Chrysostome Homélies 26000

HOMÉLIE SUR SAINT BARLAAM.




ANALYSE.

Ainsi que le remarque Fronton du Duc, il existe un calendrier grec manuscrit qui mentionne la fête de saint Barlaam, martyr, à la date du 16 novembre, comme dans le martyrologe romain. Les autres calendriers des Grecs portent cette fête au 19 du même mois. Mais, du temps de Chrysostome, elle se célébrait à une tout autre époque. Car dans l'homélie sur cette parole de saint Paul: Nolo vos ignorare, fratres, quod patres noslri omnes sub aube fuerunt, etc. (1Co 10,1), laquelle, comme le dit Chrysostome dans l'homélie même, a été prononcée le lendemain de la fête de saint Barlaam, le saint docteur dit éloquemment que l'hiver est passé et que l'été est venu: Nous sommes, dit-il, délivrés de l'hiver, et nous jouissons de l'été qui nous ramène la douce haleine des zéphyrs. Comme ces paroles ne peuvent en rien convenir an mois de novembre, il s'en suit que la fête du martyr saint Barlaam se célébrait alors à Antioche à une tout antre époque de l'année. Je dis à Antioche, car ce même discours fut prononcé dans une, ville, dans la campagne de laquelle, ainsi que nous l'apprend le discours lui-même, il existait un grand nombre dé tombeaux de martyrs où avaient coutume d'affluer tous ceux des habitants de la ville qui voulaient honorer la mémoire de ces martyrs et avoir part à leur protection; or, personne ne contestera que cette particularité ne convienne à la ville d'Antioche. - En outre, à la fin de la susdite homélie, il demande les prières de tous les prélats (ton proedron apanton); or, Chrysostome ne connaissait point de prélat (proedros) à Constantinople, où il était lui-même le prélat suprême. Quant à l'année où fut prononcée l'homélie suivante, nous ne pouvons la déterminer même par conjecture.


1. Les puissants du monde ne peuvent souffrir d'égaux; il n'en est pas de même des saints qui ne désirent rien tant que de nous voir participer aux mêmes récompenses qu'eux. - Nous devons imiter les martyrs en triomphant de nos passions, de nos vices, de nos mauvaises pensées. - 2., 3. Récit du martyre de saint Barlaam. - Nous devons conserver dans notre coeur la mémoire des belles actions des martyrs. - 4. Les délices et les excès de tout genre sont indignes des chrétiens; les représentations théâtrales ont pour effet la perte de nos rames; les chrétiens doivent songer, non à satisfaire leurs sens, mais à fortifier leur âme contre leurs passions et contre les maux de la vie.


260011. Le bienheureux Barlaam nous a conviés à cette fête, à cette solennité sainte, non pas pour recevoir nos éloges, mais afin que nous cherchions à l'imiter; non pas pour que nous écoutions ses louanges, mais afin que nous devenions les émules de son héroïsme. Dans les affaires de la vie, ceux qui parviennent aux grandes dignités ne voudraient jamais voir d'autres hommes partager les mêmes prérogatives; car dans ces sortes de choses, l'envie et la jalousie détruisent la charité; mais il n'en est pas de même dans l'ordre spirituel; c'est au contraire tout l'opposé: car les martyrs ne ressentent jamais si bien leurs propres honneurs que lorsqu'ils voient leurs compagnons dans le service de Dieu courir à la participation des mêmes biens qu'eux. De sorte que celui qui veut louer les martyrs n'a qu'à imiter les martyrs; celui qui veut exalter ces athlètes pour leur piété, doit rivaliser de luttes pénibles avec eux: ce rie sera pas pour les martyrs une moindre joie que celle de leurs propres hauts faits. C'est saint Paul qui nous apprend qu'ils sentent surtout leur propre bonheur lorsqu'ils voient notre salut assuré, et que c'est là pour eux le plus grand honneur: Nous vivons, dit l'Apôtre, quand nous vous voyons affermis dans le Seigneur. (1Th 3,8) Et Moïse avant lui disait à Dieu: Si vous leur remettez leur péché, à la bonne heure! Sinon, effacez-moi aussi du livre que vous avez écrit. (Ex 32,31 Ex 32,32) Il veut dire par là: je ne puis goûter les honneurs célestes à cause de leur infortune; car la société complète des fidèles est comme un corps dont tous les membres se tiennent; à quoi sert que l'on couronne la tète, si l'on tourmente les pieds?

Et comment est-il possible, dira-t-on, d'imiter les martyrs maintenant? Nous ne sommes pas dans un temps de persécution. Je le sais comme vous: ce n'est pas actuellement un temps de persécution, mais c'est un temps de martyre; ce n'est pas l'époque des combats contre les bourreaux, mais c'est toujours celle des (415) couronnes; nous n'avons plus pour persécuteurs les hommes, mais nous avons les démons; ce n'est plus un tyran qui est à notre poursuite, mais le diable, de tous les tyrans le plus redoutable; vous ne voyez point des charbons allumés devant vous, mais la flamme des passions. Les martyrs d'alors ont foulé aux pieds les charbons; foulez aux pieds, vous autres, le brasier de la chair; ils se sont mesurés avec des bêtes féroces; vous, mettez un frein à votre colère, ce monstre sauvage et cruel; ils ont résisté à des douleurs insupportables, sachez triompher dès pensées déréglées et coupables qui fourmillent dans votre coeur; de cette manière vous imiterez les martyrs. Car nous n'avons pas à lutter maintenant contre le sang et la chair, mais contre les puissances, les dominations, les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits de malice. (Ep 6,12) Les passions de la nature sont un feu, un feu inextinguible et continuel; c'est un chien furieux et enragé, qui mille fois repoussé revient mille fois sur vous sans jamais se lasser. Le feu des charbons est terrible; mais celui des passions est plus cruel encore; la guerre qu'elles nous font ne nous laisse ni trêve ni relâche pendant cette vie; la lutte est continuelle, afin que la couronne soit éclatante. C'est pour cela que saint Paul nous fournit toujours des armes, parce que c'est toujours le temps de la guerre, parce que l'ennemi veille sans cesse. Voulez-vous être convaincus que les passions ne sont pas moins brûlantes que le feu? Ecoutez Salomon qui vous dit: Peut-on marcher sur des charbons de feu, sans se brûler les pieds? De même celui qui a commerce avec la femme de son prochain, et quiconque y touche, ne restera pas impuni. (Pr 6,28 Pr 6,29) Ainsi, vous le voyez, la concupiscence rivalise d'ardeur avec le feu. En effet, comme il est impossible de toucher au feu sans se brûler, ainsi la vue d'une belle figure s'empare avec plus de violence que le feu, de l'âme qui la regarde avec immodestie; et semblable à une matière inflammable, la passion s'allume dans l'âme de l'impudique à la vue de la beauté-. Il faut donc se garder d'alimenter le feu de la passion par les regards; il faut au contraire l'enfermer de toutes parts et l'éteindre par les pieuses pensées, arrêter les progrès de cet embrasement, et ne pas lui permettre de faire déchoir notre âme de sa fermeté. Et tous les plaisirs, au moment où la passion domine, portent l'incendie dans l'âme plus violemment que le feu, si on ne lutte courageusement contre eux par la patience et par la foi; c'est ainsi que le vaillant athlète de Jésus-Christ, le bienheureux Barlaam, se conduisit quand on lui brûlait la main; il portait dans cette main le brasier tout entier, et ne cédait pas à la douleur; mais il était plus insensible qu'une statue: ou plutôt il sentait la douleur, et il la supportait; car c'était bien son corps qui était là, ce n'était point du fer: or par ses souffrances et sa patience, il montrait dans un corps mortel la sagesse des puissances immatérielles.

260022. Mais je vais reprendre son martyre de plus loin, afin d'en rendre le récit d'autant plus clair; et remarquez bien, je vous prie, la malice du démon. Parmi le nombre des saints, il plongeait les uns dans des poêles, les autres dans des chaudières bouillantes, plus cruelles que le feu même; aux autres il déchirait les flancs, il submergeait les autres dans la mer, en livrait d'autres aux bêtes, jetait les autres dans une fournaise; aux uns il désarticulait les membres, il en écorchait d'autres tout vivants, il plaçait le corps sanglant des autres sur des charbons, et les étincelles, en volant sur leurs plaies, dévoraient ces blessures d'une douleur plus aiguë que la dent des bêtes les plus féroces; enfin il imaginait pour chacun d'eux des supplices plus atroces les uns que les autres. Mais quand il vit que les martyrs se moquaient. de tout cela, et que ceux qui avaient souffert ces tortures en avaient triomphé avec beaucoup de facilité, et étaient devenus ainsi pour ceux qui viendraient ensuite aux mêmes luttes, le plus grand motif de confiance, que fit-il? Il imagina un nouveau genre de piège, afin d'abattre le courage du martyr par l'imprévue nouveauté du supplice. En effet, quand on a entendu parler d'une chose, et qu'on y pense, fût-elle du reste intolérable, elle devient facile à mépriser, parce qu'on s'y attend et qu'on y a réfléchi, mais un mal imprévu, même léger, est le plus insupportable de tous. Essayons donc, se dit le démon, une nouvelle espèce de combat, une invention inouïe, dont l'étrangeté inattendue trouble l'athlète et le fasse aisément trébucher. Que fait donc le démon? Il fait sortir de la prison le saint personnage tout enchaîné. Car c'était encore là un trait de malice, de ne pas lui dévoiler tout d'abord ses cruelles machinations, de ne pas lui faire voir aussitôt les plus affreux supplices, (416) mais de commencer le combat par des escarmouches, en lui montrant d'abord ce qui était le moins terrible. Comment cela? En ce que, si le martyr était vaincu dès le commencement, sa défaite serait honteuse, puisqu'il n'aurait pas résisté même à une petite épreuve: si au contraire il en sortait vainqueur, ses forces seraient ruinées déjà par les tourments les moins douloureux, et il devenait plus facile à désarmer au moyen de supplices plus cruels. Voilà donc pourquoi le démon lui présente en premier les moindres épreuves: que le démon triomphe ou non du martyr, le démon n'aura point manqué son but: si j'en triomphe, se dit-il, j'en ferai ma risée; si je n'en triomphe pas, je l'aurai rendu plus faible pour la suite. Le voilà donc qui fait sortir le martyr de la prison: le martyr s'avance comme un vaillant athlète qui s'est longtemps exercé dans la palestre; car la prison a été pour lui une palestre; et là, dans ses entretiens particuliers avec Dieu, il a appris de lui tous les genres de lutte; car là où sont de tels prisonniers, là le Christ aussi est présent.

Il sort donc fortifié précisément par un plus long séjour dans la prison: le démon le fait conduire au milieu de la foule par les ministres de son iniquité; il n'attache pas le martyr à un poteau, il ne l'entoure pas de bourreaux, car il voit que sa victime le voudrait bien et qu'elle y pense depuis longtemps; non, c'est une machine de guerre toute nouvelle, étrange et complètement inattendue qu'il approche du rempart, une machine calculée pour le faire aisément crouler, car ce qu'il cherche avant tout, c'est de faire trébucher ses saints adversaires plutôt que de les frire souffrir. Et quelle est donc cette machine de guerre? On force le martyr d'étendre la main au-dessus d'un autel, on place dans le creux de cette main des charbons et de l'encens, afin que si la douleur lui fait retourner la main, on en prenne acte comme d'un sacrifice contraire à la foi chrétienne. Vous voyez toute la malice du démon! Mais considérez en même temps comment Celui qui surprend les habiles dans leur propre fourberie sut rendre vaines toutes ces manoeuvres, et comment de ces tentatives d'embûches, de cette complication de méchanceté, il fit naître pour le martyr un accroissement et une surabondance de gloire. En effet, quand l'ennemi a inventé mille perfidies, et qu'après cela il se retire avec perte, alors la piété de l'athlète n'en devient que plus éclatante. C'est ce qui eut lieu ici. Le bienheureux Barlaam demeura ferme, tenant sa main ouverte dans la même position, comme si elle eût été de fer: et cependant, quand même il l'aurait retournée, on n'eût pu en faire un reproche au martyr.

260033. Ici, prêtez-moi tous une grande attention, afin de savoir que, quand même sa main se serait retournée, ce n'aurait pas été une défaite. Et pourquoi? C'est qu'il faut en juger ici comme des martyrs à qui l'on déchire les flancs ou qu'on torture de quelque autre manière. En effet, s'ils se rendent et sacrifient, on est fondé à les accuser de faiblesse, parce qu'ils ont sacrifié faute de supporter la douleur; mais s'ils tiennent bon contre les supplices, et que leur souffrance leur arrache des plaintes, sans qu'ils renient leur piété, nul ne leur fait un crime de ces gémissements; au contraire, nous les louons et les admirons davantage, pour avoir persisté malgré les douleurs, et n'avoir point apostasié. Ici donc, si le bienheureux Barlaam, ne supportant point d'être brûlé, se fût décidé à sacrifier, il eût été vaincu; mais si, bien qu'il ne se rendît point, sa main se fût retournée, il n'y aurait là rien à reprocher à l'intention du martyr, car ce n'est pas sa détermination qui eût faibli, t'eût été un effet de la contraction naturelle des nerfs, et la main du martyr eût fléchi malgré lui sous l'influence du feu. Quand on déchire les flancs d'un martyr, on ne lui fait pas un crime de ce que sa chair se fend; prenons même une comparaison plus voisine encore: quand une personne a la fièvre ou des convulsions, on ne lui reproche pas les contractions de ses mains, car cela ne vient pas de sa mollesse, c'est l'ardeur du mal qui dessèche l'humidité et qui resserre contre les lois ordinaires tout le système nerveux: de même ou n'aurait pas pu blâmer le saint martyr si sa main se fût retournée. Car si la fièvre est capable de contracter et de contourner les membres d'un malade sans qu'il le veuille, à plus forte raison des charbons placés dans la main produiront-ils cet effet, même sans que le martyr se rende. Mais il n'en a pas même été ainsi, afin que l'on sache du reste que c'était la grâce de Dieu qui assistait et fortifiait l'athlète, et qui corrigeait l'imperfection de la nature; car la nature n'a pas subi dans ce cas sa propre condition cette main, comme si elle eût été de diamant, (417) demeura immobile. Qui n'eût été, à cette vue, saisi d'admiration en même temps que d'horreur? Les anges regardaient du haut du ciel, les archanges étaient en contemplation; c'était un spectacle magnifique, et véritablement au-dessus de la nature humaine. Qui, en effet, n'eût été jaloux de voir un homme soutenant une pareille lutte, et exempt des sensations humaines, le même homme étant à la fois l'autel, la victime et le prêtre? On voyait donc s'élever deux fumées: l'une de l'encens qui s'allumait, l'autre de la chair qui se détruisait; et cette dernière fumée était plus agréable que la première, et son odeur était meilleure. Il arriva ici la même chose qu'au buisson ardent: de même que le buisson brûlait sans se consumer, de même ici la main brûlait, mais l'âme n'était pas dévorée par les flammes; le corps se détruisait, mais la foi ne se perdait pas; la chair disparaissait, mais non pas le zèle; et les charbons, après avoir troué la main par le milieu, tombaient à terre, mais le courage de l'âme ne succombait pas. La main se consumait et se détruisait, parce qu'elle était de chair, et non de diamant; mais l'âme aurait voulu encore une autre main pour continuer à montrer son courage. Et de même qu'un soldat généreux qui s'est précipité au milieu des ennemis, qui a rompu la phalange de ses adversaires, qui a fait voler son épée en éclats à force de frapper sans cesse, se retourne et en demande une autre parce qu'il n'est pas encore rassasié du carnage qu'il a fait des ennemis; ainsi l'âme du bienheureux Barlaam, après avoir perdu cette main à force de harceler les phalanges des démons, en aurait voulu une seconde; pour donner encore des preuves de son ardeur. Ne me dites pas qu'il n'a sacrifié qu'une main; mais songez plutôt que celui qui a livré sa main aurait livré aussi sa tête et ses flancs, qu'il eût bravé le feu, les bêtes féroces, la mer, les précipices, la croix, la roue, qu'il eût résisté à tous les supplices imaginables, et qu'il a souffert tout cela, sinon par le fait, du moins en intention. Car les martyrs ne se préparent pas à des supplices déterminés, mais à des tourments dont l'espèce est incertaine pour eux: car ils ne sont point maîtres de la volonté des tyrans, et ils n'imposent à leurs persécuteurs ni la limite ni la mesure des supplices; mais tous les maux qu'une volonté humaine et féroce pourra se plaire à inventer, voilà ce qu'ils auront à souffrir: à moins que le corps, succombant dans l'intervalle, ne laisse inassouvis les caprices des tyrans. Ainsi, la chair se flétrissait, et la détermination de l'âme devenait plus fervente, surpassant les charbons en vivacité, et jetant une clarté plus éclatante: car le feu spirituel brûlait à l'intérieur d'une flamme bien plus ardente que le feu terrestre. Ainsi, le saint martyr ne sentait pas cette flamme du dehors, parce qu'il était brûlé au dedans par le feu intense et dévorant de l'amour de Jésus-Christ.

260044. Ne nous contentons pas d'écouter cela, mes frères bien-aimés, mais encore imitons-le. Car je vous répète ce que je vous disais en commençant: n'admirons pas le martyr seulement jusqu'au moment actuel, mais que chacun de nous, en retournant chez soi, y reconduise le saint, le fasse entrer dans sa propre maison, ou plutôt dans son propre coeur, par le souvenir de mes paroles. Accueillez-le, comme je l'ai dit plus haut, et établissez-le dans votre celer avec sa main étendue: donnez l'hospitalité à l'athlète couronné, et ne le laissez jamais sortir de votre pensée. Si nous vous avons réunis auprès des châsses dès martyrs, c'est afin que même leur simple aspect vous procure quelque encouragement à la vertu, et que vous vous disposiez au même zèle. Un soldat se sent excité rien qu'à entendre parler d'un héros: à plus forte raison le sera-t-il de le voir et de le contempler en personne, surtout lorsqu'en entrant dans la tente de ce héros, il apercevra son épée ensanglantée, la tête de son ennemi gisant à terre, des dépouilles suspendues, un sang tout frais encore dégouttant de ces mains qui viennent d'élever le trophée, de toutes parts des lances, des boucliers, des ares, des armes de toute espèce. C'est aussi pour cela que nous sommes venus. La tente du guerrier, c'est la tombe des martyrs: ouvrez les yeux de la foi, et vous verrez la cuirasse de la justice, le bouclier de la foi, le casque du salut, la chaussure de l'Evangile, l'épée de l'Esprit-Saint, et la tête elle-même du démon jetée à terre. En effet lorsque vous voyez un possédé couché sur le dos près de la tombe du martyr, et souvent se déchirant lui-même, vous ne voyez pas autre chose que la tête coupée du démon. Car encore aujourd'hui les martyrs, ces soldats du Christ, sont entourés de ces armes, et de même que les rois font ensevelir les héros avec leurs armes, (418) de même Jésus-Christ les a ensevelis avec leurs armes, afin de faire paraître, même avant la résurrection, toute la gloire et la puissance des saints. Prenez donc connaissance de toute leur armure spirituelle, et vous aurez beaucoup gagné quand vous partirez d'ici. Vous avez, mes chers frères, à soutenir vous aussi contre le démon une grande guerre: oui, une guerre compliquée, considérable, perpétuelle.

Mettez-vous donc au fait des luttes, afin d'imiter les victoires: méprisez l'opulence, les biens du monde, et toutes les autres illusions de cette vie; ne regardez pas comme heureux les riches, mais les martyrs; non celui qui vit dans les délices, mais celui que la flamme torture dans une poêle; non l'homme assis à une table somptueuse, mais celui qui souffre dans une chaudière bouillante; non ceux qui ne passent pas de jour sans le luxe du bain, mais ceux que renferme une fournaise cruelle; non pas enfin ceux qui exhalent les parfums, mais ceux dont les membres consumés ne laissent échapper qu'une odeur de fumée et de chair brûlée. Cette odeur est meilleure et plus utile que l'autre: car la première entraîne au châtiment ceux qui en usent, la seconde mène aux récompenses et aux couronnes célestes. Et pour vous convaincre que c'est un mal que le luxe, les parfums, l'ivresse, le vin pris sans mesure, et une table somptueuse, écoutez ce que dit le Prophète: Malheur à ceux qui dorment sur des lits d'ivoire, et qui vivent en prodigues sur leurs riches tapis; à ceux qui, dans le petit bétail, mangent les chevreaux, et dans le grand bétail, les veaux de lait; à ceux qui boivent le vin le mieux clarifié, et se parfument des odeurs les plus exquises. (
Am 6,4-6) Si l'on parlait ainsi sous l'ancienne loi, que doit-on dire au temps de la loi de grâce, où la sagesse est plus grande? Et je parle ici pour les femmes comme pour les hommes, car la carrière à fournir leur est commune; l'armée du Christ n'est point partagée en deux camps, suivant les sexes: elle ne forme qu'une seule assemblée; les femmes peuvent, elles aussi, revêtir la cuirasse, présenter le bouclier, lancer des traits, soit dans les temps de martyre, soit à d'autres époques analogues, qui exigent une grande assurance. Et de même qu'un excellent archer, décochant habilement une flèche de son arc, jette le trouble dans tous les rangs ennemis, ainsi les saints martyrs, et tous les champions de la vérité, qui luttent contre les artifices du démon, se servent de leur langue comme d'un arc, et leurs paroles sont des flèches qu'ils envoient droit au but; elles volent à travers tes airs et vont tomber sur les invisibles phalanges des démons, dont elles troublent toutes les dispositions. C'est ce que fit le bienheureux Barlaam. Avec de simples paroles, comme avec des flèches rapides, il jeta le désordre dans l'armée du démon.

Imitons une telle habileté. Ne voyez-vous pas que ceux qui reviennent du théâtre sont amollis? Cela vient de ce qu'ils font une grande attention à ce qui s'y passe: ils sortent delà après avoir gravé dans leur âme ces tournements d'yeux, ces mouvements de mains, ces ronds de jambes, les images enfin de toutes ces poses qu'ils ont vues produites par les contorsions d'un corps assoupli. S'ils se montrent si préoccupés de perdre leur âme, et s'ils conservent ensuite le souvenir bien net de ces spectacles, ne serait-il pas insensé que nous, qui, en imitant ce que nous voyons ici; nous rendrons semblables aux anges, nous n'apportions pas autant de zèle à en conserver les bienfaits que les spectateurs en apportent aux représentations théâtrales? Non, je vous en prie, je vous en conjure, ne négligeons pas ainsi notre propre salut, mais renfermons tous dans nos âmes le souvenir des martyrs, ainsi que de ces chaudières, de ces poêles, et de leurs autres supplices; imitez les peintres, à qui il arrive souvent de nettoyer un tableau terni par la fumée, la suie et l'ancienneté; suivez cet exemple, mes chers frères, pour la mémoire des martyrs; quand les inquiétudes de la vie, s'introduisant dans votre âme, l'auront obscurcie, éclaircissez-la par le souvenir des martyrs. Car si vous possédez ce souvenir, vous n'aurez plus d'admiration pour la richesse, ni de chagrin de la pauvreté, ni d'éloges pour la gloire et la puissance; en un mot, parmi les choses humaines, vous ne regarderez point comme ayant quelque grandeur celles qui ont de l'éclat, ni comme insupportables celles qui affligent les hommes; mais devenus supérieurs à tout cela, vous trouverez une école de vertu dans la contemplation continuelle de l'image de ces saints. Celui qui voit chaque jour des soldats s'illustrer dans des guerres et des combats, ne désirera jamais les délices de la vie, et n'aura nulle admiration pour une existence molle et relâchée; il n'aura de goût que pour l'austérité, la vigueur et les luttes. En effet qu'y (419) a-t-il de commun entre l'ivresse et les combats? entre la gourmandise et la vaillance? entre les parfums et les armes? entre la guerre et les festins? Vous êtes soldats du Christ, mes frères bien-aimés; armez-vous donc, et ne vous parez pas; vous êtes de généreux athlètes: montrez-vous donc vaillants, et non pas élégants. C'est ainsi que nous imiterons ces saints martyrs, c'est ainsi que nous honorerons ces héros, ces vainqueurs couronnés, ces amis de Dieu; et qu'après avoir marché dans la même voie qu'eux, nous recevrons les mêmes couronnes; puissions-nous tous obtenir cette faveur par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire au Père et au Saint-Esprit, à présent et toujours, et dans les siècles des siècles! Ainsi soit-il.



27000

HOMÉLIE SUR SAINTE DROSIS

ET EXHORTATION A LA PENSÉE DE LA MORT.




AVERTISSEMENT ET ANALYSE.

Chrysostome prononça cette homélie dans la campagne d'Antioche, un jour que l'évêque Flavien profitant du beau temps, y conduisit le peuple de la ville, ainsi qu'il est dit au n. 2. - On n'a d'ailleurs que fort peu de renseignements sur cette sainte; et l'on ne sait guère autre chose de son martyre et de ses souffrances que ce gire dit le saint Docteur, qu'elle fut jetée sur un bûcher. - Chrysostome ne célèbre pas seulement sainte Drosis, mais encore beaucoup d'autres martyrs, dont les ossements avaient été déposés au même lieu; il exalte leur puissance contre les démons et contre toutes espèces de maladies; il explique assez au long toute l'utilité qu'on peut retirer des visites faites à leur tombeau. - Nous n'avons aucune donnée sur la date de cette homélie.



1. Utilité des saintes reliques. - 2. Les martyrs prouvent la résurrection de Jésus-Christ. - 3. Les démons craignent les reliques des saints. - La femme a été jadis sous la main du démon l'instrument de notre perte; c'est elle aujourd'hui qui triomphe du démon. - L'exemple des saintes martyres prouvent que l'âge ni le sexe ne dispensent personne du courage chrétien. - Plus nous sommes faibles, plus Dieu nous accorde des grâces abondantes. - 4. Martyre de sainte Drosis: comparaisons diverses. - 5. Pourquoi Joseph ordonna de transporter ses os en Palestine. - Les promesses de Dieu sont certaines: nous ne devons pas craindre la mort. - 6. Saint Chrysostome combat un préjugé populaire qui faisait regarder comme malheureux ceux qui mouraient à l'étranger et sans être entourés de leurs parents et amis. - La mort malheureuse est la mort dans le péché; il ne faut pas considérer comme heureux celui dont les funérailles sont brillantes, mais se représenter ce riche défunt apparaissant au tribunal de Dieu. - Le pécheur est puni après sa mort, même par ce qui se passe sur cette terre où il n'est plus.



270011. Lorsque des pasteurs diligents, au milieu d'un long hiver, aperçoivent un rayon brillant, et sentent un jour plus chaud qu'à l'ordinaire, ils font sortir les brebis de la bergerie et les conduisent aux pâturages accoutumés votre bon pasteur a fait comme eux: il a conduit ce troupeau sacré, ces ouailles de Jésus-Christ, dans ces pâturages spirituels où reposent les saints. Les brebis, en restant au bercail, peuvent encore, il est vrai, satisfaire leur appétit; mais quand elles sortent de cet enclos, elles profitent davantage dans les champs; là, elles ont un plaisir extrême à incliner leur tête pour tondre l'herbe avec leurs dents, elles respirent un air pur, elles regardent ces rayons purs et brillants, elles bondissent au bord des étangs, des fontaines et des rivières; la terre elle-même n'est pas sans leur causer quelque plaisir par les fleurs dont elle est ornée de tous côtés.

Eh bien! ce qui leur est si profitable, l'est beaucoup aussi pour nous autres. Nous avions aussi à la ville une table servie de mets spirituels, mais il y a un certain attrait à sortir de nos murs pour visiter les saints, et l'avantage qui en résulte n'est pas moindre que l'attrait lui-même; ce n'est pas à cause de l'air pur que nous respirons, mais c'est que nous avons sous les yeux les exploits de ces héros; nous bondissons, non au bord des rivières où l'eau coule, mais auprès des fleuves de la grâce; nous ne baissons pas la tête pour brouter l'herbe, mais nous recueillons les vertus des martyrs; ce n'est pas enfin parce que nous voyons la terre parée de fleurs, mais parce que nous contemplons des corps qui abondent en faveurs spirituelles. Toutes les églises de martyrs procurent de grands avantages aux fidèles qui s'y rassemblent, mais celle-ci plus que toutes les autres: car à peine a-t-on franchi le vestibule qu'à l'instant une foule de tombeaux frappent de tous côtés nos regards, et quelque (421) part qu'on les porte, on aperçoit les châsses, les monuments et les cercueils des trépassés? Cet aspect des tombeaux ne contribue pas médiocrement à nous inspirer la divine sagesse. Car notre âme, fût-elle nonchalante, se remonte bientôt à cette vue, et si elle a du zèle et de la vigilance, elle en acquiert encore davantage. Si quelqu'un gémissait de sa pauvreté, cette contemplation ne tardera pas à le consoler, et si tel autre s'enorgueillissait de sa richesse, il se sentira humilié et rabaissé. Car la vue des tombeaux, nécessairement et"malgré nous, nous fait faire de sages réflexions sur notre mort; elle nous persuade que rien n'est stable dans la vie présente; que rien n'y est ni affligeant ni vraiment bon; or, celui qui est dans cette persuasion, ne tombe pas facilement dans les piéges du péché. Aussi un sage nous donne-t-il ce conseil: Dans toutes tes paroles, souviens-toi de ta fin, et tu ne pécheras jamais (
Qo 7,40); et un autre nous fait cette recommandation, qui s'accorde avec la précédente: Prépare tes oeuvres pour le moment de ton départ, et fais tes apprêts pour la route (Pr 24,27); il ne nous parle pas d'un voyage matériel, mais de notre sortie de ce monde. Et, en effet, si tous les jours et à chaque instant nous envisageons l'incertitude de notre dernière heure, nous ne pécherons guère; car ni les splendeurs de la vie ne seront capables de nous enfler, ni ses chagrins, de nous abattre et de nous troubler, puisque nous ne savons pas quand les unes bu les autres finiront, et souvent, celui qui est en vie aujourd'hui n'ira pas même jusqu'au soir. Or, en restant dans l'intérieur de la ville, il n'est. pas fort vraisemblable que nous méditions ces vérités, que nous fassions ces sages réflexions; si au contraire nous sortons des murs, si nous venons à ces tombeaux-, si nous contemplons cette foule de trépassés, de toute nécessité, bon gré malgré, cette vue nous inspirera ces pensées et grâce à ces pensées, notre âme s'élèvera et s'affranchira de la complaisance aux choses de la vie. Et non-seulement nous en recueillerons ces pensées, mais nous y trouverons aussi les encouragements nécessaires pour nous disposer en toute hâte à entrer dans notre patrie éternelle, pour faire en vue de ce voyage tous les préparatifs qui dépendent de nous, sachant bien que tout ce que nous laisserons ici de ce qui nous appartient, sera autant de perdu pour nous.

Lorsqu'un voyageur ayant un long voyage à faire pour retourner dans sa patrie se hâte de l'accomplir, s'il laisse quelque objet dans une hôtellerie, c'est chose entièrement perdue pour lui, il en doit faire complètement le sacrifice; de même tout ce que nous laissons à nous dans ce monde lorsque nous en sortons-y est autant de perdu pour nous; il faut donc emporter certaines choses avec nous, et en envoyer d'autres devant nous. La vie actuelle est une route, elle n'a rien de stable; nous ne faisons que passer à travers ses maux et ses biens. Ce qui fait ma prédilection pour ce lieu-ci, c'est que toutes les fois que j'y viens, non-seulement les jours de réunion, mais même sans qu'il y ait réunion, je me souviens continuellement dé ces pensées, et que mes yeux, en contemplant dans le calme d'une profonde solitude ces tombeaux qui m'entourent, envoient devant eux mon âme au séjour des bienheureux défunts, et me font penser d'avance au bonheur qu'on y goûte.

270022. Aussi ne saurais-je exprimer ma reconnaissance à notre noble prélat qui, saisissant l'occasion d'une belle journée, nous a conduits ici, sous les auspices et le patronage de la bienheureuse Drosis, dont nous célébrons la mémoire. Il y a même, outre les avantages que je viens d'énumérer, une autre utilité plus grande encore à retirer de notre séjour ici. En effet, lorsqu'après avoir passé devant les autres châsses, nous arrivons aux cercueils des martyrs, notre pensée s'élève, notre âme se fortifie, notre zèle grandit, et notre foi devient plus ardente.

Lors donc que nous passons en revue les souffrances, les luttes, les récompenses, les palmes et les couronnes des saints, nous y trouvons encore un autre motif plus puissant d'humilité. En effet, quelque grandes choses que l'on ait accomplies, on trouvera qu'on, n'a rien fait de grand si l'on compare sa vertu avec les combats qu'ils ont livrés; et si l'on n'a rien accompli de grand et de bon, on ne désespérera pas pour cela de son salut, car on trouvera dans leur courage une exhortation à changer de vie pour embrasser la vertu, et l'on se dira que peut-être, la miséricorde de Dieu daignant nous aider, nous prendrons enfin le même élan, et que, montant au ciel tout d'un coup, nous y jouirons de ce crédit immense auprès de Dieu. Telles sont, sans parler d'autres bien plus nombreuses, les sages (422) réflexions que nous pouvons remporter de ce lieu. Car la mort des martyrs est l'encouragement des fidèles, la confiance des Eglises, l'affermissement du christianisme, la destruction de la mort, la démonstration de la résurrection, la confusion des démons, la condamnation de Satan, l'école de la sagesse, l'exhortation au mépris des choses de ce monde, et la voie ouverte aux aspirations vers l'autre vie; c'est la consolation des maux qui nous assiègent, le motif de notre patience, le principe de notre constance, la racine, la source et la mère de tous les biens. Et si vous le voulez, je puis vous démontrer tout cela et vous dire comment elle est l'encouragement des fidèles, la confiance des Eglises, la démonstration de la résurrection, et tout le reste que je viens d'énumérer. Lorsqu'il surgit des luttes, des combats à soutenir contre les païens au sujet de nos dogmes, lorsqu'ils calomnient notre foi, entre autres réponses que nous avons à leur faire, opposons-leur la mort des martyrs; disons-leur ceci: Qui est-ce qui leur a persuadé de mépriser la vie présente? Car si le Christ est mort et qu'il ne. soit point ressuscité, qui est-ce qui a opéré tous ces faits au-dessus de la nature?

Il n'est pas en effet dans les moyens de la puissance humaine de persuader depuis si longtemps à tant de myriades d'hommes, que dis-je, de femmes, de vierges et de tout jeunes enfants de mépriser la vie présente, d'affronter les bêtes féroces, de se rire du feu, de fouler aux pieds toute espèce de supplice et de tourment, et de courir à la vie future: pour admettre cette vérité, les païens n'auront pas besoin de nos preuves, ils s'interrogeront eux-mêmes, et trouveront de cela une démonstration suffisante. Car depuis que le Christ est venu en ce monde, il y a eu des empereurs infidèles, il y en a eu aussi de fidèles; mais la plupart des empereurs infidèles ont envoyé leurs sujets chrétiens dans des gouffres, sur les bûchers, dans les précipices, dans la mer, ils les ont exposés à la fureur des bues, à mille supplices, à mille tourments divers, cherchant par tous les moyens à déraciner la foi de leurs âmes; et ils n'y ont rien gagné; ils se sont retirés couverts de confusion, après avoir, il est vrai, tourmenté de toute manière les croyants, mais n'ayant fait qu'augmenter la foi. Au contraire pas un empereur chrétien n'a ordonné le supplice, la torture d'un infidèle, pour le forcer à abandonner son erreur. Et cependant, même dans ces conditions, l'erreur s'efface et disparaît d'elle-même. Tout cela, afin que l'on connaisse et la force de la vérité, et la faiblesse du mensonge, puisque celui-ci périt de lui. même sans que personne le persécute, et que lorsqu'on veut entraver celle-là, elle ne fait que s'accroître et atteindre une hauteur indicible.

Et la cause, c'est que Jésus-Christ vit et opère dans les âmes des martyrs. Lors donc qu'ils nous disent qu'il n'est pas ressuscité, faisons-leur cette question: Et qui donc. a opéré ces grandes actions? Est-ce un mort, dites-moi? Mais il y a eu bien des morts, et aucun n'a jamais fait pareille chose. Etait-ce donc un magicien et un charlatan? Mais il y a eu aussi bien des magiciens, bien des charlatans et des menteurs, et tous se sont tus; nulle part il ne reste plus rien d'eux: tout cela a disparu avec leur vie, et leurs impostures ont fini avec eux. Au contraire les oeuvres du Christ ne font que grandir tous les jours, et cela est tout naturel, car les événements qui se sont accomplis ne provenaient pas de l'imposture, mais de la puissance divine, et c'est pourquoi ils ne cessent point d'avoir leur effet. Bien plus, je ne trouve pas seulement une preuve de cette puissance dans l'accroissement de ces oeuvres, mais dans ce fait qu'elles s'accroissent pour notre bien et pour le salut de notre vie. Car depuis la venue de Jésus-Christ les habitants de la terre sont devenus des hommes, de brutes qu'ils étaient, ou plutôt, d'hommes ils sont devenus des anges, tous ceux qui s'attachent à lui véritablement. Mais, dira-t-on, les martyrs ont été trompés, séduits, et c'est pour cela qu'ils ont méprisé la vie présente. Ainsi, l'exemple des premiers n'a pas fait ouvrir les. yeux aux seconds, ni celui des seconds aux troisièmes; mais plus la persécution grandissait, plus cet héroïsme prenait d'extension et nul pendant une si longue suite de temps, n'a su distinguer la fraude? Comment y aurait-il là quelque bon sens?

Et s'ils ont été trompés, comment leur poussière est-elle l'effroi des démons? Comment leurs tombeaux suffisent-ils pour les mettre en fuite? Ce n'est pas apparemment que les démons ont peur des morts. Il y a des milliers de morts partout sur la terre et les démons font leur séjour auprès d'eux, on voit même plusieurs possédés qui vivent dans les lieux déserts et au milieu des tombeaux; mais si des ossements de martyrs sont enfouis quelque (423) part, les démons fuient ce lieu comme un feu, comme un supplice intolérable, proclamant d'une voix éclatante qu'il est à l'intérieur de ces tombeaux une puissance qui les flagelle.

270033. Nous venons de faire voir que la mort des martyrs est une preuve de la faiblesse des démons: nous allons actuellement mettre en évidence que ce fait les convainc de lâcheté. Lorsque les uns, je veux dire les martyrs, assujettis au corps et aux nécessités physiques, assiégés d'une foule de douleurs et de souffrances, vivant d'une existence périssable, ayant pour séjour la terre, montrent un tel mépris de la vie présente pour l'amour du Dieu qui les a créés; et que tous les autres, les démons, exempts de la chair et de toutes ces douleurs et ces souffrances, font éclater au contraire tant de violence, tant d'ingratitude envers leur bienfaiteur, quelle excuse ces derniers ont-ils? quel pardon méritent-ils? Aucun, en aucune façon, car la vertu des premiers condamne bien du reste la méchanceté des autres. En effet ce ne sont pas seulement des hommes qui condamnent des hommes, ou des gens plus zélés qui condamnent des gens plus négligents, mais ce sont les démons eux-mêmes que condamne le zèle des martyrs. C'est ce que saint Paul nous montre lorsqu'il dit: Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges? et nous ne jugerions pas les choses du siècle? (1Co 6,3) Or il veut parler des anges de Satan, des anges rebelles. Et comment les jugerons-nous? dira quelqu'un. Ce ne sera pas en siégeant à un tribunal et en les forçant à rendre des comptes; mais en condamnant leur lâcheté par notre propre zèle. C'est ce que saint Paul nous apprend encore: Et si, dit-il, le monde est jugé en vous (Ibid. 2); il ne dit pas devant vous, mais par votre moyen. De même que lorsqu'il dit: Les Ninivites se lèveront pour condamner cette génération-ci (Lc 11,32), il n'entend pas que les Ninivites feront rendre des comptes aux Juifs incrédules, mais que la foi de ceux-là condamnera l'incrédulité de ceux-ci. Il y a encore dans la mort des martyrs les plus grands avantages à gagner sous le rapport de la vertu et du mépris des choses de ce monde. En les voyant mépriser la vie entière, fussiez-vous le plus insensible et le plus nonchalant des hommes, vous sentirez s'élever votre pensée, vous mépriserez le luxe, vous dédaignerez les richesses, et vous désirerez le séjour d'en--haut. Si vous êtes malade, vous trouverez un puissant motif de patience dans les souffrances des martyrs; si vous êtes accablé par la pauvreté, ou par un autre malheur quelconque, vous n'aurez qu'à jeter les yeux sur la grandeur des épreuves qu'ils ont eues à subir, pour y puiser une consolation suffisante à toutes vos misères. C'est pour cela surtout que j'aime les commémorations des martyrs, que je les aime et les accueille toutes avec transport, mais surtout quand des femmes ont été de la lutte. Car plus le vase est fragile, plus la grâce est grande; plus aussi le trophée est brillant et la victoire éclatante, non pas à cause de la faiblesse du sexe des athlètes, mais parce que l'ennemi a été pris par où il avait autrefois triomphé. Le démon se servit jadis d'une vierge pour tuer Adam, et c'est par le moyen d'une vierge que le Christ vainquit plus tard le démon; et le glaive que le démon avait aiguisé contre nous, est celui-là même qui coupa la tête du monstre, ainsi qu'il advint à David. Car de même qu'alors ce pieux héros, s'élançant sur Goliath, lui coupa la tête avec l'épée même du barbare, de même aujourd'hui le démon qui avait triomphé par la femme, a été vaincu par la femme. Elle était d'abord son arme, elle est devenue actuellement l'instrument de son supplice, le vase inexpugnable. La première femme est morte pour avoir péché: celle-ci est morte pour ne point pécher; l'une, enflée jadis de l'espoir d'une vaine promesse, foula aux pieds les lois de Dieu: l'autre a méprisé jusqu'à la vie présente, pour ne pas renier sa foi en son bienfaiteur. Quelle excuse, quel pardon y a-t-il donc désormais pour les hommes sans courage, quand les femmes en montrent tant? quand elles s'arment si généreusement pour les luttes de la piété? Car ni le sexe, ni l'âge, ni rien autre chose ne saurait être un obstacle, quand il y a en nous l'élan de l'âme, le zèle, la foi ardente, dispositions qui nous attireront la grâce de Dieu, comme cela eut lieu pour notre sainte martyre. En effet, son corps était faible, son sexe l'exposait à l'injure, et son âge était encore tendre; mais la grâce survenant couvrit toutes ces faiblesses, parce qu'elle trouva dans cette âme un élan généreux, une foi absolue, et une volonté préparée contre les dangers.

270044. C'est qu'il n'est rien, non rien de plus puissant qu'un homme qui a en lui la crainte de Dieu sérieusement enracinée; le feu, le fer, les bêtes féroces, n'importe quel autre danger, (424) peuvent le menacer, il méprise tout avec une grande sérénité, comme l'a fait notre bienheureuse Drosis. Le tyran fit allumer un bûcher car il ne la fit point jeter dans un gouffre, il ne lui fit point couper la tête, ne voulant pas, par le peu de durée du supplice, lui rendre la lutte plus facile; il voulait au contraire étonner son esprit, et par l'aspect du bûcher, venir à bout de cette âme indomptable: quand il eut jeté sa victime au milieu de l'arène, il alluma donc le bûcher; on mit le feu à la fournaise, la flamme s'élevait à une grande hauteur: à cette vue la bienheureuse martyre s'enflamma elle aussi d'un grand zèle; elle était dévorée du feu de l'amour de Jésus-Christ, et se souvenant des trois jeunes hébreux, elle réfléchissait qu'elle allait participer aux mêmes épreuves pour remporter ensuite les mêmes couronnes. Et de même que les gens qui ont le transport ne voient aucune chose telle qu'elle est, mais qu'ils se précipiteraient volontiers sur un glaive acéré qu'ils apercevraient pourtant, et qu'ils iraient sans trembler se jeter dans un bûcher, dans un gouffre, dans un précipice, dans la mer, ou n'importe dans quel autre lieu périlleux; de même notre sainte, transportée, non pas d'une fureur pareille (à Dieu ne plaise!) mais d'une autre fureur plus sérieuse que toute espèce de sagesse, ne voyait rien des choses visibles, abîmée qu'elle était dans l'amour de Jésus-Christ. Ayant dès lors passé au ciel et y ayant transporté son âme, elle se riait de toutes les cruautés, et le feu ne lui paraissait plus du feu, mais une agréable rosée. Aussi j'appelle ce bûcher une source de l'eau la plus pure, une teinture merveilleuse, un creuset spirituel. De même, en effet, que l'or dans le creuset, ainsi l'âme de cette bienheureuse martyre s'épura par le moyen de ce bûcher. Ses chairs se consumaient, ses os se calcinaient, ses nerfs s'enflammaient, et tous les principes humides de son corps ruisselaient de tous côtés, mais la foi de son âme devenait plus ferme et plus éclatante. Ceux qui la regardaient croyaient qu'elle périssait, mais elle ne faisait que se purifier davantage; et de même qu'un ignorant qui voit l'or se liquéfier, se répandre et se mêler avec la cendre, s'imagine qu'il se détruit et se perd, au lieu que l'ouvrier qui est bien au fait de tout cela, sait que le métal n'en devient que plus pur et qu'après la fusion il détache de toutes parts et recueille le brillant produit; de même pour notre martyre, les infidèles voyant sa chair se consumer et se détruire pensaient qu'elle devenait cendre et poussière; mais les fidèles savaient fort bien qu'en se consumant elle se débarrassait de toute souillure, et qu'elle s'élevait au ciel plus resplendissante après avoir acquis l'incorruptibilité. Et sur ce bûcher même, avant de naître à l'autre vie, elle remportait un triomphe éclatant sur les puissances ennemies, car ses chairs; en se désorganisant et en pétillant sous l'influence du feu, les mettait en fuite par une influence irrésistible. Lorsqu'un vaillant soldat s'est revêtu de ses armes d'airain, rien qu'avec le bruit de ses armes il épouvante les plus craintifs de ses adversaires; de même alors la bienheureuse Drosis faisait fuir les puissances infernales par le bruit de sa chair qui brûlait, et non-seulement par ce moyen, mais par un autre encore qui n'était pas moins efficace. Car dès qu'elle fut montée sur le bûcher et que la fumée en s'élevant eut rempli les airs, cette fumée suffoquait tous les démons qui volaient dans l'espace, éloignait Satan et purifiait l'air lui-même. En effet, il avait été souillé parla fumée des idoles, or il s'élevait maintenant une autre fumée toute différente, qui enlevait les souillures causées par la première.

On peut encore comparer ce bûcher à une source. En effet, comme si la bienheureuse Drosis se fût dépouillée de ses vêtements dans une fontaine pour y laver son corps, ainsi elle dépouilla plus facilement que toute espèce de vêtement son enveloppe de chair dans cette flamme, y rendit son âme plus éclatante, et se hâta d'aller trouver l'époux à la lueur des flambeaux portés par les anges. Car si les anges portèrent dans le sein d'Abraham le pauvre Lazare tout couvert d'ulcères, à plus forte raison escortèrent-ils Drosis, qu'ils vinrent chercher dans cette fournaise comme dans la chambre d'un saint hyménée, comme dans un lit nuptial, pour la conduire là-haut chez le céleste époux. Et pourquoi ai-je encore appelé ce bûcher une teinture? C'est qu'après être devenue dans un bain merveilleux une pourpre royale, Drosis fut envoyée au Roi des cieux, et qu'elle monta au céleste séjour toute pleine de confiance, le Christ tenant de sa main invisible la tête sacrée de la martyre, et la plongeant dans le feu comme dans une onde baptismale. O bûcher admirable! quel trésor il renfermait, que cette poussière et cette cendre était plus précieuse que tout l'or du (425) monde, plus suave d'odeur que tous les parfums, d'une valeur supérieure à toutes les pierreries! Car tout ce que ne sauraient faire la richesse et l'or, les restes des martyrs le peuvent faire. L'or. n'a jamais chassé la maladie, ni mis en fuite la mort, tandis que les ossements des martyrs ont obtenu ces deux résultats, soit du temps de nos ancêtres, soit même à notre époque. Et du reste, nous ne sommes pas les seuls à le savoir, même avant l'avènement du Christ, les justes eurent parfaitement connaissance de cette vérité; en effet, lorsque tout Israël sortit d'Egypte, les uns ayant pris avec eux de l'or, et d'autres de l'argent, Moïse, pour toute richesse, prit les ossements de Joseph qu'il avait recueillis, et les emporta avec lui comme le plus grand des trésors et la source de biens innombrables.

270055. Mais on va peut-être me faire une question: Pourquoi les emporta-t-il d'Egypte en Palestine? c'est en effet l'un de ces points qu'il est nécessaire d'examiner plus que jamais en un jour employé à honorer la mémoire des martyrs. Beaucoup de personnes donnent sur leur sépulture des indications précises, et chargent leur famille, dans le cas où ils viendraient à mourir à l'étranger, de rapporter leurs restes dans leur patrie pour les y ensevelir; et si nous blâmons leur pusillanimité à cet égard, ils nous opposent ce fait historique: quand nous leur disons qu'il n'importe en rien d'être enterré dans son pays ou ailleurs, ils nous répondent: Pourquoi donc alors, s'il n'importe en rien, Moïse recueillit-il les ossements de Joseph en Egypte pour les emporter en Palestine! Et moi, je vais même dire plus: non-seulement Moïse les prit, mais Joseph en mourant lui avait ordonné de les prendre. Voici en effet le texte de ce que j'ajoute comme plus important: Dieu, dit Joseph, vous visitera, et vous emporterez mes ossements. (Gn 50,24) Pourquoi donc Joseph a-t-il donné cet ordre, et pourquoi Moïse y a-t-il obéi?

La question vaut la peine d'être examinée. Comment! ce patriarche qui a méprisé la vie présente elle-même et qui n'a eu pour tout ce qui est ici-bas que du dédain, lui dont le monde n'était pas digne, qui n'y était que comme un hôte et un étranger, lui qui chaque jour songeait aux choses du ciel, lui dont les regards étaient tournés vers la Jérusalem céleste, cet homme qui pendant sa vie renonça, pour la crainte de Dieu, à sa patrie et à sa liberté, eut pour séjour une prison, et ne s'inquiéta pas des piéges qu'on lui tendit; ce même homme, sur le point de mourir, devient pusillanime au point de se mettre si fort en peine de la translation de ses ossements, et il ordonne si longtemps à l'avance d'emporter ses restes hors du pays l Qui aurait dit cela? En effet, quel avantage, quelle utilité peut-il y avoir pour un mort dans la translation de ses restes? A quoi bon cette recommandation? Ce n'est pas de ses ossements qu'il se préoccupait, mais nous pouvons admettre qu'il craignait l'idolâtrie des Egyptiens. Comme il leur avait rendu des services nombreux et signalés, qu'il avait été leur pourvoyeur et leur intendant, comme il avait trouvé contre la famine les plus grands soulagements, comme le premier, et seul, il avait découvert et publiquement révélé ce qui n'était connu de personne, qu'en expliquant les songes il avait non-seulement prédit la famine, mais encore préparé le remède convenable, qu'enfin il avait tellement rempli les greniers de l'Egypte, que personne ne s'était ressenti de la présence des Hébreux; de peur d'être regardé comme un Dieu après sa mort à cause de la grandeur de ses bienfaits, ces peuples barbares défiant volontiers les hommes, afin donc de supprimer tout sujet d'idolâtrie, il ordonna qu'on emportât ses os dans sa patrie. Voilà un des motifs; mais il y en a un autre qui est incontestable, car c'est d'après l'Ecriture que nous devons y ajouter foi. Quel est ce second motif? Il savait pour l'avoir appris de son père, à qui son aïeul l'avait lui-même transmis, que les Egyptiens tiendraient les Hébreux plusieurs années en esclavage et les feraient souffrir. Car ta postérité habitera pour un temps le sol étranger, on la tiendra en esclavage et on la fera souffrir pendant quatre cents ans (Gn 15,13); c'est Dieu qui tient ce langage à Abraham. Joseph voulait donc empêcher que, découragés par la longueur du temps et ne pouvant supporter leur misère, ils ne désespérassent du retour et ne se laissassent abattre; il leur donna donc le gage d'espérance le plus puissant, en leur prédisant qu'on remporterait ses os; en effet, ils devaient dès lors se dire en eux-mêmes, que si cet homme juste n'avait été fortement et exactement convaincu que toute la nation des Hébreux retournerait au pays de Chanaan, il n'aurait donné aucun ordre au (426) sujet de ses restes; ils avaient ainsi une démonstration incontestable, un motif d'espérance assurée du retour dans la patrie. Voulez-vous une preuve de cette vérité, voulez-vous voir que, s'il prédit le sort de ses os, ce n'est pas qu'il se préoccupât de sa sépulture, mais que c'était pour redresser leur incrédulité? Ecoutez ce que dit saint Paul: C'est par la foi que Joseph en mourant fit mention du départ des enfants d'Israël et donna des ordres au sujet de ses os. (He 11,22) Que veut dire Par la foi? Cela signifie qu'il prévoyait les événements qui devaient s'accomplir longtemps après; et la possession que ses descendants reprendraient certainement un jour du pays de leurs pères. Ce fut pour le prouver aux Hébreux que Joseph leur prédit ces deux faits distincts; et ce fut un spectacle admirable et surprenant que cette translation des ossements du patriarche lors de la sortie d'Egypte. Ce même Joseph qui les avait amenés en Egypte, marchait encore à leur tête maintenant qu'ils en sortaient, et il les encourageait à la patience et à l'espérance en l'avenir, car en voyant ces restes sous leurs yeux, ils se ressouvenaient de toute son histoire; ils repassaient dans leur esprit, et les embûches de ses frères, et cette citerne où il fut descendu, et le péril auquel sa vie fut exposée, et son séjour dans la prison, et tous les autres malheurs qui lui arrivèrent. Puis, considérant qu'après toutes ces infortunes, il était devenu un puissant prince, le plus haut personnage de l'Egypte, l'administrateur et l'intendant d'un peuple si nombreux; alors ils concevaient un sérieux espoir d'être un jour délivrés des maux qui les assiégeaient continuellement; les ossements de ce juste leur apprenaient que nul de ceux qui ont mis leur confiance en Dieu, et qui ont attendu son appui, n'a jamais été abandonné.

En effet, lors même que des événements affligeants et fâcheux viendront interrompre et entraver les promesses de Dieu, ils ne pourront jamais frustrer de leur résultat ceux qui espèrent en lui, mais les prédictions se réaliseront certainement suivant les décrets du ciel et rendront plus glorieux encore ceux qui auront attendu avec patience l'accomplissement de tous les oracles divins. Voilà donc pourquoi Joseph avait donné des ordres au sujet de sa sépulture.

270066. N'attachons donc pas tant d'importance à être ensevelis dans notre pays et ne craignons pas la mort, mais le péché. Car ce n'est pas la mort qui a enfanté le péché, mais le péché qui a engendré pour nous la mort, et la mort est devenue le remède du péché. Pour vous convaincre qu'il faut redouter non pas la mort, mais le péché, écoutez ce que dit le Prophète: La mort des saints du Seigneur est précieuse à ses yeux (Ps 115,15), et ailleurs: La mort des pécheurs est mauvaise. (Ps 33,22) Vous voyez que ceux qui veillent à leurs propres intérêts peuvent même retirer de la mort les plus grands fruits, tandis que ceux qui négligent leur salut et vivent avec lâcheté, ce sont eux qui la subissent à titre de châtiment. Et ce que je dis là, ce n'est pas non plus sans motif, mais c'est que j'entends souvent bien des gens, parlant de tel et tel genre de mort, flétrir les unes, quoiqu'elles ne soient nullement répréhensibles et n'en point blâmer d'autres qui méritent cependant la plus sévère condamnation, c'est pourquoi je veux aujourd'hui éclaircir encore cette question. C'est également du reste un point de doctrine fort bien à sa place en un jour employé à honorer les martyrs. J'entends dire souvent:un tel est mort plus ignominieusement qu'un chien, à l'étranger, sans personne de sa famille pour assister à ses obsèques et le mettre en terre, à peine quelques voisins se sont invités l'un l'autre; on a fait une espèce de quête pour l'ensevelir seulement et il n'a pas eu de tombeau. Eh bien! pour que cela cesse de vous affliger, il est nécessaire de rectifier cette opinion. Mourir ainsi, ce n'est pas mourir plus misérablement qu'un chien: ô homme qui m'écoutez, celui qui meurt plus misérablement qu'un chien, c'est celui qui meurt en état de péché et non celui qui voit finir ses jours en pays étranger. Ne venez pas me citer tel autre personnage qu'on aura porté sur un lit tout doré, au milieu du cortége de la ville entière, des louanges de la foule, sur un monceau immense de draperies d'or et de soie, car tout cela n'est pas autre chose qu'offrir aux vers un festin plus somptueux. Ne me montrez donc pas cet homme, ou bien montrez-le moi, lui qu'on escorte aujourd'hui avec tant d'honneur, montrez-le moi en ce jour solennel où Jésus-Christ siégera sur son tribunal sublime; faites-moi voir cet homme quand on l'introduira, qu'on l'appellera, qu'on lui fera rendre compte de ses paroles, de ses actions, de ses pensées. Car alors personne de cette foule d'ici-bas ne prendra sa défense, ne le soustraira au (427) châtiment, à la vengeance; ces cris, ces louanges d'aujourd'hui ne lu protégeront pas; mais la tête baissée, l'âme déconcertée, tout confus de ses propres oeuvres qui seront sa con1ainnation, il sera emmené, entraîné par les puissances du mal au séjour des supplices éternels, il grincera alors des dents de la manière la plus cruelle, gémissant désormais en vain et dévoré d'insupportables douleurs.

Voilà ce qu'il souffrira là-haut; mais sur cette terre même, il se passera des choses qui lui seront insupportables. Après ces louanges officielles et payées, ou dictées par une crainte quelconque, il entendra tout le monde l'accuser; dans les carrefours, sur la place publique, dans les maisons particulières, dans les tavernes ou autres boutiques, sur les chemins, à la campagne; partout enfin chaque passant racontera plein de frayeur cette mort à ceux qu'il rencontrera, chacun dira: Quels maux il va éprouver maintenant, quelle vengeance lui est réservée: quels châtiments l'attendent! A quoi lui a servi sa vie en ce monde? qu'a-t-il gagné de plus à son avidité? Il est parti, laissant à d'autres ses richesses, et lui, il a emporté ses péchés dans la tombe; de tous côtés s'élèvent une foule d'accusateurs qui, même sans avoir eu rien à souffrir de lui, plaignent les victimes de ses injustices. Et en effet, il en est de cela comme des bienfaits: ceux-mêmes qui n'en ont point reçu, félicitent les personnes qui en ont été l'objet, et donnent des éloges au bienfaiteur. De même en fait d'injustices, même les gens qui n'ont reçu aucune atteinte, plaignent les victimes, et flétrissent l'auteur. C'est pourquoi saint Paul nous dit: La mort des pécheurs est mauvaise; elle l'est à cause des accusations d'ici-bas, et à cause des châtiments d'en-haut. Voilà celui qui meurt plus ignominieusement qu'un chien; mais il n'en est pas ainsi du juste; il a beau mourir dans un désert, sans personne. pour l'ensevelir, personne pour assister à ses derniers moments, il trouve en quittant ce monde un tombeau qui lui suffit, c'est la confiance qu'il a en Dieu; il a un cortége admirable, puisque les anges sont là qui accompagnent son âme, comme je l'ai déjà montré en parlant de Lazare; enfin, il a sur terre, après sa mort, de nombreux panégyristes de la vie qu'il a menée; s'il laisse des enfants, tous les habitants de la ville seront leurs tuteurs et leurs protecteurs, reversant ainsi sur eux l'affection qu'on portait à leur père. Celui au contraire qui meurt dans le péché, dans la cupidité, s'il reste de lui des enfants, il leur lègue en héritage la haine qu'il avait attirée sur lui-même, il les abandonne au milieu d'ennemis. S'il meurt sans enfants, les constructions, les autres biens qu'il avait acquis par ses rapines et son avidité, font subsister contre lui une accusation éternelle. Il n'en est pas de même du juste: à son départ, il recueille une foule d'avantages; il est utile à tous les vivants par le souvenir de sa propre vertu, il les rend meilleurs. Les pécheurs au contraire sont encore punis par là; car ce n'est pas seulement de leur vivant, mais jusques après leur mort, qu'ils nuisent à beaucoup de monde en laissant partout des exemples de leur avarice. A présent donc que vous êtes instruits sur ce point, cessez de plaindre ceux qui meurent à l'étranger, mais plaignez ceux qui meurent dans le péché; ne proclamez pas heureux ceux qui finissent leurs jours dans leur maison et dans leur lit, mais ceux qui les terminent dans la vertu; et nous-mêmes, cultivons la vertu et fuyons le vice. Car la première profite aux vivants et aux défunts, et le second nuit aux morts en deux façons, en les couvrant de honte et en les conduisant aux châtiments éternels. Que Dieu donc, qui a daigné accorder à la sainte martyre qui nous a rassemblés ici en ce jour; la faveur de s'armer, de combattre, de vaincre, et d'être couronnée, nous juge tous dignes aussi, à notre dernier jour, de sortir de la vie présente fidèles à ses commandements et à ses lois, et de pouvoir ainsi entrer dans les mêmes tabernacles que notre sainte, et y jouir des biens éternels: puissions-nous tous obtenir ce bonheur par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire au Père et au Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.





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