Bible chrétienne Evang. - § 151. Première multiplication des pains : Mt 14,13-21 ; Mc 6,30-44; Lc 9,10-17; Jn 6,1-15

§ 151. Première multiplication des pains : Mt 14,13-21 ; Mc 6,30-44; Lc 9,10-17; Jn 6,1-15



(Mt 14,13-21 Mc 6,30-44 Lc 9,10-17 Jn 6,1-15)

Entre Baptême et Rameaux, les 4 Evangiles concordent pour faire de ce miracle un événement décisif et hautement significatif de la mission du Christ (Voir Introduction générale aux § 146 -182). Impossible de le réduire à une simple exhortation de Jésus pour que les gens partagent entre eux leurs provisions (!). Si un fait se présente avec les meilleurs critères d'historicité c'est bien celui-là (cf. I. de la Potterie, dans BETL 40, p. 303-330).

Mt 14,13 Mc 6,30-32 Lc 9,10 Jn 6,1 // 2Co 6,15 Tb 12,6-7 — Tandis que, dans Mt, le retrait de Jésus est simple prudence devant les suspicions d'Hérode et la mise à mort du Précurseur (§ 146 -147*), pour Mc et Lc, il y a désir pédagogique du Maître d'une formation plus particulière des Apôtres. De nombreux détails vont le souligner (y compris chez Mt) :

À leur retour (Lc): de leur première < mission > (§ 145 ). Aussi Mc leur donne-t-il ici, exceptionnellement, leur titre d'< Apostoloï >) = < Envoyés >*. Ce titre, on le sait, revient premièrement au Christ, et désigne donc les Douze comme < plénipotentiaires > (Tob) du Messie.

À l'écart ou à part: L'expression semble marquer un enseignement spécial, réservé aux disciples : cf. Mc 4,34 Mc 9,2 Mc 9,28 Mc 13,3) — cf. G. Minette de Tillesse : Le secret messianique... p. 237-242.

// Tb 12,6-7 — Raphaël prend aussi à part Tobit et son fils. Non qu'il s'agisse d'un enseignement ésotérique (cf. § 69 *) ; mais plutôt pour tenir compte des degrés de réceptivité, ainsi que des étapes nécessaires à la Révélation de ce qui est par nature < secret >, caché, < mystique >. «Le récit du Livre de Tobie, commente D. Barsotti a connu ces deux temps: l'action de Dieu est d'abord restée secrète ; mais maintenant que tout se révèle, le moment est venu de proclamer ce que Dieu a accompli. Pensons à Jésus dans l'Évangile : il a toujours recommandé de ne pas manifester ce qu'il accomplissait; cela pour la durée de sa vie. Mais un temps viendrait où la vérité dite dans l'intimité à quelques-uns, serait proclamée sur les toits... » (Tobie, p. 130). On retrouve le même secret pour un temps à Fatima, et le prêtre qui encouragea Lucie à garder « le secret du Roi » en lui citant cette Parole de l'Écriture, était bien inspiré.

N'avaient pas même le temps de manger (Mc): Même empressement qu'autour de Jésus lui-même (§ 115 ) — Mc 3,20). « Manger » va être le thème du paragraphe. Si l'apôtre doit, comme le disait le P. Chevrier, être « un homme mangé », il doit d'autant plus prendre d'abord les moyens — par le retrait de la prière — et le temps de manger lui-même, pour mieux se donner à manger, comme le Christ.

// 1R 22,17 Ez 34,5-6 - Mais les foules le suivirent: Même s'il est intéressé (Jn 6,2), un tel attachement a de quoi émouvoir — et d'autant plus qu'il est pauvrement instinctif plus que fruit d'une foi éclairée. Ému de compassion: cf. § 39 ) — Mc 1,41-42*.

Brebis sans pasteur : Cf. § 97 ) — Mt 9,36* et § 99 ) — Mt 10,6*. On trouvera aux § 93 ) — Za 9,16, et § 99 ) — Nb 27,15-18, comme ici, 1R 22 et Ez 34, les parallèles témoignant de la sollicitude de Dieu même, Pasteur de son peuple depuis l'Exode (Ps 78,52-53 Ps 79,13 Ps 80,2) par le truchement de Moïse, Josué, David, préfigurant le Bon Pasteur (§ 263 ). Mt avait fait de cette compassion du Christ devant ces brebis sans pasteur, l'origine de la mission apostolique (§ 97 - Mt 9,36*). Nous voyons ici qu'elle est aussi à l'origine du miracle annonciateur de l'eucharistie. Évangélisation et sacramentalisation, qui vont de pair, doivent toujours prendre leur source commune du coeur du Christ.


Jésus s'en alla sur la montagne... il s'assit: Même cadre que pour le Sermon sur la montagne (§ 48 ). Sur la localisation, cf. J.M. van Cangh, dans BETL 34).

// Leur parlait du Royaume, et guérissait... (Lc) : Mt situant auparavant l'échec de Jésus à se révéler aux foules (§ 144 ), ne mentionne que les guérisons. Mc par contre témoigne d'un enseignement prolongé, dont Jn 6,22-71 nous a gardé la teneur, mais en confirmant également l'échec de cette ultime prédication. Concordance des Évangiles, à travers les variantes de leurs propos particuliers.

Mt 14,15-18 Mc 6,35-38 Lc 9,12-13 Jn 6,5-9 // 2R 4,42-44 Nb 11,11-23 — Mc insiste sur la lourdeur des Apôtres à prendre matériellement les Paroles du Christ (comparer v. 37 à v. 52 et Mc 8,17-21). Mais leur rôle n'en est pas moins mis en valeur, puisque c'est eux qui font asseoir la foule. Mt, à son ordinaire, tait les acteurs secondaires, pour que se détache mieux le Christ; par contre, les Apôtres y apparaissent mieux comme ses doubles : « Il leur donna les pains, et les disciples les donnaient aux foules ». La Tradition chrétienne y verra le signe que c'est le rôle des Apôtres et de leurs successeurs que d'expliquer les Écritures comme un pain rompu, afin d'en nourrir l'intelligence des fidèles. Ainsi la Parole de Dieu se multiplie-t-elle, fournissant à tous les peuples un aliment surabondant (d'après Augustin et Ambroise, cités par H. de Lubac: Exégèse médiévale, I p 342 et I. de la Potterie, Op. cit. p. 328-329).

Mt 14,19 Mc 6,39-41 Lc 9,14-16 Jn 6,10-11) — Sur l'herbe verte: Le // avec le Ps 23,1-2 Ps 23,5 d'I. de la Potterie (betl 40, p. 315-316), qui souligne l'analogie des situations: thèmes du Berger, du Repos* de la table auprès de laquelle on s'étend pour un < Symposium > (v. 39).

des groupes de cent et de cinquante : I. de la Potterie, citant Qumrân, voit dans cette formation « en carré » « un sens théologiquement précis, rappelant les formations d'Israël durant l'Exode et les repas des fils de l'Alliance » (Ibid. p. 314 et note w de TOB). En tous cas on est bien dans la ligne de ces repas de conclusion d'Alliance: d'où nos // Gn 18 Gn 31 et Ex 24 prophètes avaient prédit leur accomplissement lors de la Nouvelle Alliance, et de fait nous avons vu Is 25,6 en // aux Noces de Cana (§ 29 ), Is 65,13-14 en // à la 4° Béatitude (§ 50 ), tandis qu'Is 55,2-3 viendra en // au Discours sur le Pain de Vie (Jn 6,27) — § 163 ).

// Jn 17,1 Lc 22,19 Ac 27,33-35 — Il prit le pain, le bénit, le rompit et le donna... : Ces 4 verbes sont si habituels qu'on les retrouve jusqu'en des circonstances tragiques, lors du naufrage de saint Paul. Mais ils sont désormais si évocateurs de la Cène (// Lc 22) que l'Église a bâti là-dessus l'ordonnance du Sacrifice eucharistique: Offertoire, Grande prière de Bénédiction, Fraction du pain, Communion (§ 318 *). Les exégètes supposent qu'ici, les 4 verbes seraient inspirés de la liturgie ultérieure. Mais ne serait-il pas plus objectif de lire les textes comme ils sont, et de voir dans les gestes du Maître le modèle que l'Église s'est ensuite appliquée à reproduire et orchestrer? — Cf. la discussion de la thèse de B. van Iersel (NT vu — 1964) — p. 167-194) par J.M. van Cangh , dans BETL 34, p. 330-334.

Levant les yeux au ciel (Mt-Mc-Lc) : devait être une expression familière de Jésus, que l'on retrouve au moment des miracles sur le Sourd-muet (§ 157 - Mc 7,34), ou sur Lazare (§ 266 ) — Jn 11,41), comme dans sa prière (// Jn 17,1) — mais pas lors de l'institution de l'Eucharistie. Dans leur souci que le prêtre reproduise de plus près le Christ lui-même — « faites ceci en mémoire de moi » — la plupart des liturgies ont pourtant ajouté cette expression si parlante à l'action eucharistique proprement dite: dans les rites byzantin, copte, éthiopien, syro-antiochien, maronite, syro-malabar et occidental (notre Canon romain) : cf. A. Hànggi: Prex eucharistica, p. 121, 136, 148, 247, 266, 316, 407. Fidélité touchante et rassurante de l'Église à l'Évangile. D'où la juste déploration de D. Barsotti que les récentes prières eucharistiques y aient renoncé (Introd. aux § 125 -139*).

Hilaire: Sur Mt, ch. 14 (PL 9,1001): Le Seigneur regarda au ciel, pour rendre gloire à Celui de qui il venait: non pas qu'il lui fût nécessaire de regarder le Père avec ses yeux de chair, mais pour que la foule comprît de qui venait un tel pouvoir.

Il prit les 5 pains et les 2 poissons... et Il distribua aussi les 2 poissons à tous (Mc) : Étant donnée la perspective eucharistique de ce miracle, l'attention devait se porter avant tout sur le pain, si bien que, déjà en Mt et Lc, les 2 poissons perdent leur relief. Mais Jn ne les oublie pas. Et si l'< Ichtus > est reconnu comme sigle de < Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur >, ce mets local ne devient-il pas un admirable symbole de cette même eucharistie où le Christ nous sauve en donnant sa chair à manger? Les fresquistes romans de Brinay ne s'y trompaient pas, en ajoutant les deux poissons sur la table des noces de Cana ; car c'est un même festin, du pain et des poissons multipliés, du vin nuptial surabondant et de l'Agneau pascal, par où l'unique Sauveur sacrifie sa chair et son sang, en aliment de vie éternelle.

Mt 14,20-21 Mc 6,42-44 Lc 9,17 Jn 6,12-13 // Nb 11,11-23 Ps 78,24-29 — Dans le miracle de l'Exode, même constat préalable d'une difficulté humainement insoluble; même menu de chair (caille ou poisson) et de pain, réunis à la Cène en pain devenu chair du Christ; enfin, même rassasiement de l'insatiable faim humaine (il se retrouve aussi dans le // précédent: 2R 4,43). Le verbe qui accompagne le Don de Dieu, c'est: « ils furent comblés de l'Esprit Saint » (cf. par exemple Ep 3,19 Ep 4,10 Ep 5,18). La surabondance est signe des temps messianiques, ici comme à Cana (§ 29 ) — Jn 2,6-10*). Sur la conservation des fragments, voir au § 163 -164) — Introduction.

5.000 hommes: On risquerait d'opposer la passivité de cette foule qui, d'après les 3 Synoptiques, se borne à « consommer » cette manne bienvenue, avec son enthousiasme messianique d'après Saint-Jean. En réalité, Jn marque plus expressément encore ce qu'il y a de terre à terre, de trop borné au temporel, dans cette réaction (§ 163 ) — Jn 6,27*) ; tandis que de leur côté, les Synoptiques n'embrassent pas une perspective moins vaste et significative, du moins pour qui sait les lire avec la même intensité visionnaire que saint Hilaire:

Le Verbe, passant dans la barque, passe de la Loi à l'Église naissant au désert (comme par ce Nouvel Exode)... Si bien que la foule quittant les villes pour Le rejoindre à pied au désert (Mc 6,33), passe de la Synagogue à l' < Ecclesia > préfigurée en cette première Assemblée (Sur Mt ch. 14) — Pl 9,999).

Jn 6,14-15) — Le prophète qui doit venir: Celui qu'annonçait Moïse en Dt 18,15-18 (donné en // au § 19 ) — Jn 1,21*).

// Dt 7,18-19 — L'Exode annonçait déjà que les signes et miracles de Dieu étaient pour faire < sortir >* en menant, par-delà les horizons temporels, à la Terre Promise de la Vie éternelle. Mais le danger demeure, aujourd'hui non moins qu'alors, de rabaisser l'Évangile à un messianisme politique. Si bien que Jésus se retire (comme déjà au début de ce paragraphe), seul. Quelle finale tragique à ce miracle si populaire...

p. 395

§ 152. Jésus marche sur les eaux: Mt 14,22-33; Mc 6,45-52; Jn 6,16-21



(Mt 14,22-33 Mc 6,45-52 Jn 6,16-21)

— Début de « la grande lacune » de Luc, où l'on ne retrouve rien des épisodes rapportés par Mc entre 6,45 et 8,26.

C'est d'abord une Epiphanie de la maîtrise absolue, même sur les eaux tumultueuses (Mt 14,24 // Jb 9,8), symbole du chaos primordial et des forces du Mal (§ 24 ) — inauguration des temps messianiques: et § 141 *): par là, le Christ montre qu'il est Dieu. Mais ce Dieu qui passe ne peut manquer d'évoquer du même coup (// Ps 77,20-21) la < Pâque > et le Passage de la mer (// Ex 15) ou du Jourdain (// Ps 66 — donc aussi le Mystère pascal par où doit passer le Christ, et ses disciples à sa suite. C'est seulement suivant cette double perspective, théophanique et salvatrice, que les détails de cet Évangile prennent leur sens convergent, y compris l'énigmatique indication de Mc 6,48 c*. Cas exemplaire de la compréhension que donne la lecture < synoptique > de l’A.T. et du N.T., là où les exégètes doivent avouer le caractère hypothétique et décevant de leurs supputations sur la préhistoire des Évangiles (Cf. a.m. denis, dans BETL 25, p. 233-247, ou T. snoy : La rédaction martienne de la marche sur les eaux, i° Partie, dans etl 1968, p. 205-241).

Mt 14,22-23; Mc 6,45-46) — À travers les différences avec Jn 6,14-16, la concordance est d'autant plus frappante : loin d'encourager le messianisme politique des foules, Jésus coupe court, et va, sur la montagne (Mt-Mc-Jn), seul (Mt-Jn). Pour prier ajoutent Mt-Mc, comme avant la théophanie du Baptême (§ 24 ) — Lc 3,21*) et la vocation des Apôtres (§ 46 ) — Lc 6,12*), dont cette marche sur les eaux est le prolongement.

Jésus les obligea à monter dans la barque : Pour les préserver de la tentation où tombe la foule? Mais pourquoi, en ce cas, ne se dérobe-t-il pas Lui-même en partant avec eux? — Non! de propos délibéré (, «Il voulait... »), Jésus accuse la séparation : d'un côté les disciples ont à partir comme la foule ; de l'autre, Jésus reste seul. La mer / la montagne (Mc 6,47). Ce n'est pourtant pas définitif: ils ont seulement à « le précéder » (Mt).

Mt 14,25-26; Mc 6,48-49; Jn 6,19) — À la quatrième veille de la nuit = Entre 3 et 6 heures du matin. Jésus se fait attendre...

C'est un fantôme : Les Apôtres n'ont aucun motif d'appréhender Jésus comme un mort dont ils verraient le spectre, puisqu'ils viennent de quitter leur Maître bien vivant. S'il a quelque chose du fantôme c'est parce que, marchant sur les eaux, il appartient à un Autre Monde.

Mc 6,48 c // Ex 33,18-33 — Et il faisait mine de les dépasser: Litt. « Il voulait ». Mais on peut comprendre, soit qu'il allait les dépasser (BJ, Tob, Osty), soit que, comme avec les disciples d'Emmaùs, Il veuille provoquer un appel des Apôtres (Lc 24,28). Yahvé est un Dieu qui passe, non seulement lors de la 1° Pâque d'Egypte (Ex 12,12-13), mais dans les grandes visions de Moïse (// Ex 33) ou d'Elie (1R 19,11-13 — se trouve en // au § 46 ). Et comme il a été dit pour Moïse, on peut seulement voir Dieu « par derrière », c'est-à-dire en se mettant à le suivre (BC I*, p. 269-271). C'est ce que va faire saint Pierre (Mt 14,28-31), mais aussi saint Paul qui nous invite « à marcher toujours dans cette ligne » (Ph 3,16). — Sur les différentes interprétations de ce v. 48 c, cf. T.Snoy, dans BETL 34, p. 347-363; BC I*, p. 255-56*.

Mt 14,27; Mc 6,50; Jn 6,20 // Gn, Dt, Jg, (et encore, cf. Dn 10,12. 19; Tb 12,17; Ap 1,17-18, en // au § 165 ) — Sur cette crainte en présence du Sacré ou de l'Au-Delà, cf. § 3 ) — Lc 1,11-13*, et § 33 ) — Mc 1,27*. Mais ici, le Christ fait précéder cette parole du motif le plus rassurant: « C'est moi». D'abord au sens du « c'est bien moi » (et non « un fantôme »), comme le montre

152-154 la répartie de Pierre: « Si c'est toi... » (Mt 14,28 — dans le même sens, cf. Mc 13,6 ou Lc 24,39, ou Jn 18,5.8). Mais ce < Moi > est de Celui qui se révèle en « marchant sur la mer », si bien que dans cet < Ego eimi > transparaît quelque chose du Nom divin (cf. § 260 ) — Jn 8,24*). Dès lors le « Ne craignez pas » prend la tonalité du « Ne crains pas, crois seulement », à Jaïre (§ 143 ) — Mc 5,36).

Mt 14,28-31 // Is 43,1-4 — Propre à Matthieu, mais spirituellement correspondant à ce qu'indiquait Mc 6,48 c. Seulement, le propos est différent: tandis que Mc veut insister sur l'incompréhension des Apôtres (6,51 b-52*); Mt discerne une croissance dans la foi. Lors de la tempête apaisée — où se trouvait déjà le même reproche du « peu de foi » des disciples, le miracle leur avait seulement fait poser la question du « Qui est celui-ci... ? » (§ 141 * — Mt 8,23-27), à laquelle, ils vont répondre cette fois : « Tu es le Fils de Dieu » (v. 33, annonçant Mt 16,16*). Cependant, alors déjà, en plaçant juste auparavant les deux réponses exigeantes du Christ à ceux qui voulaient le suivre (Mt 8,18-22), le 1° Évangile donnait à la tempête apaisée le sens d'une épreuve montrant qu'il fallait faire confiance au Christ, quoi qu'il arrive. À présent, Pierre commence à prendre la tête des Apôtres, en se jetant à l'eau: Croire, c'est s'engager et suivre Jésus, même au-delà de ce qui est humainement possible :

Pierre a la foi, il se tient dans la zone de force issue de Jésus... Croire, c'est participer à l'être même du Christ... Ce qui s'impose proprement à la conscience du croyant, ce n'est ni une vérité, ni une valeur, mais une réalité. Laquelle ? Celle du Dieu saint, vivant et se révélant dans le Christ Jésus. C'est en lui, au centre de tout ce que l'homme peut penser et expérimenter, au milieu de ce qu'on appelle monde, que surgit une réalité, qui n'appartient pas au monde ; un lieu que l'on peut fouler, un espace dans lequel on peut pénétrer, une force sur laquelle on peut s'appuyer, un amour auquel on peut s'abandonner. Tout cela est réalité, mais d'un autre ordre que le monde, plus réelle que le monde. Avoir la foi, c'est saisir cette réalité, s'unir à elle, se poser sur elle. Vivre de la foi, c'est prendre au sérieux cette réalité [croire que l'on peut s'appuyer sur le Christ mieux que sur les réalités fluentes de ce monde, où l'on perd pied si facilement]... Ce qui est arrivé à Pierre, se répète tous les jours dans la vie du chrétien » (R. Guardini: Le Seigneur 1P 224-226).

Certes, la partie n'est pas gagnée encore ; elle ne le sera pas même à l'Heure de Gethsémani et du reniement, suivant le lumineux rapprochement proposé par Hilaire: Sur Mt ch. 14 (PL 9,1002) : De tous ceux qui sont dans la barque, seul Pierre ose répondre ; et il prie le Seigneur de lui ordonner de venir sur les eaux : cela préfigure le mouvement de sa volonté au temps de la Passion, quand il retourna seul, [après l'arrestation au jardin] s'attacher aux pas du Seigneur, tenant pour rien la violence du monde, comme celle de la mer, et l'accompagna avec le même courage, méprisant la mort. Mais sa peur sur le lac annonçait aussi sa faiblesse dans la tentation future. Car il osa bien marcher sur l'eau, mais enfonça; et la crainte de la mort le poussa aussi à renier son Maître. Cependant, il crie quand il enfonce, et il implore du Seigneur le salut. Le fruit de cette clameur fut sa pénitence : car dès ces premières heures de la Passion, il revint à lui pour confesser sa faute, et il reçut le pardon de son reniement avant que le Christ ne souffrît pour la Rédemption universelle.

En lui tendant la main pour le tirer de l'eau où il commence à enfoncer, Jésus se révèle non seulement comme le Seigneur, capable d'apaiser la tempête (ici v. 32 et au § 141 ) ou de marcher sur les eaux, mais comme Celui qui nous sauve, juste au moment où nous prenons conscience que nous sommes en perdition. Car Pierre s'avance, mais il est comme les autres: il a eu peur (v. 30).

Mt 14,32; Mc 6,51 a; Jn 6,21) — // Monta dans la barque, auprès d'eux, comme le souligne Saint-Marc. Le vent se calma répond au vent contraire et violent (Mt 14,24 et 30). Jusqu'à la venue du Maître, les Apôtres avaient peine à ramer, sans guère avancer que de quelques stades (un stade =185 m.) ; dès que Jésus est là, la barque touche au rivage (Jn) : « Quand Jésus est présent, tout est doux et rien ne semble difficile; mais quand Jésus se retire, tout fatigue »... (Imitation de J.c. II, 8).

Mt 14,33 Mc 6,51 — Mc et Mt diffèrent non sur les faits, mais sur leur interprétation. Mc veut insister sur l'incompréhension des Apôtres: il y reviendra en 7,17* et plus encore en 8,14-21* (§ 155 et § 161 ). Donc il se borne à noter que leur trouble, loin de s'apaiser comme la mer, par la foi — « Ayez confiance ! C'est Moi » — augmente encore. Car ce n'est pas seulement la crainte sacrée, révérentielle, mais le trouble de qui ne comprend pas, comme après la tempête apaisée en Mc 4,41, ou les Géraséniens en Mc 5,15, ou après les prédictions de la Passion en Mc 9,32 et 10,32. T.Snoy traduit le v. 51b: « ils étaient démesurément, excessivement troublés (donc avec une nuance péjorative, préparant le v. 52). Le verbe « être troublé » signifie d'ailleurs lui-même : être hors de soi, frappé de stupeur — d'où vient < stupide >. On retrouve les mêmes rapports entre incompréhension et crainte en Mc 9,32, et surtout en Mc 10,24.26, avec même note < excessive >.

leur coeur était opaque: C'est le même mot qu'au § 45 ) — Mc 3,5*. Mais ce qui, chez les scribes et Pharisiens, était « endurcissement du coeur », n'est ici qu'aveuglement et défaut de ce Don du Saint-Esprit qu'est l'Intelligence spirituelle: Ils n'avaient pas compris — verbe qui se retrouve en 7,14 et 8,17.21. Sur l'Intelligence spirituelle, cf. § 18 ) — Lc 2,46-47*. Nous préférons: < leur esprit était fermé > ou < aveuglé >, à < endurci >, ce dernier terme évoquant de l'obstination et un refus délibéré : il ne s'agit pas de cela ici, mais bien d'une impuissance radicale à « comprendre », d'une opacité spirituelle invétérée devant l'< épiphanie > de Jésus » (T.Snoy: Sur Mc 6,51b-52, dans etl 1968, p. 454-55).

Par contre, en Mt 14,33, le progrès de la foi, dont témoignait Pierre (v. 28-31), se retrouve dans les autres Apôtres, confessant: « Tu es vraiment le Fils de Dieu. « Tu es » répondant à « C'est moi » et à « Si c'est toi »...

ceux qui étaient dans la barque: « Comme dans l'épisode de la tempête apaisée, Matthieu centre l'intérêt sur la « barque », symbole du corps des disciples, figure de l'Église [tandis que Mc 6,48 parle des disciples qui peinent à ramer, Mt 14,24 montre « la barque » malmenée]... Dans le trait final, nous trouvons plus qu'une variation de style : l'intention de faire pressentir, sous le symbole de la barque voguant sur une mer calme dès que Jésus y est monté, la réalité de l'Église adorant en son Seigneur celui qui la sauve des abîmes de la mer » (X. Léon-Dufour: Et. d'Év. p. 242-43).

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§ 153. Guérisons autour de Génésareth : Mt 14,34-36; Mc 6,53-56


(Mt 14,34-36 Mc 6,53-56)

— Génésareth: Côte occidentale du Lac, entre Capharnaüm et Magdala. Difficile à concilier avec la direction indiquée en Mc 6,45, qui était Bethsaïde, rive gauche du Jourdain, donc plein Nord.

Affluence des foules et multiples guérisons: Comme en Mc 1,32-34 ou 3,7-12 (§ 35 * et § 47 *). Toucher au moins à la frange: cf. l'hémorroïsse, au § 143 *.

Furent guéris: Litt. « sauvés ». Toujours le rapport: maladie image du péché.



§ 154-155. Sur les traditions pharisiennes, le pur et l'impur: Mt 15,1-20; Mc 7,1-23


Mt 15,1-20 Mc 7,1-23 — La première multiplication des pains, suivie de la marche sur les eaux, est dans la ligne du baptême, ouverture des temps messianiques (§ 24 *) : c'est la réunion de l'Église, d'abord en assemblée < eucharistique >, puis « en barque » ou en Arche de Salut (sur le rapport : Église — Arche de Noé, cf. BC I / Au — Gn 7 // Sg 10 et Sg 14; 1P 3,18-22). Les § 154 -155 vont dédouaner cette Nouvelle Alliance des insuffisances de la pratique pharisaïque, et la préparer à s'ouvrir plus largement aux peuples païens: comme le signifieront la Cananéenne, le Sourd-muet, enfin la seconde multiplication des pains (§ 156 -159*). En outre, on voit nettement se dessiner ici le triple rang de l'auditoire auquel s'adresse le Christ, successivement: en opposition ouverte avec les « scribes et Pharisiens », Jésus se tourne vers la foule, sympathique mais de courte vue (Mt 15,10-11 Mc 7,14-16), puis demande à ses disciples de se démarquer à la fois des adversaires et des sympathisants par la conversion et l'intelligence de la foi (Mt 15,16-20 Mc 7,17-23).

Mt 15,1-2 Mt 10-11 Mc 7,1-5 Mc 7,14-15 — Dans les deux paragraphes, la discussion porte autour du < manger >, donc dans le prolongement de la multiplication des pains. Ce qui est en question, c'est la pureté, d'abord de celui qui mange puis des aliments eux-mêmes. Car la Loi elle-même distinguait soigneusement les animaux purs « que vous pourrez manger », des impurs (Lv 11).

Mt 15,3-9 Mc 7,6-13 // Col 2,14-23 Is 29,13-14 — Jésus approfondit le débat, doublement: des lèvres au coeur, et des coutumes humaines aux commandements et donc à la volonté de Dieu. Ce faisant, il se réfère à Is 29,13-14 et au Décalogue: donc il est bien dans la ligne de « la Loi et les Prophètes », qu'il vient « non abolir mais accomplir » (§ 53 ) — Mt 5,17-20*).

Honore ton père et ta mère: Ex 20,12 Dt 5,16 Lv 19,3 // Si 3,1-4 Si 7,27-28 (BC I /Mj), demeure dans le N.T.: Ep 6,1-3.

La tradition des hommes : La Vulgate ajoute, en exemple : « purifications (« baptismata ») de plats et de coupes, et autres pratiques du même genre, que vous multipliez ». Retenons que nous vient de l'Évangile même cet avertissement de ne pas préférer nos traditions humaines, si bonnes soient-elles, avec le commandement de Dieu, tel que nous l'enseigne l'authentique Tradition de l'Église.

Vous videz la Parole de Dieu : Par suite de la corrélation entre sujet et objet, une pratique seulement formelle réduit à une écorce vide ce qui était originellement Parole de Dieu, donc communication de sa plénitude et de son bonheur pour qui la « comprend » dans son sens à la fois spirituel et pratique. C'est le leitmotiv du Deutéronome: « Ces préceptes seront votre sagesse et votre intelligence... et tu auras soin de pratiquer ce qui est pour ton bien et pour que vous viviez et que vos jours se prolongent » (Dt 4,6 Dt 6,3 Dt 5,33). L'exemple accusateur donné par le Christ (Mc 7,10-11), est typique de cette < annulation >, aggravée d'un détournement égoïste, masqué sous un pieux prétexte. C'est cette « hypocrisie » que dénonçait Mt 6 (§ 60 ss) et que maudira plus violemment encore Mt 23 (§ 287 ss). Mais on voit qu'à aucun moment, ne se trouve condamnée la pratique extérieure en elle-même. Elle n'est pas en cause, puisque les Pharisiens seraient plutôt portés à l'hypertrophier. Le souci du Christ est seulement de rééquilibrer ces pratiques en leur restituant l'âme et la plénitude de commandements de Dieu, et en rétablissant la hiérarchie entre extérieur et intérieur, physique et spirituel.



§ 155. Mt 15,10-20 Mc 7,14-23


Mt 15,10-20 Mc 7,14-23 — De la controverse avec les Pharisiens, nous passons à la leçon en parabole — le mot y est, montrant qu'il s'applique non seulement à des < histoires > exemplaires, mais aussi à des sentences plus ou moins énigmatiques. On retrouve donc l'enseignement à deux degrés indiqué en Mt 13 et Mc 4 (cf. Introduction aux § 125 -139). Le // est textuel:

1) Jésus s'adresse à la foule, « et il leur disait: Écoutez... » (Mc 4,1-3 et Mc 7,14, où Marc ajoute: « et comprenez », en liaison avec Mc 6,52 et Mc 7,18*). Vient alors, ici et là, une parabole, conclue par la même exhortation : « Si quelqu'un a des oreilles pour entendre... » (Mc 4,9 et Mc 7,16).

2) Changement de lieu et d'auditoire: « Quand ils furent seuls » ou « à la maison, loin des foules », ici et là « ses disciples l'interrogent sur la parabole » (Mc 4,10 et Mc 7,17). Remarque attristée du Christ sur le manque d'Intelligence spirituelle (Mc 4,11-12* et Mc 7,18*), puis explication commençant ici et là par: «Ne comprenez-vous pas... » (Mc 4,13 et Mc 7,18b).

Mt 15,12-14 // Ac 5,34-39Scandalisés: § 55 ) — Mt 5,29-30* ; § 106 ) — Mt 11,6*.

Toute plantation... : Les Pharisiens appliquaient ce même critère pour discerner si l'Oeuvre* était de Dieu ou non (// Ac 5,34). L'image même de plantation par Dieu vient de l'A.T.: Is 5,1-7 Is 60,21-22 Is 61,3 Ez 19,10 Os 10,1 Ps 80. Saint Paul ajoutera que c'est Dieu aussi qui donne la croissance, conformément à la parabole du grain qui croît tout seul (§ 131 , où se trouve ce // de 1Co 3,6-7). Nous sommes bien dans la situation paradoxale révélée par les paraboles du Royaume (Mt 13 ou Mc 4) : bien qu'il dépende de l'homme d'accueillir et, en ce sens, de mériter le Royaume, celui-ci n'en est pas moins avant tout et constamment donné par Dieu, dans sa croissance comme dans son implantation (§ 137 *).

Mt 15,14 // Rm 2,17-21Ce sont des aveugles: Il faut être le Christ (ou Paul) pour remettre ainsi à leur place les Pharisiens, si généralement estimés (même par les disciples, comme le laissait sentir leur réflexion du v. 12).

Mt 15,16 Mc 7,18Vous aussi: Ce serait équiparer le manque d'intelligence* des disciples à celui de la foule, s'il n'y avait une double atténuation: d'abord la forme interrogative, et d'autre part l'adverbe, qui n'a sans doute pas valeur aggravante: « Êtes-vous à ce point... » ou « si... » (intensif), mais de simple constatation: « ainsi... » (cf. T. Snoy, dans ETL 1968, p. 460-61). Suivant sa ligne, progressive, Mt atténue par un: « êtes-vous encore sans Intelligence? ». En fait, s'ils sont < disciples >, c'est qu'ils sont appelés à recevoir ce Don de l'Intelligence spirituelle, au sens mystérieux indiqué au § 127 *.

Mt 15,17-20 Mc 7,18-23 // Ez 36,25-29 Jr 17,9-10 Jr 22,17Déclarant purs tous les aliments: Cette incise est la conclusion de l'Évangéliste, alors même que l'explication du Christ va se continuer en un sens beaucoup plus général, englobant la controverse du § 154 (cf. J. Bonsirven, dans Mél. Pesch, p. 11-15). C'est que la liberté dans le choix des aliments était une question d'importance pour les chrétiens des premiers temps. Ainsi, Pierre se verra-t-il notifier qu'il ne faut pas dire impurs quadrupèdes, reptiles ou oiseaux que Dieu a purifiés, juste à l'heure où un centurion, donc un païen, allait pour la première fois recevoir l'Esprit Saint et par suite être reçu dans l'Église naissante (la vision d'Ac 10,9-17 se trouve englobée dans l'histoire de Corneille: Ac 10,1-8 et Ac 10,17-48). On sait que cette abolition des interdits alimentaires sera l'une des conditions de l'ouverture générale de l'Église aux païens, défendue par saint Paul (Rm 14-15 et 1Co 8-9), solennellement reconnue par le 1° concile de Jérusalem (Ac 15,25-29) : elle découle d'autant plus directement de l'Évangile que là aussi, là d'abord, elle se trouvait proposée dans le même contexte de l'admission des non-juifs au pain du Royaume (cf. § suivants).

Pureté et impureté du coeur : Il ne doit pas y avoir opposition entre le < coeur > et < la bouche > (ou < les mains >): cf. // Mt 12,34, au début de ce § . Encore moins dissimulation. Mais le véritable mal, et son < impureté >, vient de la division qui s'installe dans le coeur, par la < duplicité > (souvent inconsciente) de quiconque ne cherche pas Dieu avec une intention droite, intègre, totale — ce qui est le 1° commandement de Dieu. Cf. // Jr — et § 25 ) — Jn 1,47* ; § 50 ) — Mt 5,8*.

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§ 156. La cananéenne: Mt 15,21-28; Mc 7,24-30


(Mt 15,21-28 Mc 7,24-30)

— Jusqu'au § 159 , Jésus se retire (cf. Introduction aux § 146 -182), en territoire païen. Et, avec la syrophénicienne (Mc) — qui se rattache donc à l'ex-population cananéenne, exécrée de l’A.T. (cf. BC I*, p. 82-83, 243-44,253,327) — ce qui est en question, c'est le partage du pain (institué au § 151 , libéré des interdits pharisiens et même mosaïques aux § 154 -155), cette fois entre les enfants et « les petits chiens ».

Mt 15,21-22 Mc 7,24-26 — Même ici, le secret messianique* n'est plus possible. Et la foi se trouve déjà donnée à cette « païenne ».

Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David: Même invocation que les deux aveugles, en Mt 9,27 (§ 95 *). Au Dieu incarné.

Mt 15,23-26 Mc 7,27 // Lc 11,5 Lc 11,8 Mt 7,6 2S 9,8 1S 24,10-16 Qo 9,4 — Comme tout au long de ces ch. 14-16, Mt donne aux disciples un rôle actif. Même s'ils interviennent d'abord pour être débarrassés des cris de cette femme (vérifiant ainsi la parabole de l'efficacité que prend une prière, même importune, de par sa persévérance: // Lc 11,5 Lc 11,8 — voir § 194 ), leur médiation est positive, car on peut interpréter aussi « Renvoie-la » au sens de : relâche-la, libère-la, fais-lui grâce ». Et en effet, ce sera bien précisément aux Apôtres qu'il reviendra d'évangéliser « toutes les nations » : d'où sans doute la réaction présente du Christ, complexe comme à Cana:

Jésus ne lui répondit pas un mot: c'est apparemment la même fin de non-recevoir que le « Qu'est-ce pour toi et pour moi? » opposé à sa mère (§ 29 ) — Jn 2,4*). S'il refuse de prendre en charge d'autres brebis perdues que celles de la maison d'Israël, ce n'est pas que Tyr en soit exclue, puisque sa future appartenance à la Nouvelle Sion qu'est l'Église dans sa catholicité, se trouvait annoncée au // Ps 87 ce n'est pas encore « l'Heure », tout comme pour les Apôtres eux-mêmes, lors de leur première mission d'où se trouvaient exclus païens et Samaritains (§ 99 ) — Mt 10,5-6*).

Il faut remettre cette phrase dans la perspective grandiose qui est celle du Christ, Dieu incarné, conscient que le Dessein éternel de son Père doit se réaliser peu à peu, chaque chose en son temps et à son « Heure »*. Il nous a laissé entrevoir cette vision dans sa déclaration au Centurion — autre païen, dont la foi provoque un miracle assez parallèle à celui que va obtenir la Cananéenne (§ 84 -Mt 8,11-12*) — la confluence de toutes les nations à la montagne de Sion (Is 2, en // à ce même § 84 , comme ici le // Du Ps 87). Seulement, de même que Jésus vient de refuser d'être roi temporel du peuple juif (§ 151 ) — Jn 6,15*), de même Il sait « n'avoir pas été envoyé » pour se rallier les autres peuples par miracles ni même par évangélisation, mais bien par son sacrifice rédempteur. Il annoncera donc leur conversion plus tard, à son Heure c'est-à-dire à la veille de sa Passion, devant les Grecs venus pour la Pâque (§ 309 ) — Jn 12,20.32*). Sur tout cela, cf. J. Jérémias: Jésus et les païens, p. 21-33.

le pain des enfants... pour le jeter aux petits chiens: La phrase est dure, même si l'on admet que « petits » atténuait l'injure de traiter les païens de « chiens », et même s'il ne manque pas de précédents où un David et un Méribbaal se traitent eux-mêmes de « chien mort » (// 1 et 2S). Mais ce n'est pas plus dur que le // Mt 7,6, où l'on voit la raison du refus de principe objecté par Jésus : il ne tient évidemment pas à une infériorité raciale ou culturelle de cette « Syrophénicienne », que Mc caractérise comme « grecque » (Litt. de ce que nous avons traduit par « païenne »), mais à l'incapacité radicale où sont les « païens » d'entrer dans l'Alliance — sauf prévenance de la grâce, comme en cette Cananéenne.

Les Hébreux sont devenus, par cette Alliance, les enfants de Dieu, nourris du pain de sa table. Les païens n'y ont pas accès, du moins pas encore, puisque c'est par sa mort que le Christ le leur ouvrira (Rm 5,1-11). C'est bien cela qui ressort du jeu entre les Évangiles de Mt et de Me. S'adressant à des Judéo-chrétiens, Mt garde textuellement la Parole du Christ s'en tenant aux seules « brebis perdues de la maison d'Israël » — déjà choquante puisque l'admission des païens était en cours quand cet Évangile fut rédigé (cf. J. Jérémias, op. cit. p. 21-23) — mais c'est pour mieux mettre en valeur que la foi peut devancer l'Heure et même renverser le privilège que les Juifs avaient trop tendance à tenir pour intangible (§ 84 ) — Mt 8,11-12*). Par contre, Me rappelle aux chrétiens venus du paganisme pour lesquels est écrit son Évangile, qu'en ouvrant sa Nouvelle Alliance au monde entier, le Christ n'a pas aboli la vieille priorité d'Israël: « Laisse d'abord les enfants se rassasier » (v. 27).


Mt 15,27 Mc 7,28 // Qo 9,4 — Non seulement la foi mais l'humilité de regarder comme don inestimable et suffisant ces « miettes » ou ces « restes » des pains multipliés, dont le pauvre Lazare se contenterait lui aussi (§ 236 - Lc 16,21). C'est que, dans la moindre parcelle du pain eucharistique, il y a la Présence réelle du Corps, du Sang, de l'âme et de la divinité du Christ! Oui! « un chien vivant » comme cette Cananéenne, « vaut mieux qu'un lion mort » comme la supériorité pharisaïque (// Qo 9,4).

Mt 15,28 Mc 7,29-30 — Même admiration que devant la foi du centurion; et même consentement au miracle demandé, à distance, et « à l'heure même » (comparer avec § 84 ) — Mt 8,13). Qu'il te soit fait comme tu veux: La foi fait entrer dans les vues et le Dessein de Dieu. Donc la volonté du croyant est aussi assimilée à celle de Dieu, et prend quelque chose de son efficience. Dans le Christ, la volonté ou l'amour du Père trouvent à se « parfaire » (§ 24 - Mt 3,17b*): dans la mesure de notre foi — don de l'Esprit qui fait adhérer les chrétiens à leur < Chef > — ce que nous voulons y concourt et donne à Dieu que « sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel », si bien que, comme à Cana, l'Heure se trouve avancée à « cette heure même » (Mt 15,28 2P 3,12). Car bien évidemment, le Plan divin de Salut étant de toujours et pour toujours, son Heure est celle où la Terre devient en état de l'accueillir.

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Bible chrétienne Evang. - § 151. Première multiplication des pains : Mt 14,13-21 ; Mc 6,30-44; Lc 9,10-17; Jn 6,1-15