Augustin, Trinité


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LIVRE PREMIER:

CONSUBSTATNTIALITÉ DES PERSONNES DIVINES.


L'autorité de l'Ecriture établit l'unité de nature et l'égalité des personnes dans la Sainte Trinité. - Explication de certains passages de l'Evangile qui semblent contredire la consubstantialité du Fils


CHAPITRE PREMIER. TROIS SOURCES D'ERREURS. - NÉCESSITÉ DE PURIFIER L'ÂME POUR ÉTUDIER LA TRINITÉ.

101 1. Le lecteur de ce traité doit tout d'abord savoir que je me propose d'y réfuter les calomnies de ceux qui dédaignent de s'appuyer sur les principes de la foi, et qui se trompent ainsi et s'égarent en s'attachant trop prématurément aux lumières de la raison. Quelques-uns veulent appliquer aux substances incorporelles et spirituelles les notions que leur donnent sur les êtres matériels l'expérience des sens, ou la vivacité de l'esprit, ou l'étude et l'observation, et même le secours des arts. Bien plus, ils prétendent juger de celles-là par les règles qui ne sont applicables qu'à ceux-ci. D'autres transportent en Dieu, si toutefois ils pensent à lui, les affections et les sentiments de l'homme, en sorte que cette première erreur les amène, quand ils discutent des questions de théodicée, à avancer des principes faux et erronés. Enfin il en est qui s'élèvent au-dessus de toute créature, essentiellement muable et inconstante, pour atteindre l'être seul fixe et immuable, et arrivent ainsi à la notion de Dieu. Mais, courbés sous le poids de la faiblesse humaine, ils veulent paraître savoir ce qu'ils ignorent, quoiqu'ils ne puissent savoir ce qu'ils veulent connaître. C'est pourquoi par la hardiesse et la présomption avec lesquelles ils soutiennent leurs opinions, ils se ferment les voies de la vérité, car ils préfèrent s'opiniâtrer dans leurs idées mauvaises plutôt que d'embrasser la doctrine contraire. Telles sont les trois sortes d'adversaires que je me propose de combattre.

Les premiers imaginent un Dieu corporel; les seconds un Dieu spirituel, mais créé, et le comparent à notre âme; et les troisièmes, qui repoussent également un Dieu matière, et un Dieu créature spirituelle, professent eux aussi une doctrine entièrement erronée. On peut même dire qu'ils s'éloignent d'autant plus de la vérité, que leurs sentiments contre. disent toutes les notions acquises sur les corps, les esprits créés, et le Créateur lui. même. Et en effet, celui qui donne à Dieu un corps blanc ou rouge, se trompe sans doute, et néanmoins ces accidents se rencontrent dans les corps. Celui encore qui attribue à Dieu les défauts et les qualités de la mémoire, ou de toute autre faculté de l'esprit humain, s'égare sans doute, et néanmoins ces attributs se trouvent dans tout esprit créé. Mais, au contraire, celui qui affirme qu'il est de l'essence d'un Dieu tout-puissant de s'être engendré lui-même, énonce une proposition fausse sous tous les rapports. Car non-seulement cela n'est point vrai de Dieu, mais ne saurait même l'être des esprits, ni des corps, puisque rien de ce qui existe n'a pu se donner l'existence.

102 2. C'est pour nous prémunir contre toutes ces erreurs que l'Ecriture sainte, s'accommodant à notre faiblesse, a daigné employer un langage tout humain, afin de familiariser notre intelligence avec les attributs divins, et de l'élever ensuite comme par degré aux plus sublimes mystères. Ainsi elle semble donner un corps à Dieu, quand elle met cette parole dans la bouche du psalmiste: «Seigneur, protégez moi à l'ombre de vos ailes (Ps 16,8)». Ainsi encore elle attribue à Dieu certaines passions qui n'appartiennent qu'à l'esprit humain. Ce n'est pas que Dieu les ressente réellement, mais (346) c'est que tout autre langage serait inintelligible. «Je suis un Dieu jaloux, dit le Seigneur»; et encore: «Je me repens d'avoir créé l'homme (Ex 20,5)». Quant aux choses qui n'existent point, l'Ecriture s'abstient de leur emprunter aucune notion dont elle pût tirer une parole, ou figurer un emblème. Ils s'évanouissent donc en leurs vaines et criminelles pensées, ces philosophes qui, sous ce troisième rapport, s'éloignent complètement de la vérité, car ils supposent en Dieu ce qui ne peut se rencontrer ni en lui, ni dans aucune créature. L'Ecriture procède différemment, et elle emploie les divers attributs des créatures, comme des joujoux qu'elle nous présente, pour se proportionner à notre faiblesse, et pour nous exciter à nous éloigner insensiblement de toute idée basse et terrestre, et nous élever jusqu'aux mystères les plus sublimes, Rarement aussi elle affirme de Dieu ce qui ne se trouve dans aucune créature. Ainsi Dieu dit à Moïse: «Je suis l'Etre»; et il lui ordonne de dire aux Hébreux: «C'est l'Etre qui m'a envoyé vers vous (Ex 3,14)». Mais parce que dans un sens tout corps et tout esprit possèdent l'être, cette façon de parler nous avertit que Dieu est d'une manière qui lui est toute particulière. «A Dieu seul, dit l'Apôtre, appartient l'immortalité (1Tm 6,16)» Et cependant il est permis de dire de notre âme qu'elle est immortelle. C'est pourquoi saint Paul, en affirmant qu'à Dieu seul appartient l'immortalité, nous fait entendre qu'il parle de cette vraie immortalité que ne peut posséder la créature et qui est l'attribut spécial de la divinité. Tel est aussi le sens de ces paroles de saint Jacques «Toute grâce excellente et tout don parfait vient d'en-haut, et descend du Père des lumières, en qui il n'y a ni changement, ni ombre de vicissitude (Jc 1,17)». Le psalmiste dit également: «Les cieux périront; vous les changerez, et ils seront changés; mais pour vous, vous êtes éternellement le même (Ps 102,27-28

103 3. Il nous est donc bien difficile de contempler et de connaître pleinement l'essence de ce Dieu qui, dans son immutabilité, crée les créatures muables et changeantes, et qui, dans son éternité, ordonne et dirige les mouvements du temps. Mais pour que l'oeil de notre âme puisse arriver à l'ineffable contemplation de ces ineffables mystères, il est nécessaire qu'il soit purifié par la vision béatifique; et parce que nous ne la possédons pas encore, la foi nous est donnée comme un guide qui nous conduit par des sentiers moins rudes et moins escarpés, et qui nous rend ainsi aptes et habiles à atteindre le terme heureux du voyage. L'Apôtre savait bien qu'en Jésus-Christ sont renfermés tous les trésors de la sagesse et de la science; et cependant il l'exalte aux yeux des nouveaux chrétiens, non en la puissance qui le rend égal à son Père, mais en l'infirmité de la chair qui lui a fait souffrir le supplice de la croix. C'est que ces chrétiens, quoique régénérés en la grâce de Jésus-Christ, étaient encore des enfants faibles, charnels et peu instruits dans les voies spirituelles. Aussi saint Paul leur dit-il: «Je n'ai pas prétendu parmi vous savoir autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié: et j'ai été au milieu de vous dans un état de faiblesse, de crainte et de tremblement». Et un peu plus loin, il ajoute: «Et moi, mes frères, je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des personnes encore charnelles. Je ne vous ai nourris que de lait, comme étant des enfants en Jésus-Christ, et non pas de viandes solides, parce que vous ne pouviez les supporter; et à présent même, vous ne le pouvez pas encore (1Co 2,2-3 1Co 3,1-2)».

Quelques-uns s'irritent d'un tel langage, et le repoussent comme gravement injurieux. Ah! ils préfèrent croire que nous ne parlons ainsi que par ignorance et impéritie, plutôt que d'avouer qu'ils sont eux-mêmes incapables de comprendre une parole plus élevée. Quelque fois aussi nous leur alléguons un raisonnement auquel ils ne s'attendaient point dans cette discussion; et quoiqu'ils ne puissent toujours le saisir entièrement, et que nous-mêmes ne sachions l'expliquer ni le développer dans toute sa force, il les contraint néanmoins à reconnaître combien ils sont peu fondés à exiger de nous des démonstrations qu'ils ne sauraient comprendre. Mais du moment que nous leur tenons un autre langage que celui qu'ils désiraient, ils nous regardent ou comme des gens rusés qui dissimulent ainsi leur ignorance, ou comme des jaloux qui leur envient le don de la science. C'est pourquoi ils s'éloignent de nous, l'esprit troublé et le coeur plein d'indignation. (347)

CHAPITRE II. PLAN DE CET OUVRAGE.

104 4. J'entreprends donc avec le secours du Seigneur, notre Dieu, d'exposer à mes adversaires, selon leurs désirs, les diverses raisons qui nous font dire, croire et comprendre comment en un seul et vrai Dieu existe la Trinité des personnes, et comment ces trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, n'ont qu'une seule et même nature, une seule et même substance. Au reste, je me propose bien moins de faire taire leurs froides plaisanteries, que de les amener à proclamer l'existence de cet Etre qui est souverainement bon, et qui ne se révèle qu'aux âmes pures et dégagées des sens. S'ils ne peuvent donc ni le voir, ni le comprendre, c'est que l'oeil de l'homme est trop faible pour soutenir par lui-même l'éclat de la lumière divine, et qu'il a besoin d'être fortifié par l'exercice de la foi et de la justice chrétienne.

Or il me faut en premier lieu prouver par l'autorité des saintes Ecritures la certitude de notre foi; et ensuite, avec l'aide et le secours de Dieu, j'aborderai de front ces vains discoureurs en qui l'orgueil est plus grand encore que la science, et qui par là même n'en sont que plus dangereusement malades. Puissé-je en les faisant convenir d'un principe certain et indubitable, les convaincre qu'à l'égard des difficultés qu'ils ne peuvent résoudre, ils doivent accuser bien plus la faiblesse de leur intelligence, que la vérité elle-même, ou notre méthode de discussion! Alors, s'il leur reste quelque amour ou quelque crainte de Dieu, ils se hâteront de revenir aux principes et aux règles de la foi, et ils comprendront combien est salutaire l'enseignement de la sainte Eglise. Et en effet, cet enseignement et les pieux exercices de la religion sont comme un remède divin qui guérit la faiblesse de notre âme, et la rend capable de percevoir l'immuable vérité, sans redouter qu'une folle témérité la précipite en des opinions fausses et dangereuses. D'ailleurs, je suis tout disposé à m'éclairer quand je douterai; et jamais je ne rougirai, si je m'égare, d'être ramené dans la bonne voie.

CHAPITRE 3. DANS QUELLES DISPOSITIONS ON DOIT LE LIRE.

105 5. Quiconque lira donc ce traité, doit avancer avec moi quand il se sentira ferme et assuré, chercher avec moi, quand il hésitera, revenir vers moi, quand il reconnaîtra son erreur, et me redresser moi-même, si je me trompe. Nous marcherons ainsi d'un pas égal dans les sentiers de la charité, et nous tendrons ensemble vers Celui dont il est dit: «Cherchez toujours sa face (Ps 105,4)». Tel est l'accord pieux et sincère que je propose, en présence du Seigneur notre Dieu, à tous ceux qui daigneront lire mes ouvrages, et principalement ce traité où je défends l'unité des trois personnes divines, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. De tous nos mystères, il n'en est pas où l'erreur shit plus aisée et plus dangereuse, ni où le travail soit plus difficile. Mais aussi, plus que tout autre, il est fécond en fruits de salut. S'il arrive que quelque lecteur, parcourant ce traité, s'écrie: Voilà qui est mal dit, car je ne comprends pas; je le prie d'accuser l'imperfection de ma parole, et non la sincérité de ma foi. Au reste la phrase eût pu être, parfois, plus claire et plus précise; mais à qui est-il donné de se faire comprendre de tous, et en toutes sortes de sujets? Je prie donc mon censeur d'examiner s'il saisit mieux la pensée de ceux qui passent pour savants en ces matières; et s'ils sont plus intelligibles que moi, je consens à ce qu'il ferme mon livre, et même à ce qu'il le rejette. Car il doit de préférence donner son temps et son attention aux auteurs qu'il peut comprendre.

Toutefois, il y aurait injustice de sa part à dire que j'eusse mieux fait de me taire, parce que je n'ai pu m'exprimer avec la même précision et la même lucidité que ses auteurs favoris. Et en effet, tous ne lisent pas tous les ouvrages qui se publient. Il peut donc arriver que des esprits capables de me comprendre, lisent incidemment celui-ci, et ne puissent néanmoins se procurer d'autres traités plus simples et plus familiers. Ainsi il est utile que plusieurs auteurs écrivent sur le même sujet avec une certaine différence de style, mais en unité de foi, afin qu'un plus grand nombre de lecteurs s'éclairent et s'instruisent; car alors chacun peut choisir selon son goût et son inclination. Mais au contraire, si mon censeur a toujours été incapable de suivre sur ces matières une discussion sévère et approfondie, il fera beaucoup mieux de désirer et de hâter le développement de son intelligence, que de m'engager au silence par ses plaintes et ses critiques. (348) Peut-être aussi un lecteur dira-t-il: Je comprends cette proposition, mais elle me paraît fausse. Eh bien! lui dirai-je à mon tour: Etablissez la vôtre, et renversez la mienne. S'il le fait en toute charité, et en toute sincérité, et s'il daigne, supposé que je vive encore, me communiquer ses observations, ce présent travail me deviendra très-fructueux. Bien plus, à défaut de communications avec moi, je consens de grand coeur à ce qu'il en fasse part à tous ceux qui voudront les entendre. Pour moi je continuerai à méditer la loi du Seigneur, si ce n'est le jour et la nuit, du moins pendant les quelques instants que je dérobe à mes occupations, et je confierai au papier mes pensées et mes réflexions, de peur que je ne les oublie entièrement. J'espère aussi que la miséricorde divine me fera persévérer dans une ferme adhésion aux vérités Qui me paraissent certaines, et que si je suis dans l'erreur, elle me le fera connaître par de secrètes inspirations, ou par son enseignement public, ou même par les bienveillants avis de mes frères. Tels sont mes voeux et mes désirs; et je les dépose ici dans le sein de Dieu qui peut et garder en moi le trésor de ses propres dons, et remplir à mon égard ses consolantes promesses.

1066. Je n'ignore point que quelques esprits moins intelligents ne saisiront pas toujours le véritable sens de mes paroles, et que même ils me prêteront des pensées que je n'aurai pas eues. Mais qui ne sait que je ne dois pas être responsable de leurs erreurs? Et en effet, est-ce ma faute s'ils ne peuvent me suivre, et s'ils s'égarent, lorsque je suis contraint d'avancer par des sentiers obscurs et ténébreux? C'est ainsi que nul ne fait retomber sur les écrivains sacrés les nombreuses erreurs des divers hérésiarques. Et cependant tous s'efforcent de défendre et de soutenir leurs systèmes par l'autorité de l'Ecriture. La charité, qui est la loi de Jésus-Christ, m'avertit et m'ordonne en toute douceur et suavité que si un lecteur me prête, en parcourant mes ouvrages, une proposition fausse qui n'est pas la mienne, et que cette proposition fausse en elle-même soit rejetée par l'un et approuvée par l'autre, je préfère la critique du premier aux louanges du second. Sans doute l'un me blâme injustement, puisque l'erreur n'est pas la mienne, et néanmoins en tant qu'erronée la proposition est blâmable; mais l'approbation de l'autre n'est pas moins injuste, puisqu'il me loue d'avoir enseigné ce que condamne la vérité; et qu'il applaudit à une proposition qu'improuve également cette même vérité. Et maintenant, au nom du Seigneur, j'aborde mon sujet.

CHAPITRE IV. QUEL EST SUR LA SAINTE TRINITÉ L'ENSEIGNEMENT DE L'ÉGLISE.

107 7. Tous les interprètes de nos livres sacrés, tant de l'ancien Testament que du nouveau que j'ai lus, et qui ont écrit sur la Trinité, le Dieu unique et véritable, se sont accordés à prouver par l'enseignement des Ecritures que le Père, le Fils et l'Esprit-Saint sont un en unité de nature, ou de substance, et parfaitement égaux entre eux. Ainsi ce ne sont pas trois dieux, mais un seul et même Dieu. Ainsi encore le Père a engendré le Fils, en sorte que le Fils n'est point le Père: et de même le Père n'est point le Fils, puisqu'il l'a engendré. Quant à l'Esprit-Saint, il n'est ni le Père, ni le Fils; mais l'Esprit du Père et du Fils, égal au Père et au Fils, et complétant l'unité de la Trinité. C'est le Fils seul, et non la Trinité entière, qui est né de la vierge Marie, a été crucifié sous Ponce-Pilate, a été enseveli, est ressuscité le troisième jour et est monté au ciel. C'est également le Saint-Esprit seul qui, an baptême de Jésus-Christ, descendit sur lui en forme de colombe, qui après l'Ascension, et le jour de la Pentecôte, s'annonça par un grand bruit venant du ciel et pareil à un vent violent, et qui se partageant en tangues de feu, se reposa sur chacun des apôtres (Mt 3,16 Ac 2,2-4). Enfin c'est le Père seul et non la Trinité entière qui se fit entendre soit au baptême de Jésus par Jean-Baptiste, soit sur la montagne en présence des trois disciples, lorsque cette parole fut prononcée «Vous êtes mon Fils». Et également ce fut la voix du Père qui retentit dans le temple, et qui dit: «Je l'ai glorifié, et je le glorifierai encore (Mc 1,11)». Néanmoins comme le Père, le Fils et l'Esprit-Saint sont inséparables en unité de nature, toute action extérieure leur est commune. Telle est ma croyance, parce que telle est la foi catholique.

CHAPITRE V. COMMENT TROIS PERSONNES NE FONT-ELLES QU'UN SEUL DIEU?

108 8. Mais ici quelques-uns se troublent, quand (349) on leur dit qu'il y a trois personnes en Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et que ces trois personnes ne sont pas trois dieux, mais un seul et même Dieu. Aussi demandent-elles comment on peut comprendre un tel langage, surtout si vous ajoutez que toute action extérieure est commune à la Trinité entière, et que néanmoins la voix du Père qui s'est fait entendre, n'est pas la voix du Fils, que l'Incarnation n'appartient qu'au Fils qui a pris une chair, qui a souffert, qui est ressuscité et qui est monté au ciel; et que seul l'Esprit-Saint s'est montré sous la forme d'une colombe. Ces esprits curieux veulent donc comprendre comment la Trinité entière a pu parler par cette voix qui n'est que la voix du Père, comment encore cette même Trinité a créé la chair que le Fils seul a prise dans le sein d'une Vierge, et enfin comment cette colombe sous-laquelle se montra seul l'Esprit-Saint a été l'oeuvre de toute la Trinité. Car autrement, la Trinité n'agirait pas inséparablement, et le Père serait une chose, le Fils une autre, et l'Esprit-Saint une autre. Si au contraire certaines actions sont communes aux trois personnes, et certaines autres propres seulement à chacune d'elles, l'on ne peut plus dire que la Trinité agisse inséparablement. Ils se tourmentent encore pour savoir comment l'Esprit-Saint fait partie essentielle de la Trinité, puisqu'il n'est engendré ni du Père, ni du Fils, quoiqu'il soit l'Esprit du Père et du Fils.

Telles sont les questions dont quelques personnes me poursuivent à satiété. C'est pourquoi je vais essayer de leur répondre, autant que la grâce divine suppléera à mon impuissance, et en évitant de suivre les sentiers d'une jalouse et maligne critique (
Sg 6,25) je disais que jamais je ne me préoccupe de ces mystérieuses questions, je mentirais. J'avoue donc que j'y réfléchis souvent, parce que j'aime en toutes choses à découvrir la vérité, et d'un autre côté la charité me presse de communiquer à mes frères le résultat de mes réflexions. Ce n'est point que j'aie atteint le terme, ou que je sois déjà parfait, car si l'apôtre saint Paul n'osait se rendre ce témoignage, pourrais-je le faire, moi qui suis si éloigné de lui? «Mais oubliant, selon ma faiblesse, ce qui est derrière moi, et m'avançant «vers ce qui est devant moi, je m'efforce d'atteindre le but pour remporter le prix de la céleste vocation (Ph 3,12-14)». Quelle distance ai-je donc parcourue dans cette route? à quel point suis-je arrivé? et quel espace me reste-t-il encore à franchir? voilà les questions auxquelles onde-sire une réponse nette et précise. Puis-je la refuser à ceux qui la sollicitent, et dont la charité me rend l'humble serviteur? Mais je prie aussi le Seigneur de faire qu'en voulant instruire mes frères, je ne néglige point ma propre perfection, et qu'en répondant à leurs questions, je trouve moi-même la solution de tous mes doutes. J'entreprends donc ce traité par l'ordre et avec le secours du Seigneur notre Dieu, et je me propose bien moins d'y soutenir d'un ton magistral des vérités déjà connues, que d'approfondir ces mêmes vérités en les examinant avec une religieuse piété.

CHAPITRE VI. CONSUBSTANTIALITÉ DES TROIS PERSONNES.

109 9. Quelques-uns ont dit que Notre-Seigneur Jésus-Christ n'était pas Dieu, ou qu'il n'était pas vrai Dieu, ou qu'il n'était pas avec le Père un seul et même Dieu, ou qu'il n'était pas réellement immortel parce qu'il était sujet au changement. Mais il suffit pour les réfuter de leur opposer les témoignages évidents et unanimes de nos saintes Ecritures. Ainsi saint Jean nous dit «qu'au commencement était le «Verbe, que le Verbe était avec Dieu, et que le Verbe était Dieu». Or l'on ne peut nier que nous ne reconnaissions en ce Verbe qui est Dieu, le Fils unique de Dieu, celui dont le même Evangéliste dit ensuite, «qu'il s'est fait chair, et qu'il a habité parmi nous». Ce qui arriva lorsque par l'incarnation le Fils de Dieu naquit dans le temps de la vierge Marie. Observons aussi que dans ce passage, saint Jean ne déclare pas seulement que le Verbe est Dieu, mais encore qu'il affirme sa consubstantialité avec le Père. Car après avoir dit «que le Verbe était Dieu», il ajoute «qu'au commencement il était avec Dieu, que toutes choses ont été faites par lui, et que rien de ce qui a été fait n'a été fait sans lui (Jn 1,14 Jn 2,3). Or, quand l'Evangéliste dit que tout a été fait par le Verbe, il entend évidemment parler de tout ce qui a été créé; et nous en tirons cette rigoureuse conséquence que le Verbe lui-même n'a pas été fait par Celui qui a fait toutes choses. Mais s'il n'a pas été fait, il n'est donc (350) pas créature, et s'il n'est pas créature, il est donc de la même substance ou nature que le Père. Et en effet, tout ce qui existe est créature, s'il n'est Dieu; et tout ce qui n'est pas créature, est Dieu, De plus, si le Fils n'est pas consubstantiel au Père, il a donc été créé; mais s'il a été créé, tout n'a donc pas été fait par lui, et cependant l'Evangéliste nous assure que tout a été fait par lui n. Concluons donc et que le Fils est de la même substance ou nature que le Père, et que non-seulement il est Dieu, mais le vrai Dieu. C'est ce que saint Jean nous atteste expressément dans sa première épître: «Nous savons, dit-il, que le Fils de Dieu est venu, et qu'il nous a donné l'intelligence, afin que nous connaissions le vrai Dieu, et que nous vivions en son vrai «Fils qui est Jésus-Christ. C'est lui qui est le vrai Dieu et la vie éternelle (1Jn 5,20)».

110 10. Nous pouvons également affirmer que l'apôtre saint Paul parlait de la Trinité entière, et non du Père exclusivement, lorsqu'il disait «que Dieu seul possède l'immortalité (1Tm 6,16)». Et, en effet, l'Etre éternel ne saurait être soumis ni au changement, ni à la mortalité; et par conséquent, dès là que le Fils de Dieu «est la vie éternelle», on ne doit point le séparer du Père quand on dit que celui-ci «possède seul l'immortalité». C'est aussi parce que l'homme entre en participation de cette vie éternelle, qu'il devient lui-même immortel. Mais il y a une distance infinie entre celui qui est par essence la vie éternelle, et l'homme qui n'est immortel qu'accidentellement, et parce qu'il participe à cette vie. Bien plus, ce serait une erreur d'entendre séparément du Fils et à l'exclusion du Père, ces autres paroles du même apôtre: «Il le fera paraître en son temps, Celui qui est souverainement heureux, le seul puissant, le Roi des rois, et le Seigneur des seigneurs, qui seul possède l'immortalité». Nous voyons, en effet, que le Fils lui-même parlant au nom de la Sagesse, car «il est la Sagesse de Dieu (1Co 1,24)», ne se sépare point du Père, quand il dit: «Seul, j'ai parcouru le cercle des cieux (Si 24,8)». A plus forte raison, il n'est point nécessaire de rapporter exclusivement au Père et en dehors du Fils, ce mot de l'Apôtre: «Qui seul possède l'immortalité». D'ailleurs, l'ensemble du passage s'y oppose. «Je vous commande, dit saint Paul à Timothée, d'observer les préceptes que je vous donne, vous conservant sans tache et sans reproche jusqu'à l'avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ que doit faire paraître, en son temps, Celui qui est souverainement heureux, le seul puissant, le Roi des rois, et le Seigneur des seigneurs; qui seul possède l'immortalité, qui habite une lumière inaccessible, qu'aucun homme n'a pu ni ne peut voir, et à qui est l'honneur et la gloire aux siècles des siècles. «Amen (1Tm 6,14 1Tm 15,16)». Remarquez bien que dans ce passage l'Apôtre ne désigne personnellement ni le Père, ni le Fils, ni l'Esprit-Saint, et qu'il caractérise le seul vrai Dieu, c'est-à-dire la Trinité tout entière par ces mots: «Celui qui est souverainement heureux, le seul puissant, le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs».

111 11. Mais peut-être vous troublez-vous, parce que vous saisissez difficilement ce mot de l'Apôtre: «Qu'aucun homme n'a pu, ni ne peut voir». Rassurez-vous: il s'agit ici de la divinité de Jésus-Christ; et en effet, les Juifs qui ne pouvaient voir en lui le Dieu, ne laissèrent pas de crucifier l'homme qu'ils voyaient. C'est qu'un oeil mortel ne saurait contempler l'essence divine, et qu'elle n'est aperçue que de l'homme qui s'est élevé au-dessus de l'humanité. Nous avons donc raison de rapporter à la sainte Trinité ces paroles «Le Dieu souverainement heureux et seul puissant, qui fera paraître en son temps Notre-Seigneur Jésus-Christ». D'ailleurs, si l'Apôtre dit ici que ce Dieu «possède seul l'immortalité», le psalmiste n'avait-il pas dit, «que seul il opère des prodiges? (Ps 72,18)». Et maintenant je demanderai à mes adversaires de qui ils entendent cette parole. Du Père seul? mais alors comment sera-t-elle véritable cette affirmation du Fils: «Tout ce que le Père fait, le Fils le fait également?» De tous les miracles? le plus grand est certainement la résurrection d'un mort. Eh bien! «Comme le Père, dit Jésus-Christ, ressuscite les morts et les vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu'il veut (Jn 5,19-21)». Comment donc le Père opèrerait-il seul des prodiges? et comment pourrait-on expliquer autrement ces paroles qu'en les rapportant non au Père seul, ni au Fils, mais au seul vrai Dieu, c'est-à-dire au Père, au Fils et au Saint-Esprit? (351)

112 12. L'apôtre saint Paul nous dit encore: «Il n'y a pour nous qu'un seul Dieu, le Père d'où procèdent toutes choses, et qui nous a faits pour lui; et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui toutes choses ont été faites, et nous par lui». Or, je le demande, l'apôtre, comme l'évangéliste, n'affirme-t-il pas «que toutes choses ont été faites par le Verbe?» Et dans cet autre passage, n'est-ce pas aussi ce même Verbe qu'il désigne évidemment? «Tout est de lui, tout est par lui, tout est en lui. A lui soit la gloire aux siècles des siècles. Amen (Rm 11,36)». Veut-on, au contraire, reconnaître ici la distinction des personnes, et rapporter au Père ces mots: «Tout est de lui»; au Fils, ceux-ci: «Tout est par lui»; et au Saint-Esprit, ces autres: «Tout est en lui?» .Il devient manifeste que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont un seul Dieu, puisque l'Apôtre attribue à chacune des trois personnes cette même et unique doxologie: «Honneur et gloire aux siècles des siècles. Amen». Et en effet, si nous reprenons ce passage de plus haut, nous verrons que l'Apôtre ne dit pas «O profondeur des richesses de la sagesse et de la science», du Père, ou du Fils, ou du Saint-Esprit, mais simplement, «de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses jugements, ajoute-t-il, sont incompréhensibles, et ses voies impénétrables! car qui connaît les desseins de Dieu, ou qui est entré dans le secret de ses conseils? ou qui lui a donné le premier pour en attendre la récompense? car tout est de lui, tout est par lui, tout est en lui. A lui la gloire aux siècles des siècles. Amen (Rm 11,33-36)».

Mais si vous ne rapportez ces paroles qu'au Père, en soutenant que seul il a fait toutes choses, comme l'Apôtre l'affirme ici, je vous demanderai de les concilier et avec ce passage de l'épître aux Corinthiens, où, parlant du Fils, saint Paul dit: «Nous n'avons qu'un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui toutes choses ont été faites», et avec ce témoignage de l'évangéliste saint Jean: «Toutes choses ont été faites par le Verbe (1Co 3,6 Jn 1,2)». Et, en effet, supposons que certaines choses aient été faites par le Père, et d'autres par le Fils, il faudra eu conclure que ni l'un ni l'autre n'ont fait toutes choses. Admettez-vous, au contraire, que toutes choses ont été faites ensemble par le Père et par le Fils, vous en déduirez l'égalité du Père et du Fils, et la simultanéité des opérations du Père et du Fils. Pressons encore cet argument. Si le Père a fait le Fils qui lui-même n'a pas fait le Père, j! n'est plus vrai que le Fils ait fait toutes choses. Et cependant tout a été fait par le Fils donc il n'a pas été fait lui-même; autrement il n'aurait pas fait avec le Père tout ce qui a été fait. Au reste, le mot lui-même se rencontre sous la plume de l'Apôtre; car dans l'épître aux Philippiens, il dit nettement «que le Verbe ayant la nature de Dieu, n'a point cru que ce fût pour lui une usurpation de s'égaler À Dieu (Ph 2,6)». Ici saint Paul donne expressément au Père le nom de Dieu, ainsi que dans cet autre passage: «Dieu est le Chef de Jésus-Christ (1Co 11,3)».

113 13. Quant au Saint-Esprit, ceux qui avant moi ont écrit sur ces matières,. ont également réuni d'abondants témoignages pour prouver qu'il est Dieu et non créature. Mais s'il n'est pas créature, il est non-seulement Dieu dans le même sens que quelques hommes sont appelés dieux (Ps 82,6); mais il est réellement le vrai Dieu. D'où je conclus qu'il est entièrement égal au Père et au Fils, consubstantiel au Père et au Fils, coéternel avec eux, et complétant l'unité de la nature dans la trinité des personnes. D'ailleurs, le texte des saintes Ecritures qui atteste le plus évidemment que le Saint-Esprit n'est pas créature, est ce passage de l'épître aux Romains, où l'Apôtre nous ordonne de servir non la créature, mais le Créateur (Rm 1,24) Et ici saint Paul n'entend pas nous prescrire ce service que la charité nous recommande envers tous nos frères, et que les Grecs nomment culte de dulie; mais il veut que ce soit ce culte qui n'est dû qu'à Dieu seul, et que les Grecs appellent culte de latrie. Aussi regardons-nous comme idolâtres tous ceux qui rendent aux idoles ce culte de latrie, car c'est à ce culte que se rapporte ce précepte du Décalogue: «Vous adorerez le Seigneur votre Dieu, et vous ne servirez que lui seul (Dt 6,13)». Au reste, le texte grec lève ici toute difficulté, car il porte expressément: «Et vous lui rendrez le culte de latrie».

Or, si nous ne pouvons rendre à une créature ce culte de latrie, parce que le Décalogue nous dit: «Vous adorerez le Seigneur, votre Dieu, et vous ne servirez que lui seul», et si l'Apôtre condamne ceux qui ont servi la (352) créature plutôt que le Créateur», nous sommes en droit de conclure. que le Saint-Esprit n'est pas une créature, puisque tous les chrétiens l'adorent et le servent. Et en effet, saint Paul dit «que nous ne sommes point soumis à la circoncision, parce que nous servons l'Esprit de Dieu», c'est-à-dire, selon le terme grec, que nous lui rendons le culte de latrie (Ph 3,3). Telle est la leçon que donnent tous ou presque tous les manuscrits grecs, et qui se trouve également dans plusieurs exemplaires latins. Quelques-uns cependant portent: nous servons Dieu en esprit, au lieu de lire: nous servons l'Esprit de Dieu. C'est pourquoi, sans me préoccuper de prouver à mes adversaires l'authenticité d'un texte dont ils récusent la valeur, je leur demanderai s'ils ont jamais rencontré la plus légère variante dans ce passage de la première épître aux Corinthiens: «Ne savez-vous pas que vos corps sont le temple du Saint-Esprit, que vous avez reçu de Dieu?» Mais ne serait-ce point un blasphème et un sacrilège que d'oser dire que le chrétien, membre de Jésus-Christ, est le temple d'une créature inférieure à Jésus-Christ? Or, l'Apôtre nous affirme, dans un autre endroit: «que nos corps sont les membres de Jésus-Christ». Si donc ces mêmes corps, membres de Jésus-Christ, sont également les temples de l'Esprit-Saint, celui-ci ne saurait être créature. Et, en effet, dès là que notre corps devient le temple de l'Esprit-Saint, nous devons rendre à cet Esprit le culte qui n'est dû qu'à Dieu, et que les Grecs nomment culte de latrie. Aussi saint Paul a-t-il raison d'ajouter: «Glorifiez donc Dieu dans votre corps (1Co 6,19 1Co 15,20).


Augustin, Trinité