Chrysostome, choix d'Homélies 601

HOMÉLIE SUR MELCHISÉDECH

601
Je voudrais vous faire asseoir aujourd'hui à la table de l'Apôtre; je me proposerais de déployer les voiles de mon discours sur l'océan des paroles de Paul. Que faire cependant? Je crains qu'une fois que nous serons sortis du port et lancés au milieu des pensées de l'Apôtre, un éblouissement ne s'empare de nous comme il arrive aux navigateurs inexpérimentés. Lorsque, laissant la terre derrière soi, on ne voit autour du navire que les flots, autour de soi que ciel et eau, on se sent pris de vertige, et l'on s'imagine voir tournoyer ensemble le vaisseau et la mer. Mais ce n'est pas la mer elle-même, c'est l'inexpérience des nautoniers qui cause ces vertiges. On voit des matelots se dépouiller de leurs vêtements et se précipiter dans les flots, sans rien éprouver de pareil; et dans la mer, on les voit y jouir d'une plus grande sécurité que les habitants de la terre ferme; quoique l'eau salée baigne leur bouche, leurs yeux et leur corps tout entier, ils n'en sont aucunement incommodés. Vous avez vu le danger de l'inexpérience. L'expérience inspire du dédain pour les choses vraiment redoutables, l'inexpérience fait redouter et appréhender les choses les plus inoffensives. On verra des hommes assis sur le pont d'un navire pris de vertige au seul aspect de la mer; on en verra d'autres calmes et sereins au milieu des flots. Quelque chose de semblable arrive pour l'âme. Elle aussi est souvent envahie par les flots des passions, flots plus terribles que ceux de la mer, lesquels, pareils à la tempête, s'efforcent de faire sombrer notre coeur, tandis que le souffle des convoitises criminelles le bouleverse de fond en comble. L'homme négligent et inexpérimenté ne sent pas sitôt se lever l'ouragan de la colère, qu'il se trouble et perd toute présence d'esprit. Mais l'homme expérimenté et sérieux brave l'effort de la tourmente: tel que le pilote assis au gouvernail, il tient son âme élevée au-dessus de toutes ces agitations, et il ne cesse ses efforts qu'après avoir ramené son esquif dans le port d'une philosophie sereine.

Ce qui arrive aux navigateurs, ce qui arrive à notre âme, doit arriver sans doute aussi dans l'interprétation de l'Écriture. Là aussi on doit se troubler, perdre le sens lorsqu'on s'aventure sur cet océan; non qu'il soit redoutable, mais parce que nous sommes des navigateurs sans expérience. Qu'un dis-cours facile à comprendre par lui-même puise être difficile à saisir à cause de l'inexpérience des auditeurs, Paul nous en fournira lui-même une preuve. Après avoir dit que le Christ avait été grand-prêtre selon l'ordre de Melchisédech et avoir recherché quel était ce Melchisédech, l'Apôtre ajoute: "Nous aurions à son sujet un discours bien long à vous tenir et bien difficile à expliquer." (
He 5,11) Que dis-tu, ô Paul, comment ces choses seraient-elles difficiles à expliquer pour toi qui possède la sagesse de l'Esprit, pour toi qui as entendu des paroles ineffables, pour toi qui as été ravi jusqu'au troisième ciel? Si elles sont pour toi d'une explication difficile, qui donc sera capable de les saisir? - Sans doute, répond-il, j'éprouve à les expliquer de la difficulté; mais ce n'est pas à cause de mon incapacité personnelle, c'est plutôt à cause de la grossièreté de mes auditeurs. - En effet, après ces mots: "Bien difficiles à expliquer," il dit aussitôt, "Parce que vous êtes durs à entendre." Vous le voyez, c'est la grossièreté des auditeurs, et non la nature du discours qui a rendu difficile une doctrine qui ne l'était pas: la même raison rendra long un discours qui serait court par lui-même. C'est pourquoi l'Apôtre ne se borne pas à parler de la difficulté du discours; il mentionne encore la longueur, et assigne pour cause à ces deux circonstances la dureté d'intelligence de ses auditeurs. De même qu'il ne faut pas présenter à des malades une table frugale, mais une table chargée de mets divers, afin que le malade, s'il ne veut pas de l'un, prenne de l'autre, s'il n'aime pas celui-ci, prenne celui-là, s'il a de la répugnance pour tel ou tel, puisse en choisir un autre; en sorte que la variété vienne à bout de la difficulté, et que la multiplicité et la délicatesse des mets triomphent des répugnances de la nature; ainsi faut-il faire dans le discours, lorsque nous avons à instruire des auditeurs sans expérience: nous devons leur offrir un long entretien fourni de comparaisons et d'exemples, de considérations préparatoires et de rapprochements, de façon à nous rendre accessibles et utiles à nos auditeurs. Mais, bien qu'il s'agisse d'un discours important et de difficile compréhension, l'Apôtre ne prive pas ses fidèles de sa doctrine sur Melchisédech; en leur disant qu'elle "est importante et difficile à expliquer," il ranime leur zèle et il prévient l'indifférence avec laquelle ils auraient pu l'écouter; et de la sorte en leur offrant cette réfection, il sera sûr d'aller au-devant de leurs désirs.

602 Faisons, nous aussi, de cette manière. Encore que nous ne puissions sonder toute la profondeur de cette doctrine, confions-nous sans crainte aux flots de cette mer, et comptons non sur nos propres forces, mais sur la grâce qui nous sera donnée d'en haut. Oui, nous affronterons cet océan dans l'espoir en nous-mêmes; Paul sera encore ici notre modèle. Après avoir dit: "Nous aurions à son sujet un discours bien long à vous tenir et bien difficile à expliquer," (He 5,11) il ajoute bientôt: 'Ce Melchisédech, roi de justice et de Salem, c'est à savoir, de paix, dont on ne connaît ni le père, ni la mère, ni la généalogie, ni la mort, est à l'image du Fils de Dieu et demeure prêtre pour toujours." (He 7,1-4). N'êtes-vous pas étonné d'ouïr dire à propos d'un homme ces mots: "sans père, sans mère, ni généalogie?" Et que parlé-je, s'il n'a pas de père, comment peut-il être fils? S'il n'a pas de mère, comment fils unique? Il est nécessaire qu'un fils ait un père, sans quoi il n'est plus fils. Or, le Fils de Dieu est sans père et sans mère; sans père quant à sa genèse terrestre, sans mère, quant à sa genèse céleste; Il n'a pas eu de père sur la terre, ni de mère dans les cieux. "sans généalogie." Qu'ils prêtent l'oreille, ceux qui aspirent à connaître l'essence de sa nature. Quelques-uns prétendent que ces paroles: "Sans généalogie," s'appliquent à sa genèse céleste. Mais les hérétiques ne veulent pas de ce sentiment; car eux surtout scrutent curieusement la question de sa nature et de son essence; les plus modérés d'entre eux, laissent de côté la naissance céleste du Fils, soutiennent que ces mots: "sans généalogie," regardent sa naissance terrestre. Établissons que Paul en parlant de la sorte avait en vue les deux généalogies inférieure et supérieure. Celle-ci est profondément mystérieuse et propre à terrifier; d'où cette exclamation d'Isaïe: "Que racontera sa génération?" (Is 53,8) Mais, objectera-t-on, le prophète parle de la génération éternelle: que dire de Paul qui, embrassant les deux générations, ajoute que le Fils est "sans généalogie?" - Que l'Apôtre voulait nous persuader que le Sauveur était vraiment sans généalogie, aussi bien du côté de sa génération terrestre, n'ayant pas eu de père, que du côté de la génération céleste, n'ayant pas eu de mère; voilà pourquoi il applique aux deux générations ces mots: "Sans généalogie." Si la génération terrestre est incompréhensible, comment oserions-nous porter sur la génération céleste un regard scrutateur? Si l'effroi qu'inspire le vestibule du temple interdit l'accès du vestibule lui-même, qui oserait pénétrer jusque dans le sanctuaire? Que le Fils ait été engendré par le Père, je le sais à n'en pas douter; comment l'a-t-Il été, je l'ignore? Qu'il ait été enfanté par une vierge, je le sais également; comment l'a-t-Il été, je l'ignore. De même que les deux générations sont incontestables, le mode des deux est également mystérieux. Puisque je confesse qu'Il est né d'une vierge, quoique j'en ignore le comment; puisque je ne vois pas dans cette ignorance une raison de nier le fait, confessez, vous aussi, la même vérité à propos du Père, encore que vous ne sachiez pas comment le Fils a été engendré? Si l'hérétique vous demande: Comment le Fils a-t-Il été engendré par le Père, servez-vous de la terre pour confondre son orgueil et répondez-lui: Veuillez descendre des cieux et nous montrer comment Il est né d'une vierge; alors vous pourrez vous occuper de sa naissance éternelle. Tenez-le ferme, circonvenez-le, ne le lâchez pas un instant, ne lui permettez pas de s'enfoncer dans le labyrinthe de ses raisonnements, pressez-le, et, par vos paroles, sinon de la main, faites lui rendre gorge. Ne lui laissez pas de répit, de peur qu'il ne vous échappe et ne s'enfuie. S'ils excitent du tumulte pendant la discussion, c'est parce que nous le serrons de près, et que nous ne le lâchons pas un instant en face des divins oracles. Élevez, vous aussi, autour d'eux une muraille formée de textes de l'Écriture, et ils ne pourront seulement ouvrir la bouche. Comment, dites-moi, le Fils est-Il né d'une vierge? Je ne sors pas de là, je ne fais point un seul pas en arrière. - Mais impossible à votre adversaire de vous fournir une explication satisfaisante; il n'a que de mauvaises raisons à vous donner. Quand Dieu a fermé, qui donc pourrait ouvrir? La foi seule nous enseigne ces vérités. Si vous ne voulez pas de la foi, et si vous exigez des raisonnements, je vous rappellerai ce que disait le Christ à Nicodème: "Lorsque je vous tiens un langage céleste, croyez-vous?" (Jn 3,12) Je vous parle de la naissance virginale, et vous n'y comprenez rien, vous n'osez pas ouvrir la bouche; et vous voudriez qu'on vous expliquât une naissance céleste! Encore si le ciel était le seul objet de votre curiosité; mais elle atteint le Souverain des cieux lui-même. " Si je vous tiens un langage terrestre, vous ne croyez pas." Il ne dit pas: "Vous n'êtes pas persuadés, mais: "Vous ne croyez pas;" preuve que, si les choses terrestres exigent la foi, à plus forte raison les choses célestes. Cependant le Sauveur parlait à Nicodème d'une génération d'un ordre inférieur; Il l'entretenait sur le baptême et la régénération spirituelle; vérités fort compréhensibles à l'aide de la foi. Il les a qualifiées de terrestres, non qu'elles soient réellement telles, mais parce qu'elles s'accomplissent sur la terre, et que comparées à cette génération ineffable de l'éternité, qui défie toute intelligence créée, elles ne méritent pas d'autre qualification. Si donc nous ne pouvons pas naturellement comprendre notre régénération au moyen de l'eau, et si pour la savoir nous avons besoin de la foi, sans en pourvoir connaître néanmoins le mode, quelle folie n'y aurait-il pas à vouloir expliquer par des raisonnements humains la génération céleste du Fils seul-engendré, à exiger un compte exact du mode de cette génération? Comment le Fils de Dieu est à la fois sans père, sans mère et sans généalogie, nous l'avons suffisamment démontré.

Mais, parce que certains esprits ne saisissent pas ce qui a été écrit sur Melchisédech, ont prétendu ce personnage supérieur au Christ, et ont donné naissance à une hérésie nouvelle, d'où le nom de Melchisédecites qui leur est resté, il nous faut combattre leurs prétentions et l'erreur qu'ils appuient sur ce texte: "Tu es prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech." - Comment, disent-ils, ne serait-il pas supérieur au Christ, puisque c'est à son image et selon son ordre que le Christ est revêtu du sacerdoce? - Or, nous soutenons que le Christ est revêtu du sacerdoce? - Or, nous soutenons, nous, que Melchisédech n'est qu'un homme semblable à nous et qu'il n'est supérieur ni au Christ, ni à Jean Baptiste lui-même; car "parmi les enfants des hommes il n'en a paru aucun plus grand que Jean Baptiste." (Mt 11,11) D'autres, tombant dans une erreur différente, disent que Melchisédech est le saint Esprit: tel n'est pas notre sentiment; quelle eût été la nécessité de l'incarnation du Verbe de Dieu, si l'Esprit se fût depuis longtemps déjà fait homme? Puisqu'il n'est ni l'Esprit saint, ni plus grand que le Christ, qu'ils nous disent quelle est sa patrie? Est-ce le ciel, est-ce la terre, est-ce une région souterraine? S'ils font de Melchisédech un des habitants du ciel ou de tout autre lieu, lui aussi devra, qu'ils le sachent bien, fléchir le genou devant le Dieu fait homme né de la divine Marie. En effet, l'Apôtre dit que tout genou fléchira devant lui." (Ph 2,10) Or, si tout genou doit fléchir devant le Christ, il s'ensuit que Melchisédech est inférieur au Christ, puisqu'il L'adore. Encore si ces malheureux réfléchissaient à ce que l'Apôtre ajoute, en disant que Melchisédech "est à l'image du Fils de Dieu," ils en concluraient qu'il en est de lui comme de nous tous qui avons été faits à l'image et à la ressemblance de Dieu. De leur côté, les Juifs disent que Melchisédech était né d'un commerce illégitime, et que pour cela il était "sans généalogie." Nous leur répondons que leurs assertion n'a aucune valeur. Salomon aussi était le fruit de l'adultère de la femme d'Urie, et néanmoins il a sa généalogie. Mais, comme Melchisédech était le type du Christ, qu'il en portait l'image, ainsi que Jonas, l'Écriture n'a point parlé de son père, afin qu'il nous offrît une image parfaite du Sauveur qui, Lui, n'a vraiment ni père, ni généalogie.

Voici une autre objection des Melchisédécites: Quel est donc le sens de ces mots que lui adresse le Père: " Tu es prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech?" (Ps 110,4) Et voici notre réponse: Melchisédech était juste et la fidèle image du Christ. Poussé par un esprit prophétique, il discerna l'oblation qui devait être un jour offerte pour les Gentils, et, à l'exemple du Christ futur, il offrit en sacrifice à Dieu du pain et du vin. Or, la synagogue judaïque, qui honorait Dieu selon l'ordre d'Aaron, lui offrait en sacrifice non du pain et du vin, mais des taureaux et des agneaux, et glorifiait le Seigneur par des hosties sanglantes; c'est pourquoi Dieu, s'adressant à celui qui devait naître de la vierge Marie, à Jésus Christ, son fils, lui dit: "Tu es prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech;" et non selon l'ordre d'Aaron, qui honore son Dieu en lui offrant des agneaux et des génisses." Pour toi, c'est selon l'ordre de Melchisédech que tu es prêtre à jamais," et Tu ne cesse d'offrir au Seigneur l'oblation de ceux qui se présentent le pain et le vin entre les mains. Que par Lui gloire soit au Père, ainsi qu'au saint Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.




HOMÉLIE SUR LA GRANDE SEMAINE

15
Prononcée dans la grande semaine; il y est dit pourquoi cette semaine est ainsi nommée.
Sur cette parole: "Mon âme, loue le Seigneur." (
Ps 145,2)
Sur le gardien de la prison, dont il est parlé dans les Actes.

301 Nous avons accompli la traversée du jeûne, et, par la grâce de Dieu, nous voici maintenant arrivés au port; mais ce n'est pas une raison pour nous de tomber dans la négligence, nous devons bien plutôt redoubler de zèle que nous touchons au but de nos efforts. C'est l'exemple que les navigateurs nous donnent: quand ils sont sur le point de franchir la barre du port avec leur vaisseau chargé de froment et de marchandises de tout genre, ils se montrent plus vigilants et plus précautionnés, de peur qu'après avoir parcouru de vastes mers, le navire ne vienne là se briser sur un écueil et ne périsse avec toutes ses richesses. Ainsi devons-nous déployer plus de sollicitude et d'énergie pour que nos labeurs ne soient pas à la fin privés de leur récompense. Il faut donc que notre ardeur soit plus grande en ce moment. Voilà comment agissent encore les coureurs dans le cirque: à mesure qu'ils approchent du but, ils précipitent leur course. Et les athlètes également, après mille combats et mille victoires, le moment venu d'obtenir une dernière couronne, ils se raidissent plus que jamais et s'arment d'un nouveau courage. Encore une fois, c'est ainsi que nous devons agir. Ce que le port est aux matelots, la palme aux coureurs, la couronne aux athlètes, cette semaine l'est pour nous: ici, se résument tous les biens, c'est le combat qui décide de la couronne;

Voilà pourquoi nous l'appelons la grande semaine. Ce n'est que les jours dont elle se compose soient plus longs ou plus nombreux que ceux des autres semaines, puisqu'il y en a de plus longs et que le nombre en est toujours le même; c'est à cause des grandes choses opérées par le Seigneur en ces jours. La semaine où nous sommes a vu l'antique tyrannie du démon renversée, la mort détruite, le fort enchaîné et sa puissance abattue, le péché ôté du monde, la malédiction effacée, le paradis rouvert, l'accès du ciel redonné à l'homme, les hommes unis aux anges, le mur de séparation enlevé, le voile déchiré, le Dieu de paix pacifiant les cieux et la terre. De là lui vient le nom de grande semaine. Or, de même qu'elle est la principale dans l'année, de même le principal de ses jours est le samedi; ce jour est dans cette semaine ce que la tête est dans le corps humain. Aussi est-elle signalée chez les uns par un redoublement de zèle, chez les autres par des jeûnes plus austères ou des veilles plus prolongées, chez d'autres encore par des aumônes plus abondantes, de plus hautes vertus, une vie plus fervente et plus pieuse: tous s'efforcent par là de reconnaître l'immensité des bienfaits que le Seigneur a répandus sur nous.

Lorsque le Sauveur ressuscita Lazare, le concours des habitants de Jérusalem venant à sa rencontre, attestait la réalité de cette résurrection, et, dans le fait, leur empressement était une preuve du miracle: aujourd'hui le zèle qu'on déploie pour cette grande semaine témoigne également de la grandeur des choses qu'elle a vu s'accomplir. Ce n'est pas d'une seule ville, ce n'est pas uniquement de Jérusalem, que nous sortons pour voler au devant du Christ; c'est de toutes les contrées de la terre que se précipitent des foules empressées, d'innombrables Églises: elles ne portent et n'agitent plus des branches de palmier; c'est l'aumône, l'amour fraternel, la vertu, le jeûne, les larmes, les veilles, toutes les inspirations de la piété qu'elles vont offrir au divin Maître. Et ce n'est pas seulement nous qui célébrons cette semaine; les empereurs qui règnent sur cette partie du monde la célèbrent aussi, non d'une manière ordinaire, mais en prescrivant à tous les gouverneurs des cités de suspendre durant tous ces jours les affaires séculières pour les consacrer aux exercices de la religion. Il n'est pas jusqu'aux portes des tribunaux qui ne de-meurent fermées. - Que tout procès et toute querelle cessent, disent-ils, que l'image du supplice disparaisse, que les mains des bourreaux se reposent un peu. Les bienfaits s'étendent à tous; faisons aussi quelque bien, nous qui sommes ses serviteurs. - Leur pieuse vénération ne s'arrête pas là; ils la manifestent par d'autres actes non moins significatifs. Des rescrits impériaux sont envoyés pour délivrer de leurs chaînes ceux qui sont plongés dans les prisons. A l'exemple du Seigneur descendant aux enfers et ramenant libres tous ceux que la mort retenait captifs, les monarques qui le servent, s'inspirent de son amour pour l'homme dans la mesure de leur pouvoir, brisant les liens du corps, ne pouvant pas briser ceux de l'âme.

302 Nous vénérons donc, nous aussi, cette semaine; et, pour ma part, au lieu d'un rameau de palmier, je porte devant vous la parole doctrinale: j'ai donné mes deux oboles comme fit autrefois la veuve. Les enfants des Hébreux sortirent ayant des palmes à la main et faisant entendre ces acclamations: "Hosanna au plus haut des cieux, béni soit celui qui vient au nom du Seigneur." (Mt 21,9) Sortons à notre tour, et, laissant éclater de généreux sentiments comme l'efflorescence de notre âme, redisons bien haut ce que nous chantions tout à l'heure: "Mon âme, loue le Seigneur; je louerai le Seigneur durant ma vie." La parole qui précède est de David tout comme celle-ci. Non, cependant; l'une et l'autre sont inspirées par la grâce divine. Le prophète a parlé sans doute; mais sa langue était mue par l'Esprit saint. De là ce qu'il dit ailleurs: "Ma langue est comme la plume d'un écrivain rapide." (Ps 44,2) De même que la plume n'écrit pas seule, et ne fait qu'obéir à la main, de même la langue des prophètes ne parlait pas d'elle-même, et n'était que l'instrument de la grâce. Pourquoi ne dit-il pas seulement: "Ma langue est comme la plume de l'écrivain," et ajoute-il: "D'un écrivain qui écrit avec rapidité?" C'est pour vous apprendre que toute sa sagesse vient d'en haut; et de là cette extrême facilité, cette course impétueuse et multiple. Quand les hommes parlent en leur propre nom, ils coordonnent et pèsent leurs pensées, il leur faut beaucoup de réflexion et de temps; mais, ici, les paroles coulent comme de source, sans obstacle aucun, l'abondance des pensées dépassant la rapidité de la langue, le prophète a pu dire: "Ma langue est comme la plume d'un écrivain rapide." Le courant est ouvert, les flots se précipitent; et voilà pourquoi cette rapidité. Nous n'avons besoin ni d'examen, ni de méditation, ni de travail.

Mais nous, voyons ce qu'il dit: "Mon âme, loue le Seigneur." Unissons aujourd'hui notre voix à celle de David. Si nous n'avons pas sa présence corporelle, son âme est au milieu de nous. En effet, que les justes viennent à nous et qu'ils prennent part à nos joyeux cantiques, c'est Abraham qui nous le dit en parlant au mauvais riche. Celui-ci ayant demandé d'envoyer Lazare pour que ses frères, apprenant ce qui se passe dans l'enfer, corrigent leur conduite, le patriarche lui répond: "Ils ont Moïse et les prophètes." (Lc 16,29) Or, depuis longtemps Moïse et les prophètes étaient morts; mais on les avait encore par leurs écrits. Si le portrait inanimé d'un fils ou d'un ami produit sur vous l'heureux effet de la présence, après même que vous les avez perdus, tant cette image vous les représente au naturel, à plus forte raison jouissons-nous par les divines Écritures de la conversation des saints, puisque nous avons là l'image non de leur corps, mais de leur âme. L'âme se peint, en effet, dans sa parole. Voulez-vous que je vous montre à quel point il est vrai que les saints vivent encore et sont présents? On n'invoque pas des témoins qui sont morts; et le Christ les appelle en témoignage de sa Divinité; Il cite notamment David, nous attestant ainsi la vie de ce prophète. Il voit les Juifs dans l'incertitude sur ce qu'ils doivent penser de lui-même, et Il leur dit: "Que pensez-vous du Christ? De qui est-Il fils?" Ils lui répondent: "De David." Et lui répond alors: "Comment donc David, éclairé par l'Esprit saint, l'appelle-t-il Seigneur et parle-t-il en ces termes: Le Seigneur a dit à mon Seigneur: Assieds-toi à ma droite?" (Ps 110,1) Vous voyez bien que David est encore vivant? S'il n'en était pas ainsi, comment le Sauveur l'appellerait-il en témoignage de sa Divinité? Le temps même du verbe qu'Il emploie corrobore la force de cette observation; car Il parle au présent, afin de mieux établir que le prophète est toujours là, que sa voix se fait encore entendre.

David chantait autrefois les psaumes composés par lui-même, et maintenant nous chantons avec David. Il avait une cithare formée de cordes matérielles; mais la cithare de l'Église est formée de cordes vivantes et spirituelles. Ces cordes ne sont autres que nos langues: elles rendent des sons divers, mais qui s'accordent dans un même sentiment de piété. Les femmes et les hommes, les vieillards et les enfants diffèrent beaucoup entre eux, et redisent néanmoins les mêmes cantiques sans aucune dissonance; l'Esprit saint dirige toutes les voix et les réunit dans une admirable symphonie; David lui-même l'avait déclaré, quand il convoquait pour le même concert tous les âges et tous les sexes: "Que tout souffle loue le Seigneur. Loue le Seigneur, ô mon âme." (Ps 150,5) Pourquoi laisse-t-il de côté la chair, et ne s'adresse-t-il au corps? Veut-il scinder l'être animé? Nullement mais il excite l'artiste avant de parler de l'instrument. Qu'il n'entende pas séparer le corps de l'âme, lui-même s'en explique ainsi dans un autre psaume: "Dieu, mon Dieu, je te cherche dès l'aurore. Mon âme a soif de toi, et combien ma chair se consume pour toi sur cette terre! " (Ps 62,2) - Mais montrez-nous la chair elle-même prenant part au concert, me dira-t-on peut-être. - "Mon âme, bénis le Seigneur, et que tout ce qui est en moi bénisse son saint Nom." (Ps 103,1) Vous voyez donc que la chair est ainsi convoquée; car que veulent dire ces mots: "Et que tout ce qui est en moi bénisse son saint Nom?" Les nerfs et les os, les veines et les artères, tout ce qui constitue le corps humain.

303 Comment les parties intérieures de notre corps peuvent-elles louer Dieu? Elles n'ont ni voix, ni bouche, ni langue. On comprend que l'âme ait ce pouvoir; mais les organes intérieurs du corps humain, comment pourraient-ils bénir Dieu, je le répète, n'ayant ni parole, ni pensée? - Ils ne peuvent tout comme les cieux peuvent raconter la Gloire de Dieu. (Ps 18,1) Les cieux n'ont pas davantage une langue, une bouche, une voix; c'est par la merveilleuse beauté du spectacle qu'ils déroulent à nos regards que nous sommes entraînés à louer leur Auteur. Il en est de même de nos organes: si vous les étudiez tous avec réflexion, si vous considérez la différence de leurs propriétés, de leurs vertus, de leurs effets, la manière dont ils sont composés, la place qu'ils occupent dans l'ensemble du corps, leur nombre et leur harmonie, vous vous écrierez avec le prophète: "Que tes oeuvres sont grandes et belles, Seigneur! Tu as tout fait avec sagesse." (Ps 103,24) Ainsi donc, notre organisme intérieur publie la Gloire de Dieu, sans avoir ni voix, ni bouche, ni langue. Mais alors pourquoi David s'adresse-t-il à l'âme? Pour qu'elle ne s'abandonne pas à la dissipation quand la langue parle, ce qui nous arrive souvent dans nos chants et nos prières: il veut que l'harmonie règne des deux côtés. Si, pendant que vous priez, vous n'entendez pas la parole de Dieu, comment Dieu écoutera-t-Il votre prière? En disant donc: "Mon âme loue le Seigneur," il veut dire: Que mes prières partent du fond du coeur. Paul disait: Je chanterai dans mon coeur, mais je chanterai aussi avec mon intelligence." (1Co 14,15) L'âme est un artiste accompli, un musicien admirable; et le corps est un instrument, qui tient lieu de cithare, de flûte et de lyre. Les autres musiciens ne jouent pas à la fois de tous les instruments, ils les prennent et les quittent tour à tour; ils ne s'appliquent pas incessamment à la mélodie et dès lors ils n'ont pas toujours les instruments entre les mains: Dieu voulant vous apprendre que vous devez Le louer et le bénir sans cesse, a fait de l'instrument et de l'artiste un tout indissoluble.

Que l'exercice de la louange doive être continuel, l'Apôtre vous le dit en ces termes: "Priez sans cesse, rendez grâce en toutes choses." (1Th 5,17-18) C'est parce qu'il faut prier sans cesse que l'instrument est indissolublement uni à l'artiste. "Mon âme loue le Seigneur." C'est une voix seule qui parla d'abord ainsi, la voix de David; et maintenant qu'il est mort, des langues innombrables redisent cette parole, et ce n'est pas ici seulement, c'est dans toutes les contrées du monde. Vous voyez donc bien qu'il n'est pas mort, qu'il est toujours vivant? Et comment serait-il mort, celui qui possède tant de langues et qui parle par tant de bouches? C'est une grande chose en vérité que l'exercice de la louange: il purifie notre âme, il nous inspire de plus en plus la piété. Voulez-vous savoir la puissance des hymnes chantées en l'honneur de Dieu? C'est en chantant de la sorte que les trois jeunes Hébreux éteignirent les flammes de Babylone; ou plutôt non, ils ne l'éteignirent pas, chose bien plus étonnante, ce feu dévorant, ils le foulaient aux pieds comme de la boue. Ce chant pieux, en pénétrant dans la prison, fait tomber les chaînes de Paul, ouvre les portes de cette triste demeure, en ébranle les fondements, remplit de crainte l'âme du geôlier. L'historien sacré nous représente Paul et Silas chantant des hymnes au milieu de la nuit. (voir Ac 16,25) Qu'arrive-t-il ensuite? Quoi donc? Une chose inouïe et pleinement incroyable: les chaînes tombent, et ceux qui les portaient en chargent leurs gardiens libres. Il est dans la nature des fers de retenir et de dompter un homme; mais ici c'est le geôlier lui-même qui se traîne aux pieds de Paul, l'homme libre est l'esclave du prisonnier.

Les chaînes matérielles nous enlèvent la liberté; mais les chaînes portées pour le Christ ont une puissance telle qu'elles soumettent aux captifs ceux qui ne le sont pas. Le geôlier les avait jetés dans le fond d'un cachot, et sans en sortir ils ouvraient les portes extérieures; il avait mis leurs pieds dans les ceps, et ces pieds liés déliaient les mains des autres. Puis le geôlier se prosterne devant l'Apôtre, en poussant des gémissements, en versant des larmes, saisi de frayeur, dans une profonde angoisse. - Que s'est-il donc passé? Est-ce toi qui l'as enchaîné, ô saint apôtre? est-ce toi qui le retiens prisonnier? - Ne t'étonne pas, ô homme, qu'il ouvre la prison; n'a-t-il pas reçu le pouvoir d'ouvrir les cieux? "Tout ce que vous liez sur la terre, sera lié dans le ciel; et tout ce que vous délierez sur la terre, sera délié dans le ciel;" (Mt 18,18) Il rompt les liens du péché; faut-il s'étonner qu'il rompe des liens de fer? Il brise les chaînes imposées par les démons et délivre les âmes qu'ils ont rendues captives; et vous ne comprendriez pas qu'il brise les chaînes des prisonniers? Remarquez un double prodige: il lie et délie en même temps; en faisant tomber leurs chaînes, il enchaîne leur coeur. Les prisonniers ne savaient pas même qu'ils étaient délivrés. Il ouvre et ferme simultanément: il ouvre les portes de la prison, et ferme les yeux de leur âme. Ne sachant donc pas que les portes sont ouvertes, ils n'usent de leur liberté pour prendre fuite. Ce double pouvoir dont il vous ai parlé ne vous est-il pas assez manifeste?

304 Ces choses ont lieu pendant la nuit, pour qu'elles s'accomplissent sans tumulte et sans désordre d'aucune sorte. Les apôtres ne faisaient rien par ostentation ou par intérêt personnel. Voilà donc que le gardien de la prison se prosterne devant les prisonniers. Que fait Paul? Vous avez vu ses oeuvres étonnantes et merveilleuses; voyez maintenant sa sollicitude et sa bonté. "Il se récria et dit à cet homme: Ne te fais aucun mal, nous sommes tous ici." (Ac 16,28) Il ne laisse donc pas sous le coup d'une frayeur mortelle celui qui l'avait si cruellement enchaîné, il n'éprouve aucun sentiment de vengeance. " Nous sommes tous ici," dit-il. Quelle admirable simplicité! Il ne dit pas: C'est moi qui suis l'auteur de ces merveilles. Que dit-il donc? "Nous sommes tous ici." Paul se met au nombre des prisonniers. Le geôlier voyant le miracle, rend grâces à Dieu. Cet homme était vraiment digne d'inspirer le zèle et l'affliction. Il n'alla pas s'imaginer qu'il n'avait sous les yeux que des prestiges. Et pourquoi ne s'arrêta-t-il pas à cette pensée? C'est qu'il les avait entendus célébrant les louanges divines, et que les séducteurs ne rendent pas gloire à Dieu. Il en avait sans doute reçu beaucoup dans sa prison; mais aucun n'avait accompli de telles choses, brisé les fers des prisonniers, fait preuve d'une telle sollicitude. Paul désire reprendre ses fers, il ne fuit pas de peur d'exposer la tête de cet homme. Celui-ci se précipite le glaive à la main et portant un flambeau: le diable veut empêcher sa conversion par la mort; mais Paul élève la voix et sauve cette âme en prévenant ce malheur. Ce n'est pas d'une voix ordinaire, c'est à haute voix qu'il s'écrie: "Nous sommes tous ici." Une telle sollicitude étonne et ravit le geôlier; l'homme libre se prosterne devant le captif; et que dit-il? "Seigneur, que dois-je faire pour me sauver?" (Ac 16,30) - Mais c'est toi qui les a enchaînés, et c'est d'eux seulement que tu te réclames? Tu les as mis dans les ceps, et voilà que tu cherches un moyen de pénitence et de salut?

Remarquez-vous son ardeur et son zèle? Il n'hésite pas; affranchi de la crainte, il n'est pas quitte envers le bienfait et soudain il court au salut de son âme. C'est la nuit, et le milieu de la nuit. Il ne dit pas alors: Examinons bien les choses, attendons le jour. Non, tout à coup il s'élance vers le ciel. - Il y a quelque chose de merveilleux dans ce prisonnier, se dit-il, il est supérieur à la nature humaine. J'ai vu son pouvoir miraculeux et sa bonté non moins admirable. Il n'a reçu de moi que de mauvais traitements, je l'ai réduit à la condition la plus déplorable; et puis il me reçoit dans ses bras, moi qui l'avais chargé de liens. Il pouvait me livrer à la mort, et non seulement il n'en fait rien, mais encore il m'empêche d'exécuter la pensée que j'avais de m'enfoncer le glaive dans la gorge. - C'est avec raison qu'il dit: "Seigneur, que dois-je faire pour me sauver?" ce n'étaient pas les miracles seuls qui convertissaient les hommes, c'était encore et même avant tout la vie des apôtres. Voilà pourquoi le Sauveur avait dit: "Que votre lumière brille aux yeux des hommes, afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux." (Mt 5,16) Vous avez vu l'ardeur du geôlier; voyez celle de Paul; aucune hésitation, aucun retard; les mains liées par les chaînes, les pieds engagés dans les ceps, malgré les maux qui l'accablent, il enseigne, aussitôt la religion à cet homme, ainsi qu'à toute sa maison; après le bain sacré, après la table spirituelle, il lui fournit encore l'aliment corporel. Mais pour quel motif a-t-il ébranlé la prison? Pour éveiller l'attention du gardien sur ce qui vient de se passer. Il a brisé les liens matériels des prisonniers pour en venir à briser les liens spirituels du geôlier.

Le Christ avait fait le contraire: on Lui présentait un paralytique atteint d'une double paralysie, l'une morale, l'autre physique. Il le délivre d'abord de la première, celle qui provient du péché, en lui disant: "Mon fils tes péchés te sont pardonnés." (Mc 2,5) Puis, comme les spectateurs doutaient, blasphémaient et prononçaient ces paroles: "Nul ne peut remettre les péchés, si ce n'est Dieu seul," (Mc 2,7) voulant leur montrer qu'il était vraiment Dieu et les juger par leurs propres paroles, en leur appliquant cette sentence: "Je te juge par ta propre bouche," (Lc 19,22) Il leur dit: Vous affirmez que nul ne peut remettre les péchés, si ce n'est Dieu seul; c'est d'après vous-mêmes que je vous juge. - Là les choses de l'ordre spirituel passaient avant celles de l'ordre matériel: ici les liens matériels tombent avant celles de l'ordre spirituels. Voyez-vous quelles est la puissance des chants religieux, quelles merveilles opèrent la prière et les divines louanges? Toujours la prière est douée d'une grande vertu; mais, quand la prière est secondée par le jeûne, elle communique à l'âme une plus grande énergie. L'homme alors règne sur ses propres pensées, son intelligence est plus lumineuse, l'âme voit les choses d'en haut. C'est pour cela que l'Écriture unit partout le jeûne et la prière. Où le voyons-nous? "Ne vous privez pas réciproquement, si ce n'est d'un mutuel accord, afin de vaquer au jeûne et à la prière." (1Co 7,5) Ailleurs, il est dit: "Cette espèce de démons n'est chassé que par la prière et le jeûne." (Mt 17,20) Ailleurs encore: "Après qu'ils eurent prié et jeûné, ils leur imposèrent les mains." (Ac 1,33)


Chrysostome, choix d'Homélies 601