Chrysostome Homélies 40000

HOMÉLIE SUR SAINT EUSTATHE.




AVERTISSEMENT ET ANALYSE.

Saint Chrysostome, dans l'homélie sur les paroles de Jérémie, num. 1, mentionne en ces termes le discours qu'il prononça sur saint Eustathe: Après avoir parlé des apdtres Pierre et Paul, et de la controverse qui s'éleva entre eux à Antioche, après vous avoir montré que ce désaccord apparent avait été plus utile que toute paix, après vous avoir conduits sur la voie rude et dpre d'une discussion épineuse, vous voyant fatigués, je vous ai fait passer à un autre sujet, et nous avons, dans un seul discours, achevé l'éloge du bienheureux Eustathe; et après lui, c'est le généreux martyr, saint Romain, dont nous avons célébré la gloire, etc.... C'est donc par l'autorité de saint Chrysostome lui-même que nous mettons l'homélie sur saint Eustathe avant les deux homélies sur saint Romain. (Le décès de saint Eustathe est marqué au martyrologe romain le 16 juillet)


1. Il ne faut louer personne avant sa mort parce que l'avenir de l'homme est incertain. Il ne faut même louer que ceux qui sortent de la vie avec la couronne de la vertu. C'est le sentiment de Salomon. 2,Exil de saint Eustathe dans la Thrace. Les reliques des saints sont des sources spirituelles. Ce qui fait le martyr c'est la volonté et l'intention plus encore que le genre de mort. 3. 4. Antioche eut le bonheur d'avoir saint Eustathe pour évêque. Faire briller la vertu des saints: raison providentielle des persécutions qu'endurent les saints.



400011. Un sage, un philosophe exercé, qui avait étudié avec soin la nature des choses humaines, qui en avait reconnu la fragilité, l'incertitude, l'instabilité, adressait à tous les hommes en général le conseil que voici: attendre toujours la mort d'un homme, avant de célébrer ses louanges. (Si 11,30) Eustathe, ce bienheureux, est mort, nous pouvons donc désormais le célébrer en toute confiance. Car s'il ne faut louer personne avant la mort, après la mort, au contraire, évidemment, un éloge mérité n'a rien 'de répréhensible. En effet, le bienheureux a franchi cet Euripe où tourbillonnent les affaires du monde; le voilà dégagé des flots tumultueux, parvenu au port de la tranquillité et de la paix; il n'a plus rien à craindre de l'avenir incertain, des chutés possibles; solidement établi sur le roc, il se tient debout sur la hauteur d'où il abaisse en souriant ses regards sur les flots. Donc l'éloge est au-dessus des hasards, hors des atteintes; pas` de changement à craindre, pas de chute à redouter. Nous autres, les vivants, semblables aux voyageurs qui sont en pleine mer, à la merci des flots, nous demeurons exposés à de nombreuses vicissitudes; comme on les voit tantôt élevés sur la cime des vagues, tantôt précipités dans les profondeurs; et, ni l'élévation ne persiste, ni l'abaissement ne dure, car ces deux positions dépendent de la mobilité, de l'inconstance dès flots. Ainsi des choses humaines; rien de ferme, rien de stable, changements sur changements, un instant suffit. Celui-ci est élevé sur le faîte, par la prospérité; celui-là, par le malheur, est jeté dans un abîme profond; mais que le premier ne s'enfle pas à ce vent de la faveur, que l'autre ne perde pas courage, car, pour chacun d'eux, le changement sera prompt. Mais il n'en est pas ainsi de notre bienheureux transporté au ciel, arrivé auprès de Jésus son désir, parvenu au séjour d'où sont exclus les troubles inquiétants, où ne peuvent pénétrer les tristesses, les douleurs, les lamentations. Là, pas même l'image d'un changement, pas l'ombre d'une transformation; absolue fixité, absolue immobilité, absolue fermeté, solidité, absolue incorruptibilité, l'immortalité, la complète pureté sans aucun mélange, et pour l'éternité. De là ces paroles, avant la mort, ne loue personne. (Si 11,10) Pourquoi? c'est que l'avenir est incertain, et la nature faible; la volonté lâche; le péché (513) prompt à nous surprendre; les filets sont de tout côté. Sache bien, dit l'Ecclésiaste, que tu marches au milieu des filets. (Si 9,20) Tentations continuelles, trouble et confusion des affaires, guerre continuelle des démons, perpétuels assauts des passions; voilà pourquoi, avant la mort, ne loue personne, dit-il. Eh bien! après la mort, l'éloge mérité peut se décerner sans crainte. Ne disons plus simplement, après la mort, mais après une mort comme celle-ci, quand un homme sort de la vie, avec une couronne, avec sa foi qu'il confesse, avec sa foi sincèrement gardée. S'il est permis de louer ceux qui sont morts, à combien plus forte raison ceux qui sont morts comme ce bienheureux.

Mais qui donc, me dira-t-on, a loué simplement les morts? Salomon, Salomon, ce sage accompli. Sachez arrêter votre esprit quand on vous parle d'un tel homme, considérez ce qu'il a été, quelle fut sa vie, avec quelle sécurité douce et molle il passa des jours exempts de douleurs. Il connut toutes les espèces de délices, il imagina tout ce qui donne à l'âme des sources variées de plaisirs, il inventa mille formes de jouissances diverses qu'il a dépeintes dans ces paroles: J'ai bâti des maisons, j'ai planté des vignes, j'ai fait des jardins et des clos, où j'ai mis toutes sortes d'arbres; j'ai fait faire des réservoirs d'eaux, j'ai eu des serviteurs et des servantes, et un grand nombre d'esclaves nés en ma maison, un grand nombre de bceufs et de troupeaux de brebis; j'ai amassé une grande quantité d'or et d'argent, j'ai eu des musiciens et des musiciennes, des hommes et des femmes pour remplir mes coupes. (Si 2,4-8) Eh bien! qu'ajoute le même homme qui vient de faire cette énumération de tant de richesses, de tant de délices, de plaisirs, de voluptés? J'ai loué, dit-il, ceux qui sont morts, j'ai dit qu'ils sont plus heureux que les vivants, et plus heureux encore celui qui n'a jamais vécu. Il faut en croire, certes, celui qui fait ainsi le procès aux voluptés délicieuses, qui porte un tel jugement des plaisirs. Qu'un pauvre, qu'un indigent accusât ainsi la vie passée dans les délices, on pourrait dire qu'il ne connaît pas la vérité, qu'il parle sans expérience; mais lorsqu'un homme qui a parcouru, approfondi tous les plaisirs, pénétré dans tous les sentiers de la volupté, lui inflige cette flétrissure, son accusation ne peut être suspectée. Vous pensez peut-être que nous nous sommes écarté du sujet de notre discours, appliquons ici notre esprit, et nous verrons le lien qui le rattache à notre apparente digression. Quand on célèbre les martyrs, il est nécessaire, il est conséquent de parler de la sagesse en général. Et ce que nous en venons de dire n'est pas pour accuser la vie présente; loin de nous cette pensée! mais pour confondre les voluptés: la vie n'est pas un mal, ce qui est un mal, c'est la vie livrée aux hasards d'un esprit inconsidéré.

400022. Si l'on passe sa vie dans la pratique des bonnes oeuvres, soutenu par l'espérance des biens à venir, on peut dire avec Paul: Vivre dans cette chair vaut bien mieux, je tirerai du fruit de mon travail. (Ph 1,22) C'est ce qui est arrivé au bienheureux, à Eustathe, qui a vécu et qui est mort dans la pratique du devoir. Il n'est pas mort dans sa patrie, mais sur une terre étrangère, souffrant pour Jésus-Christ. Ce fut le triomphe de nos ennemis. Ils l'ont exilé de sa patrie pour le flétrir; il y gagna plus d'éclat et plus de gloire; son exil rendit son nom plus fameux; les événements l'ont démontré. Sa gloire a grandi à tel point, que, quoique son corps soit enseveli dans la Thrace, sa mémoire est, auprès de nous, de jour en jour plus florissante; sa sépulture est là-bas, dans cette contrée barbare; son amour est dans nos coeurs; en dépit d'une si grande distance, en dépit de la longueur du temps, chaque jour s'augmente en nous le regret qu'excite sa mémoire. Disons mieux, disons la vérité; son tombeau est auprès de nous, il n'est pas seulement dans la Thrace. Les monuments des saints ne sont pas seulement les tombeaux, les colonnes, les caractères inscrits sur les sépulcres; ce sont leurs oeuvres, le zèle de leur foi, la pureté de leur conscience devant Dieu. Plus brillante que toutes les colonnes, cette église s'élève en l'honneur du martyr, avec ses caractères qui parlent, qui rappellent d'une voix plus retentissante que le bruit des trompettes, le glorieux souvenir du bienheureux; vous tous, ici présents, vous êtes, chacun de vous, autant de sépulcres du martyr, sépulcres vivants, sépulcres spirituels. Si j'ouvre la conscience de chacun de vous, qui m'écoutez en ce moment, j'y trouve ce saint qui réside dans vos pensées, qui séjourne dans vos âmes.

Comprenez-vous bien que nos ennemis n'ont rien gagné? qu'ils n'ont pas étouffé sa gloire, qu'ils n'ont fait que l'exalter, la rehausser d'un (514) plus vif éclat, lui donnant, au lieu d'un tombeau, tant de tombeaux, tombeaux vivants, tombeaux parlants, tombeaux animés de son zèle? Aussi, j'appelle les corps des saints des sources, des racines, des parfums spirituels. Pourquoi? c'est que chacun de ces objets que je viens de nommer possède une puissance qui ne se renferme pas en elle-même, qui se communique, au contraire, qui se déploie à une longue distance. Par exemple: les sources jaillissent et produisent de nombreux courants; les eaux des sources ne se replient pas sur elles-mêmes; elles épanchent de longs fleuves qui se joignent à la mer; ce sont des mains dont les doigts s'allongent pour saisir les flots salés. Voyez encore; la racine des végétaux se cache dans le sein de la terre, mais ce n'est pas dans la profondeur qu'elle restreint toute sa force; considérez ici surtout la -vigne, qui s'élève sur les arbres. Ses rameaux se déploient dans les airs; à travers les roseaux, les sarments forment, en serpentant, un long couvert de feuillage épais. Telle est encore la nature des parfums. On les renferme dans une chambre d'où ils s'échappent à travers les ouvertures, embaumant les vestibules, les couloirs, les places au dehors, révélant à ceux qui passent les odeurs qu'on garde dans l'intérieur de la maison. La vertu qui appartient aux sources, aux racines, aux plantes, aux parfums, est encore bien plus attachée aux reliques des saints. C'est la vérité que je proclame; vous en êtes les témoins. Le corps du martyr est dans la Thrace; ce n'est pas la Thrace que vous habitez, et cependant, si loin de ce pays, malgré la distance, vous sentez l'odeur du martyr; et voilà pourquoi vous vous êtes rassemblés, et vous êtes venus; le long intervalle dans l'espace, la longueur du temps n'a pas effacé son image, éteint son souvenir. Telle est en effet la nature des belles oeuvres spirituelles; aucun obstacle matériel n'en contrarie l'influence; la gloire en est florissante, grandissant de jour en jour, sans que ni la longueur de la durée en affaiblisse le souvenir, ni les espaces à traverser sur la terre l'empêchent de se manifester.

Ne vous étonnez pas, si dès le début même de ce discours et de mon éloge, j'ai donné à ce saint le titre de martyr: si sa mort a été naturelle, comment peut-il être un martyr? Je vous ai souvent dit que ce qui constitue le martyr, ce n'est pas seulement la mort, mais l'intention de l'esprit: ce n'est pas le fait seul, mais c'est en même temps la volonté du martyr qui lui vaut la couronne. Ce n'est pas moi, c'est Paul qui définit ainsi le martyre, quand il dit: Je meurs chaque jour. (1Co 15,31) Comment meurs-tu chaque jour? comment est-il possible, avec un seul et même corps, de souffrir mille fois la mort? Par l'intention de mon esprit, répond-il, et parce que je suis préparé à mourir. Dieu, qui plus est, a exprimé la même pensée. Abraham n'a pas ensanglanté son glaive, n'a pas rougi l'autel, n'a pas immolé Isaac; cependant il a consommé le sacrifice. Qui le dit? Celui-là même qui a agréé le sacrifice. Tu n'as pas épargné, dit-il, ton fils bien-aimé à cause de moi. (Gn 22,12) Cependant Abraham l'a retiré vivant, l'a ramené sain et sauf. Comment donc ne l'a-t-il pas épargné? Parce que, dit le Seigneur, ce n'est pas par l'événement, mais par la disposition de l'esprit que j'apprécie les sacrifices de ce genre. La main n'a pas frappé la victime; mais la volonté l'a frappée; le glaive n'a pas pénétré dans la gorge de l'enfant; la tête n'a pas été tranchée, mais il y a sacrifice, même sans effusion de sang. Les initiés aux mystères nous comprennent. Cet ancien sacrifice s'est accompli sans que le sang coulât, parce qu'il devait être la figure de notre sacrifice. Comprenez-vous que l'Ancien Testament vous présente une figure tracée longtemps d'avance? Ne refusez pas votre foi à la vérité.

400033. Donc, ce martyr (car la raison nous prouve que c'était bien un martyr) était prêt à endurer mille morts, et toutes, il les a subies, par la volonté, par le désir. Des dangers qui le menaçaient, un grand nombre a été en toute réalité affronté par lui. On l'a chassé de sa patrie, on fa relégué en exil; ses persécuteurs lui ont suscité bien d'autres douleurs, sans avoir rien à lui reprocher que d'avoir entendu ce que disait saint Paul, ils ont honoré, ils ont servi la créature, plutôt que le Créateur (Rm 1,25), et d'avoir évité l'impiété, d'avoir craint d'enfreindre la loi. C'étaient des couronnes qu'il méritait, et non des poursuites. Mais voyez, considérez ici la perversité du démon. Il n'y avait pas longtemps que la guerre, allumée par les païens, était éteinte; après les persécutions cruelles qui s'étaient succédées sans relâche, les Eglises commençaient partout à respirer; il ne s'était pris écoulé beaucoup de temps depuis que tous les temples avaient été fermés, que le feu des sacrifices ne brûlait plus (515) sur les autels, que le dernier coup avait été porté à la folie des faux dieux; ce spectacle tourmentait le perfide démon; il ne pouvait supporter la paix de l'Église. Que fait-il alors? Il suscite une nouvelle guerre, guerre terrible. Celle d'auparavant était une guerre étrangère, celle-ci fut une guerre civile; de telles guerres sont beaucoup plus difficiles à prévenir, et elles écrasent vite leurs victimes.

A cette époque, ce bienheureux gouvernait l'Église à qui nous appartenons; voici venir la maladie, semblable à une peste d'Égypte, traversant toutes les cités sur son passage, hâtant sa marche vers notre ville. Mais lui, qui veillait, qui était attentif, qui voyait de loin l'avenir, s'efforçait d'écartée la guerre arrivant sur nous; comme un sage médecin, avant que le fléau eût envahi la ville où il résidait, il préparait les remèdes? il gouvernait avec fermeté ce vaisseau sacré; il était présent partout à la fois, excitant matelots, passagers, tout l'équipage, prenant le soin de les faire veiller, de les rendre attentifs, comme si les pirates envahissaient déjà le navire, s'efforçant de lui arracher, quel butin: le trésor de la foi? Et il ne se contenta pas de ces preuves de sa prévoyance; il envoya encore de tous côtés pour instruire, exhorter, disputer, intercepter toutes les entrées en présence des ennemis. La grâce de l'Esprit lui avait bien fait voir qu'un chef de l'Église ne doit pas s'inquiéter seulement de celle que l'Esprit a confiée à ses mains, mais de toute l'Église répandue sur la terre; les saintes prières lui avaient fait comprendre cette vérité. En effet, se disait-il, s'il faut prier pour l'Église universelle qui touche à toutes les extrémités de la terre, à bien plus forte raison, faut-il s'inquiéter également pour toutes les Églises, les embrasser toutes dans sa sollicitude, et ce qui arriva à Etienne, lui arriva aussi. Impuissants contre la sagesse d'Étienne, les Juifs lapidèrent le saint; de même les nouveaux persécuteurs, impuissants contre la sagesse d'Eustathe, voyant les forteresses bien armées, chassent de la ville le héros de la foi. On ne put le réduire au silence; on put bien chasser l'homme, mais on ne put chasser la doctrine. Paul fut enchaîné; la parole de Dieu ne fut pas enchaînée. (2Tm 2,9) Eustathe était relégué sur la terre étrangère, mais sa doctrine était au milieu de nous. Ils s'élancent donc à flots pressés contre lui avec toute la violence d'un torrent, mais sans pouvoir arracher les plantes, écraser les germes, ravager la culture, tant l'habileté, tant la science était grande, la science de celui qui avait cultivé la foi affermie sur de profondes racines. Maintenant il convient de vous dire pourquoi Dieu permit que le saint fût chassé de ce pays. L'Église ne faisait que de commencer à respirer; l'administration du bienheureux n'était pas pour elle une médiocre consolation dans ses maux; il la fortifiait de toutes parts, et repoussait les assauts de ses ennemis.

Pourquoi donc fut-il chassé? pourquoi Dieu accorda-t-il cette victoire à ceux qui l'exilèrent? Pourquoi enfin, pour quelle raison? Gardez-vous de croire que la vérité que nous allons proclamer ne serve qu'à résoudre la question présente: Souvenez-vous, dans vos entretiens, soit avec des païens, soit avec d'autres hérétiques, sur des sujets de ce genre, que notre réponse résout également toutes les questions. Dieu permet que la vraie foi, la foi apostolique subisse de nombreuses attaques, et que les hérésies, que le paganisme jouisse de la plus grande tranquillité. Pourquoi? pour vous faire comprendre l'infirmité des fausses doctrines; on ne les inquiète pas, elles meurent d'elles-mêmes. Pour vous faire comprendre la force de la foi, on la combat, elle grandit en raison des obstacles. Ce n'est pas une conjecture que je fais, c'est un oracle divin, descendu du ciel; écoutons l'enseignement de Paul: lui aussi a souffert ce qui: est attaché à la condition de l'homme, il avait beau être Paul, il n'en participait pas moins à la nature humaine. Qu'a-t-il donc souffert? On le chassait, on le combattait, on le frappait de verges; il était inquiété, harcelé, traqué de mille manières, au dedans, au dehors, par ceux qui paraissaient ses amis et par les étrangers. A quoi bon énumérer toutes ses afflictions? Fatigué, ne supportant plus les assauts de tant d'ennemis, qui toujours empêchaient, interrompaient son enseignement et contrariaient sa parole, il se jette aux pieds du Seigneur, il le conjure, il lui fait entendre ces paroles: J'ai ressenti dans ma chair un aiguillon, qui est l'ange de Satan, pour me donner des soufflets; c'est pourquoi j'ai prié trois fois le Seigneur, et il m'a répondu: ma grâce vous suffit, car ma puissance éclate surtout dans la faiblesse. (2Co 12,7-9) Je sais bien que quelques personnes entendent ici, par faiblesse, la faiblesse du corps; mais il n'en est pas ainsi, non: (516) il entend par ange de Satan, ses adversaires; Satan est un mot hébreu qui veut dire adversaire. L'Apôtre appelle donc anges de Satan les instruments du démon, et les hommes qui le servent. Mais pourquoi, m'objectera-t-on, ajoute-il: dans ma chair? C'est que c'était sa chair qu'on frappait de verges, mais son âme se soulageait par l'espérance de l'avenir qui exaltait son courage; le démon n'atteignait pas cette âme, il n'en arrachait pas les intimes pensées; à la chair se bornaient les tortures, les machinations, les attaques du monstre; impossible de pénétrer dans l'intérieur. C'était la chair qu'on taillait, qu'on flagellait, qu'on enchaînait (enchaîner l'âme, il n'y avait pas moyen); voilà pourquoi il s'écrie: J'ai ressenti dans ma chair un aiguillon, qui est l'ange de Satan, pour me donner des soufflets, indiquant par là les tentations, les afflictions, les persécutions. Et quoi ensuite? C'est pourquoi j'ai prié trois fois le Seigneur; c'est-à-dire je l'ai prié souvent, pour qu'il me fût permis de respirer hors des tentations. Quant à vous, n'oubliez pas ce qui m'a fait dire que Dieu permet qu'on maltraite ses serviteurs, qu'on les tourmente, qu'on leur inflige des maux sans nombre; il veut par là manifester sa puissance. Et, en effet, vous le voyez, quand Paul eut bien prié, pour obtenir que tant de maux, tant d'ennemis fussent écartés de lui, sa demande ne fut pas écoutée. Pourquoi? Rien n'empêche de vous le redire: Ma grâce vous suffit, dit le Seigneur, car ma puissance éclate surtout dans la faiblesse.

400044. Comprenez-vous bien pourquoi Dieu permet aux anges de Satan de poursuivre ses serviteurs, de leur susciter mille et mille embarras. Il veut faire éclater sa puissance. En vérité, dans tous nos entretiens, soit avec les Grecs, soit avec les malheureux Juifs, cette réponse doit nous suffire, pour démontrer la puissance de notre Dieu; tourmentée par des guerres sans nombre, la foi triomphe; la terre entière se soulève contre elle; le genre humain tout entier s'acharne contre douze hommes avec la dernière violence, et, ces douze, ces apôtres ont bientôt, quoique frappés de verges, chassés, souffrant mille et mille affreux tourments, terrassé, vaincu leurs ennemis, et remporté une victoire pleine et entière l Donc Dieu a permis, que notre bienheureux, qu'Eustathe aussi fût envoyé en exil; nouvelle preuve de la puissance de la vérité et de l'impuissance des hérésies. En partant pour l'exil, ce bienheureux abandonnait la ville, sans doute, mais il n'abandonnait pas la charité qu'il ressentait pour vous; chassé de l'Eglise, il se croyait encore votre chef pour veiller sur vous; il ne se regardait pas comme devenu étranger à vos intérêts, qui le touchaient au contraire et lui étaient à coeur de plus en plus. Aussi vous convoquait-il tous, vous avertissant de ne pas succomber, de ne pas céder aux loups; de ne pas leur livrer le troupeau; de rester dans la bergerie; de fermer la bouche aux ennemis; de les confondre par vos discours; de raffermir nos frères imprudents. Que ses exhortations aient été salutaires, c'est ce que l'événement a démontré. Si vous n'étiez pas restés dans l'Eglise, c'en était fait de la plus grande partie de la cité: les loups dévoraient les brebis abandonnées; mais les discours du bienheureux ont prévenu l'impudence de la perversité. Ce n'est pas seulement l'événement qui l'a prouvé, la preuve en est aussi dans les paroles que fit entendre Paul, et dont notre bienheureux s'inspira. Que disait Paul? Au moment de son dernier voyage pour se rendre à Rome, au moment de quitter ses disciples pour ne plus les revoir: Je ne vous verrai plais (Ac 20,25), leur disait-il; s'il leur adressait ces paroles, ce n'était pas pour les affliger, mais pour les raffermir. Donc, au moment de son départ, pour les raffermir, il leur disait: Je sais qu'après mon départ, il entrera parmi vous des loups ravissants, qui n'épargneront point le troupeau, et que d'entre vous-mêmes, il s'élèvera des gens qui publieront des doctrines corrompues. (Ac 20,29 Ac 20,30) Triple guerre, la nature des bêtes féroces, la cruauté de la guerre; et ce ne sont pas dés étrangers, mais des gens mêmes de la maison qui portent la guerre; guerre par cela même plus terrible. C'est évident. On s'élance sur moi, on m'attaque du dehors, il m'est facile de triompher; mais si le coup vient du dedans, de tout près de moi, de mon côté, la blessure est difficile à guérir. C'est ce qui arriva alors. Voilà pourquoi l'Apôtre exhortait ses disciples en leur disant: Prenez garde à vous-mêmes et à tout le troupeau. (Ac 28) Il ne leur dit pas, abandonnez la bergerie, fuyez au dehors. Instruit par ces paroles, notre bienheureux exhortait de même ses disciples; et ce que ce maître sage et généreux avait entendu, il l'exprimait par sa conduite, qui confirmait ses discours. Il (517) n'abandonna donc passes brebis devant l'invasion des loups, quoiqu'il ne fût pas monté sur le siège de sa prélature; mais peu importait à ce sage esprit, à cette âme généreuse. Les honneurs du commandement, il les abandonnait aux autres; quant aux fatigues du commandement il les supportait avec courage; aux prises, au milieu de son troupeau, avec les loups, les dents des bêtes féroces ne l'entamaient pas; sa foi était plus forte, plus énergique que leurs morsures. Au milieu de son troupeau, luttant, occupant à lui seul tous, ces ennemis par le grand combat qu'il soutenait contre eux, il assurait à ses brebis une grande tranquillité.

Et il ne lui suffisait pas de les réduire au silence, de refouler les blasphèmes; on le voyait encore, parcourant son troupeau, s'informer si quelque infortuné avait reçu un trait, une blessure grave, et aussitôt il appliquait le remède. Par cette conduite, il alluma dans tous les coeurs la vraie foi, et il ne s'arrêta que quand Dieu envoya le bienheureux Mélèce, qui reçut l'ouvrage ainsi préparé; l'un avait fait les semailles, l'autre fit la moisson. Moïse et Aaron présentèrent un spectacle analogue. Ils furent en effet, tant qu'ils séjournèrent au milieu des Egyptiens, comme un ferment de vertu, qui rendit un grand nombre d'entre eux imitateurs de leur propre vertu. Moïse l'atteste quand il dit qu'une grande multitude de peuple mêlé était au milieu des Israélites. A l'exemple de Moïse, Eustathe, même avant d'être en charge, remplissait les fonctions de sa charge; avant de s'être mis à la tête de son peuple, Moïse punissait, avec une noble rigueur, ceux qui commettaient l'injustice; il vengeait ceux qui l'avaient subie; de la table royale, méprisant honneurs et dignités, il courait à la terre que travaillaient ses mains, pour en faire des briques; à toutes les délices, à toutes les délicatesses d'une existence honorée, il préférait l'honneur de prendre soin de ses frères; les yeux fixés sur ce modèle, notre bienheureux, rempli lui-même de souci pour les siens, exhortait tous les chefs du peuple à préférer les fatigues, les tourments de toute espèce, à l'oisiveté tranquille; et chaque jour, il affrontait les haines obstinées; toutes les épreuves lui semblaient légères; il trouvait dans la cause de ses douleurs une raison suffisante de se consoler. C'est pourquoi, bénissons le Seigneur, efforçons-nous avec ardeur d'imiter les vertus de ces bienheureux saints, pour partager, nous aussi, avec eux, leurs couronnes, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui appartient au Père, et en même temps au Saint-Esprit, la gloire, l'honneur, la puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


Traduit par M. C. PORTELETTE.




41000

HOMÉLIES SUR SAINT ROMAIN.



41100

Première homélie.


AVERTISSEMENT et ANALYSE.

Nous avons deux éloges de saint Romain. L'un est incontestablement de saint Chrysostome, et fut fait quelques jours après celui de saint Eustathe à Antioche; l'autre est d'un style tout différent de saint Chrysostome, mais d'un auteur contemporain, puisque l'auteur parle de l'hérésiarque Macédonius comme encore vivant, ou mort depuis peu. On croit que ce discours pourrait bien être de quelque prêtre d'Antioche, qui, sous l'épiscopat de Flavien, partageait avec saint Chrysostome le ministère de la parole.


1. Les martyrs et nous, et même le Christ et nous, nous sommes membres d'un même corps. 2. Le démon fit couper la langue à saint Romain parce que, dans la longue et sanglante guerre qu'il avait déjà faite à la religion, il avait éprouvé combien la mort effrayait peu les martyrs, et combien ceux-ci en mourant servaient la cause de Jésus-Christ. Il voulait le mettre dans l'impuissance d'exhorter ses frères, et tout ensemble le rendre témoin de leurs chutes. 3. Le démon est confondu, saint Romain parle la langue coupée. c'est l'habitude de Dieu, dès le commencement, de faire tourner à notre avantage tout ce que le démon tente pour nous perdre. 4. Argument tiré de cette bouche qui parle sans langue, en faveur de la résurrection des morts.


411011. Nouveau souvenir des martyrs, nouvelle fête, encore une assemblée spirituelle. Ils ont eu la peine, à nous le plaisir; à eux les luttes, à nous les saints transports; la couronne, la gloire leur est commune à tous; disons mieux, à l'Eglise entière appartient la gloire. Et comment, me dira-t-on, est-ce possible? C'est que les martyrs sont avec nous parties et membres d'un même corps. Qu'un seul membre souffre, tous les autres membres souffrent avec lui; qu'un des membres reçoive de l'honneur, tous les autres s'en réjouissent avec lui. (1Co 12,26) On couronne la tête, et tout le corps en est fier; un seul homme est vainqueur à Olympie, et tout un peuple est dans la joie, et lui prodigue les acclamations du triomphe. Mais si les luttes olympiques, même pour ceux dont la sueur n'a pas coulé, sont fertiles en plaisirs si doux, à plus forte raison, les combats de la piété inspirent les joyeux transports. Nous ne sommes que les pieds, les martyrs sont la tête, mais la tête ne peut pas dire aux pieds, je n'ai pas besoin de vous. (1Co 21) Les martyrs sont des membres glorieux; mais l'excès de leur gloire ne détruit pas leur union avec les autres membres; ce qui fait surtout leur gloire, c'est que leur union avec nous n'est pas supprimée. L'oeil est plus brillant que tout le reste du corps; si l'oeil conserve sa gloire particulière, c'est quand il tient au corps, qu'il n'en est pas arraché. Mais que parlé-je des martyrs? Si Celui qui en est le maître et seigneur n'a pas rougi d'être appelé notre tête, à bien plus forte raison, ceux-ci ne rougissent-ils pas d'être nos membres: leur amour pour nous, ils l'ont enraciné dans leur âme; l'amour joint et cimente ce qui est séparé; l'amour ne discute pas des questions de dignité. Les martyrs s'affligent avec nous de nos péchés; à notre tour, réjouissons-nous avec eux de leurs héroïques vertus. C'est le conseil que Paul nous donne, se réjouir avec ceux (520) qui se réjouissent, gémir avec ceux qui gémissent. (Rm 12,45) Toutefois, si gémir avec ceux qui gémissent est chose facile, se réjouir avec ceux qui se réjouissent n'est pas d'une aussi grande facilité; nous trouvons moins de peine à compatir aux malheurs, qu'à partager la joie de ceux que glorifie la prospérité. Dans le premier cas, la nature seule de l'adversité suffirait pour attendrir une pierre, et réveiller la sympathie; mais dans le second, la haine et l'envie, compagnes de la prospérité, ne permettent pas à l'âme peu avancée dans la sagesse de partager les joies d'autrui. Si l'amour unit et cimente ce qui est séparé, l'envie, au contraire, divise ce qui était uni. C'est pourquoi, je vous y convie, exerçons-nous à nous réjouir avec les heureux, ne permettons pas à la haine, à l'envie, de souiller notre âme; rien ne dissipe cette maladie cruelle et chagrine autant que de se réjouir avec ceux qui vivent dans la vertu. Ecoutez quelles fortes paroles Paul fait entendre dans l'une et dans l'autre de ces deux conjonctures. Qui est malade, dit-il, sans que je sois malade? Qui est scandalisé, sans que je brûle? (2Co 11,29) Il ne dit pas, sans que je m'afflige, mais il dit, sans que je brûle; cette image du feu lui sert à montrer l'intensité de sa douleur. Dans une autre épître: Vous régnez sans nous; et plut à Dieu que vous régnassiez, afin que nous régnassions aussi avec vous! (1Co 4,8) Et encore: Nous vivons maintenant, si vous demeurez fermes dans le Seigneur. (1Th 3,8) Voyez l'excès de son zèle pour la sanctification de ses frères: il ne croyait pas vivre, s'ils n'étaient pas sauvés.

Un homme qui avait été ravi au troisième ciel, un homme qui avait été transporté dans le paradis, qui avait eu communication des ineffables mystères, qui avait joui d'un commerce si familier avec Dieu, était peu sensible à de si grands biens; il lui fallait, de plus, que ses frères fussent sauvés avec lui. C'est qu'il savait, il savait bien qu'il n'est rien de supérieur, rien d'égal à la charité, pas même le martyre, cette gloire suprême. La preuve? Ecoutez. La charité, même sans le martyre, fait des disciples de Jésus-Christ; le martyre sans la charité n'a pas ce pouvoir. Comment le démontrer? Par les paroles mêmes de Jésus-Christ; il disait à ses disciples: En cela tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres. (Jn 13,35) Voyez! la charité sans le martyre fait des disciples. Mais maintenant voulez-vous la preuve que le martyre, sans la charité, non-seulement ne fait pas des disciples, mais ne sert à rien à qui l'endure; écoutez Paul: Si je livre mon corps aux flammes sans avoir la charité, à quoi cela me servira-t-il? à rien. (1Co 13,3)

411022. Voilà surtout pourquoi je chéris le saint qui nous rassemble aujourd'hui, ce bienheureux Romain; avec le courage du martyre, il montra l'abondance de la charité; de là vient qu'on lui coupa cette langue qu'il avait consacrée au Seigneur. Il est utile de rechercher pourquoi le démon ne le précipita pas dans les tortures, dans les plus cruelles épreuves des supplices, mais lui coupa la langue; le démon n'a pas agi au hasard; il a bien calculé la perversité; monstre abominable, qui fait jouer tous les ressorts pour empêcher notre salut. Eh bien! donc, recherchons pourquoi il s'est décidé à lui couper la langue; reprenons d'un peu plus haut notre discours: car ainsi nous comprendrons mieux la bonté de Dieu, la constance du martyr, la perversité du démon; instruits de la bonté de Dieu, nous bénirons le Seigneur; comprenant la constance du martyr, nous voudrons imiter celui qui était un serviteur comme nous; connaissant la perversité du démon, nous saurons nous détourner de l'ennemi. En effet, si Dieu nous donne de comprendre les artifices du diable, c'est afin que le redoublement de notre haine pour lui nous rende la victoire plus facile.

Il est possible de pénétrer ses desseins; écoutez ce que dit Paul au sujet d'un incestueux pénitent. Voici à peu près ce qu'il écrit aux Corinthiens: Donnez-lui des preuves de votre charité, afin que Satan n'emporte rien sur nous, car nous n'ignorons pas ses desseins. (
2Co 11,6-11) Pourquoi donc lui coupa-t-il la langue? Laissez-moi reprendre d'un peu plus haut mes explications. Une guerre s'éleva contre les Eglises, guerre terrible. Il ne s'agissait pas d'invasions des barbares, ni de hordes étrangères; les princes mêmes de la terre habitée par nous, plus cruels que tous les barbares, ennemis ou tyrans à redouter, s'acharnaient contre les hommes soumis à leur pouvoir. Il ne s'agissait pas de liberté, de patrie, de fortune, de la vie présente; le danger n'était pas là; il s'agissait du royaume des cieux, des biens qui nous sont réservés là-haut, de la vie éternelle, de la confession du Christ. Alors (521) s'imagina une captivité d'un genre inconnu on ne nous chassait pas d'une cité de la terre, mais de la Jérusalem céleste; on entreprenait de nous exiler de la cité libre; on forçait chaque fidèle à sacrifier son âme sur les autels des idoles, à blasphémer le Seigneur notre bien, à s'incliner devant la tyrannie des démons, à les honorer, ces démons qui ravagent les âmes, ces ennemis jurés de notre salut; la mort mille et mille fois subie, les plus affreux tourments, eussent paru moins terribles, moins insupportables, à des âmes possédées par l'amour du Christ. En ces jours où les précipices s'ouvraient de tous côtés, en ces jours de tempête, fertiles en naufrages, ce bienheureux, ce Romain parut au milieu des hommes, et son premier soin ne fut pas de se précipiter dans les périls, mais d'abord il rassembla ceux qui étaient épouvantés; ceux qui étaient tombés, ceux qui avaient trahi leur propre salut; il leur rendit la confiance; il les releva, les prépara au combat, redressant ceux qui avaient fait une chute, et, pour ceux qui s'étaient tenus fermes, les rendant plus inébranlables encore, par ses prières, par ses exhortations, par ses réflexions sur la vie à venir, sur la vie présente; leur montrant ce que l'une a d'éphémère, l'autre, d'éternel; opposant aux travaux les récompenses, aux tortures les couronnes, aux souffrances les prix éternels; enseignant ce qu'est la vie présente, ce qu'est la vie à venir, la différence qui les sépare, l'absolue nécessité de la mort; supposez que nous n'en finissions pas avec la vie de cette manière, la loi de la nature nous forcera bien, sans longtemps attendre, de nous dépouiller de nos corps. Voilà par quelles exhortations ce bienheureux rendit la vigueur aux bras énervés, la solidité aux genoux qui se dérobaient, rallia les fuyards, dissipa les terreurs, chassa les angoisses timides, réveilla les courages, remplaça la lâcheté par la confiance, à la place des chèvres et des cerfs montra des lions ardents, recomposa l'armée du Christ, relança notre honte sur la tête de nos ennemis.

Le démon, à la vue de cette transformation soudaine, de ces gens qui la veille, l'avant-veille, frissonnaient, tremblaient devant lui, et maintenant le raillaient et le bravaient, et affrontaient les périls, et couraient au-devant des supplices, reconnaissant l'auteur de ce changement, négligea tout pour ne s'attaquer qu'à lui; toute sa puissance, toute sa rage, il se la réserva pour combattre ce bienheureux. Que fait-il? Observez sa perfidie. Il ne le poussa pas vers les tortures, il ne lui coupa pas la tête; car l'expérience du passé lui avait appris que tous ces moyens sont vains et stériles. Et en effet, l'ardeur des fidèles, loin d'en être arrêtée, ne faisait que s'accroître, plus vive, plus violente. J'amassais les charbons, se disait-il, on les y voyait courir comme sur des roses; j'allumais les bûchers, on eût dit des sources rafraîchissantes où ils se plongeaient; je leur déchirais les flancs, je creusais dans leurs chairs des sillons profonds, j'en tirais des flots de sang, mais eux, comme si l'or ruisselait de toutes parts autour d'eux, ne faisaient que se glorifier; je les jetais dans les précipices, dans la mer pour les y engloutir; ils n'avaient pas l'air de plonger dans l'abîme, mais de monter au ciel; bondissant, palpitant d'allégresse, dansant comme dans une pompe sacrée, ils semblaient encore comme se jouer sur une verdoyante prairie; ils s'emparaient des tortures, non comme on subit les tortures, mais comme on cueille les fleurs du printemps, pour s'en faire des couronnes; dans l'ardeur de leur courage, ils prévenaient mes tourments. Que faut-il donc faire à présent, se dit-il. Couperai-je la tête à celui-ci? Mais c'est ce qu'il désire, et ses disciples ne verront là qu'une exhortation plus éloquente, celle qui résulte de l'action; car voici le sens de son exhortation: la mort des martyrs n'est pas une mort, mais une vie sans fin, et voilà surtout pourquoi il faut tout supporter, mépriser ce qui ne dure pas. Si donc je lui coupe la tête, s'il subit noblement cette épreuve, sa conduite ne sera qu'un enseignement d'une éloquente clarté, démontrant qu'il faut mépriser la mort; il exaltera les pensées; ce mort leur inspirera un redoublement de courage enthousiaste. Donc il lui coupa la langue; pour priver les disciples du martyr de cette voix qui les enivrait, pour leur enlever les conseils, les. exhortations, pour les rendre à leur première timidité, à leurs premières angoisses, une fois qu'ils n'entendraient plus la voix fortifiante qui les ranimait, qui les excitait, qui les embrasait pour les combats.

411033. Voyez, considérez la perversité du démon. Hérode a coupé la tête de Jean; mais le démon n'a pas tranché la tête à notre martyr; la langue seulement. Pourquoi? Perfidie abominable, ruse d'enfer! Si je lui coupe la tête, se dit-il, une fois mort, il s'en va sans être témoin de la perdition de ses frères: mais (522) moi, je veux qu'il soit témoin des chutes, des désastres de ses propres soldats, je veux le suffoquer de la douleur de voir tomber les siens, sans pouvoir leur tendre la main, sans pouvoir comme auparavant les soutenir de ses conseils; plus de voix, plus de langue, elle est coupée.

Mais Celui qui surprend les sages par leur fausse prudence (
1Co 3,19), a retourné cette invention contre son auteur; et non-seulement les fidèles n'ont rien perdu en conseils, ils ont joui d'exhortations plus pressantes, ils sont entrés en partage d'une doctrine plus spirituelle. Donc le démon triomphe, on appelle un médecin pour cette amputation, et le médecin se fait bourreau, il n'apporte pas la guérison dans la maladie, il vient détruire ce qui est plein de santé; il arrache cette langue, vaine opération! impossible à lui, d'arracher du même coup, la voix; la langue de la chair était coupée, mais la langue de la charité vibra dans la bouche du bienheureux; il fallut bien que la nature perdît son organe, le fer était le plus fort, mais la grâce n'a pas voulu que la voix, comme la langue, succombât en même temps; et si, dès ce moment, les disciples jouirent d'un enseignement plus spirituel, c'est qu'ils n'entendaient plus comme jusqu'à cette heure une voix humaine, c'étaient des accents divins, spirituels, d'une nature supérieure à la nôtre; et tous y couraient ensemble; en haut, les anges, ici-bas, les hommes, tous, et chacun pour soi, jaloux de voir une bouche sans langue, et d'entendre une parole ainsi formée. En effet, c'était chose réellement admirable, étrange, incroyable; une bouche qui n'a pas de langue et qui parle; quelle honte pour le démon; pour le martyr, quelle gloire; pour les disciples, quelle exhortation, quelle leçon de constance! C'est, depuis longtemps, depuis les premiers jours du monde, l'habitude de Dieu, toutes les fois que le démon multiplie ses assauts contre nous, de les faire retomber sur lui, d'en faire des moyens de notre salut. Voyez, considérez: le démon a chassé l'homme du paradis, Dieu lui a ouvert le ciel; celui-là détrône l'homme et le renverse de sa royauté sur la terre; Dieu lui donne la royauté des cieux, c'est sur le trône vraiment royal que Dieu assied notre nature. Ainsi le Seigneur nous accorde toujours des biens supérieurs à ceux dont le démon tente de nous priver. Telle est la conduite de Dieu, pour rendre le démon moins ardent à nous attaquer; pour nous instruire, pour nous montrer que nous ne devons pas nous effrayer de ses machinations; c'est ce qui a bien paru dans notre martyr. Le démon avait prétendu le priver de la voix, et voici que la grâce de Dieu lui accorde une autre voix bien plus éclatante et vénérable. Car il n'y avait pas égalité à parler avec la langue, à parler sans langue; d'une part, chose ordinaire, commune à tous; d'autre part, distinction supérieure à la nature, privilège spécial. Sans doute si le martyr, une fois sa langue coupée, fût resté muet, même dans ces circonstances, il aurait consommé sa noble lutte, et la couronne lui était préparée; le démon était vaincu, et la preuve la plus forte, la plus manifeste de la déroute, c'était précisément que cette langue, il l'avait coupée. Si tu ne craignais pas la langue du martyr, ô monstre, ô monstre infâme, pourquoi la coupais-tu? pourquoi; au lieu de renoncer à la lutte, as-tu fermé le stade? Supposez un homme qui s'annonce comme devant prendre part à toutes les luttes, il reçoit des coups d'une violence inexprimable, il ne peut plus tenir contre son adversaire, il lui fait couper les mains et se met alors à le frapper; auriez-vous besoin d'une plus longue épreuve pour décerner la victoire à celui dont les mains ont été coupées? de même, pour notre martyr, la preuve la plus manifeste de sa victoire sur le démon, ce fut précisément cette langue coupée, langue mortelle, mais qui faisait au démon d'immortelles blessures; voilà pourquoi le démon en fit l'objet de toute sa fureur, se préparant par là plus de confusion et de honte, assurant au martyr une plus resplendissante couronne. C'est une merveille de voir un arbre sans racines, un fleuve sans source, d'entendre une voix sans langue.

411044. Où sont-ils maintenant ceux qui ne croient pas à la résurrection des corps? Voyez, la voix est morte et elle est ressuscitée; en un court moment ces deux faits se sont accomplis. Prodige bien plus merveilleux pourtant que la résurrection des corps! là, en effet, la substance des corps subsiste, la composition seule est dissoute, mais chez notre martyr la substance même de la voix est supprimée et cependant la voix renaît, bien plus éclatante. Enlevez d'une flûte ce qu'on en peut appeler les petites langues, l'instrument devient inutile. Il n'en est pas de même de la flûte spirituelle; privée de sa langue, non-seulement elle n'est pas muette, (523) mais encore elle fait entendre une mélodie plus suave, plus mystique, plus admirable. Enlevez rien que l'archet de la cithare, voilà que l'artiste n'a plus rien à faire, l'art est impossible, l'instrument inutile, ici au contraire rien de pareil, c'est tout l'opposé. La cithare c'était la bouche, l'archet c'était la langue, l'artiste l'âme, l'art la confession de la foi; eh bien! l'archet supprimé, c'est la langue que je veux dire, ni l'artiste, ni l'art, ni l'instrument ne sont devenus inutiles: tous, au contraire, ont manifesté la puissance qui leur est propre. Qui a fait ces choses, qui a manifesté ces merveilles incroyables? C'est le Dieu qui seul opère les miracles, et qui fait dire à David: Seigneur, notre souverain Maître, que la gloire de votre nom est admirable dans toute la terre! O vous dont la grandeur est élevée au-dessus des cieux, vous avez formé, dans la bouche des enfants et de ceux qui sont encore à la mamelle, une louange parfaite. (Ps 8,1 Ps 8,2) C'était alors dans la bouche des enfants et des nourrissons à la mamelle, aujourd'hui c'est dans une bouche sans langue; la nature parlait alors avant le temps, aujourd'hui ce qui parle c'est une bouche vide; alors dans les enfants la racine était sans consistance, mais le fruit était mûr, aujourd'hui la racine est enlevée, ce qui n'empêche pas le fruit de se produire, car la parole est le fruit de la langue. Les merveilles nouvelles dépassent les anciennes. C'est pour rendre croyables les prodiges récents que les anciens miracles ont paru, c'est pour prévenir le trouble de nos pensées, habituées antérieurement à contempler des merveilles; les nouveaux miracles devaient aussi assurer la foi aux anciens miracles invisibles, en la fondant sur l'évidence manifeste des prodiges récents. Autrefois la verge d'Aaron a fleuri de même que, dans la bouche du martyr, a fleuri la parole. Mais pourquoi la verge d'Aaron a-t-elle fleuri? (Nb 17) Parce que le prêtre était outragé. Mais pourquoi aujourd'hui, dans la bouche du martyr, la parole a-t-elle fleuri? Parce que les blasphèmes et les outrages s'attaquaient au grand pontife Jésus-Christ. Voyez la parenté entre les merveilles et l'excellence des miracles. De même que cette verge antique sans lien avec la racine, sans aucun suc tiré de la terre, au contraire, privée de tout aliment terrestre, de toute vertu féconde, tout à coup a montré un fruit; de même ici, la voix saris sa racine, sans la puissance de son organe, dans une bouche desséchée et stérile, tout à coup a porté son fruit. Dans l'un de ces miracles, remarquons le rapport de parenté, dans l'autre l'excellence; car entre les deux fruits la différence est grande. L'un était sensible, mais l'autre est spirituel, ouvrant les cieux à celui qui alors fit entendre cette voix.

Pour toutes ces raisons, réjouissons-nous avec le martyr, glorifions le Dieu qui opère ces miracles, imitons la constance de celui qui est, comme nous, un serviteur, bénissons le Seigneur de ses grâces, retirons des discours que nous avons entendus les encouragements suffisants pour l'heure des épreuves; pleins d'admiration pour la puissance du Dieu notre créateur et pour sa providence, apportons-lui tout ce qui est de nous, et tout ce qui vient de lui, nous l'obtiendrons par une nécessaire conséquence. Soit que les hommes, soit que les esprits des ténèbres, soit que le démon lui-même nous attaque et nous combatte, nos ennemis ne gagneront rien sur nous, pour peu que nous montrions la promptitude de notre zèle, et toutes les dispositions qu'il nous convient d'apporter au combat. C'est ainsi que nous nous assurerons le secours de Dieu, et, pour la vie à venir, l'abondance de la gloire et du salut; puissions-nous tous conquérir ce bonheur ineffable par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui appartient au Père, en même temps qu'au Saint-Esprit, la gloire, l'honneur, la puissance, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


Traduit par M. C. PORTELETTE.



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