soient toujours prêtes à distribuer des aumônes, toujours empressées à faire ce qui est bien, afin que nous puissions dire avec le Prophète: «Je laverai mes mains parmi les

1. Jb 31,1 - 2. Ps 118,37 - 3. Jb 42,5 - 4. Si 28,28 - 5. 2Co 2,15 - 6. Ps 38,1-2 - 7. Pr 18,21 - 8. Pr 20,23 - 9. 1Co 15,33 - 10 Jc 1,28

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justes, ô mon Dieu, et je me présenterai à votre autel (1)». En agissant de la sorte, nous arriverons à la perfection du nombre mille, car ce nombre, au-delà duquel le comput ne peut plus se faire, symbolise la perfection de ceux qui sont entièrement consommés en vertu et à qui, suivant le langage de l'Apôtre, « il ne manque aucun don de la grâce pour attendre la manifestation de Notre-Seigneur Jésus-Christ (2)».

8. «Or, Jésus prit les pains, et, après qu'il eut rendu grâces, il les distribua aux disciples, et les disciples à ceux qui étaient assis; et il fit de même des poissons, et leur en donna autant qu'ils en voulaient (3)». Un autre évangéliste dit que «Jésus, ayant pris les sept pains et ayant rendu grâces, les rompit et les donna à ses disciples pour les distribuer, et» qu' «ils les distribuèrent au peuple (4)». Nous vous l'avons déjà dit précédemment: le pain est l'emblème de la loi de Moïse, et, par les poissons, on entend les oracles des Prophètes et les cantiques du Psalmiste: «Jésus prit les pains, les rompit et les donna à ses disciples», quand, après sa résurrection, il leur ouvrit le sens spirituel de la- loi, c'est-à-dire quand il la leur interpréta en commençant par Moïse. Il partagea aussi les poissons et les leur donna, lorsqu'il leur fit connaître le sens spirituel contenu dans les psaumes et dans les écrits des Prophètes; alors, en effet, il leur dit: «Ainsi a-t-il été écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les Prophètes et dans les psaumes; ainsi encore a-t-il fallu que le Christ souffrît, qu'il ressuscitât d'entre les morts et qu'il entrât dans sa gloire, et qu'on prêchât en son nom la rémission des péchés (5)». Les disciples distribuèrent au peuple le pain et les poissons, quand ils communiquèrent à l'univers entier la science des Ecritures qu'ils avaient reçue, et que s'accomplit cette parole relative à leur personne: «L'éclat de leur voix s'est répandu dans tout l'univers, et leurs paroles ont retenti jusqu'aux extrémités de la terre (6)». Sur le point de rassasier la foule, le Sauveur rendit grâces à son Père; ce n'est pas qu'il eût besoin de lui demander quoi que ce fût, car tout ce qu'on demande à Dieu, il l'accorde conjointement avec son Père; mais il a voulu montrer par

1. Ps 25,6 - 2. 1Co 1,7 - 3. Jn 6,11 - 4. Mc 8,6 - 5. Lc 24,46-47 - 6. Ps 23,4

là qu'on doit demander tout ce qui est juste et saint à Celui dont l'apôtre Jacques a dit: «Toute grâce excellente et tout don parfait viennent d'en haut et descendent du Père des lumières (1)».

9. «Et après qu'ils furent rassasiés, Jésus «dit à ses disciples: Amassez tout ce qui reste, afin que rien ne soit perdu (2)». Nous avons ici une preuve de la grande puissance du Sauveur: son humilité ne s'y manifeste pas moins. En effet, nourrir cinq mille hommes avec cinq pains, n'est-ce point le propre d'une puissance hors ligne? Mais quelle humilité dans ce soin de ne rien laisser perdre de ce qui restait du repas! Maintenant, si, comme nous l'avons dit, les pains sont l'emblème des Ecritures, nous pouvons voir dans les restes du repas le symbole de tous les passages des mêmes Ecritures, qui offrent plus d'obscurité que les autres. Ce que la multitude du peuple ne mange pas, les Apôtres doivent, d'après les ordres du Sauveur, l'amasser soigneusement; c'est-à-dire, les passages obscurs que la simple multitude ne peut comprendre, les maîtres de l'Eglise ou, en d'autres termes, les évêques et les prêtres, doivent les recueillir dans leur propre coeur, afin que, quand la nécessité s'en fera sentir, ils se montrent capables non-seulement de l'instruire, mais encore de la défendre. Aussi, en énumérant les qualités requises pour l'épiscopat, l'apôtre Paul déclare-t-il qu'il faut exiger d'un évêque la science des Ecritures; voici ses paroles: «Attaché aux vérités de la foi, telles qu'on les lui a enseignées, afin qu'il soit capable d'exhorter selon la saine doctrine et de convaincre ceux qui la contredisent (3)». Evidemment, une sainte simplicité est de beaucoup préférable à une malicieuse érudition; toutefois, il est bon que les maîtres de l'Eglise soient doués de l'une et de l'autre; il convient qu'ils vivent saintement, puisqu'ils doivent donner l'exemple, et qu'ils soient pourvus d'une langue érudite, puisqu'ils doivent instruire les autres. Voilà pourquoi le Sauveur a dit: «Tout scribe qui a la science du royaume des cieux est semblable à un père de famille, qui tire de son trésor des choses nouvelles et anciennes (4)». Et encore: «A ton avis, quel est le serviteur fidèle et prudent, que son maître a établi dans sa maison pour distribuer la

1. Jc 1,17 - 2. Jn 6,12 - 3. Tt 1,9 - 4. Mt 13,52

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nourriture au temps marqué? Je vous dis en vérité qu'il l'établira sur tous ses biens (1)».

10. «Ils amassèrent donc, et remplirent douze corbeilles des morceaux des cinq pains d'orge, qui étaient restés après que tous en eurent mangé (2)». Ici, le miracle opéré par le Sauveur devient plus surprenant. Ce serait déjà un grand miracle d'avoir nourri cinq mille hommes avec cinq pains, lors même qu'il n'y aurait rien de reste; mais voici un prodige digne de toute admiration! Non-seulement cinq mille hommes ont été rassasiés avec cinq pains, mais encore il est resté du repas tant de débris qu'on en a rempli douze corbeilles. Le nombre douze a aussi une signification mystérieuse, car les douze corbeilles représentent, non sans raison, les douze Apôtres. Une corbeille se fait avec des baguettes de bois tout commun et très-minces; ainsi en a-t-il été des Apôtres: ils ont été choisis, non point parmi les rois et les princes, non point parmi les philosophes et les sages de ce monde, mais parmi les simples et les pêcheurs, comme les baguettes qui servent à tresser une corbeille sont des plus communes et toutes petites. En parlant d'eux, Paul n'a-t-il pas dit: «Dieu a choisi les faibles selon le monde, pour confondre les forts (3)?» Il y a une autre raison qui rend plus parfaite la similitude entre les Apôtres et des corbeilles. Dans des corbeilles, on met l'engrais que l'on veut porter sur une terre aride, afin de la rendre plus fertile; de même, les Apôtres, remplis de la graisse de l'Esprit-Saint, ont porté la grâce qu'ils avaient reçue

1. Mt 24,45-47 - 2. Jn 6,13 - 3. 1Co 1,27

dans une terre aride, c'est-à-dire dans le coeur des gentils, afin d'y répandre la fécondité. Par là devait s'accomplir cet oracle du Prophète: «Le désert même s'embellira de fécondité, les collines se revêtiront de joie les pâturages se sont couverts de troupeaux, et les vallées de moissons (1)».

11. «Or, tous ayant vu le miracle que Jésus avait fait, disaient: Celui-ci est véritablement le Prophète qui doit venir dans le monde (2)». C'est avec raison que l'Evangéliste appelle hommes ceux qui parlaient ainsi, car leur appréciation était purement humaine. En effet, à la vue d'un pareil miracle, d'un prodige si étonnant, ils auraient dû dire: Celui-ci est vraiment le Fils de Dieu qui est venu dans le monde; mais, parce qu'ils étaient des hommes et qu'ils raisonnaient en hommes, ils se taisaient sur sa qualité du Fils de Dieu et se contentaient de le déclarer prophète. Néanmoins, en le proclamant tel, ils ne se trompaient pas du tout au tout; en effet, il a lui-même dit à son propre sujet: «Un prophète n'est sans honneur que dans son pays et dans sa maison (2)». Et encore: «Il ne convient pas qu'un prophète meure ailleurs qu'à Jérusalem (4)». Pour nous, évitons l'erreur où ils sont tombés; le Sauveur nous a enseigné la vérité, nous avons été instruits par l'Esprit-Saint; confessons-le donc avec Pierre. «Celui-là est le Fils du Dieu vivant, (5)», qui est venu en ce monde à cause de nous et pour notre salut, et qui reviendra pour juger les vivants et les morts.

1. Ps 64,13-14 - 2. Jn 6,14 - 3. Mt 13,57 - 4. Lc 13,33 - 5. Mt 16,16





Augustin, Sermons 5012