Chrysostome sur 2Tm







COMMENTAIRES
SUR LA Ière et LA 2ème

ÉPITRES A TIMOTHÉE.

Tome XI, p. 272-404.



COMMENTAIRE SUR LA DEUXIÈME ÉPITRE A TIMOTHÉE.


HOMÉLIE PREMIÈRE: 2Tm 1,1-7 - PAUL, APOTRE DE JÉSUS-CHRIST, PAR LA VOLONTÉ DE DIEU, SELON LA PROMESSE DE LA VIE

100 QUE NOUS AVONS EN JÉSUS-CHRIST : A TIMOTHÉE, SON FILS BIEN-AIMÉ, GRACE, MISÉRICORDE ET PAIX DE LA PART DE DIEU LE PÈRE ET DE JÉSUS-CHRIST NOTRE-SEIGNEUR. (2Tm 1,1-7)

Analyse.

1. Tendresse de saint Paul pour son disciple Timothée.
2. Foi héréditaire dans la famille de Timothée. — La grâce est en nous comme un feu qu'il dépend de nous de laisser s'éteindre ou de ranimer.
3 et 4. Que l'homme n'est jamais exempt de peines et de soucis.

101 1. Pourquoi cette seconde lettre à Timothée ? L'apôtre avait dit : « J'espère aller vous trouver bientôt». (1Tm 3,14) C'est qu'il ne put le faire. Il le console donc par ses lettres, ne pouvant pas le consoler par sa présence. Timothée était peut-être affligé de l'absence de son maître, et aussi de ce qu'il lui avait fallu se charger du gouvernement des âmes. Si grand et si capable que l'on soit, dès qu'on met la main au timon pour gouverner le vaisseau de l'Église, on éprouve un embarras étrange à la vue des difficultés qui se soulèvent de toutes parts comme les flots de la mer. Il devait surtout en être ainsi alors que l'on n'était qu'au début de la prédication, alors que tout était encore à faire, alors que l'on ne rencontrait qu'hostilités et périls. Ce n'est pas tout, les hérésies commençaient à se montrer, produites par les docteurs du judaïsme; saint Paul le dit expressément dans sa première épître. Ici il ne console pas seulement son disciple par sa lettre, mais encore il l'appelle près de lui « Hâtez-vous », lui dit-il, « de venir me trouver promptement » ; et : « En venant, apportez mes livres et surtout mes papiers». (2Tm 4,8) Je crois qu'il a écrit cette lettre vers la fin de sa vie: «Je suis», dit-il, «comme une victime qui a déjà reçu l'aspersion »; et encore : « Dès la première fois que j'ai défendu ma cause, personne ne m'a assisté ». (2Tm 4,6) Mais il trouve un remède à tout cela, et c'est de ses épreuves elles-mêmes qu'il tire la consolation, et il dit : « Paul, apôtre de Jésus-Christ par la volonté de Dieu, selon la promesse de la vie qui est en Jésus-Christ» (2Tm 1,1). Dès les premiers mots de sa lettre il relève l'âme de son disciple. C'est comme s'il disait: Ne me parlez pas des dangers d'ici-bas; ils ne font (352) que nous procurer la vie éternelle qui ne connaît pas les maux, d'où sont bannis la peine, le chagrin et les larmes. Dieu ne nous a pas faits apôtres seulement afin que nous courions des dangers, mais afin que nous mourions après avoir souffert. Raconter ses maux tout au long, c'eût été ajouter au chagrin de Timothée, loin de le consoler; aussi commence-t-il sa lettre par des paroles de consolation : « Selon la promesse de vie qui est en Jésus-Christ » (2Tm 1,1).

Puisqu'il s'agit d'une promesse de vie, attendez-en l'effet non ici-bas, mais pour plus tard. «Une espérance qui se verrait ne serait plus une espérance ». (Rm 8,24) — « A Timothée, son fils bien-aimé » (2Tm 1,2). Non-seulement « à son fils » mais « à son fils bien-aimé ». On peut être un fils et n'être pas un fils bien-aimé. Mais tel n'est pas Timothée, et Paul ne l'appelle pas seulement son fils, mais son fils bien-aimé. Aux Galates aussi il donne le nom de fils, et néanmoins il s'afflige sur leur compte. « Mes petits enfants », leur dit-il, « que j'enfante de nouveau ». (Ga 4,19) L'apôtre rend donc un grand témoignage à la vertu de Timothée en l'appelant son bien-aimé. C'est que la tendresse, lorsqu'elle ne vient pas de la nature, vient de la vertu. Ceux qui nous doivent la vie ne sont pas seulement nos bien-aimés par leur vertu, mais encore par l'impulsion de la nature. Mais nos fils selon la foi ne sont pas nos bien-aimés autrement que par la vertu. D'où pourrait venir en effet notre tendresse pour eux ailleurs que de là? Cela est surtout vrai de saint Paul qui ne faisait rien par pure inclination. Ce mot, « mon fils bien-aimé », montre encore que si saint Paul n'a pas été voir son disciple, ce n'est pas qu'il soit fâché contre lui, ni qu'il le méprise, ni qu'il le blâme.

« Grâce, miséricorde, paix de la part de Dieu et de la part de Jésus-Christ Notre-Seigneur » (2Tm 1,2). C'est le même souhait qu'il avait déjà fait auparavant. Ces mots l'excusent de ce qu'il n'est pas venu voir Timothée. Car en lui disant dans sa première lettre (1Tm 4,13 1Tm 3,14), « en attendant que je vienne », et: « Je me hâte d’aller à vous promptement », il lui avait donné l'assurance qu'il viendrait bientôt. C'est donc à ce sujet qu'il s'excuse tout d'abord. Quant à la cause qui l'a empêché de partir, il ne l'indique pas aussitôt pour ne pas trop affliger Timothée : cette cause, c'était qu'il était retenu captif par César. Il ne l'a dit qu'à la fin de sa lettre lorsqu'il appelle son disciple auprès de lui. Il se garde de l'affliger dès le début, il lui laisse même espérer qu'il le verra. « Je désire vous voir » (2Tm 1,4), dit-il en commençant, et il dit en finissant : « Hâtez-vous de venir vers moi promptement». Dès le début donc il le relève de sa profonde tristesse, et il continue par des compliments. « Je rends grâces à Dieu que je sers depuis mes ancêtres avec une conscience pure, de ce que sans cesse je fais mémoire de vous dans mes prières de nuit et de jour, désirant de vous voir, me souvenant de vos larmes, afin que je sois rempli de joie » (2Tm 1,3-4).

Je rends grâces à Dieu de ce que je me souviens de vous, dit-il, tant je vous aime. C'est aimer extrêmement que d'aimer jusqu'à se faire honneur de son amitié. — « Je rends grâces », dit-il, « au Dieu que je sers ». Comment? « Avec une conscience pure depuis mes ancêtres » (2Tm 1,3). Sa conscience était toujours restée sans atteinte. Il veut parler ici de sa vie; chez lui le terme de conscience se dit toujours de la vie bonne ou mauvaise. Ou bien encore il veut dire : Nul motif humain ne m'a jamais fait trahir rien de ce que j'ai regardé et désiré comme un bien, même lorsque j'étais persécuteur. C'est dans le même sens qu'il dit: « Mais j'ai obtenu miséricorde parce que j'ai agi en état d'ignorance et d'incrédulité » (1Tm 1,13). C'est presque dire: Ne soupçonnez rien de malicieux dans ma conduite: grande recommandation pour son caractère, et qui ne permettra pas qu'on se défie le moindrement de son amitié. C'est comme s'il disait: Je ne mens pas, je ne suis pas autrement que je ne dis. Il fait ici son propre éloge parce qu'il y est forcé, comme quelque part dans le livre des Actes. Comme on l'accusait d'être un factieux et un novateur, il parle ainsi : « Et Ananie me dit : le Dieu de nos pères t'a choisi d'avance pour connaître sa volonté, et pour voir le Juste, et entendre la voix de sa bouche, parce que tu seras son témoin devant tous les hommes, des choses que tu as vues et entendues ». (Ac 2,14) De même ici c'est avec raison que, pour ne point passer pour un homme sans amitié comme sans conscience, il fait son propre éloge et qu'il dit: « Sans cesse je fais mémoire de vous », et non pas simplement, mais, « dans mes prières ». C'est-à-dire, la prière est mon occupation, j'y consacre tout mon temps. Il le déclare en disant : La nuit et le jour j'invoquais Dieu à ce sujet, «je (353) désirais vous voir » : Voyez-vous quel ardent désir ! quel excès de tendresse! Voyez-vous aussi l'humilité de l'apôtre, qui s'excuse auprès de son disciple? Il montre ensuite qu'il n'agit pas sans raison ni au hasard; il l’a déjà montré, et il le montre encore ici, car il dit : « Me souvenant de vos larmes » (2Tm 1,4). Il est vraisemblable que, séparé de son ami, il pleurait; il gémissait plus qu'un enfant que l'on sépare de la mamelle de sa nourrice et que l'on sèvre de son lait. — «Afin que je sois comblé de joie; je désire vous voir » (2Tm 1,4). Je ne me serais donc pas privé moi-même d'un tel plaisir. Quand je serais un être insensible, cruel, une bête féroce, le souvenir de vos larmes m'aurait encore fléchi. Mais je ne suis pas tel, au contraire, je sers Dieu avec une conscience pure. Bien des motifs donc me poussaient vers vous. Et alors il pleurait. Il énonce encore une autre raison qui emporte avec soi la consolation : «En me rappelant», dit-il, «votre foi qui est si sincère » (2Tm 1,5).

102 2. Il ajoute ensuite un autre éloge, savoir que Timothée ne sort pas du milieu des païens, ni des infidèles, mais d'une famille qui sert depuis longtemps le Seigneur. «Foi», dit-il, «qui a été premièrement en Loïde, votre aïeule, et Eunice, votre mère » (2Tm 1,5). Timothée était fils d'une juive fidèle. Comment juive? comment fidèle? Elle n'était pas de la race des gentils. Ce fut à cause de son père qui était gentil et à cause des juifs qui étaient en ces lieux, que Paul le prit et qu'il le circoncit. Voyez-vous comme la loi de Moïse commençait à n'être plus observée, puisque ces unions entre juifs et gentils avaient lieu? Remarquez aussi comme saint Paul prouve surabondamment à son disciple qu'il n'a eu pour lui aucun mépris: Je sers Dieu, j'ai une conscience droite, vos larmes me touchent, etc. Ce n'est pas seulement à cause de vos larmes que je désire vous voir, mais encore à cause de votre foi; parce que vous êtes un ouvrier de vérité, et qu'il n'y a pas de fraude en vous. Lors donc que vous vous montrez si digne d'être aimé, étant vous-même si aimant, étant un si sincère disciple de Jésus-Christ, lorsque je ne suis pas moi-même du nombre des insensibles, mais du nombre de ceux qui aiment la vérité, qu'est-ce qui m'aurait empêché de vous aller voir? — «Foi que je suis très-persuadé que vous avez aussi » (2Tm 1,5). Cette foi est chez vous un bien héréditaire, vous la tenez de vos ancêtres et vous la gardez dans toute sa pureté: Les avantages de nos ancêtres sont les nôtres, lorsque nous partageons leurs vertus, si non, ils sont nuls pour nous ou plutôt ils servent à notre condamnation. Voilà pourquoi l'apôtre ajoute ces mots : « J'ai la certitude que cette foi est aussi en vous ». Ce n'est pas de ma part une conjecture, mais j'en ai la persuasion et la certitude. Si donc il n'y a rien d'humain dans votre foi, rien non plus ne pourra l'ébranler.

« C'est pourquoi je vous avertis de rallumer ce feu de la grâce de Dieu que vous avez reçue par l'imposition de mes mains» (2Tm 1,6). Ces paroles montrent que celui à qui elles s'adressent est dans un grand abattement et dans une affliction extrême. C'est presque dire : Ne croyez pas que je vous aie méprisé. Sachez bien au contraire que je ne vous ai ni condamné ni oublié. Songez seulement à votre aïeule et à votre mère. Parce que je sais que vous avez une foi sincère, je vous avertis et je vous dis : Vous avez besoin de zèle pour rallumer le feu de la grâce de Dieu. Comme le feu a besoin de bois pour l'alimenter, de même la grâce a besoin de notre zèle pour ne pas s'éteindre. — « Je vous avertis de rallumer ce feu de la grâce de Dieu que vous avez reçue par l'imposition de mes mains », c'est-à-dire la grâce du Saint-Esprit que vous avez reçue pour le gouvernement de l'Eglise, pour les signes miraculeux et pour tout le service de Dieu. Car il dépend de nous d'allumer comme d'éteindre ce feu. Aussi l'apôtre dit-il dans un autre endroit : «N'éteignez pas l'Esprit». (1Th 5,19) Il s'éteint par la nonchalance et la lâcheté, et il s'embrase de plus en plus par la vigilance et l'attention. Il est en vous ce feu, mais il vous appartient de le rendre plus vif; c'est-à-dire alimentez-le avec la confiance, la joie et l'allégresse. Résistez courageusement.

« Car Dieu ne nous a pas donné un esprit de timidité; mais un esprit de courage, d'amour et de sagesse» (2Tm 1,7). C'est-à-dire, nous n'avons pas reçu l'Esprit pour vivre contractés par la peur, mais pour parler avec hardiesse. Car il donne à beaucoup l'esprit de la peur, comme il est dit dans les livres des Rois à propos des guerres. « Et l'esprit de terreur », est-il dit « tomba sur eux ». (Ex 15,16) C'est-à-dire, il leur inspira de la terreur. Mais vous, au contraire, il vous a donné l'esprit de force et d'amour pour lui. C'est donc là un effet de la grâce, mais non de la grâce seule; il faut que (354) nous commencions par faire ce qui dépend de nous. Cet Esprit qui fait que nous crions « Abba, notre Père », nous inspire aussi l'amour pour lui, et l'amour pour le prochain, afin que nous nous aimions les uns les autres. Car de la force et de l'intrépidité naît la charité. Rien ne dissout l'amitié comme la timidité et l'appréhension de trahison. — « Car Dieu ne nous a pas donné un esprit de timidité, mais un esprit d'amour, de force et de sagesse » (2Tm 1,7). Il entend par sagesse le bon état de la pensée et de l'âme, ou encore il veut dire que l'Esprit nous rend sages, et qu'il nous maintient dans la sagesse, quoiqu'il arrive et qu'il retranche le superflu. Soyons donc sans douleur dans les maux qui nous arrivent, c'est en quoi consiste la sagesse. « Ne vous hâtez point », est-il dit, «au temps de l'obscurité». (Qo 2,2) Beaucoup trouvent le chagrin sans sortir de leur maison. Nous avons cela de commun que nous sommes tous dans le chagrin, mais nous différons par les causes de nos douleurs. La peine vient à celui-ci de sa femme, à celui-là de son enfant, à un autre d'un serviteur, à un autre d'un ami, à un autre d'un ennemi, à un autre d'un voisin, à un autre enfin d'une perte qu'il a faite. Les causes de nos peines sont nombreuses et diverses. Il est complètement impossible de trouver quelqu'un qui soit exempt de peine et d'ennui; l'un en a plus, l'autre moins. Ne nous révoltons donc point, et soyons persuadés que nous ne sommes pas seuls dans la peine.

103 3. Il n'est pas possible, quand on est homme et que l'on est encore dans cette vie fugitive d'ici-bas, que l'on soit sans chagrin. Si ce n'est aujourd'hui, ce sera demain, si ce n'est pas demain, ce sera plus tard que viendra le chagrin. De même que l'on ne peut être sans crainte lorsqu'on navigue sur une grande mer, de même il est impossible, tant qu'on est dans cette vie, de ne pas éprouver de dégoût et de peine; je n'excepte pas le riche. Car puisqu'il est riche, nécessairement beaucoup d'occasions sollicitent sa concupiscence. Je n'excepte pas le roi. Car lui-même subit la domination de beaucoup de choses; il ne mène pas tout à son gré; que de choses contrarient sa volonté ! C'est l'homme du monde qui fait le moins ce qu'il voudrait. Pourquoi? Parce que beaucoup veulent prendre part à ce qu'il fait. Or, songez dans quel abattement il est lorsqu'il veut faire quelque chose et qu'il ne le peut par crainte, par méfiance, à cause des ennemis, à cause des amis. Souvent, lorsqu'il entreprend quelque chose qui lui plait, il perd tout le plaisir qu'il y trouve par le grand nombre de ceux qui lui font de l'opposition.

Mais quoi ! pensez-vous que du moins ceux qui mènent une vie inoccupée soient exempts de soucis? Il n'en est pas ainsi. L'homme ne peut pas plus être exempt de chagrin qu'exempt de mourir. Combien de désagréments ils endurent nécessairement, que notre discours ne peut vous dévoiler, mais que leur expérience leur fait si bien connaître ! Combien ont souhaité la mort au sein même des richesses et des délices ! Car les délices ne mettent pas toujours à l'abri de la douleur. Ou plutôt les délices produisent mille peines, des maladies, des dégoûts. Et même sans cela le chagrin naît de lui-même et sans cause. L'âme en cet état se sent chagrine sans savoir pourquoi. Les médecins disent qu'un estomac malade cause des chagrins hors de propos. N'est-ce pas là ce qui nous arrive lorsque nous sommes chagrins sans que nous en sachions le motif? En un mot vous ne trouverez personne qui soit sans chagrin. L'homme qui a moins sujet de se chagriner que nous, s'imagine encore avoir raison de s'affliger autant que nous; parce que ce qui nous touche nous affecte plus que ce qui nous est étranger. Ceux qui souffrent en quelque partie de leur corps se croient toujours les plus affligés du monde; celui qui a mal aux yeux par exemple croit bien qu'il n'y a pas de douleur comparable aux mal d'yeux. A son tour celui qui souffre de l'estomac regarde ce mal comme le plus cruel de tous. Enfin chacun tient pour le pire des maux celui dont il est affligé. Il en est de même du chagrin; le plus cruel, au jugement de chacun, est toujours le sien propre. On en juge par son expérience personnelle.

Celui qui n'a pas d'enfant ne voit rien de plus malheureux que de n'avoir pas d'enfant. Celui au contraire qui en a beaucoup et qui est pauvre ne trouve rien de pénible comme d'avoir une famille nombreuse; celui même qui n'en a qu'un dira qu'il n'est rien de pire que de n'en avoir qu'un; parce qu'il devient paresseux et qu'il cause à son père un continuel chagrin; parce qu'on l'aime à l'excès et que c'est rare s'il tourne bien. Celui qui a une belle femme dit qu'il n'est rien de pire que d'avoir une belle femme. C'est une source de (355) défiance et de périls. Celui qui en a une laide dit que rien n'est pire que d'avoir une laide femme, c'est un objet de dégoût. Le simple particulier ne trouve rien de plus inutile et de plus insipide que sa vie. Le soldat ne voit rien au monde de plus fatiguant et de plus périlleux que le service militaire. Il vaudrait mieux, à l'entendre, vivre au pain et à l'eau que d'avoir tant de rudes travaux à supporter. Celui qui est au pouvoir trouve que ce qu'il y a de plus fâcheux c°est d'avoir à s'occuper des intérêts des autres. Le sujet regarde comme une intolérable servitude la soumission où il se trouve à l'égard du prince.

L'homme marié ne voit rien de pire qu'une femme et que le souci qu'elle donne. Celui qui ne l'est pas ne voit rien de plus triste pour un homme comme il faut que de n'avoir ni femme, ni maison, ni intérieur. Le marchand trouve heureux le laboureur dans sa sécurité; le laboureur trouve heureux le marchand qui s'enrichit. En somme, l'espèce humaine n'est jamais satisfaite, toujours elle se plaint, toujours elle se chagrine. Entendez chaque individu accuser la condition humaine et dire : Ce n'est rien que l'homme, l'homme est un animal condamné au travail et à la peine. Combien envient la vieillesse ? Combien d'autres ne voient rien d'heureux que la jeunesse? Tant il y a de tristesse en chaque âge! Lorsqu'on nous trouve trop jeunes, nous disons : Hélas ! pourquoi ne sommes-nous pas plus âgés? Et puis, quand notre tête blanchit, on nous entend dire: Où donc la jeunesse s'est-elle envolée? En un mot nous avons mille sujets de chagrins. Il n'existe qu'une seule voie où ces anomalies ne se rencontrent pas, c'est celle de la vertu. Ou plutôt celle-là aussi a ses chagrins, mais chagrins utiles, avantageux, féconds. Ou bien l'on a péché, et touché de componction, on efface ses péchés par ses larmes. Ou bien on compatit à la chute d'un frère, et en le faisant on obtient une récompense considérable. Car Dieu réserve une grande récompense à ceux qui compatissent aux maux de leurs frères.


104 Ecoutez toutes les sages paroles de l'Ecriture au sujet de Job. Ecoutez aussi saint Paul: « Pleurer », dit-il, « avec ceux qui pleurent », et: « Condescendre à la faiblesse ». (Rm 12,15) Partager les chagrins des autres c'est un bon moyen d'y remédier. Quand un homme porte un pesant fardeau, si vous l'aidez vous le soulagez d'autant; il en est de même des fardeaux de l'âme. Quand nous perdons quelqu'un des nôtres, nous ne manquons pas de gens qui nous consolent. Qu'une bête de somme vienne à tomber, nous la relevons, et quand ce sont les âmes de nos frères qui tombent, nous passons avec indifférence. Si nous voyons notre prochain entrer dans un mauvais lieu, nous ne lui barrons point le passage. Si nous le voyons s'enivrer, ou faire n'importe quelle autre action déshonnête, nous ne l’empêchons pas, au contraire, nous faisons comme lui. « Non-seulement », dit saint Paul, « ils font les mêmes choses, mais encore ils approuvent ceux qui les font ». On s'associe pour boire et s'enivrer. Associez-vous, ô hommes, mais que ce soit pour proscrire la folie de l'ivresse. Associez-vous pour secourir les captifs et les infortunés. Saint Paul recommandait la même chose aux Corinthiens, en leur disant de faire des collectes pour les pauvres. (1Co 16,2) Mais aujourd'hui nous faisons tout en commun pour l'ivresse, les délices et la volupté, lit commun, table commune, vin commun, dépense commune : mais l'aumône, personne ne s'associe pour la faire. C'est ce qu'on aimait à faire au temps des apôtres, les fidèles mettaient en commun tout ce qu'ils possédaient. Je ne vous commande pas de tout mettre en commun ce que vous avez, mais seulement une portion. « Que chacun », dit l'apôtre, « mette de côté, le dimanche, ce qu'il pourra donner ». (1Co 16,2) C'est-à-dire, que chacun paie comme un tribut, pour les sept jours de la semaine, et donne l'aumône plus ou moins généreusement. Car en agissant de la sorte « vous ne paraîtrez pas les mains vides devant le Seigneur ». (Ex 23,15) Si l'on recommandait cela aux juifs, à plus forte raison doit-on le recommander aux chrétiens. Des pauvres se tiennent à l'entrée de nos églises afin que personne n'y entre les mains vides, mais pleines d'aumônes distribuées. Vous entrez ici pour obtenir la pitié, ayez d'abord pitié vous-même de votre prochain. Qui entre plus tard doit davantage. Lorsque nous aurons commencé à nous acquitter, celui qui se présentera ensuite aura davantage à donner. Faites de Dieu votre débiteur; puis ensuite priez-le. Prêtez d'abord, puis réclamez et vous recevrez capital et intérêts. C'est là ce que Dieu désire, loin qu'il s'y refuse. Si vous l'implorez par l'aumône il vous en (356) sait gré. Faire l'aumône, c'est prêter à intérêt. Faites ainsi, je vous y exhorte. Il ne suffit pas de tendre ses mains pour être exaucé. Tendez vos mains, mais vers les mains de vos frères plutôt encore que vers le ciel. En tendant votre main vers les mains des pauvres, vous atteignez au plus haut du ciel: Car c'est celui qui trône là-haut qui reçoit l'aumône. Tendre ses mains vides, c'est les tendre inutilement. Dites-moi, si le roi s'approchant de vous revêtu de la pourpre, vous demandait quelque chose, ne lui donneriez-vous pas aussitôt tout ce que vous possédez? Maintenant ce n'est pas un roi de la terre, mais le roi du ciel qui vous implore par la voix des pauvres, et vous l'accueillez par le dédain, et tout au moins vous hésitez à donner ! Quel châtiment ne méritez-vous pas ? Il ne dépend pas de l'élévation de nos mains ni de la multitude de nos paroles que,nous soyons exaucés, mais de nos bonnes oeuvres. Ecoutez le Prophète vous dire : « Lorsque vous élèverez vos mains, je détournerai de vous mes yeux, et si vous multipliez vos prières, je ne vous écouterai point ». (Is 1,15) Au lieu de se taire et de ne pas même oser regarder le ciel, le pécheur parle souvent avec beaucoup de confiance et longuement. « Mais » dit Dieu par le même prophète, « jugez en faveur de l'orphelin et de l'opprimé, faites justice à la veuve, et apprenez à faire le bien ». C'est ainsi que, nous pourrons être exaucés sans avoir même besoin d'élever nos mains, de rien dire, de rien demander. Efforçons-nous donc d'agir ainsi, afin que nous obtenions les biens qui nous sont promis. Ainsi soit-il.



HOMÉLIE 2: 2Tm 1,8-10 - NE ROUGISSEZ DONC POINT DE NOTRE-SEIGNEUR QUE VOUS DEVEZ CONFESSER,

200 NI DE MOI QUI SUIS SON CAPTIF. MAIS SOUFFREZ AVEC MOI POUR L'ÉVANGILE SELON LA FORCE DE DIEU QUI NOUS A SAUVÉS ET NOUS A APPELÉS PAR SA VOCATION SAINTE, NON SELON NOS OEUVRES, MAIS SELON SA VOLONTÉ ET SELON LA GRACE, QUI NOUS A ÉTÉ DONNÉE EN JÉSUS-CHRIST AVANT TOUS LES SIÈCLES ; ET QUI A PARU MAINTENANT PAR L'AVÈNEMENT DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST. (2Tm 1,8-10)

ANALYSE

1 Ne pas rougir de la croix, de notre Sauveur, ni des liens de saint Paul captif pour Jésus-Christ.
2: De l'obéissance due aux pasteurs des âmes.
3. S'examiner soi-même et non les autres.
4. La dignité du sacrifice Eucharistique ne dépend pas, de l'homme qui l'offre. — Jésus-Christ est vraiment dans l'Eucharistie.

201 1. Rien n'est pire que de prendre les raisonnements humains pour règle et pour mesure des choses divines. Quiconque le fera tombera nécessairement du rocher de la foi et sera privé de la lumière. Si les yeux de notre corps ne peuvent supporter les rayons du soleil, s'il est vrai qu'il y aurait péril pour nous à vouloir fixer nos regards sur cet astre ; combien plus celui qui voudrait fixer le faible regard de sa raison sur la lumière éternelle n'en serait-il pas ébloui, sans compter qu'il outragerait le don de Dieu? Voyez Marcion, Manès et Valentin et, tous ceux qui ont introduit des hérésies et des doctrines de mort dans l'Eglise de Dieu; c'est pour avoir voulu mesurer les choses de Dieu à la règle des raisonnements humains qu'ils ont tous eu honte de confesser le mystère de l'Incarnation et de la Rédemption. Cependant rien n'est plus glorieux que la croix de Jésus-Christ, bien loin qu'on doive en rougir. La croix est la plus grande marque d'amour que Dieu ait donnée aux hommes, et il nous a moins bien témoigné combien il nous aime, en créant le ciel et la terre et en nous tirant nous-mêmes du néant, qu'en souffrant le supplice de la croix. Aussi saint Paul se glorifie dans la croix et dit : « A Dieu ne plaise que je me glorifie, sinon dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». (Ga 6,14) Mais l'homme animal, au contraire, celui qui juge de Dieu par l'homme, se scandalise et rougit.

Voilà pourquoi saint Paul prescrit à son disciple et par lui à tous les fidèles de ne pas rougir du témoignage de Notre-Seigneur (2Tm 1,8); (357) c'est-à-dire de ne pas rougir de prêcher le Crucifié, mais d'en être fier. Par eux-mêmes, la mort, la prison et les fers sont choses dignes de honte et d'opprobre; mais dès que l'on considère aussi la cause, que l'on envisage le mystère comme il faut, ces mêmes choses deviennent des objets augustes et glorieux. Cette mort de Jésus-Christ a sauvé le monde qui était perdu; cette mort a réconcilié le ciel avec la terre; cette mort a détruit la tyrannie du diable; des hommes elle a fait des anges et des enfants de Dieu. Cette mort a exalté notre nature sur le trône du Dieu de l'Univers. Quant aux liens de l'apôtre, ils ont converti des peuples. — « Ne rougissez donc pas du témoignage de Notre-Seigneur, ni de moi qui suis son captif, mais souffrez avec moi pour l'Evangile » (2Tm 1,8). C'est-à-dire, quand même vous souffririez les mêmes choses, n'en rougissez pas. C'est là ce qu'il donne à entendre, on le voit, par ce qu'il a dit plus haut : « Dieu nous a donné l'esprit de force, de charité et de sagesse » (2Tm 1,7); on le voit aussi par ce qui suit : « Souffrez avec moi pour l'Evangile ». C’est-à-dire, non-seulement n'ayez pas honte, mais n'ayez pas honte en cas d'épreuve. Il ne dit pas : Ne craignez pas, n'ayez pas peur, mais il dit pour l'exhorter mieux encore : « Ne rougissez pas », comme s'il n'y avait plus de danger, une fois la honte surmontée. C'est le seul malheur de la honte que l'on soit vaincu par elle. N'ayez donc pas honte, si moi qui ressuscite les morts, qui opère mille prodiges, moi qui parcours toute la terre pour l'évangéliser, je suis maintenant dans les liens. Ce n'est pas comme un malfaiteur que je suis maintenant dans les fers, mais c'est à cause du Crucifié. Si mon Maître n'a pas eu honte de la croix, moi, je n'ai pas honte de mes liens. Et pour l'exhorter à ne pas avoir honte, il a bien fait de lui rappeler d'abord le souvenir de la croix. Si vous ne rougissez pas de la croix, veut-il dire, ne rougisses pas non plus de mes liens. Si notre Seigneur et Maître a souffert le supplice de la croix, combien plus devons-nous souffrir les liens ? Rougir des liens de l'apôtre ce serait aussi rougir de la croix de Jésus-Christ. Car, dit-il, ce n'est pas à cause de moi que je porte ces fers; donc pas de faiblesse, mais partagez mes souffrances, souffrez avec moi pour l'Evangile, littéralement « compatissez à l'Evangile » (2Tm 1,8): il parlait de la sorte non que l'Évangile souffrit aucun dommage, mais afin d'exciter son disciple à souffrir pour l'Évangile.

« Selon la force de Dieu qui nous a sauvés, et nous a appelés par sa vocation sainte, non selon nos oeuvres, mais selon le décret de sa volonté, et selon la grâce qui nous a été donnée en Jésus-Christ avant tous les siècles » (2Tm 1,9). Comme d'ailleurs c'était tenir un langage quelque peu dur que de dire : «Souffrez », il le console en disant : « Non selon nos oeuvres» : c'est-à-dire, ne comptez pas sur votre force mais sur celle de Dieu pour souffrir ces choses. Il dépend de vous de choisir et d'avoir de la bonne volonté, mais c'est Dieu qui vous donnera le soulagement et le repos. Ensuite il montre des marques de la puissance de Dieu. Songez, dit-il, comment vous avez été sauvé, comment vous avez été appelé; c'est la même pensée qu'il exprime ailleurs : « Selon sa vertu qui opère en nous ». Ainsi il fallait une plus grande puissance pour convertir la terre que pour créer le ciel. — Comment donc nous a-t-il appelés par sa vocation sainte? c'est-à-dire qu'il nous a rendus saints de pécheurs et d'ennemis de Dieu que nous étions, et cela ne vient nullement de nous, mais est un don de Dieu. Si donc Dieu est assez puissant pour appeler, et assez bon pour appeler gratuitement et non comme s'il payait une dette, il ne faut rien craindre. Si voulant nous sauver, Dieu l'a fait gratuitement lorsque nous étions ses ennemis, combien le fera-t-il davantage s'il voit que nous coopérons à notre salut? — «Non selon nos oeuvres, mais selon le décret de sa volonté », c'est-à-dire sans être contraint ni conseillé par personne ; il nous a sauvés par une décision de sa volonté propre, par un mouvement de sa bonté personnelle. C'est là ce que veut dire « par un décret de sa propre volonté ». — «Et selon la grâce qui vous a été donnée, en Jésus-Christ avant tous les siècles ». C'est-à-dire, de toute éternité ces choses avaient été prédéterminées pour être accomplies en Jésus-Christ. Ce n'est pas peu que notre salut soit l'effet d'une résolution éternelle, et non d'une volonté passagère. Comment donc le Fils ne serait-il pas éternel, lui qui a voulu ces choses éternellement?

202 2. « Et qui a paru maintenant par l'avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a détruit la mort, et nous a découvert la vie et l’incorruptibilité par l’Evangile » (2Tm 1,10). (358) Voyez-vous la puissance, voyez-vous le don qui vient non par nos oeuvres mais par l'Evangile? C'est là un sujet d'espérance. Ces deux choses se sont vues dans le corps de Jésus-Christ et se verront dans le nôtre. Et de quelle manière? « Par l'Evangile, pour lequel j'ai été établi prédicateur, apôtre et docteur des nations ». Pourquoi revient-il sans cesse sur cette idée et s'appelle-t-il ainsi le docteur des nations? Pour faire comprendre, comme je l'ai déjà dit, qu'il fallait aussi annoncer l'Evangile aux gentils. Ne vous laissez pas abattre par mes souffrances, veut dire l'apôtre, la puissance de la mort est anéantie. Je ne souffre pas comme un malfaiteur, mais je souffre pour l'enseignement des nations. Puis il ajoute la raison pour rendre son langage digne de foi. — « C'est aussi pour cette raison que je souffre ces maux: mais je n'en rougis point; car je sais en qui j'ai mis ma confiance et ma foi, je sais qu'il est assez puissant pour garder mon dépôt jusqu'à ce grand jour» (2Tm 1,12). — Qu'entend-il par « dépôt? » La foi, la prédication. Celui-là même qui m'a confié ce dépôt, saura le garder intact. Je souffre tout pour que ce trésor ne soit point ravi. Je ne rougis pas de mes maux, il me suffit que ce dépôt soit conservé pur. Peut-être encore par ce dépôt entend-il les fidèles que Dieu lui a confiés ou qu'il a lui-même confiés à Dieu. Maintenant, dit-il, voici que je vous confie au Seigneur. C'est-à-dire, ceci ne me sera pas inutile; et Timothée me montre le fruit du dépôt. Voyez-vous comme il ne sent même pas ses maux par l'espérance qu'il a de faire des disciples? tel doit être un bon pasteur; il doit s'occuper des disciples et les compter pour tout. « Maintenant », dit-il ailleurs, « nous vivons, si vous vous tenez fermes dans le Seigneur » ; et encore : « Quelle est notre espérance, notre joie, notre couronne de gloire? n'est-ce pas vous devant Notre-Seigneur Jésus-Christ?» (1Th 3,8) Le voyez-vous se préoccuper de ses disciples plus que de lui-même? Il faut en effet que les pères selon la grâce l'emportent sur les pères selon la nature par un plus ardent amour pour leurs enfants. Mais il convient aussi que leurs enfants aient pour eux de la tendresse. «Obéissez », dit le même apôtre, « et soyez soumis à vos conducteurs, sachant qu'ils veillent sur vos âmes comme devant en rendre compte ». (He 13,17) Dites-moi, voilà le danger terrible auquel votre pasteur est exposé, et vous, vous ne voulez même pas lui obéir, et cela quand il s'agit de votre intérêt. Il ne lui suffit pas, à lui, de mettre ses propres affaires en bon état, tant que les vôtres sont en souffrance, il est dans l'angoisse, et exposé à rendre doublement compte. Songez que ce n'est pas peu de chose pour un pasteur que d'avoir un compte à rendre pour chacune des âmes dont il est chargé, que d'avoir à trembler pour le salut de toutes. Quels honneurs lui rendrez-vous, quels témoignages d'affection pourrez-vous lui donner qui compensent pour lui de tels dangers? Donnerez-vous pour lui votre vie? or lui, il donne sa vie pour vous. Et s'il ne la donne pas maintenant en temps opportun, il la perdra plus tard. Et vous, vous lui refusez toute obéissance, même celle qui n'est qu'en paroles. La cause de tous nos maux, c'est que l'autorité des pasteurs est foulée aux pieds. On ne connaît plus ni aucun respect ni aucune crainte. «Obéissez à vos chefs», dit l'apôtre,«et soyez-leur soumis » ; or, maintenant tout est bouleversé et confondu. Je ne dis pas ceci dans l'intérêt de ceux qui vous conduisent. Que leur revient-il en effet des honneurs que vous leur rendez, excepté votre obéissance? Je le dis dans votre intérêt, mes frères. Les honneurs qu'on leur rend ne leur sont d'aucune utilité pour l'avenir, ils rendront même leur jugement plus sévère. Les injures ne compromettront pas non plus leur avenir, elles serviront au contraire à les justifier. C'est donc votre intérêt que j'ai en vue en toutes choses. Les honneurs que les pasteurs reçoivent de leurs ouailles leur sont même reprochés comme lorsqu'il fut dit à Héli : « Je t'ai tiré de la maison de ton père ». On leur tient compte au contraire des outrages auxquels ils sont en butte; c'est ainsi que Dieu dit à Samuel : « Ce n'est pas toi qu'ils ont méprisé, c'est moi-même ». (1R 2,28) En sorte que l'injure leur est un gain, et les honneurs une charge. Ce n'est donc pas, je le répète, dans leur intérêt que je parle, mais bien dans le vôtre. Qui honore le prêtre, honore Dieu. Qui s'accoutume à mépriser le prêtre, s'achemine vers le mépris de Dieu, et il y viendra un jour. « Celui qui vous reçoit me reçoit, dit Notre-Seigneur ». (Mt 10,40) « Honore ses prêtres », est-il dit encore. Avant d'en venir à mépriser Dieu, les Hébreux commencèrent par mépriser Moïse qu'ils voulaient (350) lapider. Quelqu'un qui sera pieux envers le prêtre, le sera à plus forte raison envers Dieu. S'il arrive que le prêtre soit mauvais, Dieu, voyant que pour lui plaire vous honorez même un indigne, vous en récompensera. « Si celui qui reçoit un prophète comme prophète obtient la récompense d'un prophète » (Mt 10,41) : il en sera de même pour celui qui honore le prêtre, qui lui accorde soumission et obéissance. Si, lorsqu'il s'agit de l'hospitalité accordée à un inconnu, vous recevez une si grande récompense, il est clair que vous en obtiendrez une beaucoup plus grande pour vous soumettre à ceux à qui Dieu vous commande d'être soumis. « Les Scribes et les Pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse», dit Notre-Seigneur, « faites donc ce qu'ils vous diront; mais n'imitez pas leurs oeuvres ». (Mt 23,2) Ignorez-vous ce que c'est qu'un prêtre? C'est un ange du Seigneur. Car les paroles qu'il dit ne sont pas de lui. Si vous le méprisez, ce n'est pas lui que vous méprisez, mais Dieu qui vous l'envoie. — Et qu'est-ce qui me prouve que c'est Dieu qui me l'envoie, direz-vous? — Si vous n'avez pas cette croyance, votre espérance est donc vaine. Car si Dieu n'opère point par l'intermédiaire du prêtre, vous ne recevez pas le baptême, vous ne participez pas aux divins mystères, vous ne recevez pas les eulogies, vous n'êtes pas chrétien.

203 3. Quoi donc ! direz-vous, est-ce que Dieu les ordonne tous, même les indignes? Dieu ne les ordonne pas tous, mais il opère lui-même par le ministère de tous, même des indignes, pour le salut du peuple. S'il s'est autrefois servi d'un âne, et d'un méchant homme tel que Balaam pour bénir son peuple (Nb 22); pourquoi ne se servirait-il pas d'un prêtre ? Qu'est-ce qu'il ne fait pas pour notre salut? Que ne dit-il pas? De quel intermédiaire dédaigne-t-il de se servir? S'il a opéré par le ministère de Judas, et par celui de ces prophètes auxquels il dit : « Je ne vous connais pas, retirez-vous de moi, vous qui opérez l'iniquité » (Mt 7,23) ; si d'autres pécheurs ont chassé les démons en son nom; à plus forte raison opèrera-t-il par le ministère des prêtres. Si nous devions scruter la vie et la conduite de nos pasteurs, ce serait nous en réalité qui les ordonnerions, et alors tout serait mis sens dessus dessous, les pieds seraient en haut et la tête en bas. Ecoutez ce que dit saint Paul : « Pour moi, je me mets fort peu en peine d'être jugé par vous, ou par quelque homme que ce soit»; et encore : « Pourquoi jugez-vous votre frère ? » (1Co 4,3 Rm 14,10) Si vous ne devez pas juger votre frère, vous devez encore bien moins juger le prêtre. Si Dieu vous l'a commandé, vous avez raison de le faire, et vous péchez en ne le faisant pas. Mais s'il vous l'a défendu, gardez-vous de le faire; n'allez pas franchir la barrière des commandements. Après la prévarication du veau d'or, Coré, Dathan et Abiron, et leurs partisans, se soulevèrent contre Aaron. Or, qu'arriva-t-il ? vous le savez, ils furent anéantis. Que chacun s'occupe de ce qui le regarde. Si quelqu'un altère le dogme, ne l'écoutez pas, quand ce serait un ange. Si quelqu'un enseigne selon l'orthodoxie, ne faites pas attention à sa vie mais seulement à ses paroles. Vous avez saint Paul pour vous former au bien par ses exemples comme par ses discours.

Mais il ne donne pas aux pauvres, dites-vous, et il administre mal. Qu'en savez-vous ? N'accusez pas avant d'être sûr, craignez le compte que vous aurez à rendre. On juge souvent sur de simples soupçons. Imitez votre Maître, écoutez ce qu'il dit : « Je descendrai et je verrai si leurs oeuvres répondent à ce cri qui est venu jusqu'à moi, pour savoir si cela est ainsi, ou si cela n'est pas ». (Gn 18,21) Etes-vous instruit, vous êtes-vous informé, avez-vous même été témoin, attendez encore le juge : ne prenez pas le rôle de Jésus-Christ. C'est à lui qu'il appartient de s'enquérir, non à vous. Vous n'êtes, vous, que le dernier des esclaves, et non le maître. Vous êtes une des brebis du troupeau, n'examinez pas trop rigoureusement votre pasteur, si vous ne voulez pas avoir à rendre compte des accusations que vous portez contre lui. — Et comment me commande-t-il ce qu'il ne fait pas lui-même, direz-vous? — Ce n'est pas lui qui vous commande; si c'est à lui que vous obéissez vous n'aurez pas de récompense. C'est Jésus-Christ qui vous commande. Que dis-je ? Il ne faudrait pas même obéir à saint Paul s'il prescrivait quelque chose de son chef, quelque chose d'humain; il faut obéir à l'apôtre portant en lui Jésus-Christ qui parle par sa bouche.

Ne nous jugeons pas les uns les autres, que chacun se juge soi-même et examine sa propre vie. Mais il doit être meilleur que moi, direz-vous. — Pourquoi? — Parce qu'il est (360) prêtre. — Est-ce qu'aussi il n'a pas de plus que vous les travaux, les dangers, les combats de chaque jour, et les pénibles soucis? avec tout cela, comment pouvez-vous dire qu'il n'est pas meilleur que vous? Et quand il ne serait pas meilleur, est-ce une raison pour que vous vous perdiez? Ces paroles viennent d'un fol orgueil. D'où savez-vous qu'il n'est pas meilleur que vous? — Mais s'il vole, direz-vous, s'il dépouille l'Eglise ? — D'où savez-vous cela, ô homme? Pourquoi vous jeter vous-même dans le précipice? Si quelqu'un vous dit: Un tel a revêtu la pourpre; bien que vous en soyez instruit, vous vous bouchez les oreilles. Quoique vous puissiez prouver le contraire, vous vous retirez aussitôt, vous feignez de ne rien savoir, ne voulant pas courir un danger superflu; mais ici vous courez encore au devant. Ces sortes de paroles ne passeront pas sans qu'il en soit demandé compte. Ecoutez ce que dit Jésus-Christ : «Je vous le déclare, toute parole inutile que les hommes auront dite, ils en rendront compte au jour du jugement ». (Mt 12,36) Vous vous flattez d'être meilleur qu'un autre, et pour cette seule pensée d'orgueil, vous ne gémissez point, vous ne vous frappez point la poitrine, vous ne baissez pas les yeux, vous n'imitez pas le publicain? S'il en est ainsi, vous vous êtes perdu vous-même, fussiez-vous réellement meilleur que tel ou tel. Etes-vous meilleur? taisez-vous, si vous voulez rester meilleur. Si vous parlez, tout est perdu. Si vous vous croyez meilleur, vous ne l'êtes pas; si vous ne le croyez pas, vous avez beaucoup fait pour l'être. Si celui qui était pécheur se retira justifié pour avoir confessé ses péchés, que ne gagnera pas celui qui sans être un grand pécheur, se croira néanmoins tel? Faites l'examen de votre vie. Vous ne volez pas; mais vous ravissez, mais vous extorquez, mais vous faites mille choses de ce genre.

Je ne dis pas ceci pour faire l'éloge du vol, loin de là, je déplore au contraire l'état de ceux qui s'en rendent coupables, s'il en est de tels parmi les ministres de l'Eglise; ce que je ne crois pas. Le vol sacrilège est un crime dont on ne peut dire toute l'énormité. Mais je prends vos intérêts : je ne veux pas que toute votre vertu soit rendue inutile par vos médisances. Quoi de pire qu'un publicain? Or, celui dont parle l'Evangile était réellement publicain et comme tel coupable de mille fautes. Et cependant, que le pharisien dise seulement : « Je ne suis pas comme ce publicain », et voilà aussitôt tout son mérite perdu. Et vous, si vous dites : Je ne suis pas comme ce prêtre, un voleur sacrilège, comment ne perdrez-vous pas tout ce que vous avez de mérite? Si je dis ces choses, et si je me crois obligé d'y insister, ce n'est pas que je m'intéresse à ces coupables, mais c'est que je crains que vous me perdiez tout le fruit de votre vertu en vous glorifiant vous-même et en condamnant les autres. Ecoutez ce conseil de saint Paul : « Que chacun examine bien ses propres actions, et alors il trouvera sa gloire en lui-même, et non point en se comparant avec les autres ». (Jb 6,4)

204 4. Dites-moi, lorsque vous êtes blessé et que vous allez trouver 1e médecin, est-ce que vous négligez d'appliquer le remède et de panser votre blessure, pour vous occuper de savoir si le médecin a lui-même ou s'il n'a pas de blessure? Et s'il se trouve qu'il en ait une, vous en inquiétez-vous? Est-ce que vous négligez pour cela votre propre blessure ? Est-ce que vous dites: Il devrait n'être pas malade, étant médecin? Puisqu'il se porte mal, tout médecin qu'il est, je laisse, moi aussi, ma blessure sans la soigner. La malice du prêtre sera-t-elle une excuse pour le fidèle? Nullement. Le mauvais prêtre subira une peine proportionnée à sa malice, sans doute, mais vous aussi vous aurez le châtiment qui vous est dû et qui vous revient; d'ailleurs le maître n'a que le rang du fidèle. «Ils seront tous enseignés par Dieu; et on ne dira plus : Connaissez le Seigneur; car tout le monde me connaîtra, depuis le plus petit jusqu'au plus grand ». (Jn 6,45 Is 54,13 Jr 31,34) — Pourquoi donc direz-vous : Préside-t-il ? Pourquoi occupe-t-il la place qu'il occupe? — Cessons, je vous en conjure, de médire de nos pasteurs; n'examinons pas maintenant ce qu'ils font, si nous ne voulons pas nous nuire à nous-mêmes. Examinons-nous nous-mêmes, et nous ne dirons du mal de personne. Souvenons-nous avec respect de ce jour où il nous donna le baptême. Quels que soient les vices d'un père, son fils les cache avec soin. « Ne vous glorifiez point», dit le Sage, « de ce qui déshonore votre père; car ce n'est pas votre gloire, mais plutôt votre honte ». (Qo 3,12) Quand même il manquerait de prudence, ayez de l'indulgence. Si cette parole a été dite des (361) pères selon la nature, elle peut l'être, à plus forte raison, des pères selon la grâce. Respectez celui qui, tous les jours, travaille à vous servir. C'est pour vous qu'il lit les Ecritures, pour vous qu'il orne la maison de Dieu, pour vous qu'il veille, pour vous qu'il prie, pour vous qu'il se tient devant Dieu en l'invoquant, pour vous qu'il administre les choses saintes. Respectez-le en songeant à ces bienfaits, ne l'approchez qu'avec vénération.

Est-il mauvais? dites-moi. Qu'est-ce que cela? Est-ce qu'il faut qu'il ne soit pas mauvais pour vous distribuer les plus grandes grâces? Nullement. Tout s'opère selon votre foi. Un homme juste ne vous servira de rien si vous n'êtes pas fidèle; un méchant ne vous nuira en rien si vous êtes fidèle. Dieu s'est servi de boeufs pour reconduire l'arche, quand il voulut sauver son peuple. Est-ce la vie du prètre, est-ce sa vertu, qui opère notre salut? Les dons que Dieu nous accorde ne sont pas de nature à pouvoir être produits par la vertu de ses prêtres. Tout vient de la grâce. Le prêtre ne fait qu'ouvrir la bouche et prêter son organe à Dieu qui opère; le prêtre accomplit seulement le symbole. Songez quelle différence il y a entre Jean-Baptiste et Jésus-Christ : Jean dit : « J'ai besoin d'être baptisé par vous », et : «Je ne suis pas digne de délier le cordon de ses souliers » (Mt 3,14 Jn 1,26). Et cependant, malgré cette différence, lorsque Jean baptisa Jésus, le Saint-Esprit descendit, quoique Jean ne disposât point du Saint-Esprit. « Nous recevons tous de sa plénitude », est-il dit. (Jn 1,16) Cependant le Saint-Esprit ne descendit pas avant le baptême, et ce n'est pas Jean qui le fit descendre. Pourquoi les choses se passent-elles ainsi? Afin que vous sachiez que le prêtre accomplit un symbole et rien de plus. Jamais il n'y eut autant de distance entre un homme et un autre homme qu'entre Jean et Jésus; néanmoins, Jean baptise Jésus, et le Saint-Esprit descend, afin que vous appreniez que c'est Dieu qui fait et opère tout.

Je vais dire quelque chose qui paraîtra peut-être incroyable, mais ne vous en étonnez point, ne vous troublez pas. L'oblation est la même, qu'elle soit faite par le premier venu, ou par saint Paul, ou saint Pierre. Celle que le Christ donna autrefois à ses disciples était la même que celle que célèbrent aujourd'hui les prêtres. Celle-ci n'est en rien inférieure à celle-là; parce que ce ne sont pas les hommes qui la sanctifient, mais celui-là même qui sanctifia la première. Les paroles que Dieu prononça alors sont les mêmes que celles que le prêtre prononce encore maintenant; l'oblation est donc aussi la même. On en peut dire autant du baptême. Ainsi tout dépend de la foi. Le Saint-Esprit descendit aussitôt sur le centurion Corneille, parce qu'il avait fait ce qui dépendait de lui et témoigné sa foi. Donc le corps de Jésus-Christ est ici comme il était là. Celui qui s'imagine qu'il y a ici quelque chose de moins qu'il n'y avait là, ne sait pas que le Christ est encore présent et que c'est toujours lui qui opère.

Puisque vous savez ces choses, comme je ne vous les dis pas sans motif, mais pour vous corriger de vos défauts, et pour vous rendre plus prudents à l'avenir, conservez soigneusement mes paroles. Si nous nous contentons d'entendre, sans jamais pratiquer, nous ne retirerons aucun profit des prédications. Donnons une entière attention, une attention très-diligente à la parole de Dieu; gravons-la dans notre coeur; ayons-la toujours imprimée dans notre conscience, et ne cessons jamais de renvoyer la gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Ainsi soit-il.



Chrysostome sur 2Tm