Bible chrétienne Evang. - 3. « ENTRER DANS LA PLÉNITUDE DE DIEU » (Ep 3,19).

3. « ENTRER DANS LA PLÉNITUDE DE DIEU » (Ep 3,19).



(Ep 3,19)

Si la moindre page de l'Écriture est Parole de Dieu, à ce titre inépuisable, incommensurablement plus encore les Évangiles! Car ce qu'ils nous donnent à rencontrer, c'est Jésus-Christ, Verbe de Dieu, sa Parole unique et totale, incarnée, en qui se réalise la création et le salut (Jn 1,1-4 *). Tout cela tient à son être même, si bien que toute sentence, tout enseignement, toute institution de lui prend valeur divine : « En Lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité... et c'est de sa plénitude que tous, nous avons reçu » (Col 2,9 Jn 1,16 *). Il est l'Amen de Dieu, sans réserves, à toutes ses promesses (2Co 1,20). En Lui se révèle parfaitement le Père (Jn 1,18 *), puisqu'il est l'Homme-Dieu. « Il récapitule l'homme dans sa singularité historique et dans son universalité humaine » (J. Daniélou: Approches, p. 39).

Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ. Nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ, nous ne savons ce que c'est ni que notre vie, ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes.

Ainsi, sans l'Écriture, qui n'a que Jésus-Christ pour objet, nous ne connaissons rien, et ne voyons qu'obscurité et confusion dans la nature de Dieu et dans la propre nature (Pascal: Pensées, L 602) — Br 548).

La connaissance de Dieu sans celle de sa misère fait l'orgueil. La connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir. La connaissance de Jésus-Christ fait le milieu, parce que nous y trouvons et Dieu et notre misère (L 383) — Br 527).

Les Évangiles sont histoire parce que l'Incarnation n'est pas mythe ou idéologie, mais réalité inscrite dans le temps (d'Hérode à Pilate) et dans le petit pays de la Palestine — devenus de ce fait plénitude des temps et Terre Sainte (cf. A. Feuillet, sur Jn 1,14a * et Lc 1,26-27 in fine *). Les Évangiles sont théologie et accomplissement * des < figures > et prophéties de l'A.T. pour que transparaisse, dans l'humilité de l'Incarnation et de la Rédemption, la sublimité de l'Amour divin éternel, préparant dès la Genèse le Salut de tous les hommes. Ils sont récit pour nous faire voir le Sauveur dans le déroulement concret de sa vie, si bien devenu homme entre les hommes qu'il apparaisse, même aux yeux des incroyants, modèle et maître d'humanité : Ecce Homo... En tout cela, les Évangiles sont donc littérature, pour mieux concentrer le faisceau de lumière sur ce Visage que Dieu a pris pour nous, définitivement. La Révélation n'est plus seulement un Livre — la < Bible > — mais une Personne. De l'ensemble des Évangiles comme de chacun de leurs détails, ce qui ressort c'est lui, ce qui est fascinant c'est sa Présence, plus immédiatement et complètement que jamais : « Car moi-même qui parlais, me voici ! » (Is 52,6) — Vg). Ce qu'il y a d'incomparable dans l'Evangile, écrit Ignace d'Antioche, c'est la venue du Sauveur, notre Seigneur Jésus-Christ, sa Passion et sa Résurrection. Les prophètes bien-aimés l'avaient annoncé, mais l'Évangile est l'accomplissement de l'immortalité. Tout est bon si, dans la charité, vous croyez. Les prêtres de l'Ancien Testament étaient vénérables. Mais au-dessus d'eux est le Grand Prêtre : à Lui, le Saint des Saints a été confié ; seul, Il a le dépôt des secrets de Dieu. Il est, Lui, la Porte du Père, par laquelle entrent Abraham et Isaac, et Jacob et les Prophètes, et les Apôtres et l'Église. Tout cela converge en l'unité de Dieu (Aux Philadelphiens 9,1-2) — SC 10, p. 150).

C'est dire aussi que, si Jésus < accomplit > l’A.T. (cf. 1° Partie), c'est de façon parfaitement transcendante. La Loi est accomplie non seulement dans sa matérialité mais suivant son esprit (cf. § 11 ) — Lc 2,21-22 * et § 53 *). Les prophéties sont accomplies non seulement littéralement mais comme réalisation de la Promesse (§ 12 ) — Mt 1,1 * in fine, et § 13 ) — Mt 1,22-23 *). Les enseignements des sages sont surpassés (§ 24 ) — Jn 1,32-33 *).

Si, déjà, on voit bien qu'il y a plus dans une communauté que dans la somme des individus qui la composent, et davantage dans la synthèse que dans la somme de ses éléments, combien mieux encore, en éclairant la convergence de tout l'A.T., le Christ la porte-t-il à une signification et à une efficacité incommensurables — de la même manière que les sacrements chrétiens l'emportent sur la circoncision, le passage de la Mer Rouge et même le baptême du Précurseur (Mt 3,15 *). Déjà, par la construction du tabernacle, l'édification du Temple, le choix des Lévites, les sacrifices et les ablations, les purifications et tout le reste du culte... le Verbe éduquait le peuple enclin à retourner aux idoles : il le disposait, par de nombreuses prestations, à persévérer dans le service de Dieu, il l'appelait par les choses secondaires aux principales, c'est-à-dire par les figuratives aux véritables, par les temporelles aux éternelles, par les charnelles aux spirituelles, par les terrestres aux célestes (Irénée : Adv. Hoer. AH 4,14,3) — SC 100, p. 546).

Mais, à la Lumière nouvelle du Verbe incarné, l'A.T. révèle à plein toute la plénitude de sens jusque-là si mal discernable (17). Reprenant son parallèle familier entre la venue du Fils de Dieu dans la chair et l'espèce d'< incarnation préalable > du Verbe de Dieu dans le langage humain de la Bible, Origène dit superbement l'actualisation que donne à l'A.T. le Christ, si nous apprenons à lire l'Écriture avec la foi, l'espérance et la charité qui conviennent: < Aux derniers jours >, la Parole est venue en ce monde, issue de Marie et revêtue de chair ; et autre était ce que les yeux voyaient de sa personne, autre ce que l'esprit pouvait comprendre — tous pouvaient apercevoir sa figure charnelle, mais bien peu, les élus seulement, recevaient la grâce de reconnaître en lui la divinité. C'est de la même façon que la Parole de Dieu ne fut pas présentée par les prophètes et le législateur (Moïse) sans être revêtue du vêtement convenable. De même que, dans le Nouveau Testament, la Parole était couverte du voile de la chair, l'Ancien Testament la couvre du voile de la lettre ; ici on voit la lettre, comme là on voit la chair, mais dans les deux cas on reconnaît que la réalité prof onde, cachée sous ces apparences, c'est la divinité... «Bienheureux les yeux » qui voient l'Esprit divin caché sous le voile de la lettre »

... Dans la Loi, on trouve déjà l'Evangile au travail ; et les Évangiles laissent voir qu'ils s'appuient sur une pierre d'attente qui est la Loi. La Loi devient une Ancienne Alliance pour ceux-là seuls qui veulent l'entendre charnellement: pour eux, il est inévitable qu'elle soit vieille et chancelante, puisqu'ils lui refusent le principe de sa force. Mais pour nous, qui la comprenons et l'exposons spirituellement, dans le sens de l'Évangile, elle est toujours nouvelle ; et les deux Testaments nous sont l'un comme l'autre une nouvelle Alliance, non par la chronologie, mais par une intelligence nouvelle (18).

(17) Sur le < sens plénier>, entre beaucoup d'autres articles vers la même époque, cf. J. Coppens: Le problème du sens plénier, dans « Eph. Théol. Lov. » 1958, p. 5-20, et surtout P. Benoît: La plénitude de sens des Livres saints, dans RB 1960, p. 161-190. L'éclairage du N.T.fait donc plus que découvrir un simple prolongement du sens littéral historique, ou même littéraire: il joue le rôle de < révélateur >, comme d'un négatif qui s'imprime en positif; ou plutôt, suivant les expressions de saint Paul même, comme « les ombres des choses, l'ébauche du Corps (= de la Réalité), qui est le Christ » (Col 2,8-23) — donné en // à BC I/Mc; cf. les lumineux commentaires de Chrysostome et Basile, dans BC I *, p. 230-31, 240 et 227-28).
(18) Origène: Sur Lv I,1 et Sur Nb IX,4) — cités ici d'après Urs von Balthasar: Esprit et Feu, il, n° 223 et 232. Nous donnons d'autres textes complémentaires, traduits par E. de Solms, au § 1 ) — Jn 1,1 * « Le Verbe ». Sur l'actualisation de l'Écriture, cf. les articles du P. Dreyfus (cité BC I *, p. 9-10).



C'est ce que résume le pape saint Léon en l'une de ces formules dont il a coutume, admirables d'équilibre comme de densité: En Jésus-Christ s'est accomplie la promesse des figures prophétiques comme la valeur des préceptes de la Loi, puisque sa présence enseigne la vérité de la prophétie, et que sa grâce rend praticables les commandements (Pour la Transfiguration — SC 74, p. 18). De Lui nous viennent « la grâce et la vérité » (Jn 1,17 *) — car elles doivent aller de pair comme la foi et la charité, dans la lecture chrétienne de la Bible non moins que dans notre vie spirituelle.

La nécessaire initiation : C'est une loi de la connaissance qu'entre le sujet et ce qu'il peut percevoir, il doit y avoir corrélation: l'oeil, l'oreille, l'esprit humain, et tout aussi nécessairement le poste de radio ou de télévision, ne captent que ce qui est à leur longueur d'onde: l'infrarouge comme l'ultraviolet échappent à notre vue ; les ultra-sons que perçoivent certains animaux ne sont pas entendus de nous ; notre esprit embrasse l'univers, y compris l'existence et même la présence de son Créateur, mais à hauteur d'homme et de créature, donc pour autant de façon insuffisante et comme extérieure. Pour connaître Dieu de l'intérieur, où Il est Trinité, il faut être à hauteur de Dieu, et comme à sa longueur d'onde. C'est bien ce que dit saint Paul dans la 1° aux Corinthiens (1Co 2,10-15): « Qui donc entre les hommes sait ce qui concerne l'homme sinon l'esprit de l'homme qui est en lui ? De même, nul ne connaît l'intimité de Dieu ni les dons qu'il nous fait, sinon l'Esprit de Dieu ». C'est en Lui qu'éternellement le Verbe se sait Fils du Père ; en Lui encore qu'une fois incarné, Il garde cette intimité unique avec son divin Père, et qu'il peut communier au Dessein divin sur le monde. Mais nous aussi, conclut saint Paul, « nous l'avons la pensée de Dieu et du Christ », puisqu'il nous a communiqué son Esprit.

D'où le titre de < Lectio divina > que la tradition monastique attribue à la lecture de la Bible (19). Divine par son objet, puisque l'Écriture y est entendue comme Parole de Dieu. Mais par conséquent, celle-ci ne saurait être entendue ainsi que de l'Esprit de Dieu, et de notre esprit seulement dans la mesure où il est sous l'emprise de cet Esprit Saint. C'est Lui qui hausse notre intelligence et notre coeur pour nous permettre d'embrasser le point de vue de Dieu, qui est ce que nous appelons la foi. Mais par conséquent aussi, cette lecture doit être troisièmement divine par sa modalité:



(19) Cf. Enzo Bianchi: Prier la Parole, Ed. de l'Abbaye de Bellefontaine 1983. Citons au moins ceci, qui rejoint la méthode présentée en cette Bible chrétienne: « La compréhension du texte qui est requise pour la lectio divina dépend essentiellement de l'intelligence intégrale de la Bible, de la connaissance de la Bible au moyen de la Bible elle-même; elle dépend de la capacité à lire en usant de concordances, c'est-à-dire de rapprochements et de rappels d'autres textes parallèles, qui éclairent, développent le message et en provoquent, sous l'action de l'Esprit Saint, une intelligence pleine et spirituelle » (p. 64).



Notre connaissance humaine implique un certain recul: l'oeil ne voit qu'à la condition d'être suffisamment distant de ce qu'il examine. Même l'intelligence doit tenir ce qu'elle cherche à comprendre comme un < ob-jectum > face au < sub-jectum > que je suis. D'où le danger de rupture entre la connaissance et la vie. Mais en Dieu, il n'y a pas semblable imperfection. Le Verbe en qui le Père exprime parfaitement son Être et sa Vie est bien « face à Dieu » (Jn 1,1 *), mais non pas pourtant extérieur à Lui, si peu que ce soit : « Toi en Moi et Moi en Toi » (Jn 17,21). Car cette Vie et cette connaissance divine sont Amour, dans l'unité du Saint-Esprit.


A sa mesure, notre Lectio est divina si elle est, plus que simplement intel-lection, demeure, intériorité, communion. Le Dieu qui est à découvrir est autre que nous, car nous ne sommes pas Dieu. Mais nous ne lui sommes pas extérieurs, pas même comme créatures — car < en dehors de Lui >, nous ne serions rien — et encore bien moins de par l'adoption divine : « Comme Toi, Père, tu es en Moi et Moi en Toi, qu'eux aussi soient en nous » (Jn 17,21). Il est aussi vrai que « le Christ habite en nos coeurs par la foi » (Ep 3,17-19) que nous sommes « dans le Christ Jésus », suivant le leitmotiv de saint Paul. Et de ce fait, comme en la Sainte Trinité même, de cette connaissance-communion procède l'amour. Le Fils ne va pas sans le Saint-Esprit, et celui-ci n'habite pas moins en nous que le Christ (Rm 8,9-11 1Co 3,16 2Tm 1,14). L'intelligence ne va pas sans le coeur, la Révélation de Dieu et de son appel ne vont pas sans éveil et désir d'y répondre. La Parole reçue dans la bonne terre germe et fructifie. L'amour que produit en nous cette lecture, ose même dire Rupert, est comme le symbole de la procession de l'Esprit Saint, qui est l'amour de Dieu (De op. Sp.S., 1,6 - Pl 167,1575-76).

Progresser dans notre lecture de la Bible n'est donc pas seulement affaire de science exégétique, ni de goût littéraire, ni même d'intelligence (humaine). Quand le Christ « ouvre l'esprit de ses disciples à l'intelligence des Écritures », il s'agit de cette Intelligence spirituelle qui est un des sept dons du Saint-Esprit (Is 11,2 — cf. la Note de Pc III, p. 114-115, sur cette question).

Étant divin, ce don n'est pas celui de < belles idées > ; il peut nous être communiqué dans la mesure seulement où nous sommes nous-mêmes entrés dans l'être, la vie, l'amour de Dieu par notre intégration au Christ, et par conséquent sommes animés de son Esprit. La véritable < lecture > de la Bible avance comme une < initiation > : l'adepte ne peut franchir les degrés qu'à mesure de son accession spirituelle au degré correspondant (toujours la loi de la corrélation entre le sujet et l'objet de la connaissance). C'est ce que notre intellectualisme a de la peine à bien admettre : notre compréhension de la Parole de Dieu est mesurée par notre conversion et croissance spirituelle — à laquelle contribue d'ailleurs la méditation de ce que nous a déjà révélé la lecture antécédente de la Bible. Ainsi s'établit comme un va-et-vient de la Révélation à notre transformation intérieure, et de celle-ci à une plus profonde compréhension de la Révélation biblique (cf. § 127 ): La Parole de Dieu s'adresse vraiment à l'homme; mais du fait qu'elle est Parole de Dieu, son contenu dépasse l'intelligence de l'homme : c'est pourquoi la Parole de Dieu va grandir pour l'homme — non pas objectivement, en soi ; mais elle grandit dans la compréhension de l'homme, au fur et à mesure que l'homme grandit. C'est le principe exprimé en frappe lapidaire par saint Grégoire-le-Grand : « La divine Parole grandit avec celui qui la lit ». A un bambin, la Parole de Dieu dit des paroles de bambin, mais à saint Thomas elle dit du saint Thomas, et à saint Paul elle dit du saint Paul. La Parole de Dieu a en elle-même cette capacité de pouvoir répondre aux exigences de quelque intelligence que ce soit ; et cette parole opère peu à peu une dilatation des puissances mêmes de l'homme. Car, le transcendant, elle le force continuellement à s'amplifier, à se dépasser lui-même. Vraiment l'homme grandit par le rapport qui s'établit entre lui et la Parole de Dieu (20).

(20) D. Barsotti : La Parole et l'Esprit, p. 125. — Exemple de la valeur conjuguée des interprétations < naïves > et plus savantes en Mt 1,19 * : elles ne se contredisent pas, mais se rejoignent en profondeur. C'est la merveille de l'Evangile qu'il parle aux simples comme aux plus savants, inépuisable.



p. 1



I. PRELUDES

NAISSANCE ET ENFANCE

BAPTÊME ET TENTATION







p. 3



1. LES DEUX PROLOGUES (§ 1-2)





Les quatre Évangélistes annoncent d'emblée que le Christ est Fils de Dieu, Sauveur. Mais chacun à sa manière. Marc est si abrupt qu'on est jeté devant le Mystère dont tout ce qui suit dévoilera progressivement la portée : « Commencement de l'Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu » (§ 19 ). Matthieu et Luc en racontent la révélation, faite par l'Ange soit à Joseph, soit à Marie (§ 13 , Mt 1,21-23 et § 4 , Lc 1,31-35). Jean s'élève aux perspectives divines sur l'éternelle génération du Verbe, la création, les lentes préparations de l'histoire du Salut et de son accomplissement par l'Incarnation rédemptrice :

Chrysostome: Hom. 4,1 (PG 59,47; Vivès 13,43): Alors que les autres évangélistes commencent par l'Incarnation du Seigneur (sa généalogie, sa naissance ...), Jean, sur ce point, se borne à cette courte phrase : « Et le Verbe s'est fait chair » ; et laissant de côté la conception, la naissance, la croissance, il affirme dès le début la génération éternelle.

Mais après cette sublime entrée en matière, il n'a pas négligé l'Incarnation; et les autres évangélistes qui l'ont racontée n'ont pas gardé le silence sur l'existence du Verbe avant les siècles. Les uns et les autres écrivaient sous la motion d'un seul et même Esprit, et c'est pourquoi leurs témoignages sont parfaitement harmonisés les uns avec les autres.

Les Pères comme les commentateurs contemporains soulignent que la densité de ce Prologue est fruit de la contemplation. Invitation pour nous à entendre puis annoncer à notre tour la Parole de Dieu en adorateurs :

Augustin: Traité 36,1 (PL 35,1662): L'acuité de son intelligence spirituelle a fait comparer l'Apôtre saint Jean à un aigle. Parmi les quatre Évangiles, ou plutôt les quatre livres de l'unique Évangile, son enseignement atteint une élévation qui dépasse les autres: et montant si haut, c'est aussi nos coeurs qu'il veut faire monter. Les trois autres Évangélistes marchent pour ainsi dire sur terre avec le Seigneur fait homme, et parlent peu de sa divinité; mais lui, comme s'il dédaignait de toucher terre, éclate dès les premiers mots comme un coup de tonnerre, non seulement plus haut que la terre, mais plus haut même que toute l'armée des anges, pour parvenir à « Celui par qui tout a été fait » : « Au principe était le Verbe... » La suite répond à ce début magnifique, et l'Apôtre parle de la divinité du Seigneur comme nul n'en a jamais parlé. Il rendait là ce qu'il avait vu lui-même, car son propre Évangile raconte, non sans motif, qu'à la Cène il reposa sur la poitrine du Seigneur...

Il ne faudra donc pas craindre de s'étendre sur ce Prologue et sur les premiers chapitres des trois autres Évangiles, davantage que sur la suite.



§ 1. Le prologue de Jean: Jn 1,1-18



(Jn 1,1-18)

Jean attribue ici au Verbe incarné ce que l’A.T. avait révélé de la Sagesse de Dieu, et notamment les 4 « éloges », dans Proverbes (Pr 8,22-31), Sagesse (Sg 6-9), Sirach (Si 24) et Baruch (Ba 3,31-4,4).

Notre mise en « synopse » doit s'en tenir à citer les versets caractéristiques, répartis suivant les parallèles, donc dans l'ordre du Prologue de Jean. Mais il suffit d'en réunir la liste pour être frappé de la continuité de leur répartition : (Sg 6,12b // (Jn 1,12b — Sg 6,18-19 // (V. 4 a — Sg 7,10 Sg 7,26 (V. 4 b — Sg 7,24.29.30 // (V. 5) — Sg 7,22-25 // (V. 14 c-d — Sg 7,27 c-d // (V. 12) — Sg 8,1 // (V. 9-10) — Sg 8,3a // (V. 2) — Sg 8,6 // (V. 3) — Sg 8,17/7 v. Sg 4Sg 9,1-2 // (V. 3) — Sg 9,4 a.6 // (V. 2) — Sg 9,11c // (V. 14 c)

(Si 1,1 // (V. 1 b — Si 24,3b Si 24,6b (V. 9-10) — Si 24,7 (V. 11) — Si 24,8a-b // (V. 14 b — Si 24,9 // (V. 1 a — Si 24,32 // (V. 4 b)

(Pr 3,19 // (V. 3) — Pr 8,22 // (V. 1 a — Pr 8,27a Pr 8,30 (V. 1 b — Pr 8,35 a // (V. 4. Ba 3,31 // (V. 10) — Ba 3,38 // (V. 14 b — Ba 4,1-2 // (V. 4) — Ba 4,4 // (V. 1,18)

En somme, à part les versets 6 à 8 et 15, relatifs à Jean-Baptiste, et le v. 13, très proprement johannique ainsi que nous le verrons, chaque verset du Prologue reprend et synthétise les sommets de la Révélation des Livres Sapientiaux.

Quant à la Structure du Prologue, très caractéristique, nous y reviendrons après son analyse et en fonction de celle-ci.

Jn 1,1 — Au Principe: C'est mieux encore que « au commencement », car il n'y a précisément pas de commencement (cf. paragraphe suivant: « était »). Nous sommes ici à l'origine, à la Source, de toute éternité jaillissante, en deçà de tout commencement, c'est-à-dire de toute création dans le temps (v. 3), comme le diront surabondamment les // (Si 24,1-9 et Pr 8,22-30).

Cyrille d’Alexandrie : Sur Jn 1,1 (PG 73,25) : Avant le principe, il n'y a rien. Il n'existe pas de commencement du Principe. Si donc le Fils était au principe, on doit conclure qu'il n'a pas commencé d'exister dans le temps, mais qu'il est de toute éternité avec le Père. C'est pourquoi Isaïe a dit: « Sa génération, qui la racontera? Sa vie échappe à la terre » (53,8).

// Gn 1,1 — Au Principe, Dieu créa... : Parallèle voulu. Au principe de la création: Dieu, par son Verbe à qui le Père a donné d'être Principe comme lui-même (// Ps 110,3 Jn 5,17 ss.) — Cf. v. 3 // « Dieu dit, et le monde fut ». Au principe de la re-création ou rédemption : ce même Verbe, incarné pour devenir le Nouvel Adam de l'humanité régénérée.

Dès ce premier mot, nous sommes invités à contempler tout, de ce point de vue éternel et divin.

// Is 41,4 et Jb 42,12 — Ces deux textes situent déjà les rapports entre l'Eternel et le temps, entre Dieu et l'histoire des hommes. Au principe : Dieu. Au commencement de la création : encore Dieu. Et à l'origine de la suite des siècles, jusqu'au dernier: toujours Dieu!

De même si Job est, au dire des Pères, figure du Christ, atteint jusque dans sa chair par le Mal, la bénédiction qui est rendue à Job par Dieu « plus encore qu'au commencement » de cette histoire-parabole, annonce que la grâce de la Nouvelle Alliance accomplira sans mesure la grâce d'Adam, Abraham et Moïse (Rupert).

Jn 1,1) — était // « Je suis » : Nous mettons ce verbe en capitales pour rappeler que c'est la double révélation capitale, tant de l'Ancien que du Nouveau Testament. On la retrouvera sous-jacente à de multiples déclarations de Jésus pour se définir, tout au long de l'Evangile de Jean : cf. // Jn 8,23 mais aussi, à la lumière de cette Parole capitale: Jn 4,26 Jn 6,35 Jn 6,51 Jn 7,28 Jn 8,12 Jn 8,16 Jn 8,24 Jn 8,28 Jn 8,58 Jn 9,5 Jn 10,7 Jn 10,9 Jn 10,11 Jn 10,14 Jn 10,36 Jn 11,25 Jn 14,3 Jn 14,6 Jn 14,10 Jn 14,11 Jn 14,20 Jn 15,1 Jn 15,5 Jn 16,32 Jn 17,8 Jn 18,37 Jn 19,21 Jn 19,

Les imparfaits, indiquant « une action qui se prolonge indéfiniment au-delà de l'instant » dont on parle, visent donc à exprimer l'éternité d'un exister absolu :

Chrysostome: Hom. 3,3 (PG 59,39; Vivès 13,263): « était »: quand ce mot est dit d'un homme ou d'une terre, il ne signifie pas seulement l'existence, mais indique par exemple que cet homme est de telle patrie, ou que cette terre est dans telle situation. Par exemple Gn 1,2: < la terre était informe et nue > ; ou 1S 1,1 : < Elcana était de Ramatayim >. Il n'en va pas ainsi pour le Verbe... < Était > [au sens absolu], quand on le dit du Verbe, signifie que le Verbe est éternel... Parce que le propre de Dieu est d'être éternel et sans commencement, l'Évangéliste pose d'abord: « Au principe, le Verbe était. » Mais à entendre que le Verbe est sans commencement, un étourdi pourrait dire : Il n'est donc pas engendré? La réfutation vient aussitôt: «Il était avec Dieu»... Enfin, il déclare ouvertement: « Et le Verbe était Dieu. »

Augustin : Traité 2,2 (PL 35, 1389) : « Au principe était le Verbe ». Il est identique à lui-même : ce qu'il est, il l'est toujours ; il ne peut changer, il est L’Etre. C'est le nom qu'il fit connaître à son serviteur Moïse : « Je suis celui qui suis ». Et « Celui qui est m'a envoyé ». Comment le concevoir, alors que nous voyons changer non seulement les corps, qui naissent, grandissent, se défont et meurent, mais même les âmes — car elles se distendent, et éparpillent leur volonté en multiples désirs. Nous voyons des hommes qui peuvent apercevoir la Sagesse s'ils viennent se placer sous sa lumière et sa chaleur, mais qui peuvent la perdre si un mauvais désir les en éloigne. Puisque tout change, qui donc est, sinon l’être qui transcende tous les éphémères — lambeaux d'être, qui sont comme s'ils n'étaient pas ? Qui peut le comprendre ? Ou qui donc — à supposer qu'il bande toutes les forces de son esprit pour atteindre tant bien que mal celui qui est, — pourra parvenir à l’être que son esprit aura, si peu que ce soit, atteint ? Je le comparerai à un exilé qui, de loin, voit sa patrie : il voit où aller, mais n'a pas le moyen d'y aller.

Ainsi nous voulons parvenir à ce port définitif qui sera nôtre, là où est celui qui est, car lui seul est toujours le même. Mais l'océan du siècle est à la fois route et obstacle, bien que nous sachions désormais où nous devons aller. (Hélas, bien des hommes ne savent même pas où aller!). Pour nous donner le moyen d'y aller, Celui qui nous appelle est venu de là-bas ; il a choisi un bois pour nous faire traverser la mer: oui, nul ne peut traverser l'océan du siècle que porté par la Croix du Christ. Même un aveugle peut étreindre cette croix ! Si tu ne vois pas bien où tu vas, ne la lâche pas: elle te conduira d'elle-même.

Traité 2,3 (PL 35,1390): Mes frères, si vous voulez vivre dans l'esprit chrétien, attachez-vous au Christ tel qu'il s'est fait pour nous, afin de le rejoindre tel qu'il est, et tel qu'il était... A tout prendre, mieux vaudrait ne pas voir par l'esprit ce qu'il est, mais embrasser la Croix du Christ, que le voir par l'esprit et mépriser la Croix. Puissions-nous à la fois, pour notre bonheur, voir où nous allons et nous cramponner au navire qui nous emporte ! Ils y ont réussi, ceux que la lumière de justice baigne plus que les autres. Les petits ne peuvent en comprendre si long : mais qu'ils s'attachent à la croix du Christ, à sa Passion et à sa Résurrection, et ils seront emportés, eux qui ne voient pas, dans le même navire qui porte aussi les voyants.

Ainsi les Pères sont-ils toujours soucieux que même les plus vertigineux abîmes de la Révélation ne deviennent prétexte à de vaines spéculations, mais conduisent plutôt à s'engager avec plus de confiance à la suite du Christ.

Jn 1,1) — Le Verbe // « La génération du Verbe » : Puisque Jean se réfère ici à la Sagesse, telle que la chante l’A.T. (cf. Introd. au Prologue), pourquoi choisit-il de la nommer «Verbe»?


— Pour faire le lien avec cet autre versant de la Révélation, qui est la Parole de Dieu, présente dès la création (// au v. 3) et tout au long de l'histoire du Salut, par la bouche des Prophètes :

Origène: II,1 (PG 14,104): Pour considérer cette Parole, il est utile de la rapprocher de cette autre parole qui fut adressée à certains : par exemple, « la parole du Seigneur fut adressée à Osée, fils de Bééri » (Os 1,1), et « la parole fut adressée à Isaïe fils d'Amos, de Judée et de Jérusalem » (Is 1,1), et « la parole fut adressée à Jérémie... » (Jr 14,1).

La parole fut adressée à des hommes qui n'étaient pas encore capables de recevoir le Fils de Dieu. Pour eux, donc, Celui qui est « La Parole » se fait parole... Et parce que « La Parole » est toujours avec le Père, l'Écriture dit : « Et La Parole était avec Dieu. » Car avant tous les temps et tous les siècles « La Parole était avec Dieu et la Parole était Dieu. »

Or, à chaque fois que se manifestait aux hommes cette Parole éternelle, c'était comme une « pré-incarnation » du Verbe dans le corps des mots humains recueillis dans la Bible: Ce n'est pas une fois que mon Seigneur Jésus-Christ est venu, qu'il est descendu sur la terre : Il est venu pour Isaïe, venu pour Moïse, Il est venu pour son peuple, venu pour chacun des prophètes. N'aie pas peur, toi non plus: même si nous l'avons déjà reçu, Il viendra encore... Incarné en chaque prophète, c'était moi, le Christ: en chaque prophète, je me faisais prophète.

« Voix de mon Bien-aimé! » C'est seulement à sa voix que l'Église de l'Ancienne Alliance reconnaissait le Christ. Car Il envoya devant Lui sa voix, par les prophètes; on ne le voyait pas encore, mais on l'entendait. On l'entendait à travers tout ce qui était annoncé de lui; et l'Épouse — l'Église qui se rassemble depuis le commencement du monde — entendit seulement sa voix jusqu'au jour où elle le vit de ses yeux et put dire : « Le voici qui vient! Il bondit et saute de montagne en colline » (Ct 2,8). Oui, il bondissait de montagne en colline: il effleurait les prophètes et les saints, il posait son empreinte sur les justes, qui en ce monde portèrent son image et sa ressemblance... (Origène : Sur Is 1,5 et Sur Ct 3
Origène n'invente rien: la personnalisation de la Parole apparaît dans la Révélation dès l’A.T. (Is 55,10-11 Ps 119,89 Ps 147,18 Sg 18,14-16), de même que celle de la Sagesse. Plus encore, bien entendu, dans le N.T.où Jésus apparaît comme la Parole vivante et vivifiante, non seulement par son enseignement, mais par ses miracles et son être même (Jn 3,11 Jn 5,23-24 Jn 7,16-17 Jn 7,46 Jn 8,28-40 Jn 12,49-50 Jn 14,10). Et de même les Synoptiques ou les Actes se réfèrent à « La Parole », sans autre déterminatif, comme personnellement incarnée en Jésus (Lc 1,2 Ac 6,7 Ac 12,24 Ac 19,20 — Sur ce point, cf. A. Feuillet : Prologue p. 248-250).

Commentant le // Pr 8,22 ss., Origène indique les rapports multiples qu'il y a entre Sagesse et Verbe, ces deux Noms du Fils de Dieu, définissant par là même l'unicité de cette Parole, même si elle ne peut s'exprimer en langage humain qu'en multipliant « maintes fois et sous maintes formes » les Paroles de l'Écriture (// He 1,1):

Origène: Des Principes I, 2,3 (PG 11,132); Sur Jn 5,5 (PG 14,192): On peut concevoir que la Sagesse est le Verbe de Dieu, en ceci qu'elle ouvre à toute créature la raison ultime des mystères et des secrets, puisqu'ils n'échappent certainement pas à la Sagesse de Dieu. La Sagesse est donc le Verbe, parce qu'elle est l'interprète du mystère.

Mais le Verbe de Dieu, Celui qui était au commencement face à Dieu, n'est pas multitude de paroles. Il n'est pas « des paroles » : il est la Parole embrassant l'universalité des intelligibles dont chacun est un aspect de la Parole. Toutes les paroles qui composent des traités, des développements et tout ce qu'on voudra — je vais dire quelque chose d'étrange — pas une d'elles n'est vraiment parole en dehors de La Parole : elles sont autant de poussières de parole. Entre elles, pas d'unité, pas de convergence ni d'harmonie. L'Un échappe à leurs affirmations fragmentaires et contradictoires. Simplement elles font nombre — un nombre infini, peut-être!

Quiconque tient des discours étrangers à la Sagesse tombe dans la multitude des paroles. Mais si on prononce les paroles de la Vérité — les citerait-on toutes sans en passer une seule — c'est toujours La Parole. Les saints ne tombent pas dans la multitude des paroles, eux qui ont saisi /' Unique Parole. Si donc la multitude des paroles se juge au message, plutôt qu'au nombre des mots, vois si nous ne pouvons pas, analogiquement, appeler l'ensemble des écrits sacrés Le Livre, parce que La Parole qui nous a été révélée sur le Christ s'y rassemble en un seul tout.

Sagesse et Parole se trouvent d'ailleurs équiparées en // Sg 9,1-2 Sg 9, même, on pourra comparer encore Is 55,10-11 à Sg 9,10 ou Sg 18,15 Sg 18,

Le Prologue de Jean se rattache manifestement à cette tradition biblique. Et par là se trouvent démentis tant d'essais des savants libéraux d'un proche passé, pour situer ces versets dans la ligne de la philosophie grecque — même si Jean a pu lui emprunter le mot de « Logos », et peut-être même vouloir intégrer quelque chose des aspirations païennes, par exemple des stoïciens, comme il le laisse entendre au v. 9 *. À plus forte raison, il n'est plus possible de conclure à partir de cette prétendue dépendance que Jean aurait imaginé cette divinisation du Verbe par contamination hellénistique. Nous sommes au contraire ici au confluent de la Tradition des Prophètes et des Sages d'Israël ; et l'on admet communément désormais que Jean est le plus « juif » des Évangélistes, de même qu'il est aussi le plus précisément « historique », ainsi que nous aurons maintes occasions de le constater.

Comment pouvons-nous donc entendre ce terme de « logos »? — Soucieux d'éviter de considérer en elle-même et pour elle-même cette Parole au point qu'elle semble faire, avec le Père et le Saint-Esprit, une triple divinité, Tresmontant traduit: « Au commencement était le parler, et le parler était à Dieu, et Dieu était le parler ». C'est bien souligner que ce Verbe n'est pas seulement Parole dite, mais l'acte même de dire et de se dire. Déjà les stoïciens, et Philon, savaient distinguer Verbe mental et parole proférée. La suite de ce même v. 1 précise d'ailleurs que cette génération du Verbe est bien intra-divine.

Mais il ne faudrait pas non plus minimiser la personnalisation de ce Verbe, annoncée dans les grands textes sur la Sagesse ou la Parole, par l’A.T. à coup sûr strictement monothéiste. On peut donc sans scrupule garder au « Fils de Dieu » ce nom de « Verbe », auquel l'influence de la Tradition chrétienne durant 20 siècles a donné un sens et une force qui conviennent parfaitement à la vivante Parole de Dieu, même s'ils rayonnent jusque sur les emplois plus humains, par exemple du « verbe poétique ».

Le Verbe de Dieu, c'est proprement la connaissance intérieure que le Père a de lui-même, s'exprimant (voilà « l'acte de se dire ») en cette Parole, Sagesse, et si parfaite Image, qu'elle est son « Miroir sans tache » (Sg 7,26 — cf. // Col 1,15):

Origène : II, 2 (PG 14,109): L'Image archétype de toutes les images est cette Parole qui existe auprès de Dieu dès le commencement. Elle est auprès de Dieu, elle demeure Dieu pour toujours ; il n'en serait rien si elle n'était pas auprès de Dieu. Elle ne demeurerait pas Dieu, si elle ne demeurait pas éternellement dans la contemplation de la profondeur du Père.



Il est bon d'évoquer ici ce nom d'Image, qui réapparaît dans le // Gn 1,26 : Adam se trouve créé « à l'image et ressemblance » de cette parfaite et totale Image éternelle qu'est le Verbe : Image en étant Homme et Femme, couple aimant (Gn 5,1-2), comme Dieu est Père et Fils, dans l'Unité de l'Esprit d'Amour. Et par-delà les défigurations du Péché, c'est par le sacrifice du Verbe incarné (Ph 2,6-7 — en // au v. 14 a) que nous serons définitivement conformés pour « reproduire l'image de son Fils », suivant l'éternel Dessein de Dieu (Rm 8,29-30).

// Ap 19,12-13 — Ce Verbe qui nous a été révélé « au Principe », nous le retrouvons au terme de l'Apocalypse, prélude à l'éternité bienheureuse que vaudra sa Victoire à ses fidèles. L'image du Cavalier vainqueur vient, elle aussi, des Sapientiaux (§ 10 , Sg 18,14-16 Ps 45,4-7). Mais le sang dont il est question n'est pas celui de ses ennemis: c'est son propre sang, versé pour notre Rédemption.

Jn 1,1 b : Et le Verbe était face à Dieu : On traduit généralement : avec Dieu, ou auprès de Dieu. C'est par trop statique. A. Feuillet traduit: Le Verbe était tourné vers Dieu, pour rendre non seulement la proximité, mais l'orientation et le mouvement vers Quelqu'un, indiqués par la préposition grecque. Face à Dieu va dans le même sens, du « face-à-face » infiniment personnel entre le Père et son Fils ; mais à l'exclusion, bien entendu, de toute opposition et affrontement, comme il arrive de nos « face-à-face » humains. I. de la Potterie remarque à ce propos que la théologie classique est « étonnamment proche » et bien dans la ligne de ce stique, en définissant les Personnes divines comme purs « Esse ad » — on dirait aujourd'hui: comme un Exister (« était ») purement relationnel.



Jn 1,1 c : Et le Verbe était Dieu : Origène : II,1 (PG 14,108) : Jean a observé un ordre nécessaire : « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu, pour nous faire comprendre que cette Parole est Dieu parce qu'elle est avec Dieu.

On a remarqué que « Dieu » se trouve ici sans l'article qui le déterminerait normalement. Non que ce mot soit pris ici au sens dévalué de « divin » ; mais plutôt sans doute pour maintenir qu'en étant vraiment Dieu, le Verbe de Dieu n'en reste pas moins personnellement distinct du Père, que désigne plus spécialement « ô Théos » (dans le N.T.et d'abord ici, en 1 b et 2).

Ainsi, le dogme défini aux Conciles de Nicée-Constantinople n'a fait que systématiser la Révélation de Jn 1,1: Trois personnes distinctes, mais dans l'unité du « Je suis » de la plénitude divine (ce que nous appelons « l'unité de nature »).

Si ce Mystère du Dieu-Amour et, de ce fait, trinitaire, dépasse infiniment toute compréhension humaine, c'est bon signe: car le vrai Dieu ne peut qu'ÊTRE « l'au-delà de tout », si bien que seul peuvent le comprendre le Verbe du Père et leur commun Saint-Esprit d'Amour (1Co 2,10-11):

Augustin: Traité 1,1-2 et 12 (PL 35, 1379.1385) : Qui pourra dire ce mystère tel qu'il est? J'ose l'affirmer, Jean lui-même ne l'a pas dit tel qu'il est: il a dit ce qu'il a pu. Il a pu dire quelque chose parce qu'il était un homme inspiré de Dieu; sans l'inspiration, il n'aurait rien dit...

« Le Verbe était Dieu » : si tu ne peux arriver à le comprendre, attends de grandir : c'est une nourriture trop forte pour toi.

Jn 1,2Ilétait au principe face à Dieu : Récapitulation, pour synthétiser dans l'Unité divine la vie Trinitaire dont le v. 1 avait énuméré les caractères: l’être, Eternel, Source, Face-à-face aimant du Fils au Père qui s'exprime en Lui. Tel est le Mystère qu'à défaut de comprendre, nous avons à contempler, dans l'adoration:

Dom Guillerand: L'Abîme de Dieu, p. 17. 9-11.13 : La vie est un mouvement, c'est le mouvement qui part des profondeurs de l'être, qui s'y développe et s'y achève sans en sortir. Plus il est intérieur plus il est < vie >. Le vivant par excellence c'est l'Être même, « l'Être qui est », dans lequel tout est, auquel il ne manque rien. Il n'a pas à sortir de lui-même pour s'entretenir ou se développer. Il a tout, il est tout... et tout est en lui ; il y demeure.

Un esprit est une demeure ; plus il est esprit, plus il a un dedans et plus il y demeure. L'Esprit pur, l'Esprit infini procède de lui-même et s'y achève. Éternellement il produit en lui une image de lui-même qui est son Verbe. Éternellement, il la pose en face de lui, il la voit, il la regarde, il l'engendre ; éternellement l'image demeure là et reproduit Celui qui la produit. Éternellement le Verbe se tient dans cette demeure, dans ce foyer, dans ce sein paternel, recevant le souffle spirituel qui l'engendre, et, animé de ce souffle, rentrant et restant dans l'immensité infinie qui est son principe.


Il y a donc là, dans cette demeure (apud Deum) qui est du Père (in sinu Patris) un mouvement mutuel qui égale l'Être communiqué, qui est cet Être même et cette demeure, qui en procède comme d'un principe, qui se reproduit infiniment dans une image parfaite, infinie, égale au principe, et qui, communiqué à cette image, reçu par elle, lui fait accomplir le don de soi qui est l'acte infini du principe...

Une immense circulation d'amour anime donc cette demeure, est cette demeure et, dans cette demeure qui est l'Être même, se communique à trois termes, les unit de l'unité la plus complète, l'unité de l'Être, et les distingue en même temps de toute la grandeur de cet Être qui s'oppose. Ces trois termes sont trois Personnes; ce sont des esprits ; elles sont uniquement spirituelles; leurs actes sont des actes uniquement spirituels; elles connaissent et elles aiment; elles ne font que cela : se connaître et s'aimer. La connaissance et l'amour, c'est le mouvement même de leur être, et ce mouvement est infini comme leur être, il est leur être même, mais leur être qui se meut pour se donner. Or se donner, c'est leur être : elles ne sont l'une et l'autre qu'amour et don de soi... Et voilà ce qui les unit. Ils sont unis dans cet être qu'ils se donnent mutuellement: c'est l'être infini... et il ne peut y avoir qu'un infini. Ils sont unis dans cette unité infinie.

M. Zundel: À l'écoute du silence, p. 64-67: Aimer, c'est être un autre, c'est habiter un autre. N'être plus soi, à soi, mais à un autre. Il n'est donc pas difficile de penser qu'en Dieu il en est ainsi à un degré de sainteté infinie.

Le monothéisme chrétien est un monothéisme trinitaire. Dieu est unique mais il n'est pas solitaire, ce qui fait une immense différence. Cela veut dire que Dieu n'est pas quelqu'un qui se regarde, cela veut dire que, en Dieu, la connaissance n'est pas un repli sur soi-même, une admiration de soi, un enivrement de soi, mais tout au contraire la connaissance est un regard vers l'autre. La connaissance est suspendue entre cet élan que nous appelons Père et cet autre élan que nous appelons le Fils dans un dépouillement infini, car justement le Père n'est que ce regard vers le Fils, et le Fils n’est que ce regard vers le Père.

Quand, dans l’émerveillement de la musique, de l'architecture, de la peinture, de la nature ou de l'amour, vous vous sentez délivré de vous-même, votre regard se porte sur la beauté et, tandis que vous vous perdez de vue, vous vous sentez exister avec une plénitude incomparable. Et c'est à ce moment-là, justement, que la vie atteint son sommet, quand, cessant de vous regarder, vous n'êtes plus qu'un regard vers l'autre... En Dieu, il y a quelque chose d'analogue. En Dieu la connaissance n'est pas un regard sur soi, la connaissance est un regard vers un autre. Toute la lumière divine, toute la joie divine sont reconnues dans la communication que le Père en fait au Fils et que le Fils en restitue au Père. C'est-à-dire que l'acte de connaître subsiste en Dieu, jaillit en Dieu sous forme de désappropriation... d'une totale, absolue, éternelle désappropriation... Il en est de même de l'amour... Ce Dieu-là n'est pas un Pharaon... Il est un Amour qui se donne éternellement, Amour qui n'est rien qu'amour. Un Amour qui n'a rien, un Amour qui est éternellement vidé de soi et dont la personnalité, dans cette multiplicité relative de la Trinité, dont la personnalité est un pur élan.

Jn 1,3 — Après la génération éternelle du Verbe (v. 1-2), le Prologue exalte la Parole créatrice, dans la ligne de Gn 1 et des Sapientiaux (// « Dieu dit, et le monde fut »). L'insistance porte ici sur l'universalité de ce pouvoir créateur: l'affirmation positive que Tout en vient, se trouve reprise sous forme négative — Sans Lui, rien n'existe — et redondante: « de tout ce qui vint à l'existence ». « Sans moi, vous ne pouvez rien faire », dira Jésus (Jn 15,5). Ni faire, ni même être...

Par Lui : comparer Rm 11,36 : « Tout est de Lui (Dieu) et par Lui et pour Lui », avec le // Col 1,16, « Tout est créé par Lui (le Fils bien-aimé) et pour Lui ». Le Verbe est Dieu, et créateur parce qu'il est Dieu, créer n'étant possible qu'à Dieu seul. C'est un point affirmé très fortement dans Isaïe (par exemple, Is 45,18 ss.); aussi vivement que sont anathématisés par Jérémie « les Dieux qui n'ont pas fait le ciel et la terre » (Jr 2,27).

En ce sens, le v. 3 prolonge l'affirmation des v. 1-2 sur la divinité du Verbe, comme le conclut Chrysostome (Hom. 4,1): « Etre avec Dieu et avoir tout créé, c'est une preuve de divinité, ainsi que l'indique Gn 1,1 : «Au principe, Dieu créa le ciel et la terre ».

La création se trouve ici définie par le verbe et le temps de ces verbes. De l'éternel « était » divin, on passe au devenir, et de l'imparfait de durée illimitée au passé simple désignant ce qui advient, « l'événement » avec ce qu'il présente à la fois de neuf, d'inédit mais aussi de transitoire puisque déjà passé: nous sommes dans ce monde de l'émiettement du temps qui va du futur au présent, puis au passé.

Même opposition dans les // Gn 1 ou Ps 33,9, « Il dit, et le monde fut ». Pour mettre en valeur à la fois ce surgissement, mais dans un être qui, suscité par Dieu à son Image, est seulement à l'image de l’être absolu, et tout relatif à Lui, nous traduisons : « vint à l'existence ». (Sur le mystère de la création, cf. BC I *, p. 31).

Sans Lui: En grec, remarque Jean Scot (Hom. Pr. VIII— Pl 122,288), il n'y a pas seulement < aneu >, mais < chôris > — ce qu'il traduit: « En dehors de Lui rien ne vint à l'existence ». C'est juste, au sens où rien n'a été fait que non seulement par Lui, mais aussi en Lui, comme le dit expressément le // Col 1,16a, Scot l'explique dans les deux paragraphes suivants (VIII-IX), et nous y reviendrons de façon plus générale à propos des rapports entre les v. Col 3 et Col 4 cette expression < en dehors de est dangereuse dans la mesure où elle pourrait sembler supprimer le hiatus qu'il y a entre le Verbe-Dieu et sa création. < Chôris > indique précisément cette séparation entre l'ordre de la nature et l'ordre divin (sur-naturel).

Jn 1,3-4 — Nous avons coupé les deux phrases entre ces deux versets, comme font la plupart des exégètes contemporains et nombre d'anciens. D'abord, la progression est plus nette, du Verbe dans la Trinité (v. 1-2) au Verbe créateur (v. 3a) puis vivificateur et illuminateur (v. 4-5). Or elle correspond à la Tradition vétérotestamentaire de louer Dieu pour sa création, en préambule à la mémoire de ses merveilles au cours de la longue histoire du Salut.

Mais on peut aussi placer le point qui sépare les deux phrases, soit en deçà, soit au-delà:

—1) En deçà, on peut en effet couper dès la fin du v. 3b, et relier 3c à 4. Ce qui peut donner les traductions suivantes :

— « Tout fut par Lui et sans Lui rien ne fut. Ce qui fut en Lui était la vie » (BJ, édition de 1978) — c'est aussi l'interprétation d'Augustin).

- « De tout être, il était la vie » (BJ, 1° édition, 1956).

- « Ce qui en lui a été fait, c'était la vie » (3° variante, la plus souvent adoptée depuis Clément d'Alexandrie ou Origène, par ceux qui choisissent cette coupe).

L'avantage de cette solution, c'est que l'on supprime la redondance de 3c, qui peut paraître alourdir le rythme allègre de ces premiers versets. L'inconvénient, c'est qu'il s'agit alors de vie naturelle (celle de la création comme telle), tandis que dès le v. 4b, et plus généralement dans tout l'Évangile de Jean, ce mot désigne la vie éternelle (donc divine ou, suivant la terminologie classique: sur-naturelle).

Mais on comprend que saint Augustin, moins sensible à cette distinction du naturel et du surnaturel, ait été séduit par cette déclaration que « ce qui a été fait est vie en Lui », tant elle cadrait bien avec son platonisme:

Augustin: Traité 1,16-17 (PL 35,1387) : Tout a été fait par lui, et rien n'a été fait sans lui. Mais comment? Ce qui a été fait, est vie en Lui, parce qu'il est la Sagesse de Dieu ; et le psaume chante : « Tu as tout fait dans ta Sagesse »...

Je vais m'expliquer de mon mieux: un artisan fabrique un coffre. Ce coffre, il le possède d'abord dans son art [dans le projet qu'il en conçoit] : sinon, comment pourrait-il le réaliser ? Mais le coffre qui est dans son art n'est pas le même que le coffre visible: dans l'art il est invisible, dans l'oeuvre il est visible. Le voilà réalisé : cesse-t-il d'exister dans l'art de l'ébéniste ? Le coffre visible peut pourrir, et d'après celui qui subsiste dans l'art on en fabriquera un autre. Distinguez bien le coffre dans l'art et le coffre dans l'oeuvre: le coffre oeuvré n'est pas vie, le coffre dans l'art est vie, parce que l'âme de l'artiste vit, et contient tous ces objets qui vont en sortir.

Ainsi, mes frères, parce que la Sagesse de Dieu — qui a fait toutes choses — contient toutes choses selon l'art, avant de les réaliser, on peut déduire que tout ce qui est fait selon cet art de la Sagesse n'est pas forcément vie, mais « en Lui est vie ». Tu vois la terre ? La terre est de cet art. Tu vois le ciel ? Il est de cet art. Le soleil et la lune ? Ils en sont aussi; mais à l'extérieur de la Sagesse ils sont des corps, et dans son art ils sont vie. Essayez de comprendre, car il y a là quelque chose de grand.


On n'est d'ailleurs pas obligé de prendre cette comparaison en un sens proprement platonicien. Elle vaut de l'expérience humaine la plus commune: celle de tout artisan (ou industriel) réalisant l'oeuvre, pièce par pièce, à partir d'un projet qu'il avait préalablement en tête. En quoi l'homme agit à l'image de Dieu, l'Artiste par excellence, dont l'oeuvre est premièrement la création, jusqu'à son achèvement en Jésus-Christ, tout en tout — mais aussi, comme en miroir, cet autre chef-d'oeuvre, littéraire cette fois, qu'est l'ensemble de l'Écriture Sainte. Nous avions insisté sur cette compréhension, par la Tradition chrétienne, des deux « livres » (de la création et de la révélation biblique), comme oeuvres d'art: la convergence totale de la nature et de l'histoire du Salut consignée dans cette « Bible » témoigne hautement de l'art de composition que Dieu peut mettre en oeuvre de façon souveraine, du fait de sa Toute-Puissance et Sagesse éternelles (cf. BC I *, p. 11-13 et 14-21, qu'il serait bon de relire au seuil de ce tome II).

Or c'est précisément de la toute-puissante Sagesse éternelle que nous parle Jn 1,3. Et cette image de Dieu comme Artiste-Créateur, concevant son chef-d'oeuvre en Lui-même (en son Verbe-Sagesse) est explicitement révélée – donc donnée comme vérité sûre — dans les // Pr 8,30 et Sg 8,6 Sg 8, l'affirmation du // ,

— 2) Reporté au-delà du « En Lui » par lequel s'ouvre le v. 4, le point répartit en effet les deux phrases comme suit : « Tout par Lui vint à l'existence, et sans Lui ne vint à l'existence rien de ce qui existe en Lui. La Vie était... »

Cela revient à dire que le Verbe est non seulement l'agent créateur, mais aussi le modèle (« la cause exemplaire », ou « l'Image archétype ») de tout ce qui a été créé. Par conséquent aussi, de même qu'il y a une sorte de « présence » du modèle (du signifié) dans l'oeuvre achevée (signifiante par là-même) — par exemple, dans la statue ou l'icône, certaine « présence » de ce qu'elle re-présente (rend présente) — de même et à plus forte raison, y a-t-il une « présence » du Verbe-Sagesse dans ces fragmentaires et multiples images de l'Image que sont les créatures, de la perfection totale et unique du Fils de Dieu. Cela vaut même des choses les plus matérielles, et c'est ce qui rend le pain, le vin, l'eau ou l'huile d'onction, aptes à signifier et même donner le vrai Pain du Christ, ou son Esprit, par les « sacrements ». Mais bien mieux encore, cette « présence » demande à envahir le coeur de l'Homme, surtout une fois ouvert à la grâce conformante au Christ.

D'où la réversibilité: «Demeurez en Moi, par création, rédemption et assomption en Corps (mystique), comme Moi en vous » (Jn 15,4). Et: « Comme Toi, Père, tu es en Moi et Moi en Toi, qu'eux aussi soient un en nous » (Jn 17,21). C'est la devise omniprésente de saint Paul: « In Christo Jesu ». Sur la valeur intériorisante de cette préposition « en », d'où découle toute une spiritualité, cf. Pc III, p. 141.

Pourtant le fait que, dans son ensemble, la Tradition chrétienne, si imprégnée soit-elle de cette spiritualité, ait rarement adopté cette lecture des v. 3 et 4, nous invite à lire plutôt, après un v. 3 sur la création par le Verbe, le « en Lui » du v. 4, rattaché à: « était la vie ».

Jn 1,4-5 — En Lui la Vie était, et la Vie était la Lumière des hommes, et la Lumière brille... »: Même processus qu'aux v. 1-3. On passe de la Réalité absolue, éternelle, divine — était — à l'univers du temps présent, qui en reçoit l’Être, la Vie et la Lumière. Mais on progresse doublement: Dieu révèle son Être, qui est Vie et Lumière, en communiquant aux hommes, non seulement quelque chose de son Être comme il le fait même aux créatures inanimées, mais de quoi participer à sa Vie et à sa Lumière.


Tout l'Évangile de Jean sera polarisé autour de ces deux thèmes, si riches et omniprésents dans la Bible que l'on doit se borner à n'en présenter que les articulations majeures : en Dieu, dans la création, dans l'Ancienne Alliance et ses liturgies comme dans sa Loi, dans le Christ et son Église, dans la vie morale et enfin dans la Jérusalem céleste : — La Vie : De façon générale, la Bible exalte la vie, même la plus humble et fragile, comme sacrée, parce qu'elle vient de Dieu. Mais le parallélisme entre 4a et 4b montre que Jean parle ici de la Vie-Lumière, spirituelle, plus directement insufflée de Dieu dans l'homme (// Gn 2,7). Grâce à quoi Adam fut « âme vivante », immortelle, à l'image de la nature même de Dieu (// (Gn 2,7 et Sg 2,23). Si la mort est advenue, c'est « par l'envie du diable » et la désobéissance de nos premiers parents (// Sg 1,13-14 Sg 2,24). Mais Jésus, lui, « Verbe de Vie » (1Jn 1,1 et Jn 1,4) accomplit la Fin voulue par Dieu, en étant « esprit qui donne la Vie » (1Co 15,45 — cf. Jn 3,16 et passim, et Vtb).

Rupert de Deutz : De Trinitate... De operibus Spiritus Sancti 1,17 (PL 167, 1587) : Vraiment, c'est d'un côté la plénitude de toutes richesses, de l'autre l'indigence. Car quand on dit: « âme vivante », il faut sous-entendre : « et incapable de vivifier ». En effet notre premier père fut fait homme vivant, de manière à pouvoir naturellement transmettre sa semence pour la propagation de la race ; mais il n'avait le pouvoir ni de donner à sa propre semence une âme vivante (c'est Dieu qui crée directement chaque âme), ni de conférer à l'âme déjà vivante de ses fils la grâce spirituelle. Tandis que l'homme nouveau, plus ancien que son précurseur Jean, et donc sans nul doute antécédent à sa propre chair, fut fait de telle sorte que n'étant pas destiné à engendrer selon l'homme animal, il vivifierait dans l'Esprit les hommes engendrés dans la chair par Adam, avant ou après Lui, selon que l'atteste ce même Précurseur: « Et de sa plénitude nous avons tous reçu ».

— La Lumière (revient 29 fois dans Saint-Jean): C'est l'autre grand symbole pour nous révéler Dieu, Père des Lumières (Jc 1,17), reflété en son Verbe (// Ps 36,10 Sg 7,26, éclairant, du Premier Jour, sa création (// Gn 1,3-4), guidant les hommes par la Loi lumineuse du Sinaï (// Ps 19,9 Ps 119,105), envoyant son Fils, le Verbe incarné, Lumière du monde (Jn 1,9 et 9,5), pour qu'il soit « Lumière des nations » (// Is 42,6), rende ses disciples « fils de Lumière et lumière du monde » eux-mêmes (// 1Jn 1,5-7 1Jn 2,8 Ep 5,8 et Mt 5,14-16), jusqu'au triomphe total et définitif de la Lumière éternelle, au-delà de la mort et du temps de ce monde: « Lux perpétua luceat eis » (cf. Bc I * p. 32-33 et Vtb).

Les Pères, comme la liturgie, jouent constamment des symbolismes entre ces différentes mais analogues réalités où se manifeste la lumière :

Origène: II,18 (PG 14,156): On peut attribuer au Père et au Fils deux lumières, nous le savons par David qui dit au psaume 36 : « Dans ta lumière nous verrons la lumière ». Et Jésus a dit dans l'Évangile : « Je suis la Lumière du monde ». Le prophète Isaïe parle aussi de « Lumière des nations » : « Je t'ai établi Lumière des nations » (Is 42,6); et David dit avec assurance : « Le Seigneur est ma lumière, qui craindrai-je ? » (Ps 27).

L'Écriture applique même le terme de < lumière > à des choses: « Tes commandements sont une lumière sur la terre » dit Isaïe (26,9); et David: « Le précepte du Seigneur illumine les yeux » (Ps 19,9). Outre les commandements et préceptes, il existe encore une < lumière > de la science acquise : « Faites-vous des semailles pour la justice, des vendanges pour le fruit de vie : illuminez-vous en acquérant la lumière de la science » (Os 10,12). David souligne au contraire que, par ignorance, l'homme marche dans les ténèbres: « Ils n'ont rien su, rien compris, ils marchent dans les ténèbres » (Ps 82,5).

Le v. 4 présente plus expressément le Verbe-Dieu comme source de la Vie et de la Lumière. Et source inépuisable:

Chrysostome: Hom. 5,3 (PG 59,57; Vivès 13,290): Un incrédule pourrait douter : comment tant et de si grandes choses ont-elles été faites par lui ? L'évangéliste répond: « En Lui la Vie était. » De même qu'en puisant l'eau d'une source abondante tu peux toujours puiser sans vider la source, ainsi faut-il penser de la puissance opérative du Fils Unique. Mais la lumière offre un exemple meilleur encore, et nous la trouvons aussitôt : « La Vie était la Lumière...» De même que la lumière peut éclairer des milliers d'hommes sans rien perdre de sa splendeur, ainsi Dieu demeure inchangé après avoir fait ses oeuvres.

Le mot < Vie > ne fait pas seulement allusion ici à la création, mais aussi à la providence, qui conserve dans l'être les choses créées. Et déjà ce texte commence à fonder la doctrine de la résurrection : car du fait que la Vie vint à nous, l'empire de la Mort fut détruit; et du fait que la lumière nous illumine, les ténèbres disparaissent. Et la Vie, elle demeure en nous; et la Mort ne peut en triompher.

Jn 1,4 b: — Et la Vie était la Lumière des hommes : L. Bouyer: IV° Évangile, p. 51 : L'identification de la Lumière avec la Vie est ce qui nous permet d'écarter le plus sûrement la conception de la Vie que le romantisme nous a laissée et que notre esprit tend toujours à superposer à celle de l'Évangile.

Cette < vie > romantique, au dire même de ceux qui la glorifient, est faite de tout ce qu'il y a d'obscur en l'homme. Elle est le flot irrésistible qui monte à certaines heures, jailli des couches les plus instinctives de la sensibilité, exaspérée après un objet fuyant qui se dérobe toujours au moment qu'on croit l'atteindre.

C'est là le point précis où la confusion entre les deux vies s'avère une erreur, l'erreur par excellence de l'idolâtrie. La vie divine n'est pas une force aveugle se soulevant dans un effort titanesque après une inaccessible satisfaction... L'essence de la Vie pour saint Jean est l'amour, l'amour qui se donne... C'est parce que le Père aime ainsi son Fils le Verbe, au point qu'il se donne à lui et se retrouve en lui tout entier, que celui-ci est son Image parfaite, Image où rien n'est obscur, Image qui est elle-même Lumière totale.

(Ibid. p. 55): Au verset 5, nous voyons non plus seulement la différence essentielle, mais l'antagonisme sans merci de ces deux vies: celle qui est convoitise et celle qui est amour. Tout l'Evangile décrira leur conflit.

Dom Guillerand : L'abîme de Dieu, p. 56-57 et 54-55 : La lumière, c'est l'Être qui se reproduit en lui-même; c'est l'image qu'il produit, qui reproduit ses traits, dans laquelle il voit ses traits et se connaît... son image, que nous désignons par les mots Verbe, expression, Parole, Fils, est donc lumière, mais lumière de lumière, lumière qui procède de la Lumière pour la reproduire et lui montrer qu'elle est lumière.

... L'Amour n'ajoute rien à la Lumière. La Lumière ne peut pas ne pas se donner. Elle est le don de soi essentiel, comme l'Être dont elle exprime et manifeste le premier mouvement et le premier rapport. Ceux qui la reçoivent la voient ; ils la voient dans la mesure où ils la reçoivent.

Pourquoi ces notions si simples et claires me sont-elles si difficiles et mêlées d'ombre ? Elles le sont parce que mon être est mêlé de néant, et dans la mesure de ce néant.

Augustin : Traité I, 18-19 (PL 35,1388) : Et la vie était la lumière des hommes. De cette vie, les hommes sont illuminés. Les bêtes ne sont pas illuminées, parce que les bêtes n'ont pas une âme raisonnable, capable de voir la Sagesse ; mais l'homme, fait à l'image de Dieu, a une âme raisonnable qui lui permet de capter à tâtons quelque chose de la Sagesse...

Mais il peut y avoir des coeurs encore incapables de percevoir cette lumière, trop alourdis qu'ils sont par leurs péchés. N'allez pas croire, en tout cas, que la lumière manque! C'est eux, qui par leurs péchés sont ténèbres: « Et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas captée. » Mes frères, si un aveugle se place en plein soleil, le soleil lui est bien présent, mais c'est lui qui manque au soleil. Ainsi l'homme léger, pécheur, impie : un aveugle de coeur. La Sagesse est bien là, mais devant un aveugle elle est comme absente de ses yeux: ce n'est pas elle qui est absente, c'est lui...

C'est comme un médecin qui dirait à un malade: « Guéris le mal de tes yeux, pour voir la lumière. » Notre mal, c'est notre péché ; chasse-le, et tu verras la Sagesse, qui t'est présente.

Jn 1,5 — Lumière I Ténèbres: La création s'inaugure par la séparation de la lumière cosmique et des ténèbres (sans doute aussi, des anges de lumière ou de ténèbres — cf. BC I *, p. 34-35). Mais ici, la fin du v. 5 nous oriente vers l'histoire des hommes, dans son axe le plus universel comme d'un combat sans cesse repris, où le Mal ne triomphera pourtant pas du Bien.

Par là, nous sommes d'emblée hors du pessimisme inhérent aux philosophies dualistes, où le Principe du Bien est tenu pour impuissant face à la pleine autonomie du Principe mauvais, son rival. En réalité, les ténèbres viennent de ce qu'il y a par définition — et donc nécessairement — de limité, donc d'insuffisant, dans la créature. Pour avoir tenté de surmonter par ses propres moyens ce manque essentiel, au lieu d'attendre de Dieu qu'il communique sa plénitude, l'ange puis l'homme ont redoublé ces ténèbres, du fait même qu'ils se coupaient du Dieu-Lumière (Cf. Bc I *, p. 62-63, sur Gn 3,16-19). N'étant pas, dit Jean Scot, « une lumière qui subsisterait par soi, mais seulement une participation à la lumière qui subsiste par soi (qui est Dieu, et lui seul), livrés à nous-mêmes nous sommes pires encore que dans les ténèbres : « devenus ténèbres » ; tant il est vrai qu'à faire le mal, on devient mauvais » (Sur tout ceci, J. Scot: Hom. Pr. xu-xm — Pl 122,290).

Jean précisera par la suite la propension du Mal à s'enfoncer dans l'obscurité (§ 78 : 3,19-21) et le mensonge (§ 261 : 8,44). Mais, que ces ténèbres proviennent de l'opacité naturelle ou du péché, l'aboutissement est la mort, naturelle ou surnaturelle, qui en est le comble (Ps 88,13 Ps 88,19). Aussi l'image traduisant la condition de l'humanité est-elle de captifs « assis dans les ténèbres et l'ombre de la mort » — que le Christ « Soleil levant vient visiter » (// Ps 107 Ps 112 Ps 139 et Lc 1,78). Soulignons encore que le Ps 67, donné aussi en //, s'achève sur: « La terre a donné son Fruit », qui est le Christ (Pc n, 309-313) : le mouvement du psaume est donc tout entier orienté vers cette « incarnation », en // à Jn 1,5-14.

Le couple ténèbres et mort répond justement à celui de Lumière et Vie du v. 4a, comme le négatif au positif. De même qu'alla création (BC I *, p. 31, « Dieu créa »). De même qu'avant la délivrance, les Égyptiens se trouvent plongés dans la Nuit de la 9° Plaie, tandis que les Juifs sont déjà dans la Lumière, qui les guidera durant leur Exode sous forme de Nuée lumineuse, comme l'explique le Livre de la Sagesse (Sg 18,1-4 — cf. BC I I, p. 165).

Jn 1,5b — Et les ténèbres ne l'ont pas vaincue. Le verbe grec peut signifier aussi : « ne l'ont pas comprise » intellectuellement (Tob), au sens où les hommes n'ont pas su discerner la première manifestation du Verbe-Créateur, à partir de la création (1Co 1,21 Rm 1,19-23 Sg 13,1-9). D'autres proposent: « ne l'ont pas reçue » ; mais c'est ce que dira, cette fois en termes propres, donc sans ambiguïté, le v. 11.

En fait, il s'agit toujours du même combat. Comprise oriente plutôt vers les opacités spéculatives des hommes à la Vérité. Vaincue est plus général, pouvant inclure aussi les résistances de toutes sortes, de l'instinct, des passions ou des moeurs, bref, de nos multiples « ténèbres » intérieures. Vont dans le même sens le // Sg 7,30, encore, dans l'Évangile de Jean lui-même, Sg 12,35, « Marchez pendant que vous avez la Lumière pour que les ténèbres ne vous saisissent pas » (même verbe, en grec. BJ traduit aussi en 1,5: « ne l'ont pas saisie » ; mais c'est ambigu et nous y renonçons). L'interprètent en ce sens:

Origène: II, 21 (PG 14, 159): Les ténèbres ont-elles prise sur le Christ? Car le prophète Zacharie l'a vu triste et troublé, couvert de vêtements sordides (Za 3,3-4). Ces vêtements étaient nos péchés, et le Christ devait en être dépouillé, car le texte poursuit : « Voici: J'ai enlevé tes péchés. » Mais que nul ne nous soupçonne de diminuer ici le respect dû au Christ de Dieu ! Il a pris sur lui nos ténèbres, pour chasser les ténèbres de nos âmes ; il a accompli la prophétie d'Isaïe : « Le peuple qui était assis dans les ténèbres a contemplé la vive lumière. » Cette < Lumière > qui, dans le Verbe existe comme < la Vie >, souffre persécution de la part des ténèbres, mais les ténèbres ne la saisissent pas.

Chrysostome: Hom. 5,3 (PG 59,58; Vives 13,292): « Et la lumière brille dans les ténèbres ». Ce qu'il appelle ici ténèbres, c'est la mort et l'erreur. Le Fils de Dieu venant combattre la mort a triomphé d'elle, au point de lui arracher même ceux qu'elle détenait déjà. Et parce que ni la mort ni l'erreur n'ont pu vaincre cette lumière, l'évangéliste dit: « et les ténèbres ne l'ont pas vaincue. »

Jn 1,6-8 — Comme dit Jean Scot, on passe des cimes de la théologie (d'une hymne chantant le Verbe éternel, créateur et illuminateur) à l’histoire humaine (Hom. Pr. XIV — Pl 122,291). L'indiquent à la fois le verbe < advint > : c'est un événement, et le sujet: c'est < un homme >. Son nom était Jean: Cf. § 3 : Lc 1,13.

Mais il est < envoyé >, comme il était annoncé en Ml 3,1 (// au § 8 : Lc 1,76), comme l'ont été le patriarche Joseph (Gn 45,7 et // — cf. BC I *, p. 184), les prophètes (// Is 6,8 Jr 1,9 Ez 2,3 Jr 7,25), comme doit l'être le Christ lui-même (cf. § 78 : Jn 3,17): l'initiative est bien de Dieu, menant l'histoire vers son Salut, qui est le Verbe incarné, l'Agneau de Dieu qui enlèvera le péché du monde et ses ténèbres.

Origène: il, 24 (PG 14,164): « Advint un homme envoyé de Dieu. » D'où Jean fut-il envoyé? Il est écrit dans le prophète Isaïe : « Qui enverrai-je, pour aller vers ce peuple ? » Et le prophète répond : « Me voici ! Envoie-moi ! » (Is 6,8). Le prophète ne fut pas envoyé d'ailleurs ; mais il fut envoyé après avoir vu le Seigneur siégeant sur son trône de gloire. Et Jean: « Celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau m'a dit... » Dieu lui a parlé quand il l'a envoyé baptiser ; mais d'abord: Jean vint à l’existence, sans avoir d'autre cause de sa venue que de « rendre témoignage à la Lumière ». Gabriel dit qu'il fut rempli de l'Esprit Saint dès le sein de sa mère. Et Elisabeth : « Dès que ta voix, qui me saluait, est parvenue à mes oreilles, l'enfant a tressailli de joie dans mon sein. » N'oublions pas non plus qu'il est écrit: « C'est lui, < Elle qui doit venir >. »

Ce sont toujours des saints, qui sont envoyés par Dieu : Isaïe, dont nous parlions plus haut; Jérémie : « Vers tous ceux à qui je t'enverrai, tu iras » (Jr 1,7); Ezéchiel : « Voici : Je f envoie à des nations rebelles, qui ne croient pas en moi » (Ez 2,3).

Augustin: Traité 2,5 (PL 35, 1391): Parce que le Christ se montrait homme, et qu'en lui Dieu restait caché, un homme fut envoyé devant lui, prophète magnifique:... «pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous croient par lui ». Un homme, rendre témoignage à la lumière! Qu'il est grand, ce Jean! « Il vint pour rendre témoignage à la lumière, la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde ». Tout homme venant en ce monde? Donc, Jean aussi. La vraie lumière illuminait celui quelle avait choisi comme précurseur. Le Verbe venait vers des esprits malades, vers des coeurs blessés : il voulait se montrer à des âmes aveugles. Comment faire voir à l'âme l'être par excellence ? Eh bien, comme il arrive lorsque les premiers rayons de l'aurore s'arrêtant sur un corps nous font comprendre que le soleil se lève. Même les yeux malades sont capables de voir un mur éclairé, une montagne ou un arbre touchés par ce soleil que leur regard ne pourrait soutenir. Or ceux que le Christ venait visiter étaient tous incapables de le voir. Il posa sur Jean ses rayons et Jean irradié, illuminé, annonça Celui qui illumine, irradie, baigne de clarté.

Jn 1,7c — Afin que tous croient en Lui: C'est le but professé par tout l'Évangile de Jean (Jn 19,35 Jn 20,31). Or la foi est de ce que l'on ne peut connaître directement, soit par les yeux, soit par un savoir scientifique, sur preuves constatées. Elle est donc connaissance indirecte, fondée sur d'autres qui, eux, ont vu et peuvent donc témoigner. De ces témoignages-là sont nés les Evangiles, fondement de notre foi, comme l'indique Luc, au commencement de son Evangile (§ 2 *). L'Apôtre Jean lui-même a reçu l'impulsion de sa foi dans le Christ, du témoignage premier, qui est celui de Jean-Baptiste (§ 25 : Jn 1,35-39).


J. Daniélou : Jean-Baptiste, p. 111 : C'est tout le problème de la foi qui est en question. Le domaine de la foi, c'est-à-dire celui de l'intervention de Dieu dans notre existence, et singulièrement de cette intervention éminente qu'est le geste du Fils de Dieu venant chercher l'homme pour le conduire au Père. C'est un domaine auquel aucune raison ni expérience ne nous donnent accès. Il est folie pour la sagesse des philosophes et scandale pour la justice des pharisiens. L'objet de la foi est invraisemblable. Il est normal que la raison s'y refuse. Je dirais qu'il est bon que la raison en nous s'y refuse, car elle nous oblige à ne pas faire de notre foi affaire de sentiment ou de coutume. Elle nous oblige à en dénuder le fondement, à chercher s'il y a un fondement.

... Or ce fondement existe. Il y a un roc inébranlable sur lequel elle repose. Et ce roc est le témoignage, en particulier le témoignage de Jean le Baptiste.

Jn 1,7A. Feuillet : Prologue, p. 60 : Témoignage et foi sont des notions corrélatives, et ici la seconde proposition finale est dépendante de la première (« Il vint pour le témoignage... afin que tous croient ») : < pisteuein > dépendant de < marturein >. « Le témoignage est l'affirmation de celui qui voit devant ceux qui ne voient pas ; la foi est l'adhésion intellectuelle de celui qui ne voit pas au témoignage de celui qui voit » (M.E. Boismard, p. 41-42).

Dans le quatrième Evangile, à Jésus qui est lui-même un témoin venu du ciel, attestant ce qu'il a vu et entendu auprès du Père, rendent témoignage tour à tour le Baptiste, les oeuvres du Christ, les Écritures, le Père, l'Esprit Saint, les Apôtres. Tout ce faisceau de témoignages est destiné à corroborer celui de Jésus, qui est une révélation des mystères du monde divin.


Jean-Baptiste nous est donc premièrement présenté par l'Évangile de Jean comme le témoin du Christ-Dieu (Lumière) ; et il accomplit ce témoignage, en l'annonçant comme précurseur, en convertissant les coeurs comme prédicateur de la pénitence, en ouvrant la voie sacramentelle comme baptiste, en désignant l'Agneau de Dieu à ses disciples comme l'ami qui s'efface devant l'Époux, enfin en maintenant les exigences morales, contre la débauche d'Hérode, jusqu'à en mourir.

Appuyé sur toute sa vie, le témoignage de Jean-Baptiste est d'un poids d'autant plus décisif: les dires du témoin doivent en effet, pour être vraiment crédibles, se trouver corroborés par sa vie entière et au besoin par sa mort. « Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger » (Pascal). D'où le nom de < Martyrs > donné à ceux qui ont préféré mourir que de renier leur foi. Par sa vie comme par sa mort, Jean-Baptiste est bien ce témoin de la Lumière, et notre modèle, à nous qui sommes chargés de transmettre à notre tour le témoignage et la foi que nous avons reçus des Apôtres :

J. Daniélou: Jean-Baptiste, p. 124: Son témoignage nous enseigne ce qu'est le témoignage, ce que doit être notre témoignage. Il nous fait comprendre d'abord que c'est dans la mesure où notre foi est totale, c'est-à-dire où toute notre intelligence, et toute notre volonté, toute notre personne, sont totalement engagées sur la parole de Dieu que notre parole pèse du poids même de la personne. Il nous enseigne ensuite que ce qui fait que notre vie témoigne de la vérité de Jésus, c'est que, notre vie étant livrée sans réserve à Jésus, Jésus se manifeste par les oeuvres qu'il opère en nous. Tout se ramène donc à la foi. C'est dans la mesure où nous vivons dans /' univers de la foi que nous éveillons les autres à l'univers de la foi. Des êtres imparfaits, pleins de défauts, mais qui vivent de la foi, peuvent éveiller à l'univers de la foi. Sa lumière éclatante brille déjà sur le cimetière de nos résolutions. Combien brille-t-elle davantage en celui que l'Esprit a saisi et transformé.

Jn 1,8 — Non pas la Lumière, mais son témoin. Jean-Baptiste lui-même a dénoncé la méprise. Mais ses disciples semblent n'avoir pas toujours eu même sagesse et humilité (§ 19 : Jn 1,19-21, et § 79 : Jn 3,22-30). Peut-être même certains refusèrent-ils d'abandonner le Précurseur pour Jésus, puisqu'à Ephèse, Paul trouvera encore une douzaine de disciples, qui ne connaissent que son baptême de pénitence (Ac 19,1-7). Et peut-être cela explique-t-il la mise en garde que constitue ce v. 8 ? À moins que ce ne soit une simple transition vers le v. 9, où l'on revient à la Lumière 1

En tous cas, il faut remarquer la place — étrange — à laquelle se trouvent insérés ces v. 6-8 dans l'hymne au Verbe, à un moment où n'est encore envisagée que son action illuminatrice universelle (v. 4: « lumière des hommes »; v. 9: « tout homme »), et non pas relativement à la venue du Verbe incarné (comme le fera précisément la seconde mention du précurseur, au v. 15). Jean veut-il nous indiquer par là que le rôle de Jean-Baptiste n'est pas seulement historique et donc limité au temps qui précède immédiatement le Christ, mais qu'en lui se personnalisent et se récapitulent les innombrables « témoignages à la Lumière » suscités par Dieu dans l'Ancien Testament et même, plus généralement « à tout homme », par les autres traditions religieuses de l'humanité? C'est ce qu'en tous cas semble indiquer le verset suivant (v. 9).

Jn 1,9-10 — Les v. 6-8, sur Jean-Baptiste, nous ont renvoyés, de par son témoignage même, au Verbe-Lumière (v. 8). Les v. 9-10 reprennent donc la suite des v. 4-5, en les récapitulant comme le v. 2 fait du v. 1.

D'abord, par le retour à l'éternel: < était >, placé en tête du v. 9. Aussi, bien que l'on puisse comprendre : La vraie Lumière était, semble-t-il davantage dans le mouvement de cette hymne de garder comme sujet de cet être éternel, ce même Verbe précédemment révélé comme Dieu, Créateur, Vie et Lumière: « < Il > était la Lumière ».

La Lumière — la vraie: Première rencontre de cet adjectif: < Alèthinos >, qui signifie non pas seulement « la qualité de celui qui ne ment pas » — rendue par : < Alèthès > — mais « la qualité de celui qui accomplit ce que signifie son nom » (M.E. Boismard, p. 48).


Celle qui illumine tout homme, en venant dans le monde : ce participe peut se rattacher soit au sujet (celle = le Verbe-Lumière), soit au verbe (« illumine en venant »), soit au complément (« tout homme venant en ce monde »). Mais il y aurait peu de conséquence à insister sur le fait que la Lumière vient en ce monde, dans un contexte immédiat où il s'agit de Lumière éternelle (v. 9a: était) qui « est éternellement dans le monde », comme Créateur (v. lOa-b). D'autre part, « tout homme venant en ce monde » serait soit une tautologie, soit une assertion trop restrictive (La Lumière éclaire tout homme non seulement quand il vient en ce monde, mais après). Reste donc: « Le Verbe illumine en venant dans ce monde ».

Comme le remarque A. Feuillet, la proposition participiale, si elle reste un peu embarrassée, a l'avantage qu'elle « peut revêtir des sens multiples, et exprimer les diverses circonstances de temps, de cause, de condition, de but... » (Prologue: p. 64). C'est en effet de toutes ces manières que le Verbe illumine: dès que, chaque fois que, parce que, à condition que... il y vient, et même pour y venir. Sa venue illumine, et toute illumination est une « venue » du Verbe, même incomplète ou encore voilée — et cela pour « tout homme ». C'est en venant qu'il nous illumine.

De ces « venues dans le monde » du Verbe-Lumière, l'Incarnation est bien entendu celle qui sera totalement décisive, comme Jésus l'affirme à différentes reprises (Jn 3,19 Jn 3,39 Jn 12,46). Mais en ce verset 9 du Prologue, nous sommes encore en deçà (puisque « le Verbe fait chair » sera évoqué au v. 14 seulement), et même, en une perspective plus universaliste que celle de la Révélation au seul Peuple d'Israël, que Dieu a choisi comme spécialement sien (la mention sien ne viendra qu'au v. 11).

Ce verset 9 révèle donc non seulement les « Venues du Verbe » dont parlait Origène (p. 5), mais toutes ces illuminations qui ont permis aux païens eux-mêmes d'accéder au moins partiellement à la Vérité — et donc, pour autant, au Christ lui-même. Sur ce point, cf. l'oeuvre de Dom Casel.

La Tradition chrétienne a tôt admis ce qu'il pouvait y avoir de vrai, de bon, d'admirable et de salutaire chez les païens, philosophes, poètes ou hommes de bien, « à cause de la semence du Verbe insérée en tout homme » (Justin, vers 150 ou 160 de notre ère).

Justin : 2° Apologie, 10,1 ; 13 (PG 6, 460 et 465) : Tout ce que les philosophes et les législateurs ont jamais pu trouver ou exprimer de beau, ils l'ont élaboré après avoir trouvé et contemplé en partie le Logos... Nos dogmes se montrent [pourtant] plus élevés que toute doctrine humaine; car tout ce qui appartient au Logos est le Christ lui-même, qui est apparu pour nous corps, Logos et âme...

Ce n'est pas que les enseignements de Platon soient étrangers au Christ; mais ils ne lui ressemblent pas tout à fait — comme d'ailleurs ceux d'autres stoïciens, poètes et écrivains [divers] : car chacun d'eux voyant en partie le fruit du Logos divin — Logos [qui joue pour ainsi dire le rôle de] semence — l'a exprimé avec bonheur.

De même, sous la figure mythique de Penthée, roi de Thèbes qui, s'opposant au culte de Dionysos, fut déchiré par les bacchantes, Clément d'Alexandrie voit dans les philosophies rivales, le démembrement de la Vérité totale, qui est le Verbe de Dieu :

Clément d'Alexandrie : Stromates I, 13 (se, p. 91): La vérité étant donc une — car quant au mensonge, il a des milliers d'échappatoires — les écoles philosophiques, soit grecques soit barbares, ont fait comme les Bacchantes déchiquetant les membres de Penthée ; et chacune donne pour vérité plénière le fragment qu elle a reçu.

On pourrait donc démontrer que tous tant qu'ils sont, Grecs ou barbares, ceux qui ont tendu au vrai possèdent quelque chose de la Parole de vérité, les uns plus, les autres moins. Si en effet la durée du temps fait à peu près coïncider, durant un instant très court, l'avenir, le présent et le passé, à bien plus forte raison la vérité est-elle encore plus puissante pour rassembler ses propres semences, même si elles sont tombées sur la terre étrangère. Parmi les enseignements des sectes — de celles qui ne sont pas absolument sourdes et coupées du bon sens naturel, dépeçant la Parole comme les femmes en délire dépecèrent le mâle — un grand nombre, même s'ils paraissent différer entre eux, se reconnaissent comme descendant de la vérité totale.

Ainsi la philosophie, tant barbare que grecque, a fait de la Vérité éternelle un démembrement : non pas celui de la légende de Dionysos, mais celui de la Parole qui est éternellement. Et celui qui rassemble à nouveau les fragments dispersés, et les ramène à V unité, contemplera [en eux] sans danger — sache-le bien — la Parole intégrale, la Vérité.

Mettant ce v. 9, ainsi que le v. 13 de ce Prologue, en // avec Rm 2,14-16 Rm 2,25-29, A. Feuillet fonde sur la Révélation du N.T.lui-même cette confiance de la plupart des Pères grecs (et encore du Concile d'Arles, vers 475), dans le Salut des païens quand ils suivent les lumières de leur conscience, et qu'ils ont ainsi adhéré, même obscurément, au Christ, Verbe et source de toutes ces lumières.

A. Feuillet: Prologue, p. 173-74: D'après ces passages (de Rm 2), l'inscription de la loi dans les coeurs, qui est d'ailleurs une caractéristique de la Nouvelle Alliance (2Co 3,2-3 Rm 7,6 He 10,16), ainsi que la circoncision spirituelle, désignation du baptême en Col 2, 11-12, peuvent être déjà dans une certaine mesure l'apanage des païens qui ne connaissent pas le Christ; en raison de leur valeur morale, ces Gentils s'opposent aux Juifs infidèles, comme l'esprit s'oppose à la lettre!... Par une autre voie, le prologue du 4° Evangile rejoint la perspective de Rm 2. En effet le v. 9 nous apprend que l'action illuminatrice du Logos s'étend à tous les hommes sans exception, et le v. 13 qu'il y a une appartenance à Dieu, une certaine filiation divine qui précède et conditionne la foi explicite au Christ (voir v. 13 *)... Nous constatons ainsi qu'avec une terminologie différente Paul et Jean nous disent la même chose.

Cette Révélation du Salut des païens a pu être obscurcie par la suite, et notamment du XVI° au XIX° siècle, par l'insistance sur la corruption de la nature humaine. Mais Vatican II l'a fort opportunément rappelé, dans Lumen Gentium : Tout ce qui se trouve de bon et de vrai [chez les non-chrétiens], l'Église le tient pour une préparation évangélique, et comme donné par Celui qui illumine tout homme pour qu'à la fin il ait la vie (n° 16).

Mieux encore, dès le début du II° siècle, Ignace d’Antiocheopposait au risque de matérialisation pour qui est livré aux convoitises du monde, son désir passionné d'être à Dieu, afin de « recevoir la pure Lumière ». Alors, écrivait-il aux Romains, «je serai un homme » (aux Romains 6,2 — Funk I, 260). Ainsi, à ses yeux, ce qui fait un homme, c'était de s'ouvrir à l'illumination intérieure du Verbe et de la Sagesse de Dieu !

Jn 1,9 // Is 8,23-9,1 — Bien que cette prophétie vise directement la naissance du Christ, le dernier verset du ch. 8, qui l'introduit, montre bien que cette « vive lumière » (« Il était la Vie et la Lumière »), donnée en cet enfant nommé « Dieu Fort », illumine non seulement Israël mais « le peuple » des païens.

- // Rm 2,14-15 Rm 2,28-29, ci-dessus A. Feuillet.

Jn 1,10 — Reprend à son tour le début du v. 9 : « Il était, avec cette précision: dans le monde. Omniprésence de la Sagesse, déjà chantée par l’A.T. (// Sg 8,1 et Si 24).

Le monde : dès ce Prologue apparaît la complexité de ce que Jean désigne quand il parle ainsi du < monde > :

- Fondamentalement, c'est le monde tel que créé par le Verbe (v. lOb et 3). De ce fait, comment ne serait-il pas « très bon » aux yeux de Dieu (Gn 1,31) !

— Mais, de ce monde, ce sont les hommes qui sont visés en première ligne, puisqu'eux seuls peuvent « connaître » Dieu ou non. Si Jean les appelle < monde >, c'est à la fois comme solidaires de la création tout entière, que leur tâche aurait été précisément d'offrir en louange à Dieu le Créateur; et aussi parce qu'il s'agit encore à ce verset des hommes du monde entier (par opposition au v. 11). Donc de tous les païens aussi.

— Cette méconnaissance de Dieu, ou sa déformation par l'idolâtrie, corrompt non seulement les hommes, mais la création tout entière, de par cette solidarité même (Rm 8,19-22). De là vient la note péjorative qui s'attache à ce < monde > égaré, détourné, ou même parfois dressé contre Dieu. Mais ici encore, les hommes restent en premier plan.

— Cette vision réaliste du monde et des hommes n'entraîne pourtant pas, de la part de Dieu — ni de ses disciples — une condamnation, encore moins mépris, haine ou retrait. Tout au contraire, Dieu envoie son Fils pour sauver ce < monde > (Jn 3,17), et pour qu'il « ne perde rien de ce que le Père lui a donné » (Jn 6,39).

— Jn 1,10c — Et le monde ne l'a pas connu: L'oracle de Jérémie au roi Joiaqim (// Jr 22,15-16) dit bien en quel sens: non pas tellement spéculatif que pratique. Ainsi Bossuet mettait-il en garde ses contemporains contre « l'athéisme pratique » de leur conduite. On passe d'ailleurs facilement de l'un à l'autre, soit que la méconnaissance de Dieu entraîne la perversion des moeurs, comme le dit Paul aux Romains (// Rm 1,19-24 — encore développé aux versets 26 à 32), soit que par contre l'inconduite se justifie ou se sécurise par la négation de Dieu: « S'il n'existe pas, tout est permis » (Dostoïevski).

C'est l'enseignement constant de la Bible que même l'intelligence la plus déliée ne saurait < comprendre > Dieu, sur cette terre. C'est plutôt en pratiquant soit la loi naturelle (pour les païens — cf. // Rm 2, soit la Loi de l'Alliance (pour Israël, durant l’A.T...), et maintenant, pour nous, en suivant l'enseignement du Christ et son exemple, que l'on peut « connaître Dieu », comme voit « par derrière » celui qui marche à la suite de son guide (cf. l'image d'Exode 33,21-23

- Bc I *, p. 269, Grégoire de Nysse).

Le Verbe est là, de soi illuminateur. Encore faut-il être ouvert à sa Lumière, non seulement par une recherche intellectuelle, mais dans l'humilité d'une vie conforme à la conscience. Nous n'avons pas à en craindre les limites ou les blessures, car la Lumière peut éclairer même nos ténèbres, mais bien plutôt une mauvaise volonté obstinée comme le fut celle de Lucifer. « En tombant », il entraîne dans ses ténèbres, lui dont le nom est pourtant de Lumière, ceux qu'il a trompés.

Augustin : Traité 2,8 (PL 35,1392) : « Il était dans ce monde ». Il y était par sa divinité, il y est venu par la chair. Il est ici, aujourd'hui même, et il y était; éternellement il est ici. Jamais il ne se retire, nulle part. Prends les moyens de voir cette lumière qui ne s'éloigne jamais de toi. Ne la déserte pas, et elle ne t'abandonnera pas ; ne tombe pas, et elle n'aurapas de déclin pour toi. Si tu tiens bon, elle te reste présente. Mais tu n'as pas tenu: souviens-toi d'où tu es tombé, d'où il t'a jeté, celui qui est tombé avant toi... Et maintenant que te voilà par terre, blessé dans ce coeur qui aurait pu voir la lumière, le Verbe vient à toi sous la forme où tu peux le voir : il se présente comme un homme, au point d'avoir besoin d'une caution. Dieu prend un homme à témoin: c'est dans l'intérêt de l'homme qu'il le fait, tant nous sommes infirmes: à l'aide d'un flambeau nous cherchons le jour.

(Rm 2,11Pl 35, 1393) « Le monde ne l'a pas connu ». < Le monde > désigne les âmes que le monde a séduites, ceux qui pour leur amour du monde sont appelés < le monde > ; de même qu'en disant < mauvaise maison > ou < bonne maison >, nous n'accusons pas les murailles. Le monde mauvais, c'est ceux qui aiment le monde; ceux qui ne l'aiment pas n'y habitent que par leur chair; de coeur, ils habitent le ciel.

Jn 1,11 — Il est venu dans sa propre maison... et les siens... : La présence du Verbe se précise : créatrice du monde, illuminatrice de tous les hommes, elle a choisi de se révéler plus expressément au peuple issu d'Abraham, que Dieu a fait sien: « Ils seront mon peuple et je serai leur Dieu (Gn 17,7-8 — BC I *, p. 101 ; Ex 19,5 — BC I *, p. 247 ; Dt 7,6 etc...). C'est d'ailleurs le même processus que chantaient les éloges de la Sagesse, tels que Si 24: Elle règne bien « en tout peuple et nation » (v. 6), mais pour « s'établir en Jacob et entrer dans l'héritage d'Israël » (v. 8-12), au point « d'y fixer sa tente », image qui sera reprise à dessein par Jn 1,14 pour dépeindre la présence définitive, totale et donc unique du Verbe dans le monde, par l'Incarnation. Ici, pourtant, en ce v. 11, il s'agit encore, plus généralement, de toutes ces « venues du Verbe » dont parlait Origène (Jn 1,1, « Génération du Verbe », p. 5) — et // He 1,1-3.

Et les siens ne l'ont pas reçu : En conséquence, le rejet visé ici n'est pas celui du Christ par les Juifs, tel qu'il ressortira précisément de la suite de cet Évangile. Encore moins serait-ce le refus d'hébergement à sa nativité (Lc 2,7 *). Israël n'a pas < reçu > le Verbe chaque fois qu'il a refusé d'entendre les prophètes envoyés par Dieu pour lui rappeler les engagements de l'Alliance. Entre tant d'autres exemples, choisissons l'histoire de ce roi Joiaqim (// Jr 36,1 Jr 36,4 Jr 36,21-24), puisque Jérémie lui reprochait de « n'avoir pas connu » Dieu, comme l'avait fait son père Josias (// Jr 22,15-16).

Jn 1,12) — Contrepartie positive au v. 11 : « Les siens ne l'ont pas reçu; mais tous ceux qui l'ont reçu ». Il y en a donc? — Beaucoup, et même plus encore ! « Tous ceux », en effet doit s'entendre avec la nuance: aussi nombreux soient-ils : « perspective indéfinie : personne n'est exclu du salut proposé à tous » (Lagrange).

Comment reçu ? — Par la foi : ceux qui croient en Lui, vient en // avec « ceux qui l'ont reçu ». C'est constant, pour Saint-Jean: on retrouve ce couple « recevoir-croire » en Jn 3,11-12 Jn 5,43-44 Jn 12,46-50 Jn 12, c'est en Prologue que la correspondance est plus évidente. Si en effet on parle du Verbe, Lumière proposée aux hommes, qu'est-ce que recevoir cette Parole sinon l'entendre, et y adhérer? Comment se laisser illuminer par elle, sinon en ouvrant l'esprit (de la foi) à l'éclairage nouveau qui nous révèle toute la réalité de l'amour divin et du monde, telle que Dieu la voit?

Notons encore : croire non seulement à ce qui nous est révélé, mais croire en Lui: notre confiance n'est pas (pas directement) dans l'Évangile résumé en < Credo >. C'est en Lui : notre confiance vient de ce que c'est Lui qui nous le dit ; et parce qu'il le dit, nous croyons à ce qui, autrement serait inaccessible ou bien sujet à caution. Mais justement, la caution, c'est Lui ! comme s'en rendait compte ce petit garçon répondant à son catéchiste : « Faut bien que ce soit Lui pour qu'on y croie ! »

Plus exactement, Saint-Jean écrit: « qui croient en son Nom ». Entendons, comme d'ordinaire dans la Bible, au sens où le Nom, c'est l'être même. Et de quel nom est-il appelé ici ? — Le Verbe-Lumière, révélateur du Père directement inconnaissable (v. \%). Tout ce Prologue est écrit « pour que vous croyiez », non moins que tout l'Évangile (// Jn 20,31 — avec retour de l'expression « en son Nom », pour la vie filiale, issue de la foi en son Nom).

Tous ceux, autant qu'ils sont, qui reçoivent le Verbe en croyant, « Dieu leur donne le pouvoir de devenir enfants de Dieu ». « Donne pouvoir » peut s'entendre en deux sens: donner possibilité de... et: donner le pouvoir de décider librement. Dans le premier cas, c'est une simple redondance, et l'on peut en faire l'économie en traduisant: « il donna de devenir... » (Boismard). Suivant notre parti avoué, nous préférons comprendre, uniquement ce que disent les textes et chacun de leurs mots, certes ! mais dans leur sens le plus plein, persuadés que le langage humain doit faire jouer à l'extrême ses virtualités pour indiquer dans quel « sens » (direction) se trouvera une Réalité divine qui est, par définition, toujours « au-delà ».

Le P. Boismard lui-même admet d'ailleurs que « dans la langue de Saint-Jean le pouvoir (< Exousia >) n'indique pas une simple potentialité, une possibilité quelconque, mais vraiment la maîtrise que quelqu'un exerce à l'égard d'une chose... (Jn 10,18 Jn 19,10 Jn 17,2 Jn 5,27). En ce sens, reconnaît-il, « il ne serait pas impossible que saint Jean ait voulu noter ainsi la coexistence de la liberté humaine sous l'influx de la grâce ». Mais pourquoi donc hésiter, comme si l'Apôtre inspiré n'avait pu laisser entendre le mystère de grâce et de liberté que les théologiens auront, il est vrai, tant de peine à définir par la suite, sans amoindrir ni l'une ni l'autre? L'interprétation du v. 13, qui fait corps avec le v. 12, apportera un argument de plus en faveur de ce sens.

En tous cas, devenir « enfants de Dieu » est bien dans la ligne de toute l'Alliance, ancienne et nouvelle: Dieu tient Israël pour son fils, et fils « premier-né » (// Ex 4,22 Sg 18,13 Dt 14,1-2), tout en lui laissant le pouvoir de ratifier ou non cette Alliance, et d'être fidèle ou non à devenir — à être dans leur existence temporelle, donc dans leur histoire personnelle ou globale — enfants de Dieu. À plus forte raison dans le N.T., surtout dans Saint-Jean et les Épîtres de saint Paul (cf. // 1Jn 3,2 — avec la même note de « devenir » ; et Ga 3,26-27 — « par la foi »).

Jn 1,13 — C'est une apposition au v. 12. Mais à qui se rattache-t-elle? 2 solutions :

— à ce qui précède immédiatement : « en son Nom » ; donc le Verbe lui-même, « Lui qui... n'est pas né de... mais de Dieu » (voir tous les arguments pour, dans Boismard, p. 54-58).

— à « ceux qui croient : ceux-là sont nés de Dieu ». Avec A. Feuillet (Prologue, p. 81-90), nous suivons le texte donné par tous les manuscrits grecs. Or il est au pluriel, désignant par là « tous ceux qui sont nés de Dieu », dont le premier est le Christ, bien entendu ! mais dont parleront plus expressément les v. 14-18. Quant à préciser qu'il est né de Dieu et non de l'homme, n'était-ce pas dit dès le premier verset, et de façon si transcendante qu'il paraîtrait bien grossier d'ajouter ensuite : vous savez, ce n'est pas du sang ni du désir humain que vient ce Dieu...

La difficulté, qui explique le recours à la solution du « Lui qui... », c'est qu'il semble y avoir au moins doublet entre < devenir enfants de Dieu > et < nés de Dieu > ; et même une certaine contradiction, si < devenir enfants de Dieu > est de l'ordre à-venir, alors que < nés de Dieu > est un passé (aoriste), désignant donc un déjà-fait: « On ne devient pas enfant de Dieu quand on l'est déjà », objecte le P. Lagrange.

Mais l'apparente contradiction s'explique par l'enseignement commun, et fondamental, de Saint-Jean et de Saint-Paul. « Dieu nous a aimés le premier » (1Jn4,10) ; sa grâce est donc prévenante : « Nul ne peut venir à moi si le Père ne l'attire » (6,44); pour entendre la Parole (= la recevoir = croire), il faut être « de Dieu » (8,47) ; pour croire, il faut être de ses brebis (10,26) ; etc... C'est le même amour éternel, et donc préalable, que chante saint Paul en une succession de verbes qui font passer de cette éternité à la réalisation temporelle, puis à l'éternisation de cette naissance à la filiation divine (// Rm 8,29-30, on y retrouve la multitude de « tous ceux qui... », les thèmes de la « naissance », « à l'image du Fils », avec en perspective cette « gloire » divine qui est celle du Père et donc de son Fils (Jn 1,14).

C'est ce qu'on appelle, d'un mot-piège, < prédestination > (Cf. Bc I *, p. 132). Car si le Dessein de Dieu embrasse d'un seul coup d'oeil, éternel, (et non pré-voit) les tenants et aboutissants de sa création, Jean nous précise que cette vocation par le Père à devenir ses fils (à l'image de l'Unique), inclut à la fois notre liberté (ce pouvoir de choix, < Exousia >), et le travail qui nous incombe pour devenir enfants de Dieu.

Car s'il est vrai que l'amour de Dieu nous fait naître à la vie filiale par le baptême, il n'est pas moins vrai que, même à Nicodème, Jésus ne parle pas du sacrement (Jn 3,5) indépendamment de la foi en son Nom (Jn 3,5 et 11-16). Or, si le baptême est reçu une fois pour toutes, la première étincelle de foi qui porte à demander le baptême doit si bien embraser le coeur du catéchumène, précisément par le sacrement, que le feu de la foi éclaire toute sa vie. D'où la réponse prévue par l'ancien rituel pour celui qui vient recevoir le baptême, à la question initiale du prêtre : « Que demandez-vous ? — La foi, et la vie éternelle ! » Aussi bien, n'est-ce plus aujourd'hui que l'on aurait peine à concevoir notre condition, tant surnaturelle que naturelle, comme évolutive: grâce à quoi nous pouvons devenir avec le temps, ce que nous sommes déjà, au départ, mais encore virtuellement. C'est ce que, d'ailleurs, Jean déclare (// 1Jn 3,2), et que Jean Chrysos-tome développe :

Chrysostome: Sur Jn, Hom. 10,2 (PG 59,76; Vives, 13,321): Pourquoi l'Évangéliste n'a-t-il pas dit : « Il les a faits enfants de Dieu » — au lieu de dire : il leur a « donné le pouvoir » de devenir enfants de Dieu ? L'Évangéliste montre qu'il faut beaucoup de zèle pour conserver toujours sans tache ni flétrissure l'image de l'adoption imprimée en nous.

Il exprime en même temps que personne ne pourra nous ôter ce « pouvoir », si nous ne prenons les devants en nous dépouillant nous-mêmes. Car ceux qui reçoivent des hommes une autorité sur quelque affaire possèdent leur « pouvoir » dans la mesure et aussi longtemps que le veulent et que vivent ceux qui le leur ont donné: à plus forte raison, hormis le cas où nous ferions quelque chose qui soit indigne de ce « pouvoir », nous garderons le pouvoir d'être enfants de Dieu envers et contre tous, dans la mesure même où Celui qui nous le met entre les mains est plus grand et meilleur que tous.

Et l'Évangéliste veut encore faire savoir que la grâce ne vient pas n'importe comment sur n'importe qui, mais à ceux qui apportent leur bonne volonté et leur zèle. Car « devenir enfants de Dieu » est en leur pouvoir, dans le « leur » [qui leur est donné]. S'ils n'apportent pas leur volonté, le don ne vient pas, l'oeuvre ne se fait pas.

Ainsi, dans ces deux versets, se trouve indiqué l'équilibre délicat entre sacrement et foi, grâce et liberté, qui sera défini plus explicitement, mais dans la même ligne, par le Concile de Trente, à propos de la Justification et des Sacrements.

Mais en outre, ce v. 13 procède par antithèses: « ceux qui ne sont pas nés du sang, ni d'un désir de la chair, ni d'un désir d'homme ». On peut penser avec A. Feuillet que Jean désigne par: le sang, l'appartenance biologique à la race d'Abraham: pour nous avertir qu'à elle seule, elle n'assure pas la naissance comme « enfant de Dieu » (cf. Jean-Baptiste, en Mt 3,9 Jésus, en Jn 8,37-47 et saint Paul, en Rm 4,11-17). Le désir de la chair n'a pour fruit que la génération humaine, et encore: soumise à la chair, c'est-à-dire à la condition de créature, bonne mais blessée par la faute d'Adam. Le désir de l'homme désigne peut-être des aspirations encore plus générales, et profondes: mais < naître de Dieu > dépasse même les ambitions les plus folles du coeur humain.

D'où vient donc cette naissance? Du Verbe lui-même, de la Sagesse éternelle, toute prête à se laisser contempler (// Sg 6,12). À ceux-là, elle inspire le même désir qu'au roi Salomon, de prier pour la < recevoir > (// Sg 8,18-21 Sg 9,1-10):


D. Barsotti : Le Livre de la Sagesse, p. 115 : Sur cette prière de Salomon : « Dieu des pères, et Seigneur de miséricorde! » Cette invocation résume l'expérience d'Israël: c'est en vertu de l'Alliance entre ce Dieu et son peuple, que l'homme l'invoque... Non seulement l'expérience du passé justifie la prière d'aujourd'hui, mais la prière d'aujourd'hui, par la réponse que Dieu donnera cette fois-ci — car Israël formule ici sa dernière prière inspirée — devra être le sceau de toute l'histoire d'Israël.


Car le Livre de la Sagesse est le dernier en date des livres de l'Ancien Testament ; et en disant que cette < prière de Salomon > est la dernière prière d'Israël, je voulais dire que la réponse à cette prière sera exactement l'Incarnation de la Sagesse divine. Le Dieu des pères va accomplir maintenant la Promesse faite à Israël; maintenant il va répondre à la prière d'Israël, à l'espérance d'Israël, en descendant lui-même, en envoyant vraiment la Sagesse pour qu'elle se fasse la compagne de l'homme dans son cheminement...

C'était un pieux Juif qui priait, mais avec lui priait toute l'humanité: « Mande-la, de ton ciel de sainteté! »... L'Alliance avec Dieu se ratifie dans l'union de l'homme avec la Sagesse divine, pour l'éternité. La Sagesse divine est le « Dieu avec nous » qu'avait annoncé Isaïe.

Grâce à elle, « amis de Dieu et prophètes sont rénovés » (// Sg 7,27), et peuvent filialement continuer l'oeuvre créatrice et rédemptrice du < Père des Lumières > (// Sg 9,1-10 et Jc 1,18), à l'image du Fils (Jn 5,17).

C'est qu'en eux, le Verbe, la Parole devient semence (< semen >) salvatrice (Jc 1,21). Et pour que cette Parole — Verbe — Lumière — Sagesse puisse être pleinement entendue, reçue, crue, et par conséquent devenir génératrice de vie éternelle, l’A.T. implore que les cieux se déchirent (comme au baptême du Christ, modèle du nôtre), et qu'elle « descende » (// Is 63,19) ; par l'Incarnation, bien sûr ! (v. 14). Comme en écho pourtant, le N.T.lui-même se termine sur une semblable imploration: « Oh oui! Viens, Seigneur Jésus! » (Ap 22,20). Afin que tout s'accomplisse par le double avènement du Christ, à Noël et à la fin des temps.

Les v. 12-13 appellent donc « l'admirable échange » des v. 14-18, que chantent la liturgie de Noël et toute la Tradition, tant orientale qu'occidentale:

Prière orientale des Eglises: Temps de Noël et de l'Epiphanie (i, p. 131.137 ; 35.16 ; 36.91) : Lumière de lumière qui as éclairé de ta lumière tous ceux qui se tiennent dans les ténèbres, éclaire aussi nos esprits et nos coeurs par la Manifestation de ce saint jour. Pasteur si bon qui es venu à notre recherche par ta grâce, qui as rassemblé notre dispersion par ta sollicitude, qui as ramené notre égarement par ta bonté, qui as réjoui notre tristesse par ta joie et dissipé nos angoisses par ton espérance... Fils admirable, Seigneur de tout, Toi 23 que ton Église adore, garde-nous dans ta lumière.

O Verbe, ami des hommes, donne-nous ton Esprit,

Le don de ton Royaume, la demeure du Père.

Toi, notre chemin dans la foi, l'ardeur de notre espérance,

À chaque étape sois notre victoire dans l'amour.

O Toi, Splendeur du Père, tous les hommes te cherchent : Sois attentif à tous, viens, ne tarde pas. Le gémissement de tes pauvres, ne l'entends-tu pas, Toi qui nous as cherchés quand nous étions perdus.

Toi qui jaillis du Père, Lumière inaccessible, Rayonne en notre nuit, de la Vierge Marie : Par elle tu deviens l'un de nous. Révèle-toi à tous, Seigneur, hâte-toi.

Tu fais de nous tes fils, il n'est plus d'orphelin: Quand viendra-t-il enfin, l'Héritage pour tous ? Viens, Toi qui nous as promis de te voir Parce que tu vis et que nous vivons (Jn 14,19).

Le Christ s'approche pour nous servir; Il prend, Lui, le Créateur, la forme de sa créature. Riche de sa divinité, Il apporte au malheureux Adam une création et une naissance nouvelles.

Lui qui est invisible apparaît dans notre chair. Lui qui est engendré de toi avant tous les siècles vient sans cesse dans notre monde.

Le Seigneur plein de Sagesse vient chez Lui comme un hôte méconnaissable : accueillons-le afin de devenir les hôtes de son Paradis par la grâce de Celui qui naît dans une étable.

Augustin; Traité 2,13 (PL 35,1394): « Mais à tous ceux qui l'ont reçu... » — Que leur a-t-il donné? O volonté de Dieu qui excède nos voeux! Le Fils Unique, né de Dieu, n'a pas voulu rester unique. On voit bien des gens qui, n'ayant pas d'enfants, en adoptent, passé un certain âge, et réalisent légalement ce que la nature n'a pu obtenir; cela oui, les hommes le font. Mais si quelqu'un a un fils unique, il se réjouit doublement parce qu'un seul possédera tout, sans concurrent pour partager avec lui l'héritage et le laisser appauvri. Ce n'est pas ainsi que Dieu agit: son Fils Unique, celui-là même qu'il avait engendré et qui était son F ils au point qu'il avait tout créé par lui, il l'a envoyé dans le monde pour qu'il ne reste pas unique, pour qu'il ait des frères adoptifs. Car nous, nous ne sommes pas nés de Dieu comme cet Unique : nous avons été adoptés par la grâce de l'Unique. C'est lui, l'Unique, qui est venu solder les péchés dans lesquels nous étions entortillés ; car il ne pouvait nous adopter empêtrés comme nous étions: ceux qu'il voulait faire ses frères, il les affranchit, il les fit ses cohéritiers (Ga 4,7 Rm 8,17). Ah, il n'a pas craint d'avoir des cohéritiers! Car son héritage à lui ne s'amenuise pas au prorata des partageants. Au contraire, eux-mêmes deviennent une part de son héritage, tandis qu'il devient à son tour leur héritage (Ps 2 et 16). Possédons-le, mes frères, et qu'il nous possède! Qu'il nous possède comme Seigneur, et nous le posséderons comme le Salut qui nous est donné, nous le posséderons comme la Lumière.

(Ps 2,15 — col. 1395) : « Ceux qui sont nés non pas de la volonté de la chair ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu. » Pour que les hommes puissent naître de Dieu, Dieu lui-même a commencé par naître des hommes. Sur terre, à vrai dire, il n'a voulu qu'une mère, puisqu'il avait déjà un Père au ciel. Parce qu'il naît de Dieu, nous venons à l'être ; parce qu'il naquit de la femme, nous devenons créature nouvelle. O Homme, ne t'étonne pas d'être fait fils par grâce, puisque tu nais de Dieu selon son Verbe : le Verbe a voulu d'abord naître de l'homme, pour que toi tu naisses de Dieu en toute confiance; pour que tu puisses te dire : ce n'est pas sans motif que Dieu a voulu naître de l'homme: il faut qu'il m'ait estimé d'un grand prix, pour me faire immortel et pour naître mortel à cause de moi. Après avoir affirmé « Ils sont nés de Dieu », l'Apôtre a peur de nous trouver étonnés et craintifs devant une si grande grâce, parce qu'il nous semblerait incroyable que les hommes naissent de Dieu. Comme pour te rassurer, il ajoute alors: « Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous ». Quoi d'étonnant si les hommes naissent de Dieu ? Vois donc, Dieu est né des hommes!

Jn 1,14a — Et le Verbe s'est fait chair : C'est le même temps que pour Jean-Baptiste: « Il advint ». Toutes ces < Venues du Verbe > évoquées des v. 5 à 13, s'accomplissent en celle-ci, totale et définitive.

Verbe-Chair: < Verbe >, avec tout le poids de réalité divine et illuminatrice que nous a révélé ce qui précède. La < chair > ne doit pas être seulement comprise comme < le corps > par opposition à < l'âme >; et la théologie précisera qu'en < s'in-carnant >, le Verbe de Dieu assume bien toute la nature et la condition humaine, corps et âme. Au sens biblique, < chair > désigne « tout l'homme, mais sous son aspect périssable, éphémère » (cf. // Is 40,5-8). C'est le même vertigineux rapprochement que chante l'hymne des Philippiens (// Ph 2,6-7), qui insiste davantage sur l'abnégation qu'il demande à un Dieu, pour vivre « tout comme un homme » qu'il est devenu, Lui qui était.


Non sans peine, l'Église définira que le Christ, Verbe incarné, est Dieu et homme, sans confusion ni mélange entre les deux natures, mais dans l'unité que permet l'assomption de sa nature humaine par la Personne même du Verbe divin, sans l'intermédiaire d'une personne humaine. Ce n'est pas une subtilité indifférente pour notre vie spirituelle, car une personne humaine, limitée comme tout ce qui est humain, bornerait le Christ à lui-même, et empêcherait sa Personne divine de s'unir à nous aussi intimement qu'elle est unie à son Père — ce qui est le but même de l'Incarnation: Jn 17,23 *.

C'est le mystère que les spirituels de tous les temps n'ont cessé d'admirer et de méditer avec une gratitude sans bornes, soucieuse de ne diminuer en Jésus ni son humanité, ni sa divinité:

Urs Von Balthasar: Le Coeur du monde, p. 46: Signe incompréhensible érigé au milieu du monde, entre le ciel et la terre!... L'océan divin contraint d'entrer dans la source minuscule d'un coeur humain, le puissant chêne de la divinité implanté dans le petit vase d'un coeur de terre. Dieu trônant dans la gloire et le serviteur agenouillé dans la poussière désormais indiscernables /' un de l'autre. La conscience royale du Dieu éternel ramassée dans l'inconscience de l'humilité humaine. Tous les trésors de la sagesse et de la science divines entassés dans l'étroite cellule de l'humaine pauvreté. La vision du Père éternel enveloppée dans l'obscurité de la foi. Le roc de la sécurité divine se risquant sur les flots de l'espérance terrestre. Le triangle de la Trinité dressé sur sa pointe et prenant son appui dans un coeur humain.

Fulgence: Sermo 2 (PL 65,727): Dans le temps, il s'est fait homme, Lui qui est coéternel au Père. « Le jour éternel », qui est Père et Fils, a fait notre corps et notre âme; mais dans le «jour temporel », le Fils seul a pris notre corps et notre âme... Le Christ, « jour éternel », riche pour nous créer — Le Christ, dans le jour temporel, s'est fait pauvre pour nous racheter. Le Christ, jour éternel, Dieu de Dieu le Père — le Christ Dieu, dans le jour temporel, s'est fait homme d'une Vierge Mère. Le Christ, jour éternel, Verbe jailli du coeur du Père (Ps 45,1 — le Christ, dans le jour temporel, Verbe fait chair dans le sein d'une Vierge. Le Christ, jour éternel, vrai Dieu de vrai Dieu — le Christ, dans le jour temporel, Époux qui s'élance de la chambre nuptiale...

Pour que l'homme mangeât le pain des anges, le Créateur des anges s'est fait homme : il se donne en nourriture aux uns et aux autres : pain excellent qui nourrit les anges par la vision, pour qu'ils s'en rassasient dans la Patrie — et nous alimente ici-bas dans la foi, pour nous donner des forces dans le voyage.

Augustin: Traité 36,2 (PL 35,1663): Tout ce que vous entendrez donc d'humble et de terrestre sur le Seigneur Jésus-Christ, attribuez-le à l'économie de l'Incarnation qui le veut ainsi : tel s'est fait pour nous le Fils de Dieu. Mais en une autre forme, il nous a créés.

Tout ce que d'autre part vous entendrez sur lui de sublime, de divin, d'égal et coéternel au Père, bien au-delà de toutes les créatures, rapportez-le à la forme de Dieu, non à celle du serviteur. Si vous vous tenez à cette règle... vous ne pouvez pas tous comprendre, mais vous pouvez tous croire...


La foi catholique tient la vérité des deux natures, et prêche sa croyance : elle a l'intelligence du mystère, et sait que le Christ est Dieu et homme : les deux sont dans l'Écriture, les deux sont vrais. Si tu affirmes que le Christ est seulement Dieu, tu nies le remède qui t'a guéri ; si tu tiens qu'il est seulement homme, tu nies la puissance qui t'a créé. Tiens donc fermement qu'il est l'un et l'autre, ô âme de foi, coeur catholique ! Tiens qu'il est l'un et l'autre, crois-le, proclame-le. Le Christ est Dieu, et le Christ est homme. Mais quelle sorte de Dieu ? Egal au Père, Un avec le Père. Et quelle sorte d’homme ? Né d'une vierge, tenant de l'homme sa mortalité, sans hériter de son péché.

Athanase : De Incarnatione, 17 (PG 25,125) : Le Verbe de Dieu se trouvait dans le corps humain de telle sorte qu'il n'y était pas limité : mais plutôt il contenait en lui son corps. Il était là, et il était en toutes choses, mais il existait en dehors des essences des choses, et il se reposait dans le Père seul. À la fois il vivait comme homme, et il donnait vie à toutes choses comme Verbe de Dieu, et il était auprès du Père en tant que son Fils.

D'autre part, la chair est encore ce qui se laisse voir et toucher: cf. 14c *. De ce fait même, se trouve exclu tout < docétisme > qui tiendrait la réalité humaine du Christ pour une simple apparence. Par conséquent aussi, devenu homme, le Verbe Lumière prend corps (et âme), donc s'inscrit dans un lieu donné: Bethléem ou Nazareth, Galilée ou Judée, comme à une époque déterminée: naissant sous Hérode le Grand, mourant sous Ponce-Pilate. Autrement dit, Lui qui était, omniprésent, éternellement, sa nature d'homme le fait entrer dans l'Histoire. S'il y a un souci indéniable chez tous les Évangélistes, et chez Saint-Jean tout particulièrement, c'est de témoigner d'une vie, d'une mort et d'une résurrection qu'ils ont pu voir, toucher, et suivre à longueur de temps.

Partant, irait directement à rencontre de leur propos le plus délibéré, toute exégèse subjectiviste, c'est-à-dire déformée par des présupposés philosophiques discutables et, en tous cas, anachroniques, puisqu'ils ne s'imposèrent qu'avec l'Idéalisme du XIX° siècle, remis en question dès 1900. Sur ce point, la critique de Tresmontant (Christ hébreu, p. 203-216), d'autant plus topique qu'elle est philosophique, rejoint celle des exégètes de profession:

A. Feuillet : Prologue, p. 97: Un des plus insignes bienfaits que puisse procurer une étude prolongée de l’A.T., notamment le contact intime avec les grands prophètes, c'est défaire en quelque sorte toucher du doigt l'insertion du surnaturel dans l'histoire. Mais ce n'était là encore qu'un prélude à quelque chose d'incomparablement plus grand: seule l'Incarnation du Fils de Dieu a réalisé dans sa plénitude l'insertion de Dieu dans l'histoire humaine.

... Prétendre ramener la religion du Christ à une expérience existentielle de la Parole divine qui interpelle l'homme et l'amène à opter pour le Christ (comme le voudraient Bultmann et son école) en laissant de côté la réalité matérielle et objective de ces deux grands événements : l'Incarnation et la Résurrection, c'est là une véritable liquidation de la substance même du christianisme...

C'est en effet de la plus haute importance : notre religion n'est pas seulement une < idéologie > de plus, c'est-à-dire une systématisation toujours contestable d'idées, aussi belles qu'on les voudra; à son origine, il y a des faits, surprenants mais dûment constatés et attestés — toute la suite des Évangiles le démontrera — c'est la vie, mort et résurrection du Christ. Et tout le < christianisme > ne fera jamais qu'en tirer les conséquences.



Jn 1,14b — Et il a planté sa tente chez nous : On dresse une tente pour demeurer quelque part, au moins quelque temps... D'où la traduction classique (BJ. Tob. Beaumont) : « Il a demeuré parmi nous ». C'est d'autant plus recevable que ce mot < demeurer > est cher à Saint-Jean (1,32-33.39; 2,12; 4,40 etc...). < Habiter > indique mieux qu'il vient d'ailleurs que dans la maison où il demeure. < Séjourner > (Osty) ou < camper > (Tresmontant) en souligne le côté temporaire. Mais ce n'est pas indifférent que Jean utilise ici un mot plus rare, < Eskénosen >, et qui fait jeu de mots: non seulement avec ce qu'on appelle: la < kénose >, l'abaissement du Verbe, selon le // Ph 2,7 (< Eskénosen >), mais avec le mot hébreu < Shâkan >, d'où vient la < Shékinah >, cette présence de Yahvé à son peuple sous forme de la Gloire, que nous allons précisément retrouver en 14c-d (Sur la < Shékinah >, cf. BC I *, p. 225.254-256 ; et ici les // du paragraphe : < La Tente de la Rencontre >; cf. aussi l'expression // employée par Lc 1,35 *). Qu'il ait écrit primitivement en hébreu ou en grec, Jean ne pouvait jouer sur ce mot sans dessein d'amorcer le thème du Christ < nouveau et véritable Temple >, annoncé par Ezéchiel (40-47), comme Jésus le déclarera lui-même (Jn 2,19-22 * et 7,37-39).



Jn 1,14 c-d — Et nous avons vu sa Gloire. Voir : Jean a plusieurs mots, dont celui employé ici est « le plus concret, celui qui désigne uniquement la vision matérielle » (L. Bouyer, p. 64). Toujours l'insistance du témoin, qui a vu (Jn 19,35) et touché (1Jn1,1) l'humanité de Jésus. C'est sur cette preuve sensible, et contrôlée même après la résurrection (Jn 20,27), qu'est solidement fondée la foi de ceux qui n'ont pas vu par eux-mêmes.

Mais dans cette condition humblement humaine du Christ, même les contemporains du Christ n'ont pu voir sa Gloire, ni entendre dans ses dits ou ses actes le < Verbe > de Dieu, que dans la mesure où ils étaient « nés de Dieu », et doués des yeux de la foi (v. 13) : « Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu », dit Jésus à Marthe, au moment de ressusciter Lazare (Jn 11,40). Foi nécessaire, mais non pas illusoire puisque, de fait, cette femme pratique et réaliste constate que son frère sort du tombeau, comme Thomas l'éprouvera du Christ ressuscité.

Nous retrouvons, à propos des Évangiles eux-mêmes cette fois, ce caractère premier de témoignage, que Jean avait d'abord attribué à Jean-Baptiste (v. 6):

J. Guitton: Jésus, p. 211-213: Ce qui était d'abord, c'était Lui; c'était la vie avec lui, la familiarité avec lui, avec sa personne et le secret de cette personne. Ce qui est rapporté par l'Évangile, c'est l'annonce de ces rapports nouveaux avec un seul être, qui tient auprès de l'homme, d'une manière visible, la place de son créateur...

Lorsque vous cherchez l'essence et le mouvement intérieur et vraiment secret de l'Évangile, vous apercevez toujours le témoignage qu'une personne rend à une autre, parce qu'elle seule connaît ce qui est en elle intime et irrévélé, et elle le transmet à quelques consciences. Et la source de toutes ces communications est dans ce premier témoignage que Jésus rend à son Père et qui est le ressort de son existence.

C'est là, à mon sens, la force du dernier Évangile, qui, venu après les autres, fait ressortir ce qui était implicitement supposé dans les premiers : cet acte de témoigner, non pas principalement sur des événements plus ou moins inexplicables, mais sur un être, d'où l'inexplicable émanait comme d'une source : « ... un être à la fois Chair-Histoire, et aussi Esprit établi au-dessus de la chair et de l'histoire ».

Sa Gloire : D. Mollat: Études Jo. p. 15 : Le mot qui chez Jean se rapproche le plus de ce que recouvre notre terme abstrait de divinité est le mot de < gloire > *. S'il est moins précis, il est en revanche infiniment plus riche en puissance d'évocation concrète. Il dérive de l’A.T. Dans la Bible, < la Gloire de Dieu > désigne le rayonnement redoutable et le poids écrasant de l'être divin. C'est Dieu lui-même se manifestant dans toute sa majesté et toute sa force. (Cf. Il « Gloire »).

... Le mot de < gloire > représente la synthèse des formules comme l'Envoyé, le Fils de l'homme, le Fils de Dieu, le Verbe, par lesquelles Jean traduit le mystère de la personnalité de Jésus. Notons seulement que le transfert à Jésus de Nazareth de ce mot réservé dans les Synoptiques à la glorification eschatologique du Fils de l'homme signifie déjà que pour Jean < la gloire > touche à l'être même de Jésus, à ce qui est en lui au-delà de l'apparence et ne se révèle qu'à la foi. Notons aussi ce qu'a de singulier ce transfert à un homme d'un vocable qui définissait autrefois Dieu même se manifestant dans sa puissance. A aucun prophète, aucun roi, aucun prêtre, aucun homme de la Bible n'a jamais été attribué rien de pareil... La gloire dans la Bible appartient au vocabulaire des théophanies. L'appliquer à Jésus ne peut signifier qu'une chose, c'est qu'en Jésus, Dieu est apparu sur la terre et s'est révélé dans sa puissance. De fait, Jean souligne l'identité de la gloire de Jésus et de la gloire de Dieu : « Dieu a été glorifié en lui » (13,31). « Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu » (11,40). Reste à déterminer la nature du lien qui unit en une seule ces deux gloires. Jean le dit dès son prologue : c'est le rapport de Père à Fils : sa gloire, Jésus la « tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité ». D'ores et déjà nous savons donc par ce mot de gloire que pour Jean l'Évangile est le récit d'une théophanie, où le feu, le tonnerre et l'éclair cèdent la place au visage d'un fils d'homme, qui appelle Dieu son Père : Jésus.

Gloire qu'il possède en qualité de Fils unique : Ce qu'a vu Jean n'est donc pas seulement la Gloire du Christ lors de sa Transfiguration. Sa foi lui a permis de discerner, même hors de cet éclat unique et littéralement < extra-ordinaire >, la vraie Gloire que Jésus tient de son être, jusque dans l'humilité de sa vie et de sa Passion (qu'il osera appeler une < glorification > — Jn 12,23). La Gloire de Dieu c'est de sauver l'homme, au sens où Irénée dit que « La Gloire de Dieu c'est la vie de l'homme ». Car il ajoute aussitôt (ce qu'on omet trop généralement de citer) : « Et la vie de l'homme, c'est la vision de Dieu ». C'est bien ce que dit le Christ : « La vie éternelle c'est qu'ils te connaissent » (Jn 17,3). Jusque dans l'Incarnation, nous restons dans un mystère de révélation...

Augustin : Traité 2,16 (PL 35,1395): « Nous avons vu sa gloire » : Parce qu'il est venu pour éteindre par la chair les vices de la chair, pour tuer la mort par la mort, tu peux dire après l'Incarnation du Verbe : « Et nous avons vu sa gloire. » Quelle gloire ? Celle d'un fils d'homme ? — Non, cela c'est son humilité, non sa gloire. Jusqu'où donc a pu pénétrer le regard de l'homme guéri par la chair du Christ ? — « Nous avons vu sa gloire, la gloire que l’Unique tient du Père, plein de grâce et de vérité. »

Fils unique: Ce titre apparaît donc pour la première fois, avec la nuance d'affection qu'apporté sa qualité d'Unique (Gn 22,2). La déclaration du Père le confirmera, au Baptême comme à la Transfiguration (Mt 3,17 * et 17,5).

Né du Père : la préposition grecque < para > peut signifier aussi : < venant du Père >, au sens où le Christ se dira son < Envoyé > (Jn 3,17 — mais Jean le dit déjà de Jean-Baptiste en 1,6). On peut enfin rattacher l'expression à cette Gloire, en soulignant ainsi que c'est celle-là même qui vient du Père et que le Verbe incarné tient de sa qualité de Fils unique, uni au Père dans une même nature.



Jn 1,14e — Plein de grâce et de vérité: Grâce signifie généralement: « toute manifestation de la générosité de l'amour divin » (L. Bouyer: Fils éternel, p. 329). La Vérité, l'identification entre ce Verbe de Dieu et cet Amour, qu'il re-présente et dont il fait la preuve (Jn 3,16 *). En Jésus, grâce et vérité sont en effet portées à leur comble.

Mais en outre, s'il est vrai que l'un des noms principaux de la grâce dans l’A.T. est « la Miséricorde » (proprement la < Hésed > ; cf. BC I * p. 79-80), et si d'autre part le même mot hébreu (< Émeth >) signifie à la fois la vérité de Dieu et sa fidélité (qui est dans sa fidélité), l'expression < Grâce et Vérité > rappelle la révélation premièrement faite à Moïse (// Ex 33,21-23 et 34,6-8). Les justes de l’A.T. aimeront invoquer Dieu sous ce double titre (Ps 25,10 Ps 61,8 Ps 86,15 Ps 89,3 etc.). La Gloire de Dieu, c'est la fidélité infiniment miséricorDieuse de sa tendresse et de son amour, même si nous ne pouvons en voir, sur cette terre que la « traînée », même si on ne la découvre que « par derrière », en suivant le Christ (cf. BC I *, p. 269-272). Car en Lui s'accomplit ce qu'avait amorcé la vision de Moïse au Sinaï, et celle de la < Gloire > sur la Tente et le Temple de l'Ancienne Alliance.

D'autre part, s'il est vrai que dans les derniers écrits de l’A.T. (Pr 8,6 Pr 23,23 Da 10,21 Da 11,2) et de Qumran, < Vérité > signifie « doctrine révélée, mystère ou plan divin de Salut », le Christ est par là présenté comme Révélateur de ce Mystère de Salut que nous vaut la Miséricorde et la Fidélité de Dieu, qu'il apporte avec lui (Is 40,10). Car s'il en est < plein >, si « cette plénitude habite en lui corporellement » (// Col 2,9), par cette incarnation même il lui devient possible de nous la communiquer (v. 16).

On retrouve dans le // Sg 3,9, jointe à la Vérité (en ce sens), < Grâce et Miséricorde > (équiparés). En somme, il y a donc équivalence entre Dieu, Grâce et Vérité, Miséricorde et Fidélité, Plan divin, Salut, Sagesse, Révélation, Lumière... et le Verbe ou la Parole que Dieu nous adresse. C'est de tout cela que le Christ est < plein >.

« La Vérité, dans le IV° Évangile, oppose ce qui est en plénitude: Dieu, à tout ce qui n'est que d'une façon analogue: la créature » (L. Bouyer: IV° Évangile, p. 66).




Jn 1,15 — Nouvelle mention de Jean-Baptiste, cette fois avec mention de ce dont il témoigne (< Marturei >), et qu'il < crie > (§ 19 // Is 40,1-5).

Regroupant ce que les Évangiles nous disent de son témoignage, Origène montre qu'il nous annonce tout le mystère du Christ, Dieu et Homme:

Origène: n,29.30 (PG 14, 177 et 181) : Jean a crié son témoignage : « Celui qui vient après moi m'a précédé (puisqu' il est Dieu — Jn 1,15)... Je suis la Voix (le prophète du Verbe de Dieu — Jn 1,23 cf. § 19 )... Au milieu de vous, il y en a un que vous ne connaissez pas (le Créateur, présent à toute sa création, comme le coeur l'est au milieu du corps qu'il vivifie — Jn 1,26)... Dans le sein de sa mère, Jean-Baptiste tressaillit à la venue de Marie, et rendit déjà témoignage sur la conception et la naissance du Christ (Lc 1,41)... Enfin il a rendu témoignage à sa Passion, quand il a dit: « Voici l'Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » (Jn 1,29).

Celui qui vient après moi, pourrait s'entendre chronologiquement comme de la succession des deux temps du Salut :

- 1) Sa préparation, qui couvre tout l’A.T. Jean-Baptiste en est le dernier chaînon; Jésus lui-même, en venant se faire baptiser, apparaît d'abord comme un disciple qui < suit > le prophète, et par conséquent vient < derrière > lui (BJ).

- 2) Jésus passe au premier plan (Jn 3,22-36 — Cf. A. Feuillet: Prologue, p. 120). Et de fait, dès Jn 1,35-36, Jésus « passe », et commence d'entraîner les disciples de Jean, qui reste là (§ 25 *).

Dans ce sens, « parce qu'avant moi il était », pourrait n'avoir également qu'une portée temporelle : Jean-Baptiste se référerait à la célèbre prophétie de Malachie 3,23-24 annonçant le Retour d'Élie — qui était évidemment de plusieurs siècles auparavant. Ce n'est pas impossible puisque, d'une part, le Précurseur ne savait pas que cet Élie redivivus, c'était lui, comme Jésus l'indiquerait plus tard à ses Apôtres (§ 170 ) ; et d'autre part, plusieurs traits de Malachie 3,1-2 s'appliquent en effet au Christ lui-même, comme on le verra au § 11 (en // à Lc 2,22-24 — Cité plus complètement en // au § 19 : Mc 3,1-2 en // à Mt 3,1 Mc 3,23-24 en // à Jn 1,21).

Mais pourquoi s'en tenir à cette interprétation compliquée, hypothétique et appauvrissante, alors que la foi de la Tradition chrétienne y a reconnu si vraisemblablement une reconnaissance de la transcendance éternelle de Jésus, en harmonie avec tout le contexte du Prologue. Bien plus : cela découle de la construction même de la phrase ; car le rejet en finale du « IL était » réfère bien plus simplement à l'antériorité divine de Celui qui était de toute éternité (cf. v. 1-2), annonçant sa supériorité sans mesure, de par son être même.

Jean-Baptiste pouvait-il faire de la si haute métaphysique, objecte-t-on?

— Mais de toutes façons, il a bien eu révélation de la supériorité du Christ et de sa mission ! Pourquoi pas jusque-là? — On n'en sait rien? Mais Saint-Jean, lui, le sait, il prend soin de le répéter ici. C'est donc bien ce qui en tous cas nous est révélé à nous. C'est ce que nous avons à croire:

Augustin : Traité 3,7 (PL 35,1399) : « Jean lui rend témoignage, et clame : « Celui qui vient après moi a été fait avant moi ». Qu'est-ce à dire? — Il m'a précédé. Non pas fait avant que je ne sois fait moi-même, mais placé avant moi. Comment? parce qu'il était premier, avant moi. Avant toi, ô Jean ? Ce n'est pas grand-chose! Tu lui rends témoignage, soit; mais écoutons-le nous dire lui-même: «Avant Abraham, JE suis » (Jn 8,58). Abraham est au milieu de la lignée humaine, il y a des hommes avant et après lui. Mais écoute la voix du Père : « Avant Lucifer, je t'ai engendré » (Ps 110,3 — Vg). L'Engendré d'avant la lumière, voilà celui qui illumine les hommes... Lucifer recevait la lumière et brillait: pourquoi devint-il ténèbres? Parce qu'il ne se tint pas dans la vérité. Mais la Lumière du monde est avant Lucifer, avant tout être qui reçoit la lumière: c'est elle qui illumine tout.

Jn 1,16 — De sa plénitude: par-delà le v. 15, réfère à: « plein de grâce et de vérité » du v. 14. Tous et reçu rappellent: « tous ceux qui l'ont reçu » du v. 13.

Plénitude (en grec: < Plérôme >) : On retrouve dans le // Col 2,9-10 la même triple affirmation: Dans le Christ, la plénitude divine; elle l'habite corporellement (de par son Incarnation); ce qui lui permet de la transmettre.

Grâce pour grâce peut signifier : - 1) Action de grâces des chrétiens, en retour de la grâce reçue du Christ;

— 2) Substitution de la grâce du N.T.à celle de l’A.T. (cf. v. 17);

— 3) Succession de grâces croissantes. Ou encore: grâce initiale qui nous vaudra la grâce définitive de la vie éternelle. Ainsi Augustin, toujours soucieux de mettre en valeur la gratuité de cette < grâce > :

Augustin : Traité 3, 8-9 (PL 35, 1399-1400) : « De sa plénitude nous avons tous reçu, et grâce pour grâce. » Nous recevons d'abord la grâce, puis encore la grâce. Quelle grâce la première ? La foi. Vivant dans la foi, nous vivons dans la grâce. D'où l'avons-nous méritée? Ne nous flattons pas! Rentrez en vous-mêmes, scrutez les replis de vos pensées ; et si par hasard vous êtes quelque chose, ne regardez pas qui vous êtes maintenant, mais qui vous étiez en un temps: vous trouverez que vous méritez simplement le supplice. Te voilà donc digne du supplice, et le Christ arrive, non pour exiger ta dette, mais pour pardonner: c'est bien là une grâce qui t'est donnée, non un salaire évidemment. Pourquoi l'appelle-t-on grâce? parce qu'elle est un don sans contrepartie. Telle est la première grâce que reçoit le pécheur: que ses péchés lui soient remis... Mais cela, Dieu l'avait promis déjà par les prophètes; quand il vient donner ce qu'il avait promis, il donne non seulement la grâce, mais encore la vérité (v. 14). Comment s'est manifestée la vérité? Par la réalisation de ce qui avait été promis...

Qu'est-ce à dire « grâce pour grâce »? Par la foi, nous méritons Dieu; et comme nous n'étions pas dignes que nos péchés nous soient remis, mais avons reçu, indignes, un si grand don, on l'appelle « grâce »... Gratifié de cette foi, tu seras juste par la foi: car le juste vit par la foi (Ha 2,4 Rm 1,17), et tu mériteras Dieu par ta vie de foi; et quand tu auras mérité Dieu par ta vie de foi, tu recevras la récompense d'immortalité, la vie éternelle. C'est encore une grâce: par quel mérite, en effet, la reçois-tu ? Pour la grâce! Car si la foi est grâce, et la vie éternelle salaire de la foi, il apparaît que Dieu te rend la vie éternelle comme ton dû — mais puisque la foi est grâce, la vie éternelle est donc grâce pour grâce.



Jn 1,17Augustin: Traité 3,2 (PL 35,1396): « La Loi fut donnée par Moïse ; grâce et vérité se fit par Jésus-Christ ». Interrogeons l'Apôtre : il dit que nous ne sommes pas sous la Loi, mais sous la grâce (Rm 6,14) : « Dieu a envoyé son Fils, fait de la femme, fait sous la Loi, pour racheter les sous-la-Loi, pour que nous recevions l'adoption des fils » (Ga 4,4). Et qui donc a donné la Loi ? Le même qui a donné la grâce ; mais il a envoyé la Loi par un serviteur, tandis qu'il est descendu lui-même, portant la grâce. Comment les hommes étaient-ils tombés sous la Loi ? En ne l'accomplissant pas : Qui accomplit la Loi n'est pas sous la Loi, il est avec la Loi; tandis que sous la Loi, l'homme est écrasé par la Loi. Tous les sous-la-Loi sont donc coupables en vertu de la Loi : elle est sur leur tête, de manière à faire voir les péchés sans les ôter. La Loi commande : et c'est là une grande miséricorde du Législateur; mais les hommes, prétendant accomplir par leurs propres forces les commandements de la Loi, se sont jetés tête baissée sous la Loi, par leur audace téméraire ; ils n'ont pu être avec la Loi, mais sont devenus accusés, sous-la-Loi. Se voyant accusés, sous-la-Loi, ils ont imploré le secours du Libérateur. Autrement dit, l'accusation de la Loi a rendu malades les orgueilleux: alors ils se sont humiliés. Enfin, les malades s'avouent malades! Vienne le médecin, et il les guérira.

C'est saint Paul qui accentue l'opposition entre Loi et Grâce, l'échec même de la Loi préparant à l'humilité qui rend capable de recevoir la Grâce et la Foi. Jean présente ici davantage Moïse et le Christ comme la première donne et son accomplissement — dans le même sens qu'aux versets 5-13 il avait envisagé les « venues du Verbe » comme préparant et annonçant l'Incarnation. Ainsi Jésus apparaît-il comme « le Prophète » annoncé par Moïse lui-même (§ 19 // Dt 18,15-18).

Nous restons par conséquent dans la même perspective des progrès de la Révélation: de l'Ancienne Alliance, consignée dans les Cinq Livres de Moïse qui constituent la < Torah > (// Dt 34,10 et 31,9), à la Nouvelle Alliance, plénitude de grâce et de vérité, qui se trouve dans le Verbe incarné (v. 14), et vient illuminer nos coeurs (par cette grâce) et nos esprits (par cette vérité).



Jn 1,18 — Dieu, personne ne l'a jamais vu: Impossibilité trois fois soulignée puisqu'elle est incluse dans le sujet, le verbe et l'adverbe. Jean y revient plusieurs fois (5,37; 6,46, et // 1Jn 4,12 1Jn 4,20).

Ce n'est évidemment pas nier les < visions > de Moïse et d'Isaïe (Ex 34 et Is 6 — cf. Ex 24,11 Dt 5,24-25 Jg 6,22). Au verset 14, d'ailleurs, Jean avait lui-même assuré: « Nous avons vu sa Gloire ». Toutefois, même dans ces < aperçus > que Dieu a laissé < entre-voir > de sa Transcendance, nous sommes avertis que « l'homme ne saurait me voir, et vivre » (Ex 33,20 et Is 6,4 — cf. Ex 3,6 Ex 20,19 Jg 13,22 etc...). Même ses trois Apôtres, quand ils ont « vu sa Gloire », non plus seulement par leur foi mais par la Transfiguration, furent « saisis d'un sentiment de terreur » (Mc 9,6) et « ils tombèrent face contre terre » (Mt 17,6), en adoration plutôt qu'en vision (« tremendum et fascinendum »).

Chrysostome: Hom. 15,1 (PG 59,98; Vives 13,357): Isaïe, Ezéchiel, Daniel, Moïse, disent avoir vu Dieu. Ils ne virent pas la vision de sa substance nue; s'ils avaient vu sa nature, ils ne l'auraient pas vue de diverses manières [comme ils le décrivent) ; car elle est simple, sans figures, sans composition, incirconscrite. Elle ne s'assied ni ne reste debout, ni ne marche — toutes choses qui appartiennent au corps... Ce que Dieu est, non seulement les prophètes ne le voient pas, mais pas même les anges. Seuls le Fils et l'Esprit voient.

Augustin : Traité 3,17 (PL 35,1403) : Qu'avait vu Moïse ? La nuée, l'ange, le feu: tout cela n'est que créature, créature qui préfigure le Seigneur, mais n'est pas lui. Tu lis dans Moïse: « Si j'ai trouvé grâce devant toi, montre-toi clairement à moi, que je te voie ! » La réponse est concluante : « Tu ne peux voir mon visage. » C'est donc un ange, mes frères, qui, préfigurant le Seigneur, parlait avec Moïse; et chaque geste de l'ange promettait la grâce et la vérité qui devaient venir.

Un Fils unique, qui est Dieu : Litt. < Un Monogène — Dieu > ou < un Dieu Monogène > ; mais l'expression, unique, réfère évidemment au « Fils monogène » du v. 14d. Veut-elle insister plus précisément sur la nécessité que « Dieu seul peut révéler Dieu » (A. Feuillet: Prologue, p. 129-130)?

Dans le sein du Père: l'image est celle de l'intimité de l'épouse avec l'époux, et de l'enfant avec sa mère. Mais la préposition est celle d'un mouvement, que nous traduisons par : « celui qui tout entier se réfère au Père » :

I. de la Potterie : L'emploi de < eis > dans Saint-Jean, p. 385: Jean nous montre [la génération éternelle] de façon concrète et imagée, en disant que le Fils unique, objet de l'amour du Père dès avant la fondation du monde (17,5), est toujours tourné vers le sein du Père, comme pour décrire le Fils éternellement conscient de recevoir de ce sein toute sa vie, tout son être : le Christ lui-même dira équivalemment : Moi, je vis par le Père (6,57).


Ce v. 18 reprend donc, en sens inversé, le 1° verset formant ainsi ce que l'on appelle < inclusion >, pour ré-unir du début à la fin tout ce qui vient entre-deux :

- Un Fils unique — Dieu // Et le Verbe était Dieu,
— qui tout entier se réfère au sein du Père // Et le Verbe était face à Dieu,
— Lui l'a fait connaître // au Principe était le Verbe (cf. Bussche, p. 105-106).

L'a fait sortir de l’inconnaissable : nous essayons de rendre ainsi le mouvement de < sortie > qui est celui du Verbe s'incarnant, et rendant de ce fait visible le Père invisible (// Jn 14,9-10). H. van den Bussche souligne que c'est, avec le < retour au Père > (Jn 16,28) un axe fondamental de tout l'Évangile.

Faire sortir: Litt., mais avec ici le sens de manifester, révéler (F inconnaissable). De fait, même s'il arrive souvent que dans la Bible ce verbe signifie: « exposer en détail, raconter, décrire », il peut, même dans le grec profane, prendre le sens de révélation (Osty : révélé — Tob, dévoilé). Sur tout ceci cf. A. Feuillet : Prologue, p. 134-136.

Ce dernier verset est donc l'aboutissement de tout ce Prologue, sur la plénitude de Révélation qui nous est offerte, en ce Jésus-Christ que tous les Évangiles s'appliqueront à nous faire connaître comme un homme « vraiment Fils de Dieu », parce qu'il était Verbe, Reflet de Dieu, venant de Lui jusqu'à nous, pour nous introduire dans l'éternelle vie et béatitude trinitaire.

Pas plus que les visions de l’A.T. (cf. plus haut Chrysostome et Augustin), les « Apparitions », qui attirent les foules, ne peuvent donner aux voyants eux-mêmes, plus qu'une image (chaque fois différente) de la Vierge et du Christ. Et pourtant, il est vrai qu'elle < transporte > déjà, et polarise désormais leur vie spirituelle. Combien mieux encore faudrait-il être à l'écoute de la Parole que Dieu nous dit en son Christ, « une fois pour toutes » parce qu'en cet Unique, le Père s'exprime éternellement et totalement.

« Être dans le sein du Père, cela va plus loin que le voir », disait déjà Chrysostome (Hom 15,2) — PG 59,99; Vives 13,359). Et Jean de la Croix, dans une prosopopée célèbre : « Si Je t'ai tout dit en ma Parole qui est mon Fils, Je n'en ai point d'autre que je te puisse maintenant répondre ou révéler qui soit davantage que cela; regarde-le seulement parce que Je t'ai tout dit et révélé en Lui, et tu y trouveras encore plus que tu ne demandes et plus que tu ne saurais souhaiter. Tu veux une parole et une révélation qui n'est seulement qu'en partie ; et si tu Le regardes bien, tu y trouveras tout ; parce qu'il est toute ma parole, ma réponse, toute ma vision et révélation, laquelle Je vous ai déjà parlée, répondue, manifestée et révélée, vous le donnant pour frère, pour compagnon, pour maître, pour prix et pour récompense... (Mont Carmel, n, 22) — Trad. du P. Cyprien de la Nativité, DDB. 1949, p. 246).

Composition du prologue — (On trouvera en A. Feuillet: Prologue, p. 137-177, l'exposé des différents plans proposés, notamment par Boismard, Lamarche et Feuillet).

Après la longue analyse qu'exigé un texte d'une densité tellement < divine >, pour embrasser l'Etre et l'Incarnation de la Parole de Dieu (et donc, en son Principe, toute la Bible), il convient de le relire, ainsi enrichi de son sens foisonnant, dans la simplicité hymnique de sa structure et de son mouvement.

Nous avons vu que le v. 18 reprend, en l'inversant, la triple proposition des v. 1-2. De même, il est manifeste que le v. 15 (témoignage de Jean-Baptiste) répond aux v. 6-8. Est-ce qu'il n'y aurait pas aussi correspondance entre les autres versets?

— v. 3 (création) / v. 17 (re-création par l’A.T. et le N.T.)

— v. 4-5 (Vie et Lumière des hommes) / v. 16 (plénitude de grâce)

— v. 9-10 (pré-incarnations) / v. 14 (incarnation)

- v. 11 (les siens ne l'ont pas reçu) / v. 12-13 (reçu... enfants de Dieu)

Cependant, cette structure, remarquablement équilibrée, n'est heureusement pas pur artifice de rhétorique: elle est animée d'un mouvement continu: descendant de Dieu (v. 1-2) à la création et illumination des hommes (v. 3-5), proposée à l'humanité entière et spécialement à Israël (v. 9-13), et s'accomplissant dans le Verbe incarné, l'Emmanuel (demeurant avec nous) au v. 14a-b. Dès lors, sans discontinuer — puisqu'il se poursuit en 14c-e, sur la lancée de 14a-b

— le mouvement devient remontant (comme l'annonce v. 12-13): de la plénitude du Christ à la nôtre (v. 16), de l'Ancienne à la Nouvelle Alliance (v. 17), et du Fils-Dieu avec nous au Dieu-Père (v. 18). En somme, l'histoire du monde, à partir de Dieu (« Au Principe ») jusqu'à son retour en Dieu — le tout par et dans le Verbe, créateur, illuminateur, Parole fondatrice de l'Alliance de grâce et de vérité, révélatrice du Père dont la contemplation sera notre éternelle Béatitude.

Mais si ce développement de la co-naissance du monde et de l'homme jusqu'au re-naître à Dieu est donc tout entier du registre du < connaître >, c'est au sens biblique et engagé où cette connaissance naît de l'union de l'Épouse et de l'Époux, et de la libre adhésion de l'Homme à l'Alliance proposée par Dieu. D'où son caractère dramatique, marqué aux versets centraux 11 à 13 (mais déjà amorcé aux v. 5-8 et 10) par l'alternative refuser ou recevoir, ne pas connaître ou renaître. Drame qui est celui de tout l'Évangile, et se résoud par la mort et la résurrection du Christ: l'Incarnation s'accomplira dans la Rédemption.

C'est bien le schème suivant lequel toute la Tradition chrétienne — des Pères de l'Église à Péguy, Claudel, Urs von Balthasar, H. de Lubac et Vatican n — a pensé le monde :

Athanase: De Incarnatione 11-15 (PG 25,116-121): À quoi servirait-il d'être créé, si l'homme ne connaissait son Créateur ? Et comment avoir l'intelligence, si l'on ne connaissait le Verbe du Père ? Et pourquoi Dieu nous aurait-il créés s'il ne désirait être connu de nous ? C’est pourquoi Dieu nous a donné son Image — notre Seigneur Jésus-Christ — et a créé les hommes à son image : afin que par cette image, reconnaissant le Verbe du Père [Logos], ils puissent arriver à connaître le Père, et vivre ainsi une vie bienheureuse.

... Comme les hommes se laissaient aller au mal, Dieu envoya la Loi et les prophètes. Les hommes pouvaient donc, ou bien lever les yeux au ciel, et, remarquant le bel ordre de la nature, connaître le Verbe [Logos] du Père qui gouverne la nature, ou bien parvenir à la même science en écoutant parler des saints. Car ce n'est pas seulement chez les Juifs que fut donnée une loi ou que des prophètes furent envoyés : ils furent envoyés aux Juifs et persécutés par les Juifs, mais ils étaient comme le magistère sacré de tout l'univers, tant pour la connaissance de Dieu que pour la discipline de l'âme. Cependant, quelle que fût la bonté de Dieu, les hommes succombèrent à la volupté des choses présentes.

Que faire de plus, sinon que Dieu renouvelât l'exemplaire de l'image, pour qu'à nouveau les hommes puissent connaître le Père ? Mais comment y parvenir, si l'Image de Dieu ne venait elle-même, le Christ notre Sauveur ? Ni l'homme ne pouvait en recevoir mission, ni l'ange — car l'ange n est pas image. Restait que le Verbe de Dieu vînt lui-même, comme l'Image du Père, pour sauver l'homme qui avait été formé < à l'image >... Le Fils du Père, Image et Empreinte du Père, vint donc en notre région pour refaire l'homme et le reprendre. Comme il le dit lui-même dans l'Évangile : « Je suis venu pour retrouver et garder ce qui était perdu. » Et quand il dit aux Juifs: « Si quelqu'un ne renaît... » il ne fait pas allusion à la naissance par une femme, mais à une re-naissance de l'âme, restaurée au modèle de l'Image de Dieu...

Le meilleur plan pour cela, c'était que le Verbe de Dieu pérégrinât sur la terre, avec une nature humaine. Ainsi, les hommes qui n'avaient pas su connaître Dieu d'après le gouvernement du monde, connaîtraient d'abord le Verbe de Dieu dans son corps, puis, à partir du Verbe, ils connaîtraient le Père. Paul l'atteste en disant: Puisque le monde n'avait pas connu Dieu par les voies de la Sagesse, il a plu à Dieu de sauver par la folie de l'Évangile ceux qui croiraient.





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Bible chrétienne Evang. - 3. « ENTRER DANS LA PLÉNITUDE DE DIEU » (Ep 3,19).