Bible chrétienne Evang. - § 45. L’homme à la main desséchée: Mc 3,1-6; Lc 6,6-11

§ 45. L’homme à la main desséchée: Mc 3,1-6; Lc 6,6-11

(Mc 3,1-6 Lc 6,6-11)

(Mt 12,9-14 = § 113 , où se trouvent les // Ex 31,12-14 Jn 7,22 Mt 10,31 — Pour conclure cette série de controverses, la scène la plus dramatisée. Ici Mc reprend son avantage sur Mt, réduit à une épure.

La scène se passe dans une synagogue, et durant un sabbat. La foule n'est plus mentionnée — comme déjà au § précédent — ni les disciples, tandis que les scribes et les pharisiens, nommés seulement par Luc, deviennent en Mc et Mt les “ ils ” de l'hostilité, P. Geoltrain (La violation du sabbat) a relevé comme tout le paragraphe de Mc est bâti sur cette opposition, ainsi portée à son paroxysme. On peut le faire ressortir par le schéma suivant :

v. 1 Jésus entre... v. 6 “ Ils sortirent pour le perdre ”

la main desséchée v. 5b La main guérie

v. 2 “ Ils l'observaient ” v. 5a Regard de colère de Jésus

v. 3 “ viens

au milieu ” v. 4 Question posée v. 4 Silence

Bien ou Mal

Sauver une vie ou la perdre


N'est-ce pas terrible !

Mc 3,1 Lc 6,6 Mt 12,9 — Lors d'un autre sabbat, il entra dans la synagogue (Lc): réfère à Lc 4,15: “ Il enseignait dans leur synagogue, glorifié de tous ” — qui, par opposition, paraît déjà lointain. De même cet “ autre sabbat ” rappelle la première < journée de Capharnaüm >, (Mc 1,16-36), si triomphale, qui était aussi un jour de sabbat (Mc 1,21).

Mc 3,2 Lc 6,7 Mt 12,10 — Mt fait poser la question par les pharisiens. En Mc et Lc ils se tiennent dans l'expectative, mais avec le même parti pris hostile: “afin de trouver de quoi l'accuser”. Il faut être sensible à la charge qu'exprimé ce “ ils l'observaient ” (Mc), à ces regards acérés comme des couteaux. C'est déjà le procès qui est commencé, et même déjà jugé. Ils ne le condamnent pas sur preuve : ils cherchent des motifs pour justifier la condamnation déjà portée contre lui en leur coeur.

pour voir s'il guérirait : Voilà par où ils savent que Jésus sera tenté, par le Bien et la Bonté ! Et c'est “ pour l'en accuser ”...

Mc 3,3 Lc 6,8 — Pour Mc et Lc, c'est donc Jésus qui prend l'initiative. Connaissant leur pensée, précise Luc. Aussi, Jésus n'hésite pas à faire une mise en scène : entre le mur d'hostilité pharisaïque et Lui, dans son isolement (puisqu'on ne parle plus de ses disciples), cet homme et sa main, au milieu, debout, dont aucun des trois Évangélistes ne dit rien d'autre, tant le miracle n'est vu que pour l'affrontement qu'il provoque.

Mc 3,4 Lc 6,9 Mt 12,10-11 — Là où Mt s'en tient au cas concret, Mc et Lc en réfèrent au principe même de la morale : choisir entre le Bien et le Mal, donc entre Salut et Perdition. Nous sommes ici au point de convergence et de conclusion de la série des controverses. Jésus c'est le Bien, venu pour sauver les pécheurs (§ 42 ) ; s'il est “ maître du sabbat ”, c'est pour permettre aux hommes d'en bien user (§ 43 ). Il accomplit sa mission quelles que puissent en être les conséquences à venir. Mais de ce fait, s'opposer à Lui comme font les pharisiens, c'est prendre le parti du Mal (Mc 3,6*).

Mt 10,12 — Ici comme au § précédent (v. 6), Mt ajoute un raisonnement a fortiori, s'appuyant sur une échelle de valeurs formulée plus explicitement au ch. Mt 6,25-34* (§ 67 ).

Mc 3,5 a ; Lc 6,10 a — Et promenant son regard sur eux tous : Si Jésus sait regarder bien en face, par exemple le jeune homme riche (Mc 10,21 Mc 10,27), Marc note plus souvent ce regard circulaire (Mc 3,5 Mc 3,34 Mc 5,32 Mc 9,8 Mc 10,23 Mc 11,11), qu'il dit ici chargé de colère. Rien d'étonnant à cela s'il est vrai que telle est la réaction divine devant le Mal : non pas d'une molle permissivité, mais d'incompatibilité absolue avec toute compromission, et d'affrontement résolu (cf. Pc III, p. 47; 50-51 ; 312-313; et Vtb < Colère de Dieu >). Nous avions déjà rencontré ce thème de la colère dans la prédication de Jean-Baptiste (§ 20 ) — Mt 3,7*). Ce n'est pas une limite à la Miséricorde, qui reste infinie et indéfiniment offerte. Car ce n'est pas Dieu qui se bloque, c'est nous ! La preuve, c'est qu'en même temps Marc ajoute que Jésus était “ contristé ”.

contristé : C'est comme dans la contrition, une affaire de coeur. Non au sens affadi, sentimental, mais parce que Jésus tient à coeur notre Salut, s'y étant engagé par ce qu'il a de plus personnel en Lui: sa Personne divine. Aussi est-il déchiré, Lui le Bien et le Bonheur, mais se tenant aussi pour solidaire de ceux-là même qui par leurs péchés rompent et s'opposent à Lui (cf. § 150 ) — Jn 5,40).

l'endurcissement du coeur: Si ce qui fait le péché, c'est le détournement délibéré — lucide, volontaire, donc libre — de Dieu, l'endurcissement du coeur c'est le péché du péché. Au début de l'Exode, l'histoire de Pharaon donne un terrible exemple de cet < endurcissement >, et du mystère qu'il y a entre la Toute-Puissance de Dieu et la liberté de l'homme (cf. BC I*, p. 214-217). Le même mystère joue pareillement dans le N.T., notamment en Mc 4,10-12 et // § 127 * et § 310 ) — cf. Vtb < Endurcissement >).

// Ps 95,10-11 —En Israël aussi, le coeur fut souvent “ de pierre ” ou “ égaré ”, ou “ infidèle ”, ou “ divisé, double, et non pas entièrement donné à son Dieu ”. Cela provoque la même réaction de colère divine devant la mise en échec (temporaire) du dessein de conduire son Peuple au Repos et au Bonheur éternels.

// Rm 11,25 — L'endurcissement d'Israël, si dramatique et durable jusqu'à nos jours, n'en est donc pas moins temporaire, et rentre dans un plan divin plus vaste et longanime que nos courtes vues, trop humaines. Sans doute en va-t-il de même de l'endurcissement des païens, non moins massif aujourd'hui qu'au temps de saint Paul (Ep 4,17-19). Il faut demander au Christ que, par l'Esprit Saint, se réalisent plus pleinement les oracles de Jérémie et d'Ezéchiel sur le “ coeur nouveau ” (Jr 31,33-34 Ez 36,25-27).

Mc 3,5-6 Lc 6,10-11 Mt 12,13-14 — Ils sortent: Comme fera Judas, à la Cène (Jn 13,30). Pour le perdre : De l'alternative proposée par le Christ: “ sauver ou perdre ”, ils n'ont retenu que la solution pernicieuse.

Les pharisiens et les hérodiens: Ces derniers ne sont nommés par ailleurs, dans tout l'Évangile, qu'en Mc 12,13 (et le // Mt 22,16 = § 283 ). Ils étaient vraisemblablement des Juifs partisans ou familiers d'Hérode Antipas, tétrarque de Galilée, dont dépendait par conséquent toute action en justice contre Jésus.

Ils tinrent conseil contre Lui, comme en Mc 11,18 Mc 14,1.

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§ 46-49. L’appel des douze apôtres


§ 46 et § 49 . Élément fondamental dans la constitution de l'Église, le choix de douze < Apôtres > se trouve bien entendu rapporté par les 3 Synoptiques, et encore au début des Actes (// 1,13).

Mc (§ 49 ) et Luc (§ 46 ) situent cette désignation juste avant le Sermon sur la Montagne. Mt, tenant à mettre celui-ci en vedette, non seulement par le regroupement plus important des Paroles du Christ qu'il y fait entrer, mais par sa place en tête de tout le ministère du Christ, reporte le paragraphe sur le collège des Douze au début de son “ Discours apostolique ” (§ 98 ) — Mt 10,1-4), ce qui n'est pas moins significatif.

Lc 6,12 — Seul, Luc mentionne les < vigiles > du Christ à cette occasion. Mais nous savons déjà par Mc 1,35* que ce n'était pas la première fois (§ 36 ). Luc note cette prière spécialement aux moments les plus importants de la vie du Christ (références au § 24 ) — Lc 3,21*). Mais les disciples n'en sont pas exclus (9,18.28; 10,21; 11,1-4; 22,39-40).

// 1R 19,9-16 — Élie passe également la nuit en attente; il doit sortir (comme Abraham, Gn 12,1) de la grotte et aller lui aussi sur la montagne (comme Moïse). Il n'est pas dit qu'il prie mais, équivalemment, qu'il se tienne devant Dieu, pour que se révèle à lui sa Douceur, et la mission dont Dieu le charge.

// Ac 1,13-14 — Après l'Ascension, quand le collège apostolique passe au premier plan, il commence par se mettre en prière, lui aussi — comme Elie — et Dieu se révélera dans le souffle de la Pentecôte, donnant à chacun lumière et chaleur pour accomplir la mission que le Christ leur avait laissée. De même encore avant l'élection et le départ en mission de Paul et Barnabé (Ac 13,1-3).

Il appela ses disciples: Il y a eu la première rencontre (§ 25 ) — Jn 1,35-51*); puis la vocation personnelle à le suivre*, commune à tous les disciples (§ 31 ) mais avec déjà la promesse à Pierre et André d'en faire des “ pêcheurs d'hommes ” (§ 38 ) — Lc 5,11*). Cette fois, c'est le troisième temps où, parmi tous ces disciples, sont choisis les Douze qui vont constituer le collège apostolique.

et il choisit: Dans le verset introducteur (§ 48 ) — Mc 3,13), Marc a souligné cette liberté du Christ par un choix à deux degrés : entre les disciples (v. 13), puis des Douze (v. 14). Il leur rappellera que tout vient de Lui, comme un Don de Dieu, au soir de la Cène (Jn 15,16): “ Electi, sancti, dilecti ” = choisis parce qu'aimés (Col 3,12 cf. Rm 8,29-30, en // au § 41 ).

Il leur donna le nom d'Apôtres (Lc 6,13) : avec le caractère effectif que prend le don d'un Nom par Dieu, dans la Bible: cf. § 3 ) — Lc 1,13 b* et § 25 -Jn 1,42*. < Apôtre > vient du grec, et signifie: < Envoyé >, c'est-à-dire non pas tellement d'abord: missionnaire, que délégué, re-présentant: “ Qui vous écoute m'écoute... ” (Lc 10,16). En ce sens, Jésus qui se dit “ l'Envoyé du Père ” est le premier < Apôtre >, en même temps que Grand Prêtre de la Nouvelle Alliance (He 3,1). Les Apôtres le seront à son image: “ Comme tu m'as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde ” (Jn 17,18).

C'est une chaîne qui peut se prolonger. Dès les Actes des < Apôtres >, Paul et Barnabé reçoivent ce titre (Ac 14,4 Ac 14,14), rappelé en tête d'à peu près toutes les Épîtres pauliniennes (Rm 1,1 1Co 1,1 etc. ). Dans l'histoire de l'Église, l'apôtre est devenu presque synonyme du < missionnaire >. Mais il doit garder ce caractère de délégué, témoin de la Tradition, sous peine de n'être plus qu'un propagandiste.

Toutefois, au sens propre, sont Apôtres ceux qui ont été choisis par le Christ lui-même, formés par lui puisqu'ils ont vécu avec Lui, bénéficiant de ses enseignements et de ses exemples, “ en commençant au baptême de Jean jusqu'au jour où Il fut enlevé ” : ainsi peuvent-ils être “ témoins de sa Résurrection ” (Ac 1,22). Cet Évangile, ils ont reçu < Pouvoir > et autorité non seulement pour l’enseigner au monde entier, mais pour donner d'y entrer, notamment par les sacrements. Les 4 Évangiles se terminent sur cet Envoi: Mt 28,18-20; Mc 16,20; Lc 24,46-48; Jn 20,30-31 (et 1Jn 1,1-3). C'est pour cela qu'ils ont reçu l'Esprit de la Pentecôte, à un degré suréminent (Lc 24,49), surtout lorsqu'ils se réunissent pour gouverner l'Eglise (Ac 15,22-29).

Douze d'entre eux: Comme Jacob eut douze fils (Gn 35,22-26, en // au § 49 ), d'où sont sorties les douze tribus d'Israël. “ Les dons et l'appel de Dieu étant sans repentance ” (Rm 11,29 — en // au § 45 ), elles se retrouveront en tête des élus (Ap 7) ; leurs noms sont inscrits sur les douze portes de la Jérusalem céleste. Mais celle-ci repose sur les douze assises portant chacune le nom de l'un des douze Apôtres de l'Agneau (Ap 21,9-14). Ce nombre des Douze est donc symbolique de la continuité du N.T.avec l’A.T. — mais à partir du Christ, pierre angulaire, et des Apôtres, qui en sont les fondations (Ep 2,20-21 en // au § 49 ; 1 cf. 1P 2,4-10).

Les quatre listes (3 Synoptiques + Ac 1,13) ne sont pas dans un ordre absolument identique; mais elles concordent pour l'essentiel:

— Toujours il y a en tête Simon, appelé (à devenir) la Pierre, vicaire du Christ, vicaire de Dieu, Rocher d'Israël (§ 25 ) — Jn 1,42 et § 165 ) — Mt 16,18*).

— Toujours viennent aussitôt après les 3 autres appelés de la première heure, mais avec une remontée de Jean qui, dans les Actes, passe en second, devant | André et même son frère Jacques. Il était normal de faire figurer en premier Pierre, Jacques et Jean, témoins privilégiés à la Transfiguration comme à Gethsémani. Sur “fils du tonnerre ”, cf. Lc 9,54-55.

— Philippe et Barthélemy qui, d'après Saint-Jean, sont parmi les six premiers I appelés (§ 25 ) — Jn 1,35-51), viennent aussi au 5° et 6° rang, dans les 3 Synoptiques. C'est seulement dans les Actes que Nathanaël-Barthélemy se voit remplacé au sixième rang par Thomas.

— Matthieu, 5° appelé dans les Synoptiques (§ 41 ), se trouve donc au 7° et 8° rang, en alternance avec Thomas (ou Barthélemy, dans les Actes).

— Jacques, fils d'Alphée vient toujours en 9° position. On ne sait pas s'il s'identifie à Jacques-le-mineur (par distinction avec Jacques-le-majeur, fils de Zébédée et frère de Jean), qui est fils d'une Marie parente de la Vierge (Mc 15,40), et auteur de l'Épître qui porte son nom.

- En 10° et 11° lieu, Simon que Mt et Mc appellent “ cananéen ”, mais par une transcription de l'araméen < qan'anajjâ >, qui signifie “ zélote ”, comme le traduit Luc (6,15 et Ac 1,13). On n'est pas sûr que, pour autant, il ait été de ce parti nationaliste, qui jouera un rôle si désastreux dans la révolte juive de 67-70. De Thaddée ou Jude, on se demande également si c'est le même que l'auteur de l'Épître de Jude (qui s'appelle aussi “ frère de Jacques ” le mineur: comparer Jud 1,1 à Lc 6,16). On voit qu'à part les premiers, on ne sait presque rien de personnel sur les Apôtres: il suffit à leur grandeur hors pair d'avoir été choisis pour être des Douze Apôtres.

— En dernier, vient Judas. Non pas “ le traître ”, mais “ qui le devint ” (c'est précisé par Saint-Luc, mais Mt et Mc le laissent aussi entendre). Sur Judas, cf, 164,272 (Jn 12,4-6*) et 314: Iscariote signifie-t-il: originaire du bourg de Kérioth (dans le Sud de la Judée), ou bien < sicaire > autrement dit zélote, ce qui expliquerait la violence de sa réaction devant le refus, par Jésus, du messianisme politique et nationaliste auquel rêvaient les zélotes ?

p. 210

§ 47-48. Introduction au sermon sur la montagne.


Elle peut s'inscrire en continuité avec les premiers succès (§ 37 ) chez Mt qui avance jusque-là le Sermon lui-même. En Mc et Lc, la double série des miracles (§ 33 -40) et surtout des 5 controverses (§ 40 -45) a fait un peu oublier l'enthousiasme des foules, d'où leur rappel, plus développé (§ 47 ).

Mc 3,7-8 Lc 6,17-18 a — Une foule qui venait de Galilée, Judée, Idumée (Sud-Est), TransJordanie (Est), Tyr et Sidon (Nord): Le rayonnement du Christ déborde déjà celui de Jean-Baptiste (Mc 1,5). C'est Marc aussi qui parlera plus clairement de l'échappée du Christ vers Tyr, Sidon, puis la Décapole donc à l'Est du Jourdain (Mc 7,24-37).

// Mi 7,12 Ps 45,11-13 — Les prophètes annonçaient l'afflux des peuples d'alentour — Assyrie, Egypte, Tyr — aux temps messianiques. Le mouvement suscité par Jésus de Nazareth n'a cessé de s'élargir au point de devenir “ catholique ”, dès les Actes des Apôtres.

Mc 3,9-10 Lc 6,18 b-19) — Pour se dégager de la foule: C'est l'écho de Lc 5,1-3 (§ 38 ). Et l'on comprend pourquoi non seulement les malades mais tous ces pauvres gens “ se jetaient sur lui ” (Mc) : c'est que son < Pouvoir > de guérison et d'exorcisme passait par son corps de Verbe incarné (Lc 6,19 cf. § 40 — Lc 5,17 b*). L'Evangile nous invite à prendre ce < Pouvoir > au sens le plus sensible (§ 143 ) — Lc 8,46*).

Mc 3,11-12 — C'est le secret messianique, déjà rencontré en Mc 1,34* (§ 35 ) — cf. § 167 *).



§ 48. Mt 5,1


(Mt 5,1 — Ses disciples vinrent à Lui: Marc, n'ayant pas retenu dans son Évangile les enseignements du Christ regroupés par Mt et Lc dans le < Sermon sur la Montagne >, intercale ici le § 49 , relatif à la vocation des Apôtres, située juste avant par Lc (§ 46 et après en Mt (10,1-4). Mais § 50 vient en réalité, pour Mt et Lc, immédiatement à la suite de ces phrases d'introduction du § 48 ; et par conséquent, les Béatitudes comme la Loi nouvelle sont bien données non pas seulement aux Apôtres (du § 49 ), mais à tous les disciples qui veulent bien “ venir à Lui ”.

// Ex 19,1 Ex 19,3 Ex 19,10-13 Ex 20,18Grégoire de Nysse: De Oratione Dom., Or. 2 (Éd. Morel I, 723; PG 44,1136-37): Le Grand Moïse, avant d'initier le peuple à la mystagogie du Sinaï, leur impose la continence, et la purification par l'aspersion d'eau. Et même ainsi, le peuple ne peut soutenir l'épiphanie divine ; mais devant tout ce qu'ils voyaient: le feu, les ténèbres, la fumée, le son de trompe, ils furent frappés d'épouvanté, et ils imploraient le législateur afin d'avoir un médiateur qui serait pour eux l'intermédiaire de la volonté divine, parce que l'apparition dépassait leurs forces.

Mais notre législateur Jésus-Christ, quand il veut nous conduire à la grâce divine, ne commence pas par nous montrer un Sinai brûlant et fumant... il ne laisse pas la foule au pied du mont pour accorder l'ascension à un seul. Et d'abord, en guise de montagne, c'est au ciel même qu'il nous conduit, lui qui nous l'a rendu accessible ; ensuite, il ne fait pas seulement de nous les spectateurs de la divine puissance, mais ses associés et ses participants ; et il nous fait accéder, en quelque manière, à la connaissance de la nature d'en-haut.

Mt et Mc font monter Jésus, là où Lc 6,17 (au § 47 ) l'avait fait descendre. La contradiction n'est qu'apparente. Simplement, dans les versets qui précèdent, Matthieu (4,23-25 = § 37 ) a résumé de façon tout à fait générale la prédication du Christ “ dans leurs synagogues ”, en Galilée, Syrie, Décapole et Judée. Pour amorcer le sermon sur la montagne, il indique tout naturellement que Jésus y “ monte ”. Par contre, Luc ayant relaté à quoi avaient été employées les heures précédant immédiatement le grand discours inaugural (§ 48 ), précise également ses déplacements : du sommet où il était monté pour prier et constituer le collège apostolique, Jésus “ redescend ”. Reste que les deux évangélistes s'accordent d'abord en ceci, qui est de portée capitale, que l'enseignement des Béatitudes et du grand discours inaugural fut donné non pas en ville, dans le cadre normal de la synagogue juive où le Seigneur était resté tant qu'il ne déclarait pas son propre message, mais à la campagne, sur la hauteur proche de Capharnaüm, dans ce cadre de la nature qui convenait seul à la promulgation des Lois de la religion universelle et à la première institution de l'Eglise catholique ” (H.M. Féret; Introduction aux béatitudes évangéliques “ Vie Spir. ” 1944, p. 233).

Curieusement, le lieu traditionnel peut s'accorder avec ces deux données, puisque tout en étant sur un faible plateau ouvert sur la pente douce qui descend vers le lac, il n'en est pas moins déjà dans la dépression du Jourdain, donc en contrebas. Ce n'est pas moins vrai spirituellement, Jésus étant < descendu > jusqu'à nous par son incarnation, et nous attirant avec Lui “ dans les hauteurs, captivant la captivité ” (// Ps 68).

// Ps 68,17 Ps 68,19 Is 2,2-4 — La montagne dont il s'agit ici et là, c'est l'humble colline de Sion, remplaçant le plus impressionnant Mont Sinaï dès le règne de David (puisqu'il y fit monter l'Arche). Mais, comme David est l'ancêtre messianique du Christ, Jérusalem et son Temple et son Arche d'Alliance étaient le symbole et le premier germe de l'Arche véritable, du vrai Temple et de la Cité où Dieu règne — qui est Jésus-Christ. Incarné, Il s'agrège peu à peu tous les hommes, pour constituer la Jérusalem éternelle. Mais Il demeure le Verbe, manifestant Dieu, révélant sa Loi. C'est Lui le point de ralliement où Dieu se donne en instruisant les hommes pour qu'ils trouvent accès jusqu'à Lui. Et son enseignement va s'ouvrir sur la vision de paix (// 1S 2,4) des Béatitudes...



§ 49 — Voir p. 209.


Mt 5,2 — Yahvé “ mettait sa parole dans la bouche ” de Moïse et Aaron (// Ex 4,10-16), ou même de Balaam (Nb 23,12, dans BC I p 288), et plus tard des prophètes d'Israël: 1R 17,24 1R 22,28 Is 6,5-6; // Jr 1,9 et 15,19. Mais, incomparablement, Jésus, Verbe incarné, “ ouvre la bouche ”. Car il n'est pas seulement LE pro-phète de Dieu (Dt 18,18, BC n, p. 507), mais Dieu lui-même, “ issu de la bouche du Très-Haut ”, conjuguant le rôle dédoublé en Aaron et Moïse (// Ex 4,16), du Dieu se révélant au moyen cette fois de sa propre Parole. Et si elle faisait entrer Jérémie en extase (// Jr 15,16), combien plus “ sa bouche parle de l'abondance du coeur ” (Lc 6,45, p. 164).

p. 213

2. LE SERMON SUR LA MONTAGNE (§ 50-76).


Dom Jacques Dupont, dont l'étude fait autorité, a compté une trentaine de schémas divers essayant de retrouver le plan de ce discours ; et il propose le sien propre (i, p. 175-182). Sans doute pourtant, un tel ensemble est-il moins structuré que jaillissant, déjà tout entier dans son exorde :



§ 50. Les béatitudes: Mt 5,3-12; Lc 6,20-26


(Mt 5,3-12 Lc 6,20-26)

“ Les Béatitudes ont été, dans leur forme originale, un message kérygmatique par excellence : la promesse de la miséricorde divine aux âmes religieuses, non précisément à celles qui peuvent se réclamer de leurs bonnes oeuvres, mais à celles qui, étant en butte aux misères de tous genres, attendent tout de Dieu ” (A. Descamps : les justes et la justice. .. p. 165). “ La version de Luc souligne davantage le point de vue social et les exigences du renoncement ; la version de Matthieu se place dans une perspective plus morale et catéchétique ” (J. Dupont : Béatitudes I, 30). “ Mais on se tromperait si l'on croyait les Béatitudes de Matthieu moins proches que celles de Luc des paroles de Jésus. Sans doute, le style concis de Luc peut être ici un souvenir... (de) l'expression orale des Béatitudes; mais la terminologie de Luc, différente de celle de Matthieu, évoque la classe sociale des pauvres, des déshérités de ce monde... Or, ce point de vue social correspond à un intérêt propre à Luc... Il nous paraît probable, par contre, en vertu du contexte général des Evangiles, que Jésus dans le sermon sur la montagne, a magnifié la classe religieuse des humbles plutôt que l'état social de pauvreté (A. Descamps: Ibid. p. 175).

La première différence entre les deux versions des Béatitudes, toutes deux évangéliques, est dans le ton. Selon Saint-Luc, en s'adressant directement à ses auditeurs, à la seconde personne: “ Vous... ”, l'apostrophe est plus incisive. Chez Mt, la troisième personne, plus neutre, prend aussi un caractère plus universel: “ Non seulement vous, mais tous ceux qui... ”

La seconde différence est dans le rythme : huit proclamations parallèles en Mt, prolongées en une paraphrase de la huitième (v. 11-12); quatre seulement d'après Luc, mais redoublées par les quatre malédictions inverses — ajoutant ainsi encore à la vivacité du ton (déjà signalée comme 1° différence).

En tous cas, Mt et Lc s'accordent à présenter ces Béatitudes comme proclamées d'emblée, en introduction à la promulgation nouvelle de la Loi du Royaume de Dieu. Et ce qu'elles annoncent ainsi, dès l'abord, c'est la proximité ou mieux la présence de ce Règne de Dieu.

Cela ressortirait d'une comparaison avec la Loi du Sinaï, telle que formulée dans le Lévitique. Les “ Bénédictions et Malédictions ” y pourraient être mises en parallèle avec les Béatitudes, au moins dans la forme conservée par Saint-Luc (BC I / Nh-Nj). Mais il est notable que les bénédictions soient promulguées seulement au ch. 26 et dernier de ce Livre, comme une conséquence de la conduite du Peuple élu: “ Si vous marchez selon mes préceptes... Je donnerai... ” L'Évangile au contraire, proclame les Béatitudes, absolument et présentement: “ Le Royaume de Dieu est à vous ”. La Loi évangélique n'en sera que plus exigeante, mais comme dans le sillage étincelant, ouvert par le choc paradoxal des Béatitudes. Et c'est bien le propre même de l'Évangile que cette Révélation: “ Le Règne de Dieu est là, convertissez-vous et croyez... ” (§ 28 *). Foi nécessaire en effet, là où ce qui est révélé, loin de s'imposer comme une évidence, est à la limite du contradictoire: “ Bienheureux ceux qui pleurent... ”

Il est vrai que le temps des verbes laisse deviner l'explication du paradoxe. Car les Béatitudes s'ouvrent et se concluent sur une même donnée, au présent: “ Le Royaume de Dieu est à vous ” — procédé d'inclusion qui en souligne la valeur fondamentale — tandis que, par contre, les six béatitudes intermédiaires ont leur récompense annoncée au futur seulement: “ Ceux qui pleurent seront consolés ”. Ainsi le Royaume est-il tout à la fois déjà bien là, mais s'accomplira seulement dans la joie éternelle, qui ne submergera tout, définitivement, qu'à la fin des temps (// Ap 21,4). C'est le statut même de l'existence temporelle des chrétiens que ce “ déjà-là ” du Christ, mais vécu comme un “ pas encore ” par ceux de ses membres qui sont sur la terre — à qui s'adresse l'Evangile (Mt 5,3b*).

Béatitudes, Bienheureux: On a généralement pris le parti de traduire simplement: Heureux. C'est une laïcisation discutable. < Heureux > appartient en effet au vocabulaire profane, signifiant soit “ favorisé par le hasard, le destin ou la nature ”, soit “ qui se trouve dans un état de bonheur ”, au sens le plus banal et terrestre : sur une centaine de citations tirées par les ordinateurs des grands textes du XIX°-XX° siècles pour le Tlf (IX, 816-818), une seule a une résonance religieuse.

C'est qu'il existe un mot propre < Béatitude >, dont le sens premier est “ religieux ou mystique ” : “ Félicité éternelle que goûte l'homme jouissant de la vision de Dieu ”... ou: “ Perfections évangéliques exaltées par le Christ dans le sermon sur la montagne comme moyens d'accéder à la félicité de la vie éternelle ”. Ce n'est que “ par extension ” que ce mot peut désigner aussi “ la sérénité apportée à l'âme par la contemplation, voire l'euphorie obtenue par la satisfaction des appétits naturels ou même par l'usage des stupéfiants ” (Tlf IV, 317-318). De même, < Bienheureux > connote généralement à la fois un superlatif: “ très heureux ”, et une donnée gratuite, qui convient donc particulièrement au domaine religieux, qu'il s'agisse de ceux qui vivent les béatitudes évangéliques ou des justes béatifiés après leur mort (Tlf IV, 482).

Pourquoi se priver des richesses de notre langue, au risque de favoriser par une confusion banalisante et pusillanime, la dégradation de la Réalité chrétienne, dont la valeur propre s'était pourtant inscrite jusque dans notre vocabulaire? Ce que Jésus promet, ce n'est précisément pas de “ nous rendre heureux sur cette terre ” (Marie en avertit Bernadette), mais la Béatitude parfaite du ciel, la même, dès ici et maintenant, au milieu des peines de ce monde.

C'est bien ainsi que l'a entendu la Tradition chrétienne, notamment Grégoire de Nysse, dans ses Huit Homélies sur les Béatitudes : La Béatitude est la vie pure-et-sans-mélange; elle est le bien ineffable, inconcevable, l'inexprimable beauté, la grâce même, et sagesse, et force ; la vraie lumière, la source de toute bonté, la puissance qui est au-dessus de tout, l'unique désir, la réalité sans déclin, l'exultation pour toujours (PG 44,1197).

En comparaison de ce réalisme mystique, paraissent faibles les définitions de la Béatitude comme “ une forme classique de l'exhortation morale et religieuse ” (A. George, se basant il est vrai sur < la forme > des béatitudes avant Jésus, dans “ Mélanges A. Robert ”, p. 398-403), ou comme “ un cri de joie, d'admiration et d'hommage ” (J. Dupont n, p. 332-338). Ces Béatitudes sont bien plutôt < kérygmatiques >, comme le reconnaissaient A. Descamps et J. Dupont, cités au début de ce § 50 ) — c'est-à-dire qu'elles sont proclamation de l'essentiel de l'Evangile, concentré en son Fruit qui est, d'un seul tenant, le Christ — Règne de Dieu — communication de la Béatitude divine.

Se référant aux Béatitudes que l'on peut relever par la suite en Mt et Lc (Mt 11,6 Mt 13,16 Mt 16,17 Mt 24,46 et parallèles, + Lc 1,45 Lc 11,27-28 14,14-15, propres à Le), P. bonnard y relève ces 4 orientations fondamentales : “ 1) Sans exception, ils décrivent un bonheur ayant sa source dans la présence et l'activité de Jésus ; ce sont des béatitudes christocentriques. 2) Ce bonheur est eschatologique, mais non apocalyptique. À l'exclamation de la piété juive: “ Heureux celui qui prendra (bientôt) son repas dans le Royaume de Dieu! ” Jésus oppose un bonheur déjà présent, encore secret mais promis à un éclatement (?) définitif dans le Royaume à venir: “ Heureux sont vos yeux, parce qu'ils voient (maintenant) ce que vous voyez! ”. 3) Ce bonheur n'est ni une donnée sensible de l'expérience, ni une douce résignation au lot départi à chaque mortel ; il est à la fois déclaré, promis et communiqué par le Christ à ceux qui l'écoutent avec foi, malgré la dure réalité de leurs malheurs présents ; c'est un bonheur paradoxal. 4) Ce bonheur a un caractère cosmique ; c'est ce qui se passe dans le monde, ce que les yeux voient et que les oreilles entendent, et non pas seulement ce que les coeurs et les esprits ressentent, qui réjouit les disciples de Jésus. Ce n'est pas la création comme telle, mais la création restaurée par le Christ, qui fait le bonheur du croyant ” (Ev. Mt p. 55-56).

Mt 5,3-5) — “ Les 3 premières Béatitudes forment un tout indissociable ”, comme accomplissement des promesses messianiques d'Isaïe — notamment au ch. 61,1-2 dont Jésus avait déclaré, dans la synagogue de Nazareth qu'en Lui, elles s'accomplissaient (// Lc 4,17-21). De la longue étude que leur consacre J. Dupont (n, 13-278), se dégagent les conclusions suivantes (Lc 379-381):

1. Elles sont “ la Bonne Nouvelle ”, traduction concrète du message central de Jésus: “ Le Règne de Dieu est proche ”.

2. Elles manifestent “ la manière dont Dieu — en cela Roi idéal — entend exercer sa Justice royale en faveur des pauvres, des opprimés et de tous ceux qui souffrent. ” La perspective est donc premièrement “ théologique ”, dans le prolongement de tout l’A.T. depuis l'exemple des Patriarches jusqu'aux Prophètes: “ Les Béatitudes sont l'expresse ratification, en même temps que le solennel renouvellement, des principes essentiels dont s'est inspiré, depuis le commencement, le gouvernement surnaturel de Yahvé ” (A. Gelin: Les pauvres de Yahvé, p. 143-144).

3. Mais, en Mt et Lc déjà, puis dans toute la Tradition, “ l'attention se porte non plus sur la conduite que Dieu suivra lors de l'établissement de son Règne, mais sur celle que les hommes ont à adopter pour avoir part aux bienfaits du Règne ”, par conséquent sur les dispositions spirituelles impliquées par ces Béatitudes. Perspective “ anthropologique ” et “ catéchétique ”, complémentaire du sens “ théologique ”.


4. Jésus n'enseigne pas seulement le Règne de Dieu et les conditions pour y entrer: “ par sa conduite à l'égard des petits, des pauvres, des malades et déshérités de tout genre, à commencer par les pécheurs ”, Il réalise et révèle donc le Règne de Dieu, à l'oeuvre en Lui, et “ la véritable nature de la royauté divine: royauté qui veut non dominer mais servir, et sauver d'abord, par pure grâce, les hommes les plus malheureux, ceux sur qui pèsent plus lourdement les conséquences du péché ”. La perspective est donc bien “ christologique ”, et même “ christocentrique ” (cf. P. Bonnard).

Mt 5,3) — Bienheureux les pauvres qui le sont en esprit. osty : “ ceux qui ont une âme de pauvre ”. Précision apportée par Mt (cf. 1. Dupont I, 209-217), mais qui ne fait qu'expliciter et souligner le sens spirituel que la Bible a progressivement donné à ce terme de < pauvres > ou < anawim > (Cf. twnt, Vtb. ou A. Gelin ; Les pauvres de Yahvé). De son étude, J. Dupont conclut: “ Le pauvre nous apparaît comme un dépourvu, les Juifs le regardaient comme un homme sans défense ” ; mais en outre, ce mot connote souvent “ une nuance morale et religieuse ” : devant ses oppresseurs impies, le pauvre a recours à Dieu qui peut le protéger. D'où l'excellente définition de F. Prat (Jésus-Christ, I, 271): “ Le pauvre de l'Écriture — surtout dans les psaumes et les prophètes, — est l'homme sans défense, victime et jouet de la tyrannie des puissants, qui accepte sans murmurer son pitoyable sort et tourne vers Dieu seul son regard et son espérance. Dieu protège le pauvre; il est son refuge et son soutien ”.

C'était même devenu, dans les siècles précédant le Christ, une voie spirituelle (cf. A. Gelin). À juste titre, on la met en rapport avec la voie de l'humilité, de l'enfance spirituelle — puisée par Thérèse de Lisieuxdans l'Évangile: // Lc 18,16-17 — ou de l'espérance .Mais avec Grégoire de Nysse, il faut monter plus haut encore: Si la Béatitude est la vie divine, pour y accéder il faut vivre comme Dieu, vivre Dieu:

Grégoire de Nysse : Les Béatitudes (PG 44,1200) — H. 32-33): Dieu seul est bienheureux. Mais une communion à la béatitude nous est accessible si nous devenons semblables à Dieu. Imiter Dieu est impossible ; cependant certaines propriétés divines sont proposées aux hommes de telle manière que, s'ils le veulent, ils puissent les atteindre par imitation. Quelles propriétés ? Il me semble que le Verbe appelle < pauvreté dans l'Esprit > l'humilité volontaire d'un esprit humain et son renoncement ; et l'Apôtre nous donne en exemple la pauvreté de Dieu quand il dit: “ Alors qu'il était riche il s'est fait pauvre pour nous, afin que nous soyons enrichis par sa pauvreté ” (2Co 8,9).

Tout ce que l'on sait de la nature divine dépasse la mesure humaine, mais l'humilité convient à notre nature, puisque nous sommes faits d'humus et redeviendrons humus. Donc, si tu imites Dieu par cette attitude qui n'est pas étrangère à ta nature, et que tu peux certainement réaliser, tu as revêtu par là même une forme bienheureuse. Et personne ne doit penser que ce soit chose minime et facile : au contraire ! Parmi tout ce que peut faire la vertu, rien n'est aussi laborieux que l'humilité. Pourquoi ? Pendant que l'homme dormait, après avoir reçu la bonne semence, l'ivraie de Vorgueil semée par Vennemi a enfoncé dans notre vie ses racines. Cet ennemi, qui est lui-même tombé, a entraîné dans la mine commune le malheureux genre humain ; et parmi tous les maux de notre nature, le pire est la maladie engendrée par l'orgueil. Donc, parce que ce vice est inné dans tous les participants de la nature humaine, notre Seigneur commence l'exposé des Béatitudes en le rejetant comme le mal primordial; et il nous appelle à l'imiter, Lui qui spontanément se fit pauvre et qui est vraiment Bienheureux. Nous pouvons l'imiter dans une certaine mesure si nous suivons sa pauvreté volontairement : alors nous obtiendrons aussi une communion à sa béatitude, et elle nous sera propre, à nous aussi. “ Ayez en vous, dit l'Apôtre, les sentiments du Christ Jésus: Lui qui était Dieu par nature, il prit la nature de l'esclave ” (Ph 2,5-7).

Le Christ lui-même est modèle de notre béatitude parce que son incarnation est à l'image même de sa vie trinitaire, vie d'amour total, donc total don et dépossession de soi. Le Père Zundel y revenait toujours comme au fondement même de la spiritualité chrétienne :

M. Zundel: À l'écoute du silence, p. 66 et 101-103: Le vrai bonheur, le bonheur de la personne, le bonheur de l'esprit, enfin tous ces bonheurs qui ont leur origine dans l'intelligence et dans le coeur, sont des biens qui ne peuvent être possédés. Lorsqu'on veut posséder la vérité, on la perd. Lorsqu'on veut s'en faire un monopole, on la limite dans une caricature, lorsqu'on veut posséder l'amour, on lui devient étranger... Ce bonheur n'existe qu'en circulant, qu'en se communiquant dans une désappropriation continue.

La vie divine qui est Trinité est impossédable. Dieu est par excellence l'impossédant et l’impossédable, l’antipossession comme il est l'antinarcisse. Il est Dieu justement en raison de cette dépossession...

La plus haute expression du christianisme est celle de la découverte de la Pauvreté. C'est l'intuition profonde, vivante, rayonnante de la Pauvreté de Dieu... Le Père n'a rien, il n'est qu'un regard vers le Fils. Le Fils n'a rien, il n'est qu'un regard vers le Père. Le Saint-Esprit n'a rien, il n'est qu'une aspiration vers le Père et le Fils. Dieu est pauvre, Dieu n'a rien, Dieu est Dieu parce qu'il n'a rien...

L'existence infinie, c'est la pauvreté...

La Largeur de la Pauvreté c'est la liberté d'une âme où tout est donné. Au coeur de la Pauvreté est la Joie parce qu'on est libre de tout, libre de soi. Ce qui sépare toujours c'est le moi, c'est la possession. Quand on est dépouillé de tout, on devient un espace libre et le monde entier peut s'y abriter. Tout est là, ce sont les deux axes : Pauvreté totale qui n'est autre que l'Amour s'oubliant. Joie qui est le sourire de la beauté.

D. Bonhoeffer: Le prix de la grâce, p. 71: C'est ici que la béatitude promise se différencie de la caricature qui en est faite sous la forme de programmatique politico-sociale. L'antéchrist aussi déclare les pauvres bienheureux, seulement, il ne le fait point à cause de la croix, dans laquelle toute pauvreté est englobée et bienheureuse, mais précisément à cause de la résistance à la croix, j par le moyen d'une idéologie politico-sociale. Il se peut bien qu'il nomme cette idéologie < chrétienne >, mais, ce faisant, il est justement un ennemi du Christ.

// Ps 9,19 Ps 72,13-14 Ps 12,6 Ps 22,25.27; Is 29,19 — La Béatitude des pauvres est annoncée par les prophètes comme signe des temps messianiques, si bien que les principaux oracles se trouvent en parallèle avec d'autres passages de l'Évangile. Notamment Is 61,1-4, qu'on trouvera au § 30 (avec rappel ici même, dans la citation qu'en donne le // Lc 4,17-21). Cf. aussi Is 35,4-10, au § 157 ; Is 49,9-10 et Ez 34, au § 263 ; So 3,11-15 au § 25 . Aussi préférons-nous regrouper ici quelques // Tirés des psaumes, témoins de cette spiritualité des < Pauvres de Yahvé > :

L. bou yer : Cosmos, p. 120-122 : La piété des derniers psaumes se concentrera sur le pauvre, qui semble un vaincu de l'existence, auquel tout fait défaut, mais dont l'impossibilité où il est de faire fond sur rien d'autre que sa pure foi, invincible, fait l'orant par excellence...

Les béatitudes évangéliques ne feront qu'expliciter le retournement total qui s'est opéré: alors que, de la bonté foncière de la création, [la maxime] “Bienheureux les riches ” semblait la conséquence logique, ce qu'il faut dire maintenant c'est “ Bienheureux les pauvres ”, spécialement les pauvres volontaires; car ce n'est qu'en se libérant à l'avance du monde comme il va, qu'on peut se préparer à accueillir le monde renouvelé où Dieu régnera. Et même l'acceptation, dans la foi, de cette pauvreté radicale, en prépare la venue plus directement que quoi que ce soit d'autre de notre part.

La nouveauté, néanmoins, n'est pas telle qu'il peut sembler au premier regard. Comme Osée l'impliquait, le principe de la séparation, de la libération nécessaire, n'était-il pas déjà dans l'Exode ? — dans le fait que la libération primordiale où Dieu s'est manifesté comme le Sauveur des siens s'était traduite par l'entrée au désert, avant qu'il pût être question d'atteindre la terre promise (Os 2,14). Mais déjà avant cela, avec le père du peuple, Abraham, au principe de la foi en la Parole, n'avions-nous pas observé la nécessité, pour lui être fidèle, pour l'entendre seulement, de rompre avec la société humaine s'installant dans la possession organisée, stabilisée, des biens de la terre ?

À la veille de l'apparition du Christ, son précurseur, Jean, le dernier et le plus grand des prophètes, sera aussi le modèle définitif des ascètes pour le Royaume. Que les deux aillent ensemble, c'est ce qu avaient déjà compris ces communautés de l'attente messianique comme celle de Qumrân, comme les Esséniens, et plus généralement [selon l'expression de saint Luc] tous ceux qui attendaient la consolation d'Israël (Lc 2,25*).

Cette ascèse, cependant, comme toute ascèse qui n'est pas pervertie, a sa contrepartie dans une mystique — le terme trouvant ici sa plus originelle application, puisqu'il s'agit de la pré-perception, dans la foi, du mystère par excellence : du Règne attendu.

Mt 5,3 b — Parce que le Royaume de Dieu est à eux: Litt. “ le Royaume des cieux ”, témoignage de la répugnance que l'on avait, dans les milieux juifs, à prononcer le Nom* saint et sacré de Dieu. Mt recourt à cette paraphraSC 31 fois, là où Mc aussi bien que Le écrivent “ Royaume de Dieu ”. Et c'est bien du Règne de Dieu qu'il s'agit, non pas seulement d'un < royaume des cieux > accessible seulement après la mort.

Nous sommes au coeur de l'Évangile, aussi n'est-il pas étonnant que les études abondent sur ce point. Nous nous en tiendrons ici à : R. Schnackenburg: Règne et Royaume de Dieu (1959, trad. 1965) ; J. Dupont n, p. 99-123 (1969) ; A. George: Sur Luc, p. 285-306 (1978) ; J. carmignac: Le miracle de l'eschatologie; et J. Schlosser: Le Règne de Dieu... (1980). Bibliographie plus complète dans ces ouvrages.

Notre commentaire suivant l'Évangile, voit le sens de cette expression se préciser peu à peu: au § 19 (Mt 3,2), définition terminologique de Royauté — ” Règne — ” Royaume ; au § 28 (Mc 1,15), proximité du Règne, en rapport avec la restauration de l'Alliance. Par la suite, les paraboles (§ 125 ss.) ainsi que d'autres Paroles isolées indiqueront les modalités paradoxales de l'établissement et de la croissance de ce Royaume. Mais présentement, le Sermon sur la Montagne en est la charte, et par conséquent c'est ici que nous serons le mieux à même d'en préciser le statut et la nature, tels que le Christ nous les révèle.

Dès l'abord, l'affirmation redoublée (aux v. 3 b et 10 b) que “ le Royaume de Dieu est à vous ” englobe par inclusion* de la 1° à la 8° Béatitude. Ainsi elle retentit comme la raison même de toute Béatitude, comme l'écrira saint Paul aux Ph 4,4-5: “ Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur. Je vous le dis: réjouissez-vous... Le Seigneur est proche ”.

Le Royaume: convient mieux ici que la Royauté, qui appartient à Dieu seul. C'est justement dans la mesure où s'exercera pleinement ce Règne de Dieu que se constituera le Royaume où nous sommes admis (cf. § 19 *).

est à eux, indique sans conteste la possession (J. Schlosser). J. Dupont (p. 118-119) met l'expression en // avec la déclaration du Christ au sujet des petits enfants: “ C'est à leurs pareils qu'est (qu'appartient) le Royaume... ” (§ 248 ), et avec Je 2,5 : “ Dieu a choisi les pauvres selon le monde pour en faire des héritiers du Royaume ”.

Mais que signifie le présent: est. Cette possession est-elle seulement acquise (comme un héritage encore à venir) ou bien en aurions-nous déjà, de quelque manière, la jouissance? — Le paradoxe évangélique est que nous ne pouvons trancher entre ces deux situations extrêmes : “ Le Royaume de Dieu existe. Dès à présent il < est > à ceux auxquels il est destiné ; il leur est donné, il leur appartient de droit (Mt 25,34), il constitue leur héritage, même s'il leur faut attendre encore un peu avant d'en prendre possession ” (3. dupont: II, p. 121). Mais pour autant les pauvres n'en sont pas moins “ bienheureux ”, de par l'assurance qui est l'Évangile même: Ce Royaume qui est à vous, il n'est pas lointain mais tout proche, imminent; il commence même, de par Jésus — sa présence et son action, c'est-à-dire : de par son Règne (Sur la Royauté du Christ, cf. § 321 ). “ Aussi, cet emploi du verbe < être > au présent, dans un contexte où tous les verbes sont au futur, doit être bel et bien compris dans son sens normal, celui du présent. Dès le moment où Jésus prononce les Béatitudes, le Royaume de Dieu appartient aux pauvres en esprit et aux persécutés à cause de la justice, car ces pauvres et ces persécutés peuvent déjà y entrer et en être membres ” (J. CARMIGNAC; Mirage, p. 36).

J. juillet: Jésus-Christ..., p. 31-32: Les Béatitudes ne sont vraies que dans l'Évangile et là où l'Évangile est pris à la lettre. Là où Dieu ne règne pas, le pauvre n'est qu'un déchet, mais dans la zone, dont Dieu seul connaît les frontières, où la charité de Jésus est réellement active, il est vrai de dire que le pauvre est heureux car il peut deviner, à la façon dont le traitent les hommes, ce qu'est le coeur de Dieu pour ses enfants. Le pauvre à qui le pain qu'il reçoit n'apporte pas la joie, le Royaume de Dieu n'est pas encore arrivé jusqu'à lui...

Prenons-y garde : le pauvre n'est pas bienheureux d'être pauvre, mais de voir s'ouvrir le Royaume de Dieu ; l'affamé n'est pas bienheureux pour sa faim, mais pour la charité qui le rassasie. Les Béatitudes ne peuvent donc autoriser le chrétien à se résigner à la misère des hommes ; elles l'obligent au contraire à un effort sans relâche pour prouver qu elles sont vraies en faisant pressentir par ses gestes la générosité de Dieu. Lorsque Jésus prononçait les Béatitudes, il guérissait les malades et multipliait les pains pour les montrer en train de s'accomplir. Les chrétiens qui ont la garde des Béatitudes ne les annoncent vraiment que si leur charité éclate dans le monde comme un signe de la présence divine. On va répétant que le pauvre représente Jésus-Christ, mais il faut peser ce qu'on dit: le pauvre ne représente en vérité Jésus-Christ pour le chrétien, que s'il se décide à le vêtir, à le nourrir, à le visiter...

Les Béatitudes suivantes vont dans le même sens. Les verbes y sont en effet au futur, mais sous la forme passive, appelé < passivum divinum > parce qu'ils réfèrent implicitement à Dieu comme auteur caché de l'action dont nous bénéficions. Or “ l'extension très large du < passivum divinum > se rattache au coeur de la prédication de Jésus et constitue une des marques les plus significatives de son énonciation... (car) tous ces < passiva divina > annoncent l'inauguration du temps de salut, encore caché assurément et, bien que voilé encore, le commencement de l'achèvement du monde ” (J. Jérémias; Théologie N.T.p. 18-22).

Tel est bien le cas pour les Béatitudes. “ Les verbes < seront consolés, seront rassasiés > au < passivum divinum >, indiquent à la fois l'acte de Dieu et l'état de bonheur qui en résulte pour les affligés et les affamés. On sait par ailleurs que le substantif < Basileia > comporte fondamentalement l'idée de règne, de l'activité concrète de Dieu comme roi. Cet aspect dynamique n'est sans doute pas absent de la première Béatitude. Jésus annonce que Dieu va entrer en action, prendre le pouvoir pour faire droit aux pauvres. Bref, en lien avec les deux autres Béatitudes, celle des pauvres constitue la proclamation de l'intervention annoncée par le prophète en Is 61,1 ss... Le futur jette déjà sa lumière sur le présent et lui donne une qualité nouvelle. En proclamant les Béatitudes Jésus annonce en quelque sorte que le processus eschatologique est déclenché... D'emblée nous trouvons là les caractéristiques essentielles de l'idée de Règne: le théocentrisme résolu, puisque le Règne est l'oeuvre exclusive de Dieu, l'“ accent provocateur ”, la négation de l'ordre religieux établi et le renversement des valeurs dans le privilège accordé aux déclassés, enfin, raison dernière de tout le reste, la prédominance de la grâce sur la Loi ” (J. Schlosser: Le Règne... p. 437-38).

Le < passivum divinum > est essentiel en effet pour signifier que la Béatitude ne vient pas tant aux pauvres (affligés ou affamés) de leurs mérites que de la Bonté de Dieu qui vient Lui-même, dans le Christ, les enrichir, consoler et rassasier. Telle est l'avancée du < Kérygme >* de Jean-Baptiste à Jésus : l'un et l'autre annoncent le Règne de Dieu comme imminent (§ 19 et § 28 ); mais pour le Baptiste, il se réalise dans le Jugement, tandis que pour le Christ, il se manifeste d'abord dans la miséricorde et la grâce divine (sans préjudice pour le Jugement, d'ailleurs, qui reste aussi redoutable).

C'est tout cela qui est annoncé dans le “ parce que le Royaume de Dieu est à eux ”. Rupert ne se trompe pas en y voyant le “ refrain ” des Béatitudes et de tout l'Évangile, résonnant comme jamais à travers l'enseignement, la Parole et le chant du Christ, divine < cithare > — mais dans l'accomplissement de ce qu'amorçait l'annonce faite à Abraham et à sa Descendance:

Rupert de Deutz : Sur Mt 5,3 (PL 168, 1389): “Bienheureux les pauvres... car le Royaume des cieux est à eux ”. Tel est le cantique bienheureux que chante la Cithare de gloire, la Cithare sonore et douce qui possède tous les accents et la symphonie du Père, toute la Sagesse de Dieu, et à qui le Seigneur même a dit par le prophète : “ Lève-toi, ma Gloire, lève-toi, Harpe, Cithare! ” (Ps 57 et 108). Les cithares antiques avaient huit cordes, et la huitième donnait la même note que la première, suivant la loi naturelle de la musique, car il n'existe que sept notes, comme le savent tous les chantres compétents, c'est-à-dire vraiment musiciens. C'est une des particularités qui nous charment, dans la <cantilène des Béatitudes >: la huitième note, comme la première, dit: “Le Royaume des cieux est à eux ”.

... Nous n'ajouterons rien aux commentaires des saints docteurs sur les huit béatitudes, sinon que, là comme ailleurs, notre Seigneur s'est appuyé sur l'autorité des Écritures. Que le Royaume des cieux appartienne, en effet, aux pauvres qui le sont dans leur coeur, Abraham, Isaac et Jacob nous en offrent l'exemple et le témoignage; l'histoire le raconte, et l'Apôtre le rappelle: ils ont reconnu qu'ils sont pèlerins et hôtes sur la terre (He 11,13)...

Mt 5,4-5) — Suivant les manuscrits, l'ordre des 2° et 3° Béatitudes s'inverse. Nestlé donne en premier lieu “ ceux qui pleurent ”, puis “ les doux ”. Par contre, le P. Lagrange “ n'hésite guère à conserver l'ordre qui est celui de la Vulgate, attesté par Tatien et la tradition alexandrine (Clément, Origène) autant que cappadocienne (Basile et Grégoire de Nysse - - voir plus loin) ; ordre confirmé par le texte même de la Béatitude des doux, qui ressemble tellement à la première qu'on pourrait la prendre pour une seconde traduction ” (Sur Mt, p. 83). Commençons donc par les Doux:

Mt 5,4) — Bienheureux les doux: Le mot grec < Praeis > traduit en effet, dans l'hébreu du Ps 37,11 sur lequel cette Béatitude est calquée, ces < anawim > auxquels référait déjà la 1° Béatitude. L'équivalence est toute simple : pauvres — ” humbles — ” doux et patients, (J. Dupont n, p. 486-545) en cite toutes sortes de témoignages, tirés : 1) de l’A.T. (cf. // Nb 12,3 Si 45,4) et du judaïsme contemporain; 2) de la Tradition chrétienne conjuguant humilité, douceur et patience (cf. // Col 3,12); et surtout 3) de la douceur du Christ, “ doux et humble de coeur ” jusque dans sa royauté (Mt 11,29 et 21,5) — seuls autres endroits où apparaît dans Saint-Matthieu ce même terme de < Praus >).

// Ps 37,11 Ps 37,22-29 — La ressemblance du v. 11 avec la 2° Béatitude est évidente. Le 1° stique attribue pareillement l'héritage de la Terre aux doux. Le 2° stique précise que la Béatitude sera paisible et sans bornes (comme le suggèrent les 4 syllabes égales, aux sonorités douces portées par des consonnes elles-mêmes fluentes comme f, 1, c, de “ Félicité ”). Mais en outre, la promesse d'hériter la terre se trouve répétée jusqu'à 6 fois au long du psaume. Les bénéficiaires en seront: “ qui attend le Seigneur ” (v. 9 et 34), les doux (v. 11), les justes (v. 18 et 29), et “ les bénis du Seigneur ” (v. 22), dans un contexte général qui est un appel à la patience devant la prospérité apparente mais fugace des impies.

parce qu'ils hériteront: traduit le verbe hébreu < yarach > qui, surtout associé à < Nahal >, insiste moins sur la possession elle-même, et même sur l'entrée en possession, que sur la gratuité de cette jouissance d'un bien sur lequel on n'avait aucun titre (J. Guillet: Thèmes bibliques, p. 182-184).

“ la Terre ”, est en effet, depuis Abraham, une Promesse, un Don de Dieu, qui va de pair avec la promesse de la Descendance (// Gn 12,7 Gn 28,4 Gn 28,14). Elle est donc au centre de l'Alliance (Gn 15,7-17), et par conséquent conditionnée parla fidélité d'Israël à cette Alliance (// Dt 30,15-18). l’A.T. l'entendra surtout de la Palestine, donnée par Dieu comme “ Terre Promise ”. Pourtant, avec les Prophètes et les psaumes, une certaine spiritualisation se fait jour (cf. J. Guillet: Thèmes bibliques, p. 185-196).

// — De l'un à l'autre de ces //, on observe une progression (qui ne prétend pas provenir de l'ordre chronologique des textes), dans l'identification de cette Terre , d'abord avec “ la sainte montagne ” de Sion, donc le Temple (Is 57 ; Ps 69), donc avec Dieu qui en fait sa résidence et devient ainsi notre < héritage > (Ps 16 et 73) ; union si mystique qu'elle surmonte l'espace et le temps, prenant des accents d'éternité (Ps 27,13 et 16,11).

Dans ces conditions, la Terre Promise a perdu son caractère trop exclusivement terrestre, devenant “ Terre des vivants ”. Mais l'expression ne désigne pas pour autant seulement “ le ciel ” comme “ in excelsis ”. Terre vaut ici comme image de stabilité et de saveur concrète (par opposition à la vie des < Ombres >), comme quand Ramuz parlait de “ la terre du ciel ” : spiritualisé mais non déréalisé, l'héritage de la Terre est un autre nom de la possession du Royaume, comme le N.T.le confirmera en contractant la double expression en une seule: “ hériter du Royaume ”.

// Jc 2,5J. Guillet réfère également (p. 195) à Ep 5,5 Col 3,24 1P 1,4. Mais, sur le thème de l'héritage, on pourrait citer encore : Rm 4,13-14 1Co 6,9-10 1Co 15,50 Ga 3,29 Ga 4,7 Ga 5,21 Ep 1,18 Ep 3,6 Tt 3,7 1P 3,9.

Grégoire de Nysse cite lui aussi l'espérance du psalmiste de voir “ la Terre des vivants ” pour établir que, de la première à la seconde Béatitude, il n'y a pas régression mais progression : l'humilité (des “ pauvres qui le sont en esprit ”) les conduit à la douceur, comme la possession du Royaume autorise à y demeurer.

Grégoire de Nysse: Les Béatitudes, il (PG 44, 1208 et 1212): Les Béatitudes me semblent présentées dans un ordre ascendant : la première nous soulève vers la deuxième, la deuxième vers la troisième, de manière à gagner enfin le sommet. Par une conséquence qui est pour ainsi dire nécessaire à l'esprit, le degré suivant nous saisit quand nous sommes sur le précédent.

Qu'est-ce que la douceur ? Ce n'est pas la lenteur ni la nonchalance, car le Cantique célèbre la rapidité de l'Epoux, bondissant de montagne en colline. La douceur est une disposition de l'âme qui s'oppose à une excessive impétuosité- car notre nature va trop vite, quand il s'agit de mal faire.

Un peu comme le feu, qui monte toujours, la vertu de douceur ne perd rien de son mouvement ascendant si quelque obstacle veut l'entraîner dans une autre direction. C'est pourquoi elle est bienheureuse. Tranquille et impassible quand le mal se présente, elle témoigne d'un mouvement vers les choses d'en haut....

Si tu exclus de ton coeur l'orgueil, l'occasion ne se présentera pas d'y voir naître le vice de la colère. Car la cause de la colère — qui est une infirmité — c'est l'injure et l'ignominie; or il n'est pas ému par l'ignominie, celui qui gouverne son âme par le renoncement.

Mt 5,5) — Bienheureux ceux qui pleurent: Ce verbe signifie une douleur particulièrement intense, et qui s'extériorise; aussi convient-il particulièrement dans les cas de deuils. Nous l'avons déjà rencontré au § 43 *, où Jésus répond que ses disciples ne peuvent “ prendre le deuil ” tant que l'Époux est avec eux (Mt 9,15): de fait, après sa mort, ses disciples seront “ dans le deuil et les larmes” (Mc 16,10).

Pour traduire l'intensité, J. Dupont propose “ Bienheureux les affligés ”, ce mot supposant, d'après Littré, “ un mal considérable... (comme) la perte de ce qu'on aime, ou des malheurs publics ”. Et en effet, les deuils ou les catastrophes nationales sont bien les deux types de malheurs au sujet desquels revient ce verbe dans la Septante (références dans J. Dupont II, p. 36-37). Mais < affliction > produit plutôt l'accablement que les cris de douleur (tlf). Le traditionnel “ ceux qui pleurent ” exprime mieux l'extériorisation, tout en rapprochant Mt de Lc, dont le verbe parallèle désigne encore plus expressément les pleurs et la déploration.

C'est dans ce sens que la Tradition chrétienne a vu dans la 3° Béatitude, du < Penthos > ou < Béatitude des larmes >, une des composantes fondamentales de la spiritualité chrétienne : le souvenir de nos péchés et ingratitudes, qui nous tient dans l'affliction, l'humilité (1° Béatitude), la douceur et la miséricorde pour les autres (2° et 5° Béatitudes), en même temps que dans la joie, d'autant plus éclatante, de savoir que nous en avons été sauvés (Cf. i. hausherr: Penthos, doctrine de la componction dans l'Orient chrétien, Rome 1944). L'oubli, voire le mépris de cette composante essentielle est l'une des causes de la désaffection des chrétiens pour le sacrement de pénitence et de réconciliation, mais encore plus généralement peut-être, de la perte d'identité chrétienne qui en résulte. Quelqu'un d'aussi sensible à la modernité que le Père Le Du, alors directeur de l'Institut Supérieur de Pastorale et de Catéchèse, ne définissait-il pas le chrétien comme “ un pécheur, mais qui se sait pardonné ”. Le < Penthos > est nécessaire à l'élan de la conversion, elle-même condition sine qua non de l'entrée dans le Royaume (cf. § 28 *) — comme le rappelle fortement saint Paul aux Corinthiens (1Co 5,2)...

Toutefois, on ne saurait restreindre la 3° Béatitude à ceux qui pleurent leurs péchés. Elle s'étend à la condition humaine tout entière, dans l'insatisfaction de ses limites présentes, dans le douloureux désaccord entre l'Absolu pour lequel nous sommes faits par Dieu, et la relativité de nos moments même de la joie la plus plénière — ne serait-ce que parce qu'elle “ ne dure qu'un moment ” et que nous restons sujets aux variations du temps: “ Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre coeur ne saurait trouver de repos (“ in-quietum ”) tant qu'il ne se repose pas en Toi ”. La phrase qui ouvre les Confessions ne serait pas si célèbre, si elle n'exprimait pas ce que tout homme ressent confusément. Bienheureux qui pleure de cette inadéquation entre ses désirs (on voit les rapports avec la béatitude suivante) et son existence actuelle — si du moins, comme Augustin, il y découvre l'appel de la grâce à une vie plus haute, sur-naturelle, divine.

Grégoire de Nysse relève ces deux motifs d'affliction spirituelle conduisant à la Béatitude, entre lesquels se divisent les exégètes contemporains (cf. J. Dupont, m p. 548-554), comme s'il fallait choisir là où Mt ne tranche pas:

Grégoire de Nysse: Les Béatitudes, III (PG 44,1220-1221): Nous ne sommes pas encore au sommet de la montagne, mais nous avons déjà franchi deux contreforts, si nous accédons à la bienheureuse pauvreté et à la douceur qui lui est encore supérieure. Le Verbe nous appelle plus haut: “ Bienheureux ceux qui pleurent. ” Ils n'ont pas envie de rire, ceux qui regardent le monde et ses rires : le monde qui dans ses verbes se gausse du Verbe. Les vrais malheureux sont ceux dont la vie est exempte de difficultés, de maladies, d'obstacles.

Efforçons-nous de scruter les richesses enfouies dans cette sentence: “ Bienheureux ceux qui pleurent. ” D'après saint Paul, il y a une tristesse qui est mondaine et une tristesse qui est selon Dieu. Comment ne pas juger bienheureux ce trouble de l'âme qui aperçoit le mal et le déplore? Comme un médecin se réjouit quand un membre malade recommence à sentir la douleur — car cela prouve qu'il revit — ainsi arrive-t-il que des hommes perdent le sens du péché, mais que la grâce de Dieu le leur rende par le sens de la douleur et le deuil de la pénitence...

Mais il me semble que le Verbe veut dire quelque chose d'encore plus profond. Car il est des hommes dont toute la vie fut recommandable. Seront-ils donc en dehors de la béatitude ? Absurdité! Qu'est-ce que le deuil ? C'est, dans l'âme, une manière d'être et de sentir, venant de la privation d'une chose que l'on désire. Cette définition du deuil humain nous met sur la voie : quel est le deuil bienheureux qui obtient la consolation? De même qu'un aveugle par accident souffre beaucoup plus de son infirmité qu'un aveugle-né, celui qui a pu apercevoir le vrai Bien et considère ensuite la misère de l'humaine nature s'en afflige comme d'une calamité, et juge que l'état présent est un deuil. Ce n'est donc pas la tristesse, que le Verbe déclare bienheureuse, c'est la connaissance du Bien. Mais comment le connaître ? Plus nous < croirons > en ce Bien excellent, plus nous nous affligerons de n'en avoir qu'un commencement de connaissance.

... Et si nous pensons que l'homme, avant le péché, était façonné à l'image de Dieu, comment ne pas gémir de la pénurie présente ?

Mt 5,5 b // Is 49,13 Is 66,13 cf. Is 40,1-5 en // au § 19 , et 52,9 au § 36 -C'est le thème général de ce “ Livre de la consolation ” d'Isaïe. Yahvé y proclame que c'est Lui le Consolateur (Is 51,12, en // au § 11 ). Et si le verbe est ici au < passivum divinum >, c'est pour signifier discrètement, “ Bienheureux... car il y a Quelqu'un qui les consolera ” (J. Jérémias: Théologie, p. 18). D'où les justes qui, comme Syméon, “ attendaient la consolation d'Israël ” (§ !! - Lc 2,25*) — qui est le Christ d'abord, et “ l'autre Paraclet ” (§ 327 -Jn 14,16*). Mais nous voyons ici comment nous adviennent ces Béatitudes', le bienheureux Verbe de Dieu s'est incarné afin de pouvoir être solidaire de nos malheurs et de s'en affliger, d'en porter le poids jusqu'à sa mort sur la Croix, et de nous communiquer enfin cette vivante et divine Consolation de l'Esprit Saint, qui fait sa propre et éternelle Béatitude.


Origène : Sur Luc, Homélie 38 (PG 13,1897) : De même que notre Seigneur est le modèle de toutes les autres béatitudes (Bienheureux les pacifiques, Bienheureux ceux qui souffrent persécution, etc.), il a pleuré pour poser les fondements de la béatitude des larmes : Bienheureux ceux qui pleurent. Il a pleuré sur Jérusalem en disant: “ Si tu avais connu le jour de ta paix!... Tu n'as pas connu le temps de ta visite ” (Lc 19,41-44).

Je ne conteste pas que la Jérusalem terrestre ait été dévastée à cause du crime de ses habitants ; mais je cherche si ces larmes du Seigneur ne concernent pas aussi “ notre ” Jérusalem. Nous sommes nous-mêmes la Jérusalem sur laquelle le Seigneur pleure : quand, malgré la connaissance de l'Évangile, l'enseignement de l'Eglise et ses sacrements, l'un de nous vient à pécher, il y a lieu de gémir et de pleurer sur lui.

// Ps 126,5-6 Ap 21,4 Ps 17,15 — L'image du Ps 126, tout comme les oracles d'Isaïe, concernent non pas n'importe quel malheur, mais celui de l'exil, la consolation étant celle du < Retour > — comme dans la vie spirituelle nous sommes appelés de la désolation du péché à la < joie de la pénitence-conversion-retour* >. Mais, dans la finale du Ps 17, on devine aussi que cette Béatitude est celle de la fin de l'exil terrestre et le < Retour > au Père, dont le modèle est encore le Christ (cf. § 18 ) — Lc 2,49*).

Mt 5,6) — Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice: Faim et soif sont une redoutable réalité physique, aujourd'hui non moins que de tous les temps. Mais, à la différence de Saint-Luc, Mt nous précise que la Béatitude est promise à la faim et soif de la justice.

J. Dupont résume les recherches, assez contradictoires, des exégètes contemporains pour discerner s'il s'agit d'une justice à laquelle pourraient tendre les hommes, par leur fidélité, ou si Dieu seul peut la donner (m, p. 355-380). Il conclut que cette question “ théologique ”, si centrale dans les Épîtres de saint Paul, ne se pose pas ici.

En son sens général, la Justice est l'une des valeurs fondamentales de toute la Bible. Nous l'avons rencontrée dès Lc 1,6 à propos d'Elisabeth et Zacharie, comme de Joseph en Mt 1,19* (§ 13 ), et de Jésus lui-même au moment de son baptême (§ 24 ) — Mt 3,15*). Dans les Béatitudes, Mt s'y réfère deux fois: en celle-ci puis en la 8°: “ Bienheureux les persécutés pour la justice ”: “ La justice de vie, ardemment désirée et poursuivie dans la 4° Béatitude, est celle qui devient cause de persécution dans la 8° ” (J. Dupont; Les Béatitudes, II 1P 382).La suite du Sermon sur la Montagne s'attachera surtout à définir cette justice chrétienne, parfaite (Mt 5,20-48*) et pure d'intention (Mt 6, l-33*), à laquelle doivent s'engager les disciples du Christ (Mt 7,1-27): “ C'est toujours le même souci qui apparaît, celui d'un christianisme effectivement vécu... En insistant sur les devoirs du chrétien, Mt ne songe évidemment pas à nier la nécessité et le pouvoir de la grâce. Mais ce n'est pas non plus le moment de l'affirmer. Ce qui l'intéresse est d'inculquer l'urgence d'une recherche vraie de la perfection évangélique : “ Vous serez parfaits, comme votre Père céleste est parfait ” (Mt 5,48 — Conclusion de J. Dupont III, p. 384). Sans quoi, du reste, comment pourrait-il y avoir Béatitude, c'est-à-dire pleine communion à la parfaite plénitude de la Vie éternelle et divine ?

Grégoire de Nysse; Les Béatitudes, IV (PG 44,1233): Quelle est cette justice? Celle qui, à la vue de la Beauté, nous émeut comme un désir vers cette Beauté. On peut appeler < juste > un père de famille, un gouverneur, un roi, qui distribuent équitablement... Mais en ce monde, la vie nous montre qu'il y aura toujours des inégalités ; et la parole divine nous appelle plus haut : quelle est donc cette justice qui est la même pour tout le monde ?

“ Les Béatitudes de Matthieu ne paraissent pas se rapporter à la justice proprement dite, par exemple la justice sociale... Il s'agit toujours de la vie morale, disons mieux, de l'ensemble des oeuvres chrétiennes ” (A. Descamps ; Les justes et la justice... p. 171-172). “ La justice apparaît donc ici comme la perfection que Dieu donne à ceux qui la désirent de toute leur âme... On doit en avoir faim et soif parce que, sur la terre, elle n'est jamais parfaite ” (Lagrange; Sur Mt, p. 84) — cite à l'appui saint Jérôme, Pl 26,34).

// Am 8,11 Ps 42,2-3 Ps 63,2 — La prophétie d'Amos distingue expressément de la faim et soif physiques la faim et la soif spirituelles, ces deux dernières étant “ envoyées ” comme un don de Dieu. Nous savons que La Parole du Père, “ envoyée ” par Lui, c'est son Verbe incarné. “ Les paroles ” référeraient donc sans doute plus directement aux Saintes Écritures qui sont une autre forme d'< incarnation > dans un langage humain de ce Verbe unique et divin.

Les Ps 42 et 63 sont le type de cette soif des eaux vives, celles-là mêmes que le Christ promettra si solennellement à la Samaritaine, puis durant la fête des Tentes (Jn 4 et 7,37-39). Elle se conjugue au désir de < voir Dieu > (), qu'exaucera la 6° Béatitude (Mt 5,8b*).

// Is 51,1-3 Is 25,6 — “ Désirer la justice ” est en parallèle avec “ chercher Yahvé ”. Abraham et Sara sont un modèle en ce que leur stérilité même n'a pas été un obstacle pour Dieu qui multiplie la semence et transforme le désert hivernal en jardin printanier. Mais en outre, YÉden évoque la vie bienheureuse, dont les images, soit de l'abondance des fruits (Gn 2,9 Gn 2,16 Ez 47,12 Ap 22,2), soit du “ festin de viandes grasses ” (Is 25,6) correspondent au “ rassasiement ” de cette 4° Béatitude.

Mt 5,6 b // Ps 81,11 Ps 107,4-9 — Ils seront rassasiés: Nouveau < passivum divinum > = “ il y a Quelqu'un qui les rassasiera ”. Les psaumes reconnaissent en Dieu ce Père nourricier, matériellement (Ps 104,14-15 Ps 104,27 Ps 145,15-16 Ps 147,8-9) et spirituellement: la preuve en est la subsistance d'Israël durant ses 40 années d'errance au désert (Dt 8,2-4). Mais c'est justement alors que Dieu donna l'avertissement repris par Jésus contre Satan : “ L'homme ne vit pas seulement de pain mais de toute Parole qui sort de la bouche de Dieu ” (§ 27 -Mt 4,4* ; à comparer avec // Am 8,11). Le Ps 107 rappelle que dans chacune de nos vies spirituelles, il faut un Exode, une traversée du désert et donc cette nourriture donnée par Dieu.

Grégoire de Nysse : Les Béatitudes IV (PG 44,1240) : Si nous recherchons de quoi le Seigneur lui-même a faim et soif, alors nous comprendrons la grandeur de cette béatitude : “ Ma nourriture, dit-il, est de faire la volonté de mon Père. ” Or la volonté du Père c'est que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité... Ayons donc faim de notre salut, ayons soif de la volonté divine qui est de nous sauver. Celui qui désire cette < justice de Dieu > a trouvé ce qui est vraiment désirable, et qui contentera à la fois notre faim et notre soif sans jamais nous lasser... Car le grand saint Paul, qui goûta aux fruits secrets du paradis, avoue qu'il fut comblé de ce qu'il désirait, puisqu'il dit: “ Le Christ vit en moi ” ; et cependant, comme s'il avait toujours faim il aspire toujours à ce qui vient ensuite, puisqu'il dit: “ Je cours, pour arriver et saisir. ”

// Ps 17,15 (en face de Mt 5,5b — La parfaite Béatitude est en effet au futur encore, car c'est seulement dans l'au-delà du temps que pourra éclater l'émerveillement de l'évidence de ce qu'ici-bas nous vivons seulement “ en espérance ”. D'où le caractère eschatologique des prophéties d'Isaïe 49,9-10 (reprise dans Ap 7,16-17) et 65,13 (que l'on retrouvera en // à Lc 6,21 Lc 6,25 . Cette espérance est parfaitement solide, fondée qu'elle est sur la Parole du Christ nous promettant cette Béatitude, et mieux encore, de par la glorification de Jésus lui-même en qui cette Béatitude nous- est déjà acquise et communiquée, autant qu'il est possible sur cette terre déjà (He 6,19-20).

Mt 5,7) — Bienheureux les miséricodieux : La Miséricorde est le Nom de Dieu révélé à Moïse lors de sa sublime prière pour obtenir la grâce d'Israël après l'infidélité du Veau d'Or (Ex 34,6-7 — BC I*, p. 272). C'est le Nom sous lequel Il sera par la suite invoqué, dans les grands moments de l’A.T. : — après la révolte au retour des explorateurs de la Terre Promise (Nb 14,18), à la restauration d'Ézéchias (2Ch 30,9), ou d'Esdras et Néhémie après l'exil (Ne 9,17 Ne 9,31) - comme par les Prophètes (Jr 3,12 Jr 32,18 Jl 2,13 Jon 4,2 Na 1,3) et les psaumes (Ps 86,5 Ps 86,15 Ps 103,8-13 Ps 116,5 Ps 145,8).

Dans toute la Bible, le vocabulaire de la Miséricorde est donc statistiquement appliqué à Dieu, au premier chef, plutôt qu'aux hommes, dans une proportion de 3 à 4 pour 1 (cf. J. Dupont III, p. 604-612). Cette miséricorde s'exerce à l'égard de ceux qui sont dans la misère soit du péché, soit de toutes les sortes de pauvreté y compris les plus matérielles : manque de nourriture (Ps 111,4-5), de vêtement (Ex 22,25-26, et déjà Gn 3,21), ou de protection (Ps 86,14-16).

Plus que tout autre, Mt transfère aux hommes la miséricorde. Ils ont à imiter Dieu (Mt 18,33 Lc 6,36), dans les divers domaines où ils profitent eux-mêmes de la divine miséricorde: pardon (Mt 6,12 Mt 6,14-15), indulgence dans les jugements (Mt 9,13 Mt 12,7 Mt 23,23), “ oeuvres de miséricorde ” proprement dites (Mt 25,35-36). Bien plus, c'est dans la mesure même où nous ferons miséricorde que Dieu pourra être justement miséricodieux envers nous, que ce soit dans le pardon (Mt 6,12 Mt 6,14-15 Mt 18,35) ou le jugement (Mt 7,1-2).

On sent l'importance que Mt attache à cette proportionnalité pour nous inciter à la générosité, de par son insistance même : ainsi, la demande du Pater en 6,12 est réitérée sous forme encore plus catégorique aux v. 14-15, positivement puis négativement. De même, est significatif le retournement de la parabole du Serviteur impitoyable qui, bâtie sur le schème: “ soyez miséricodieux comme votre Père est miséricodieux ” (Lc 6,36), se termine sur l'avertissement: “ C'est ainsi que mon Père du ciel agira avec vous, si vous ne pardonnez pas, chacun à son frère, du fond du coeur ” (Mt 18,35).

La Béatitude des “ miséricodieux ”, sans autre précision, doit être entendue dans toute sa généralité. Mais elle reste bien dans le sens où la miséricorde humaine détermine celle de Dieu, en prévenant pour ainsi dire les rigueurs d'une justice purement rétributive, comme serait celle de la dureté des hommes, non de Dieu:

Isaac de l’Etoile: Sermon 3 sur la Toussaint (PL 194,1696; s.c. 130, p. 120-122) : // Est risqué, même pour un juste, de discuter avec “ le Juste ”par excellence — car on ne pourra Lui répondre un mot sur mille (Jb 9,3). Mieux vaut prévoir de loin, et envoyer une légation pour dire : “ N'entre pas en jugement avec ton serviteur! ” (Ps 143,2). Cette ambassade de paix, c'est la Miséricorde. Seule, la miséricorde obtiendra Miséricorde. C'est elle, qui sur la tête du juste est une couronne d'or, marquée du signe de la sainteté ; c'est elle qui sauvera le juste, quand le salut est presque impossible... C'est grâce à elle que l'homme entendra du Seigneur cette parole : “ Venez, les bénis de mon Père ”, alors qu'il se retournait sur sa couche, le coeur déchiré, pensant à ses fautes.

La perspective eschatologique du Jugement dernier (Mt 25) est toujours à l'horizon. Mais nous y sommes déjà entrés : car le Benedictus comme le Magnificat ont chanté en Celui qui allait naître “ la Miséricorde promise à nos pères... Soleil Levant venu d'En Haut nous visiter; elle s'étend d'âge en âge et sa présence élève jusqu'au Dieu Saint Israël son enfant ” (Lc 1,72 Lc 1,50 Lc 1,54 — nous avions remarqué que cette quadruple louange à la Miséricorde caractérisait l'inauguration de l'ère messianique, § 6 ) — Lc 1,50*). Et il faut se souvenir aussi que notre mot de < miséricorde > traduit trop partiellement la richesse de sens de la < Hésed > qui n'est rien de moins que < l'Amour de Dieu proposant son Alliance et lui demeurant fidèle jusqu'à faire miséricorde à ses partenaires infidèles >.

Jésus en est l'incarnation, le modèle et la source. Être miséricodieux, c'est communier à Lui et à son Esprit; c'est donc aussi participer à sa Béatitude — “ Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir ” (Ac 20,35 — et à sa passion rédemptrice :

Grégoire de Nysse- Les Béatitudes, v (PG 44, 1249 B, 1252 C, 1256 D): En maint passage de l'Écriture, la miséricorde est attribuée à Dieu. A quoi t'exhorte donc cette béatitude, sinon à devenir < comme Dieu > ?

... Dès le premier regard, nous voyons que la béatitude des miséricodieux invite à la charité fraternelle. La miséricorde est comme une tristesse volontaire, inspirée par la souffrance d'autrui. Ou encore : la miséricorde, c'est de s'assimiler avec amour à ceux qui souffrent. De même que la cruauté vient de la haine, la miséricorde naît de l'amour. Si quelqu'un cherche à être pleinement miséricodieux, il découvrira cette tension et cette véhémence de l'amour qui se mélange d'un sentiment de tristesse... Et si quelqu'un, par manque de ressources, ne peut venir effectivement en aide à son prochain, un tel mouvement de son âme suffit: dans son impuissance il n'est nullement inférieur à celui qui démontre sa volonté par des oeuvres...

Le juste jugement de Dieu lui-même s'apparente à notre sentiment spontané: “ Venez, bénis! ” dira-t-il aux miséricodieux. Car on récolte ce qu'on a semé, et il ne peut en être autrement.

// Mi 6,8 1P 3,8 — L'Apôtre comme le Prophète associe la miséricorde à l'humilité, ce qui confirme la tonalité générale des Béatitudes: humilité, douceur, patience, miséricorde, paix. Tels sont à la fois notre vocation et notre héritage, faisant de nous des êtres de bénédiction. Le chrétien doit être l'homme de la bienveillance et de la bienfaisance...

Mt 5,8 — Bienheureux les coeurs purs, parce qu'ils verront Dieu: “ L'expression qui désigne les purs de coeur n'est pas séparable de la promesse de voir Dieu. Le rapport s'établit avec précision dans le contexte du culte: c'est là que pureté de l'homme et vision de Dieu constituent deux termes corrélatifs. Quand on parle de voir Dieu, il ne s'agit pas d'assister à un spectacle, mais d'être admis en présence de Dieu pour le servir. Ce privilège suppose que l'homme remplisse certaines conditions, commandées par la sainteté de Dieu ; l'exigence de pureté résume ces conditions ” fJ. Dupont, ni, p. 557).

// Ps 24,3-6 Lv 9,5-6 Lv 9, Le Ps 24 coupe court à toutes les oppositions factices entre les mains, c'est-à-dire les actes, et le coeur, qui doivent au contraire conjuguer leurs efforts: le coeur, pour que nos bonnes actions ne soient pas seulement formalistes, comme y insistera la suite du Sermon sur la Montagne (Mt 5,28; 6,1-18.21-24; et encore 12,34; 13,19; 15,18-20; 18,35; 23,25-26); mais aussi, les mains, pour traduire dans notre vie, par des actes, ce qui autrement ne serait qu'< idéal >, rêve qui s'en irait en fumée (Mt 7,21-27).

Le coeur désignant dans la Bible non pas seulement l'affectivité mais bien “ le coeur ”, centre de la personne, source de notre vie intérieure comme de nos activités, sa pureté s'identifie avec la < droiture > (Ps 32,11 Ps 33,1 Ps 36,11 Ps 64,11 Ps 94,15 Ps 97,11 Ps 125,4), la rectitude, la simplicité, l'unification de tout l'être, mobilisé, polarisé: “ Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur... ” (Ps 119,10 Ps 119,34 Ps 119,58 Ps 119,69 Ps 119,145). C'est ce que Jésus louait en Nathanaël (§ 25 -Jn 1,47*). À l'inverse, Dieu réprouve le coeur divisé, “ double ”, du fait qu'il “ louche ” en visant à la fois deux objectifs divergents (Ps 78,37 Si 1,28 Os 10,2). Ainsi, à l'approche de sa conversion, le 9 septembre 1647 Pascal entend “ l'Époux ” intérieurement lui reprocher: “ Ce coeur est tout à moi, pourquoi le divertissez-vous pour l'appliquer à des choses de néant 1 ” (cité d'après L'amour du Christ, p. 148). Mais n'est-ce pas, à l'expérience des incroyants eux-mêmes, “ la vérité commune du coeur (toujours au sens du centre de la personne) que la duplicité, la carence et l'amour ” ? (e. morin : Le vif du sujet, Seuil 1969, p. 281).

Aussi, est-ce Dieu même qui doit “ convertir ” notre coeur, à la fois en le tournant tout entier vers Lui “ pour qu'ils reviennent à moi de tout leur coeur ” (Jr 24,7), et en le rendant souple à sa grâce, chaleureux comme un coeur battant : Il a promis par ses prophètes comme le principe de la Nouvelle Alliance, qu'il donnerait “ un coeur nouveau ”, nos “ coeurs de pierre ” devenant “coeurs de chair” (Ez 36,26-27 cf. Jr31,33). Véritable “ re-création ” (// Ps 51,12).

Sur la pureté du coeur dans l’A.T. et la tradition juive, puis dans les Évangiles et le reste du N.T., cf. J. Dupont ni, p. 567-603. Par la suite, la Tradition chrétienne, spécialement monastique, a beaucoup insisté sur la pureté du coeur comme la qualité même par où la charité est totalement charité. J. raasch a établi le dossier de cette tradition, depuis ses origines bibliques et patristiques (II° et ni0 siècles), puis dans le monachisme ancien (The monastic concept of purity of heart and its sources, dans “ Studia Monastica ” 1966, 68, 69 et 70). Ajoutons-y ce texte de la 1° Conférence de Cassien, rapportant les propos de l'Abbé Moïse (SC 42, p. 84-85): Pour obtenir la pureté de coeur, il nous faut donc tout faire et tout entreprendre. C'est pour elle qu'on embrasse la solitude ; et sachons que pour elle nous devons assumer les jeûnes, les veilles, les travaux, la nudité, les lectures [saintes] et toutes les autres vertus grâce auxquelles nous pourrons disposer notre coeur, le garder indemne de toute passion mauvaise, et monter, degré par degré, jusqu'à la charité parfaite.

[Et ne nous attristons pas quand une occupation vraiment nécessaire nous contraint à omettre l'une de nos observances] car on gagne moins par un jeûne que l'on ne perd dans une colère ; et le fruit recueilli d'une lecture ne vaut pas le dommage subi pour avoir méprisé un frère. Il nous faut donc exercer les vertus, secondaires — jeûnes, veilles, retraite, méditation des Écritures — à cause du but principal, à savoir la pureté de coeur: c'est cela, la charité ; et non pas jeter dehors, à cause de nos exercices, cette vertu principale. Car aussi longtemps qu'elle restera en nous, intacte et sans blessure, nous pouvons sans risque omettre, en cas de nécessité, quelque chose des exercices secondaires. Je dirai même qu'il ne servirait de rien d'avoir pratiqué toutes les venus, excepté cette affaire principale que nous avons dite: car c'est pour l'obtenir qu'on doit faire tout le reste. Tel doit donc être notre effort principal, telle l'orientation immuable de notre coeur: que notre esprit, comme aimanté, s'attache constamment aux choses divines: à Dieu.

Mt 5,8 b — Ils verront Dieu: Comme le montre également J. Dupont, dans le langage de cour aussi bien que dans le culte d'Israël, “ voir la face ” d'un grand personnage, c'est être admis en sa présence. Quand il s'agit de Dieu, c'est le privilège des anges (Mt 18,10 Tb 12,15). L'homme, lui, sur cette terre “ ne peut voir Dieu sans mourir ” (Gn 32,31 Ex 33,20 Lv 16,2 etc. — cf. BC I*, p. 268 ss).

Et pourtant, la Bible non seulement rapporte que c'est arrivé à quelques privilégiés, d'Abraham à Manoah (Gn 12,7 Jg 13,22-23), mais invite tous les fils d'Israël à “ voir la face de Yahvé ” aux trois fêtes annuelles (Ex 23,14-19): ce qui rappelle utilement que le culte liturgique est fait pour nous donner de “ voir Dieu ” en nous permettant l'accès jusqu'à Lui, au cours d'une liturgie, comme il advint aux 70 Anciens d'Israël, lors de la ratification de l'Alliance du Sinaï (Ex 24,9-11 — BC I*, p. 254-256). Et nos liturgies permettent qu'à travers les symboles, pénétrés par “ les yeux de la foi ”, nous apercevions quelque chose de la liturgie céleste, après laquelle soupiraient déjà les Ps 42 et 63, cités en // à la fin de la 4° Béatitude.

C'est l'accès que le Christ nous donne à Dieu (Rm 5,2), par là même qu'il nous procure “ la sanctification sans laquelle nul ne verra le Seigneur ”, au devant duquel il nous est donné de nous approcher, mieux que les Hébreux du Sinaï, munis que nous sommes du sang purificateur de Jésus plus éloquent que celui d'Abel (He 12,14 He 12,18-24).

Grégoire de Nysse: Les Béatitudes, VI (PG 44,1265 a-b, 1273 c, 1269 d - 1272 c): “ Dieu, personne ne l'a vu ” (Jn 1,18*)... La promesse de voir Dieu dépasse toute béatitude. Dans l'Écriture, voir c'est posséder. Celui qui voit Dieu a obtenu tous les biens que l'on peut concevoir...

Mais pour voir Dieu comment purifier ton coeur? Tu peux l'apprendre dans toute la doctrine de l'Évangile. Si tu parcours tous ses enseignements les uns après les autres, tu y trouveras le remède certain qui purifie le coeur...

0 hommes, en qui se trouve une avidité de contempler le bien : quand vous entendez dire que la divine Majesté et l'ineffable Beauté ne se peuvent percevoir, ne désespérez pas, comme s'il était impossible de voir ce que vous désirez [le mot “ désir ” implique ici un manque douloureux : “ ce dont vous avez la nostalgie ”]. Il existe en toi un mode de contempler Dieu: car Celui qui t'a formé a pour ainsi dire “ inessentié, consusbstantié et incorporé ” à ta nature ce bien. A ta fabrication, à ta constitution, Dieu a imprimé et informé des ressemblances et des imitations de Sa propre nature, comme on imprime sur la cire un sceau gravé.

Comme il arrive au fer quand on l'a débarrassé de la rouille en l'aiguisant contre la pierre et que, noir l'instant d'avant, il brille en face du soleil et reproduit sur lui-même des lueurs et des éclairs, ainsi l'homme intérieur, que le Seigneur appelle “ le coeur ”. Quand il aura rejeté la couche de rouille qui s'était accumulée sur sa forme par une moisissure mauvaise, il reprendra la ressemblance de son archétype, et il sera bon. Car évidemment, ce qui est semblable au Bon est bon.

Alors, celui qui se voit lui-même voit en lui ce qu'il désire [ce dont il a la nostalgie], et ainsi “ le coeur pur ” devient bienheureux: car regardant vers sa propre pureté, il voit l'archétype dans l'image.

Comme, en effet, ceux qui voient le soleil dans un miroir sans tendre leurs regards vers le ciel, voient le soleil dans la lumière du miroir tout autant que ceux qui regardent directement le disque même du soleil, ainsi en sera-t-il pour vous, dit le Seigneur : sans doute, vous êtes impuissants à regarder en face la Lumière: mais si vous revenez à cette grâce de l'Image qui fut déposée en vous au commencement, vous possédez en vous ce que vous cherchiez : car la pureté, la paix de l'âme (apatheia), l'éloignement de tout mal, c'est la divinité. Si donc ces choses sont en toi, Dieu est en toi.

Quand donc ta raison, en toi, est pure de tout mal, libre des passions, et entièrement étrangère à toute souillure, tu es bienheureux de ta vision aiguë: car ce qui est invisible aux non-purifiés, une fois purifié tu le comprends. Une fois écarté le brouillard charnel des yeux de l'âme, tu vois clairement dans l'atmosphère sereine du coeur le spectacle béatifiant. Mais ce spectacle, quel est-il? Pureté, sainteté, simplicité, toutes ces fulgurances de la nature divine à travers lesquelles on voit Dieu.


Grégoire de Nysse: De Instituto Christiano (Jaeger vin, 1P 48): La “ volonté parfaite ” de Dieu, c'est de purifier l'âme de toute tache, par la grâce... et qu'elle s'offre à Dieu, pure, tendue par le désir, et devenue capable de voir la lumière intelligible et ineffable.

C'est alors que le Seigneur déclare l'homme “ bienheureux ” : “ Bienheureux les coeurs purs, car il verront Dieu ”. Et ailleurs il ordonne : “ Soyez donc parfaits comme votre Père du ciel est parfait ”. (Trad. fse, Téqui, p. 22).

A. George: “ Heureux les coeurs purs... ” (dans bvc, mars 1956, p. 78-79) : Celui qui proclame être le seul à connaître le Père, le seul à pouvoir le révéler (Mt 11,27), est le seul qui puisse promettre la vision de Dieu: ce don n'est que l'extension aux siens du mystère qui est au coeur de sa vie...

Au travers des ténèbres du péché et des convoitises, la foi est notre lumière. Qui se donne tout entier à Jésus-Christ et cherche loyalement son évangile (est-ce autre chose que le coeur pur demandé par la Béatitude ?) déjà celui-là voit Dieu.

Mt 5,9 a — Bienheureux ceux qui font régner la paix: “ Shalom ”. “ Ce mot est employé pour désigner tous les aspects de la vie humaine dans la pleine maturité donnée par Dieu : justice, vérité, communion, paix... Ce seul mot résume tous les dons de l'âge messianique ; le nom même du Messie peut se traduire : Shalom. L'Évangile est un évangile de Shalom (Ep 6,15) et le Dieu proclamé dans cet Évangile peut souvent être appelé Dieu de Shalom ” (COE : The Church for others 1966, p. 14-15).

Dieu est Shalom, suivant l'invocation de Gédéon (Jg 6,24) juste avant qu'il entreprenne sa mission, qui sera guerrière: le pacifisme n'est pas la paix, et l'amour de la paix ne mène pas nécessairement au pacifisme. Ce sont les faux-prophètes qui crient “ paix ! paix ! alors qu'il n'y a pas la paix ” (Jr 4,10 Jr 6,14 Jr 8,11 Jr 8,15). “ C'est quand les hommes diront < paix et sécurité > que viendra la perdition ” (1Th 5,3). Ce qui assure la paix véritable, c'est la justice: “ Le fruit de la justice sera la paix ” (Is 32,17); mais “ la justice ne prospère que dans la paix, pour ceux-là qui font fructifier la paix dans la mesure où il sont pleins de la Sagesse qui descend d'En Haut ” (cf. Je 3,13 à4, 10). Toutes les Epîtres de saint Paul et de saint Pierre s'ouvrent et souvent s'achèvent sur l'appel de la grâce et de la paix qui viennent de par Dieu.

Car Dieu est “ le Dieu de la charité et de la paix ” (2Co 13,11). Il est “ un Dieu de paix, non de désordre ” (1Co 14,33). Ce qui divise, sépare, dresse l'un contre l'autre, va dans le sens du diable : “ Ceux-là n'hériteront pas le Royaume de Dieu ” (Ga 5,19-21). Tandis que “ ce que dit Yahvé, c'est la paix” (Ps 85,9). Or ce que dit Dieu, sa Parole, son Verbe incarné, c'est Jésus. “ Il est lui-même notre paix, et il vient la faire — par le sang de sa croix, ajoute Col 1,20. Nous avions déjà rencontré ce texte d'Ep 2,14-17, en // au Gloria où les anges annoncent qu'avec Jésus, la Paix vient sur notre terre de sang et de larmes (§ 10 , Lc 2,14). En Lui, “ Justice et Paix se sont embrassées ” (Ps 85,11, en // au même § 10 , in fine).

Les prophètes avaient annoncé l'ère messianique comme une ère de paix, gagnant même jusqu'aux animaux: Is 11,1-9; cf. 9,4.6, en // aux § 28 et § 4 ; Is 26,3 66,12, en // au § 333 ; Jr 29,11; 33,6.9; Ez 34,25; 37,26-28; Mi 5,4, en // Au § 4 ; etc.). C'est bien ce qui se réalise dès l'Église apostolique. “ Dans le Christ Jésus, nos coeurs et nos pensées sont gardées dans la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence ” (Ph 4,7) — si bien que les chrétiens peuvent “ vivre en paix avec tous si possible, autant qu'il dépend d'eux” (Rm 12,18; cf. 1Co 7,15), “ recherchant la justice, la foi, la charité et la paix ” (2Tm 2,22). Certains saints adouciront ainsi jusqu'aux bêtes sauvages.

C'est bien à cette recherche active que le Christ promet la Béatitude: il ne s'agit pas directement de la paix des nations ou des ménages; ne sont pas loués seulement ici les pacifiques (même si ceux-là sont en harmonie avec les pauvres et les doux), ni les pacificateurs, au sens politique de ce mot (cf. J. Dupont, III; p. 635-640), mais, littéralement, “ ceux qui font, ou aident à faire, la paix”. D'où la traduction habituelle : “ les artisans de paix ” (BJ) ou : “ ceux qui font oeuvre de paix ” (Tob). Notre traduction, dont nous nous apercevons après coup qu'elle est celle d'Osty, laisse mieux entendre la paix comme un don de Dieu, dont il faut être imprégné soi-même pour qu'elle rayonne et, par contagion, règne à l'entour.

// 1Ch 22,8 — À l'inverse, même le bien-aimé David, parce qu'il dut être homme de guerre, se voit écarté de la construction du Temple, figure de l'Eglise, Royaume de Dieu (cf. § 136 ) — Mt 13,38*). Il ne pourra que préparer ce qu'il sera donné d'accomplir à Salomon le pacifique — que Dieu établira “premier-né ” (Ps 89,28). Jeanne d'Arc, elle, en < fille de Dieu >, avait choisi de porter au combat son étendard plutôt qu'une épée, pour n'avoir pas à risquer de tuer, même un anglais...

// Os 2,1-3 — Le rapprochement est de J. Dupont,III, p. 656-659. De fait, l'identité de l'expression: “ seront appelés < fils de Dieu > ” est notable, même si la prophétie ne s'adresse pas expressément à des < artisans de paix >. La perspective est celle de la Fin des temps, comme l'indique le dernier stique du v. 2. Mais saint Paul lui-même juge que le mystère s'accomplit dès maintenant dans la vocation des païens à la paix du Christ (Rm 9,25-33 Ep 2,14-17). Bien mieux, la suite du Sermon sur la Montagne nous apprendra comment nous avons tous à être “ les fils de notre Père des Cieux ” en aimant même nos ennemis (Mt 5,44-45), comme on l'a vu faire ces derniers temps par des parents plaidant le pardon au procès de l'assassin de leur fille: en étendant leur paix chrétienne jusque-là, ils étaient bien “ fils de Dieu ”, de ce Dieu qui fait la paix avec nous qui avons tué son Unique...

Ce n'est pas un hasard si la Béatitude de la paix vient en 7°, à la fois comme un sommet où menaient les précédentes, mais juste avant la Béatitude des persécutés, rappelant que même ceux qui cherchent la paix n'éviteront pas toujours qu'on leur fasse la guerre — à l'image ici encore du Christ lui-même (Ps 120,7). Grégoire de Nysse résume tout cela en quelques phrases lumineuses :

Grégoire de Nysse: Les Béatitudes, VII.(PG 44, 1284 et 1278 C) : Le pacifique, c'est celui qui procure la paix à autrui. Or, nul ne peut procurer ce qu'il ne possède pas lui-même. Le Seigneur veut donc que toi, le premier, tu sois rempli des biens de la paix; et qu'ensuite tu les donnes à ceux qui en manquent.

Qu'est-ce que la paix ? C'est une disposition de bienfaisance mutuelle, avec dilection.

De même que la lumière chasse les ténèbres, ainsi dès qu'apparaît la paix, toutes les difficultés sont résolues. Celui qui ramène des hommes à l'amitié et à la concorde ne fait-il pas une oeuvre vraiment divine? C'est pourquoi le pacifique est appelé < fils de Dieu >.

Et si tout, dans les Béatitudes, est sacré, plus encore que “ voir Dieu ”, devenir “ Fils de Dieu ” c'est pénétrer dans le Saint des Saints. Le don surpasse l'espérance, comme la grâce la nature.

Mt 5,10-12) — La huitième Béatitude est différente des précédentes, à la fois par sa forme et par son contenu. Elle commence pourtant comme les autres, sur une antithèse simple et motivée: “ Bienheureux “-” les persécutés, parce que... ” Bien plus, les deux précisions qui s'y ajoutent la situent dans le même domaine, non seulement spirituel, mais sur-naturel c'est-à-dire divin: d'une part, “ persécutés pour la justice ” rappelle la 4° Béatitude, de “ ceux qui ont soif de la justice ”, et même la 1°, des “ pauvres qui le sont dans l'Esprit ”, les trois relais spiritualisants se trouvant donc harmonieusement répartis entre les 1°, 4° et 8° Béatitudes; d'autre part, la reprise de “ le Royaume est à eux ”, qui ouvrait aussi la 1° Béatitude, confirme que c'est dans la foi, non dans l'évidence, que nous pouvons croire à l'Évangile de la proximité du Règne de Dieu par l'envoi et la présence du Christ, au point que pauvreté, douceur, larmes, faim et soif, persécution même puissent être tenues pour principe de Béatitude (Principe* au sens d'origine mais aussi de commencement...) Ainsi, comme il convient à l'octave, la huitième Béatitude boucle la boucle amorcée dès la 1°, et parachève l'ensemble que cette inclusion* suffirait à bien situer dans le monde nouveau du Royaume (comme indiqué dans l'Introduction à ce § 50 ).

Mais dans un tout si cohérent, que viennent faire les v. 11 et 12 ? Les commentateurs sont loin de s'accorder là-dessus. Certains en feraient même une 9° Béatitude; mais ne serait-ce pas attacher trop d'importance à la répétition de “ Bienheureux ! ” au début du v. 11 ? Ne s'expliquerait-elle pas tout simplement du fait qu'après la 8° Béatitude — énoncée comme les précédentes de façon tout à fait générale, à la 3° personne du pluriel : “ Bienheureux ceux... est à eux ” — Jésus se tourne vers ses Apôtres pour la leur appliquer: “ Oui, vous, bienheureux serez-vous... ”? N'oublions pas en effet que nous ne sommes pas seulement en présence de géniales maximes, émanant d'un Sage méditant dans la solitude, mais de propos que les deux Évangélistes qui nous les rapportent — même si leur travail de rédaction est évident — présentent significativement comme tenus par Jésus à un auditoire présent, écoutant et probablement réagissant (comme nous le voyons faire, par exemple, au ch. 6 de Saint-Jean). Ces deux versets 11 et 12 semblent donc plutôt une application de la 8° Béatitude, une sorte de commentaire explicatif. Leur genre littéraire est différent, leur forme plus prolixe et s'articulant différemment.

Suivant le schéma dégagé par W. Nauck et repris par J. Dupont (n, p. 239), ce développement comporte 4 phases, allant deux par deux:

- A. Joyeuse exclamation: “ Bienheureux serez-vous... ”
- B. Situation qui vaut cette Béatitude: “ quand vous serez... ”
- C. Reprise sous forme d'exhortation: “ Réjouissez-vous... ”
- D. Motif: “ parce que votre récompense... ”

Il y a donc aussi balancement entre la terre (des persécutions) et “ les cieux ” (de la récompense) ; entre le futur (ici des persécutions) et l'éternel présent de la Béatitude où se trouvera cette récompense. Il y avait bien le même passage de la vie temporelle à la joie éternelle dans les autres Béatitudes, mais à partir d'une situation présente des pauvres, doux et miséricodieux — “ dès maintenant ” comme précise Luc. La persécution, elle, est à venir, plus tard, si bien que cette finale des Béatitudes apparaît comme en réalité la première des prédictions, qui se multiplieront dans les Évangiles, pour annoncer la nécessaire passion, du Christ d'abord (§ 166 , § 172 , § 253 ), et de ses disciples à sa suite (§ 103 , § 168 , § 309 , § 330 ).

// 1P 4,13-14 He 10,34-35 Jc 1,2-4 Jc 1,12 — On retrouve dans ces 3 passages au moins 3 des 4 éléments du schéma : CDBA pour 1P 4 ; BCD pour He 10; CB + ABD en Jc 1,2 et 12.

// Ac 5,41 — C'est encore le même thème de “ la joie dans la souffrance ” i qui se retrouve ici, moins développé. De même en Rm 5,3-5; 2Co 8,2; 1Th 1,6. Or, malgré les recherches, on n'a rien trouvé de vraiment correspondant, ni dans l’A.T. ni dans la Tradition juive. L'ancienneté — puisque déjà en la 1° Épître aux Thessaloniciens, tenue pour le plus ancien écrit du N.T.qui nous reste — comme l'universalité d'un thème aussi original que paradoxal, repris librement par Paul, Jacques, Pierre, l'Épître aux Hébreux et le Livre des Actes, s'expliquent plus naturellement s’il vient de Jésus, comme l'indiquent les Évangiles, et non pas seulement de l'Église apostolique forgeant cette Béatitude pour soutenir l'espérance des martyrs, comme le supposent certains exégètes (cités par J. Dupont, II, p. 283) — Sa conclusion, p. 344-45, que nous venons de résumer, montre qu'une fois de plus, les hypothèses négatrices se révèlent “ vaines et incertaines ”, comme le dit Pascal de Descartes, mais qu'il faut beaucoup de science pour établir cette fragilité).

Mt 5,11) — Bienheureux... quand vous serez... : Ce futur introduit la première différence de fond (et non plus seulement de forme) avec les autres Béatitudes qui, elles, portent sur une situation présente.

Insultés, persécutés, calomniés. Chez Lc 6,22: “ Les hommes vous haïront, banniront, insulteront, rejetteront votre nom comme mauvais ”. Si le vocabulaire varie de l'un à l'autre Évangile, la correspondance ne s'établit pas moins, non seulement sur les insultes (que l'on retrouve en outre dans le // 1P 4,14), mais entre < calomnies > et dépréciation du nom chrétien, comme entre la < persécution > et < la haine > qui l'inspire ou < le bannissement > qui en est l'effet extrême. J. Dupont montre que les expressions de Saint-Luc en particulier sont typiques du N.T.comme de l'A.T. (il, p. 286-294). Donnons au moins les principales références :

vous haïront: Dans l'A.T., cette haine des impies pour le juste persécuté est thème courant, par exemple dans les psaumes. Jésus s'appliquera en particulier la prophétie du Ps 35,19; “ Ils m'ont haï sans motif ” (Jn 15,25). Les disciples sont solidaires du Maître, aussi quand cette haine les poursuivra, ce sera “à cause de mon nom ”, et c'est Lui qu'elle atteindra en eux (§ 330 ) — Jn 15,18-21; cf. § 293 ) — Mt 24,9 b et //). Et comme le Christ a prié pour ses bourreaux, ses disciples auront à aimer leurs ennemis (Lc 6,27§ 59 ).

vous chasseront: Le verbe grec indique la séparation et donc, si le contexte est religieux comme dans l’A.T. et le N.T., prend valeur soit d'excommunication proprement dite, soit au moins d'exclusion de tout rapport, comme il convient à l'égard de gens réputés < impurs > : cf. Esd 10,11 ; Né 13,3 ; 2Co 6,17. C'est la rupture qui se produira entre les premiers chrétiens et la Synagogue, du vivant même du Christ, comme on le voit à propos de l'aveugle-né, “ jeté dehors ” suivant une décision générale (Jn 9,34 Jn 9,22).

vous insulteront: C'est le même mot qui traduit soit les outrages (comme du Christ en Croix selon Mt 27,44, conformément à la prophétie des Ps 69,10 et 89,51-52), soit l'opprobre (comme d'Elisabeth pour sa stérilité, en Lc 1,25). C'est là-dessus que jouera le rapprochement entre Moïse, Jésus et nous dans le // He 11,24-26 He 11,

Rejetteront votre nom comme mauvais: Originellement, serait le décalque d'une expression sémitique, litt. “ faire sortir un nom mauvais contre quelqu'un ”, autrement dit : le diffamer. “ Il s'agit de propos malveillants qui portent atteinte à la réputation ” — ce qui concorde tant avec les calomnies dont parle Mt qu'avec la malédiction correspondante en Le lui-même (6,26) : Malheur à vous quand ils vous béniront, c'est-à-dire quand ils diront du bien de vous et vous en souhaiteront. Mais Le y ajoute une particule qui lui donne un sens plus déterminé : “ les adversaires s'en prennent aux chrétiens non en les accusant de quelque méfait, mais en leur faisant grief de leur < nom > même, du fait qu'ils sont les disciples de Jésus ” (J. Dupont, III, p. 82).

À cause de Moi ou: à cause du Fils de l'Homme (Lc). Ou encore, dans // 1P 4,14, “ au nom du Christ ”. Cette précision est décisive pour le sens de cette Béatitude: ce n'est donc pas la persécution comme telle qui vaut, à elle seule, d'être bienheureux, mais l'attachement au Christ, assez fort pour tout supporter “ à cause de Lui ”, assez sur-naturel pour que ce soit “ en son nom ”, c'est-à-dire avec sa force à Lui, de sorte que ce soit Lui qui souffre en nous “ ce qui manque à sa Passion pour son Corps qui est l'Église” (Col 1,24): “Dans l'arène, répond fièrement Félicité, un Autre sera en moi qui souffrira pour moi parce que c'est pour Lui que je souffrirai ”. C'est déjà le motif de la joie des Apôtres que l'on a battus de verges pour leur interdire de parler au nom de Jésus (// Ac 5,41). Aussi la mention revient-elle fréquemment, que ce soit sous la forme “ à cause de son nom ”, “ pour le nom de ”, ou plus simplement “ à cause de lui ” et “ pour lui ” : dans les Evangiles, aux § 103 , 168, 174, 175, 251,293; dans les Actes: 9,16; 15,26; 21,13; en 2Co 4,11 et 12,10; Ph 1,29; Ap 1,9; 2,3; 6,9; 20.4.

Ce n'est d'ailleurs qu'un transfert au Christ du “ à cause de toi ou de ton nom ” qui, durant l’A.T. s'adressait à Yahvé (// Is 66,5 Ps 44,23), reconnaissant par le fait même que le Christ est Dieu, méritant un dévouement qui n'est dû qu'à Dieu. Ce qui ne l'empêche pas, comme Fils, de souffrir lui-même persécution et outrages “ pour Toi ” (Ps 69,8-10). Ainsi le relais est-il assuré: “ de même que je vis en référence au Père, celui qui me mange vivra aussi en référence à moi ” (§ 163 ) — Jn 6,57*).

Il est vrai que cette référence ne figurait pas dans les huit Béatitudes proprement dites. Faut-il en déduire que tous les pauvres, les doux, les affligés, les miséricodieux ou les artisans de la paix deviendraient “ fils de Dieu ” du seul fait de leur souffrance ou de leur bonne volonté, indépendamment du Christ?

— Indépendamment du Christ, certainement pas, s'il reste vrai qu'“ il n'y a pas d'autre Nom par lequel nous devions être sauvés ” (Ac 4,12). Mais sans doute l'appartenance au Christ n'est-elle pas limitée au cortège de ses disciples proprement dits, comme on le verra au § 175 *. Et il y a beaucoup de vrai dans la thèse générale si fortement appuyée de J. Dupont qu'au moins originellement, “ Jésus parlait des pauvres, des affligés et des affamés sans autre condition, leur seule détresse suffisant à faire d’eux des privilégiés devant Dieu ”.

Toutefois la Parole de Dieu que nous cherchons à entendre, se trouve dans les Évangiles inspirés, tels qu’ils sont, plus sûrement que dans toute supputation pour remonter jusqu’à ce que Jésus a pu textuellement dire. C'est précisément le mérite de l’énorme travail de J. Dupont, actuellement sans équivalent, que d'ausculter avec la plus grande perspicacité les deux versions de Mt et de Lc. Nous en avons fait état de notre mieux.

Or l'un comme l'autre de ces deux textes, jusque dans leurs différences évidentes, n'en convergent pas moins sur ce point essentiel. Les précisions apportées par Mt tendaient bien à situer les Béatitudes dans une perspective proprement spirituelle, qu'il s'agisse des pauvres “ qui le sont dans l'Esprit ” ou des assoiffés de la justice de Dieu ; et de même, la douceur ou la miséricorde étaient à l'image du Christ, l'affliction ou la pureté, spirituelles, l'oeuvre de la paix, rayonnement d'une pacification apportée par le Christ.

Dans la version de luc, à laquelle nous en arrivons maintenant, tout concourt il est vrai à une certaine dureté, mais la perspective rejoint celle de Mt.

D'abord, elle a la vivacité du style direct “ Bienheureux, vous... ” Mais qui donc le Christ interpelle-t-il ainsi? Lc 6,17 a précisé l'auditoire avec soin: c'est tout à la fois “ une nombreuse foule de ses disciples — entendus par conséquent en un sens déjà très large — et une multitude de peuple ”, qui “ préfigurent la multitude des croyants dans l'Église apostolique ” — si nous en croyons J. Dupont, qui en conclut: “ les Béatitudes ne s'adressent pas à n'importe quels pauvres, mais à des chrétiens qui sont pauvres... ce bonheur, ils le devront finalement à leur qualité de disciples du Christ ” (II 1P 28).

Ensuite, s'il n'y a que 4 des 8 Béatitudes, elles sont redoublées par les 4 malédictions, qui accentuent encore la disparité du sort entre ceux qui “ entendent ” l'appel évangélique, et ceux qui se contentent de jouir de la vie présente. C'est encore plus net si, d'après les multiples rapprochements suggérés par J. Dupont, en ces riches et ces heureux se profilent aussi “ les Juifs incrédules, honorés par leurs semblables ” (m, p. 28-40 et 64).

Le vocabulaire de Luc est rude, et réaliste, pauvres allant de pair avec affamés, riches avec comblés, comme l'illustrera la parabole de Lazare (Lc 16,19-31). Mais là encore, le riche et ses frères sont caractérisés comme des incrédules (v. 27-31): Luc n'oublie donc pas les conséquences spirituelles delà pauvreté ou de la richesse, comme la suffisance que cette dernière risque d'entraîner. Mais il complète Mt en ne séparant pas cette Béatitude de la pauvreté de sa réalité la plus matérielle, tout comme Mt complète Lc en disant plus expressément qu'on ne peut séparer cette pauvreté-là de l'Esprit qui doit l'accompagner et lui donner valeur. Bien d'autres avertissements insisteront par la suite, à la fois sur le radicalisme de la pauvreté évangélique et sur son esprit, à commencer par Mt 6,24-34, et spécialement dans Saint-Luc. En tous cas, même si Luc insiste davantage sur “ le point de vue social ”, “ quand il oppose riches et pauvres, ce n'est jamais dans la perspective d'un conflit social où les riches apparaîtraient comme les exploiteurs et les oppresseurs, les pauvres comme les exploités ou les opprimés ”. Cela paraît d'autant plus remarquable que “ c'était la manière de voir traditionnelle depuis les premiers prophètes jusqu'au Livre d'Hénoch (apocryphe*) et à l'Épître de Jacques ” (J. Dupont, III, p. 56) — avec preuves à l'appui, p. 41-64).

Il en va de même pour les pleurs dont parle la troisième Béatitude, “ expression concrète de la détresse de ceux qui ne connaissent en ce monde que souffrances et privations... gens malheureux, accablés par un sort qui les écrase” (J. Dupont, ni, p. 65-75). N'empêche que le retournement annoncé dans la malédiction correspondante, à ceux qui maintenant rient et sont menacés d'avoir à Pleurer rehausse la perspective. Car il s'agit évidemment des “ pleurs et grincements de dents ” caractérisant la damnation éternelle, prononcée contre “ les fils du Royaume ”, c'est-à-dire encore les Juifs incrédules (Lc 13,28 et Mt 8,12, au § 84 *). De par cette antithèse, la Béatitude des pleurs prend quelque chose de la portée spirituelle qu'ont à n'en pas douter les rires des maudits.


Mt 5,12 Lc 6,23 — Les deux Evangélistes se rejoignent encore plus textuellement sur cette conclusion de la Béatitude des persécutés (éléments C et D du schéma discerné plus haut) :

Réjouissez-vous et exultez: une étude sur ces deux verbes dans l’A.T. permet de mieux caractériser leur sens respectif. De l'un à l'autre, il y a “rapport de joie intérieure à son extériorisation”. “La coloration est religieuse ”, voire même liturgique, “ ayant pour objet le Dieu qui sauve ” (Ha 3,18 Is 25,9 Is 35,1-2 Is 49,13 Is 61,10 Is 65,18 Is 66,10 Za 10,7 et psaumes), que l'on glorifie par des acclamations ou des cantiques d'action de grâces: transfert de l'Arche (2S 6,12), avènement du Roi messianique (Za 9,9) et célébration de sa prise de pouvoir (Ps 97,1 1Ch 16,31). Surtout, ces deux verbes expriment l'allégresse des élus à la fin des temps (Ap 19,6-8), dont la Béatitude des persécutés est une anticipation (J. Dupont, n, p. 322-324).

Votre récompense est grande dans les cieux: précédé, chez Luc, du: “Voici”, annonçant une grâce divine, adorable; car il s'agit d'une < récompense > sans proportion avec les mérites que la pauvreté ou les persécutions auraient pu faire acquérir. Les Béatitudes sont d'un tout autre ordre qu'une stricte justice (égalité) distributive, avant tout elles sont le don de l'Amour créateur et justifiant (= re-créateur). Elles dépendent pourtant de nous en ce sens que nous avons à accepter librement d'entrer dans cet ordre de l'amour, en faisant de notre pauvreté, douceur, patience, miséricorde et recherche de la paix jusque sous les persécutions, autant de façons d'adhérer au Christ pauvre, doux et humble, miséricodieux, pacifiant et persécuté. Par là, ce qui est don gratuit de Dieu devient vraiment nôtre : notre récompense et notre béatitude, en même temps que participation à la Béatitude du Christ et de Dieu.

grande: Si l'on s'en tient strictement à cette 8° Béatitude, pourrait s'entendre comme un comparatif: pour avoir souffert à cause de moi, votre récompense en sera plus grande. Mais comme conclusion générale aux huit Béatitudes, et dans ce contexte où la récompense est dans les deux — plénitude enfin perçue de ces Béatitudes vécues sur terre dans le non-perceptible de la foi — “ grande ” prend valeur de superlatif absolu : elle est grande absolument comme Dieu est grand !

// Is 66,5 He 11,24-26 — Comme “Abraham a vu mon jour” (Jn 8,56*), Moïse lui aussi, sans le savoir, préfigure le Christ si bien que son opprobre est celui du Christ : quand il abandonne les privilèges que lui valait son adoption par la fille de Pharaon pour rallier son peuple, il annonce, sans le savoir, le Christ s'incarnant; quand il est rejeté par ceux-là même qu'il cherche à délivrer, et doit quitter l'Egypte (Ex 2,14-15*), il est l'image du Christ, haï des chefs de son peuple, exclu, mené hors de Jérusalem jusqu'au Golgotha et insulté sur la croix (selon les termes mêmes de la Béatitude) : oui, sans le savoir, Moïse a vraiment porté “ l'opprobre du Christ! ”, en “ voyant de loin la récompense ” — dont parle précisément notre Béatitude: la concordance joue donc en tous points. Mais du Christ à nous également car, poursuit l'Épître aux Hébreux (13,12-13, en // au § 262 ), il nous faut à sa suite “ porter son opprobre ” (toujours ce même mot, qui peut se traduire par insultes, outrages, etc.), et au besoin même “ sortir” comme lui de la cité terrestre... Quel admirable surpassement du point de vue étroitement temporel et historique nous donne l'interprétation inspirée — donc garantie à notre foi — de cette Épître aux Hébreux !

La dernière phrase des Béatitudes confirme d'ailleurs que leur perspective est bien cette vue éternelle de Dieu, où convergent l'Ancien et le Nouveau Testament :

Mt 5,12 b; Lc 6,23 b — C'est ainsi qu'ils ont persécuté les prophètes avant vous : Qui donc “ ils ”? — Leurs pères, précise Saint-Luc. Évidemment le peuple hébreu au cours des âges. La 3° personne du pluriel accuse la rupture entre “ eux ” et “ vous ”, les disciples du Christ. Cela confirme que la persécution annoncée est bien d'abord celle de “ leurs fils ” contemporains; et de fait, les Juifs se sont très vite séparés des judéo-chrétiens, allant jusqu'à la violence comme on le voit lors de la contestation avec Etienne, ou Paul et Barnabé (Ac 9 Ac 14,5 Ac 14,19), encourageant même les païens à sévir contre les disciples du Christ (Ac 12,1-3).

Ce rappel vengeur de la persécution des prophètes est d'ailleurs fréquent dans l'Évangile: cf. § 144 , § 221 , § 288 (J. Dupont cite également: Ac 7,52 Rm 11,3 1Th 2,15 Je 1Th 5,10 He 11,35-38 — pour conclure de ce long examen à la correspondance de cette finale des Béatitudes “ avec la perspective habituelle de la prédication de Jésus ”). Malgré les différences, c'est bien une sorte de < mise en parallèle > des résistances auxquelles se heurtera l'Évangile, avec celles que les prophètes avaient eues à subir.


// 2M 7,37 — Le martyre des sept frères se rapproche de la Béatitude évangélique plutôt par la motivation : “ pour les lois de nos pères ” = par fidélité à l'Alliance, donc à Dieu — et par la même perspective d'une “ récompense dans les cieux ”.


// Jr 18,18-20 Jr 15,15 — Jérémie est le type même du prophète persécuté sans motif (v. 20 a), intercédant pour ses adversaires tout comme le Christ; tout comme la suite de Saint-Luc le prescrit aux chrétiens (Lc 6,27§ 59 ). Le stique 18 g peut s'interpréter différemment: Suivant la Septante, ici choisie, l'idée reste celle du complot : “ Épions toutes ses paroles ” afin de le mettre en défaut. Suivant l'hébreu par contre, dans la suite de : “ il ne manque pas d'autres prophètes, pour la parole ”, on peut traduire: “ Ne prêtons attention à aucune de ses paroles ” (BJ) ou “ ne prêtons aucune attention à ses paroles ” (Tob). La 1° interprétation est plus en rapport avec le “ complot ” des Pharisiens contre le Christ, pour le perdre par ses propres réponses à leurs insiDieuses questions. — En Jr 15,15, on retrouve deux des termes de la Béatitude: < outrage > et < pour ta cause >.

// Is 65,13-14 — Le contraste résume celui que Luc établit entre Béatitudes et Malédictions, avec ici et là même portée eschatologique. Et l'on ne doit pas minimiser la menace, terrible, si l'on veut rester dans le ton de l'Évangile, qui était déjà celui du Magnificat de la douce Vierge Marie : rien de mièvre et de résigné, mais rien non plus qui ne soit religieux, confiant à Dieu le souci et le soin de répondre à la longue patience des pauvres, par rien de moins que sa Béatitude même...

Telle est la perspective qui donne son élan à toute la Loi évangélique, formulée dans la suite du Sermon sur la Montagne. Concluons avec Grégoire de Nysse, qui nous a montré la plus haute interprétation de chacune des Béatitudes. Nous avouons ne pas comprendre que le Père Buzy, dans son article pour le “ Dictionnaire de Spiritualité ” (h, 1298-1310) estime qu'“ il ne dépasse pas les horizons ascétiques ”, et lui préfère l'harmonisation des 8 Béatitudes avec les 7 dons du Saint-Esprit et les 7 demandes du < Pater > par saint Augustin, à ses yeux plus “ mystique ” (Cf. son commentaire sur Le Sermon sur la Montagne: Pl 34,1229-1237, ou dans l'Éd. Vives, ix, p. 20-30) — Dans la même ligne, cf. saint Thomas d’Aquin: I° II° q. 69 et 70).

Grégoire de Nysse : Les Béatitudes (PG 44,1293) : “ Bienheureux ceux qui sont persécutés ”. Pourquoi sont-ils persécutés, et par qui ? Nous pensons tout de suite aux martyrs sur le stade: c'est la course de la foi. Les persécuteurs poursuivent, mais ne rejoignent pas. Le Seigneur est le bien suprême, c'est vers lui que tend le coureur en souffrant la persécution ; et il est bienheureux, parce que l'ennemi le fait courir plus vite. Courons, et non en vain! Notre course se dirige vers la récompense de notre vocation céleste. Qu'obtiendrons-nous ? Quel prix et quelle couronne ? Rien d'autre que le Seigneur lui-même. Réjouissons-nous donc quand les persécuteurs nous chassent loin des joies de la terre : le Seigneur a promis que les persécutés posséderont le Royaume des cieux... C'est le degré le plus haut, la fin des combats divins et des périls supportés pour Dieu.

Grégoire de Nysse: De Instituto Christiano (Jaeger VIII, 1, p. 85-86): Quand l'âme a reçu la grâce de l'Esprit, s'est unie par elle au Seigneur, et est devenue un seul esprit avec Lui, non seulement elle exécute rapidement les oeuvres de la vertu qui est devenue sienne — sans avoir à lutter contre i ennemi, puisqu'elle est désormais plus forte que les assauts de son mauvais dessein — mais, ce qui dépasse tout le reste, elle reçoit en elle-même les souffrances de la Passion du Sauveur ; et elle en est comblée de bonheur, plus que les amateurs de f cette vie d'ici-bas ne jouissent des honneurs, des gloires et de la puissance qui viennent des hommes.

Car pour le chrétien qui a reçu la grâce et qui, par le don de l'Esprit et le bon gouvernement de sa vie, progresse vers “ la mesure de l'âge de la connaissance ”, la gloire, la satisfaction, la jouissance qui dépasse toute volupté, c'est d'être haï à cause du Christ, d'être persécuté, de supporter tous les outrages et toutes les humiliations, pour la foi en Dieu.

Car l'espérance d'un tel homme dans la résurrection et dans les biens à venir est totale ; et donc tous les outrages, les tourments, les supplices, les souffrances quelles qu'elles soient et jusqu'à la croix même, lui sont bien-être, repos, et gage des trésors célestes. “ Bienheureux serez-vous, dit le Seigneur, quand tous les hommes vous maudiront et vous persécuteront, et diront contre vous tout le mal possible, mentant, à cause de moi. Réjouissez-vous et soyez dans l'allégresse, parce que votre récompense est grande dans les cieux ”.

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§ 51-59. L’accomplissement de la loi : Mt 5,13-48; Lc 6,27-36


Bible chrétienne Evang. - § 45. L’homme à la main desséchée: Mc 3,1-6; Lc 6,6-11