Chrysostome sur Jean 4

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HOMÉLIE IV. AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE, ET LE VERBE ÉTAIT DIEU. (VERSET 1)

Jn 1,1

ANALYSE.

1. Pourquoi, lorsque les antres évangélistes ont commencé l'histoire du Fils de Dieu par son incarnation, saint Jean se contente-t-il d'un mot sur ce sujet? - Paul de Samosate, petit esprit qui rampe à terre.
2. Le Verbe, ce qu'il est.
3. Le saint Docteur réfute cette objection des hérétiques que le Fils est appelé Theos, Dieu, sans article.
4 et 5. Jésus-Christ a souffert et est mort pour nous délivrer de l'idolâtrie. - Rendre à la créature le culte qui n'est dû qu'au Créateur, extrême injustice.- La foi et la doctrine inutiles au salut, si la vie et les moeurs sont corrompues.- Eteindre promptement la colère. - Les hommes louent ou blâment, selon qu'ils aiment ou qu'ils haïssent: belle peinture d'un homme en colère.- Contre ceux qui observent scrupuleusement les heures et les temps.


1. Les maîtres ne chargent pas tout d'abord d'une infinité de connaissances les enfants qu'on leur donne à élever; ce n'est pas tout à la fois qu'ils leur donnent leurs instructions, mais peu à peu: ils leur répètent souvent les mêmes choses pour les inculquer plus facilement dans leur mémoire, ils se gardent bien de les effrayer au commencement par de trop longues leçons, qu'ils ne pourraient point retenir: ils craindraient qu'ils ne vinssent à se décourager et à s'endormir en présence du nombre et de la difficulté des matières qu'ils devraient s'assimiler. Je suivrai cet exemple et cette méthode, j'adoucirai votre travail, mes frères, je rendrai votre peine légère: peu à peu, et par petites portions, je vous distribuerai ce qu'on nous sert sur cette sainte table, et de cette manière je le ferai entrer dans votre esprit et dans votre coeur.

Voilà pourquoi je vais reprendre encore les paroles de mon texte, non pour vous redire les mêmes choses, mais pour suppléer à ce que j'ai omis. Commençons donc, rappelons les paroles que j'ai dites au commencement de mes discours: «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu». Pourquoi les autres évangélistes, ayant commencé leur Evangile par l'Incarnation de Jésus-Christ (car saint Matthieu commence ainsi: «Le Livre de la génération de Jésus-Christ, Fils de David»; saint Luc entre en matière par l'histoire de «Marie», et saint Marc rapporte presque les mêmes choses, commençant par l'histoire de Jean-Baptiste); pourquoi, dis-je, saint Jean se contente-t-il d'un mot sur ce sujet: «Et le Verbe s'est fait chair», et passant sous silence tout le reste, sa conception, son enfantement, sa croissance, son éducation, arrive-t-il aussitôt à sa génération éternelle? Vous m'en demandez la raison? Je vais vous l'expliquer sur-le-champ.

Comme les autres évangélistes s'étaient [121] beaucoup étendus sur l'Incarnation du Verbe, il était à craindre que certains petits esprits, que ces âmes qui rampent à terre, ne s'arrêtassent à ces seuls dogmes, comme Paul de Samosate. Justement préoccupé d'arracher à ces basses pensées ceux qui seraient tentés d'y tomber, et voulant élever leurs regards vers le ciel, saint Jean a soin de commencer sa narration par l'existence céleste et éternelle du Verbe. Saint Matthieu avait commencé son histoire par le roi Hérode; saint Luc par Tibère-César; saint Marc par Jean-Baptiste; saint Jean laisse là toutes ces choses, s'élève incontinent et au-dessus du temps, et au-dessus de tous les siècles, y fixe en quelque sorte l'esprit de ses auditeurs, et dit: «Au commencement il était»: il ne marque point de lieu où, l'on puisse s'arrêter et ne fixe point d'époque, comme font les autres évangélistes, qui nomment Hérode, Tibère et Jean-Baptiste. De plus, ce qui est infiniment admirable, après s'être élevé à la plus haute sublimité, il ne néglige pas de parler de l'Incarnation: et de même les évangélistes, qui en ont fait le récit, ne se sont point tus sur l'existence antérieure aux siècles, ce qui était juste, et ne pouvait être autrement, puisque c'est un seul et même Esprit qui les inspirait et les faisait parler: voilà pourquoi on voit tant d'accord, et une si belle harmonie dans ce qu'ils ont écrit.

Pour vous, mes chers frères, lorsque vous entendez nommer le «Verbe», ne souffrez pas ceux qui le disent une créature, ni ceux qui s'imaginent qu'il est simplement la parole car il y a plusieurs paroles, plusieurs ordres de Dieu, à quoi les anges mêmes obéissent, mais aucune de ces paroles n'est Dieu, elles sont toutes des prophéties et des commandements, et c'est ainsi que 1'Ecriture a coutume d'appeler les lois, les préceptes et les ordonnances que Dieu fait. Voilà pourquoi elle dit dés anges: «Vous êtes puissants et remplis de force, vous faites ce qu'il vous dit» (Ps 103,20) mais ce Verbe est une substance dans une hypostase, «ou une personne», qui émane du Père impassiblement. Voilà, je l'ai déjà dit; ce que saint Jean veut désigner par le nom de VERBE.

Comme donc ce mot: «Au commencement était le Verbe», montre l'éternité, de même celui-ci: «Le Verbe était au commencement avec Dieu», marque la coéternité. De peur qu'en entendant ces paroles: «Au commencement était le Verbe», tout en comprenant que le Fils est éternel, vous n'alliez vous imaginer que le Père soit plus vieux que lui, qu'il le précède de quelque intervalle, et que, par suite, vous n'attribuiez un commencement au Fils unique, l'évangéliste ajoute: «Il était au commencement avec Dieu»: ainsi le Fils est éternel comme le Père, car le Père n'a jamais été sans son Verbe, mais le Verbe a toujours été Dieu avec lui, dans sa propre hypostase.

Comment donc, direz-vous, s'il était avec Dieu, Jean a-t-il ajouté: «Il était dans le monde?» (Jn 1,10) C'est parce qu'étant Dieu, il était avec Dieu, et dans le monde: soit le Père, soit le Fils, ni l'un ni l'autre n'est renfermé dans des bornes. En effet, «si sa grandeur n'a point de bornes» (Ps 145,3), et, «si sa sagesse n'en a point non plus» (Ps 147,5), il est visible que sa substance n'a point un commencement temporel. Avez-vous entendu ces paroles: «Au commencent Dieu a fait le ciel et la terre?» Que concluez-vous de ce commencement? Certainement que l'un et l'autre ont été faits avant toutes les choses visibles: de même, lorsque vous entendez dire du Fils unique: «Au commencement il était», il faut que vous entendiez qu'il est avant tous les êtres intelligibles, et avant les siècles.

Que si quelqu'un dit: Et comment peut-il se faire qu'étant le Fils, il ne soit pas plus jeune que son Père, car celui qui est par quelqu'un est nécessairement moins ancien que celui par qui il est? nous répondrons que ce sont là des idées humaines; que celui qui peut former de pareilles questions est capable d'en faire encore de plus absurdes, et qu'on ne doit point même prêter l'oreille à de semblables discours; c'est de Dieu que nous vous parlons, et non de la nature humaine, sujette à ces nécessité, et aux conséquences de ces sortes de raisonnements; mais toutefois, pour confirmer les faibles, nous allons vous donner une réponse.


2. Dites-nous donc: le rayon du soleil sortir de la substance du soleil, ou de quelqu'autre corps; si nous n'avons pas perdu le sens et la raison, nous avouerons nécessairement qu'il sort de sa substance; et cependant, quoique le rayon émane du soleil, nous ne dirons jamais qu'il est moins ancien que la substance du soleil, puisqu'on n'a jamais vu le soleil sans le rayon: que si, parmi les êtres visibles et sensibles, il s'en trouve qui, étant par un autre, [122] ne sont pas moins anciens que celui par qui ils sont, pourquoi ne le croyez-vous pas de même de la nature invisible et ineffable? C'est la même chose ici, autant que la nature divine le comporte.

C'est aussi pour cette raison que saint Paul appelle ce même Fils d'un nom, par lequel il déclare tout à la fois, et qu'il émane du Père, et qu'il lui est coéternel. (He 1,3) Quoi donc! N'est-ce pas par lui que tous les siècles et le temps ont été faits? Il faut que tout homme, s'il n'est devenu fou, le confesse. Il n'y a donc point d'espace de temps entre le Fils et le Père. S'il n'y en a aucun, le Fils n'est donc pas moins ancien, il est coéternel: car «avant» et «après» sont des termes qui marquent le temps, qui le supposent. Or, Dieu est au-dessus des temps et des siècles.

Mais abrégeons: que si vous vous entêtez à soutenir que le Fils a un commencement, prenez garde que vous ne soyiez forcé, par la même raison, à donner aussi au Père un commencement: à la vérité plus ancien, mais qui pourtant sera toujours un commencement. En effet, répondez-moi: prescrire ainsi un terme et un commencement au Fils, et avancer, pousser au delà de ce commencement, n'est-ce pas dire que le Père existait auparavant? Certes, cela est visible. Dites-moi donc: de quel espace de temps le Père a-t-il la préexistence sur le Fils? Car, soit que vous le disiez court, soit que vous le disiez long, vous avez dès lors renfermé le Père sous un commencement. En effet, après avoir mesuré cet espace de temps, vous nous direz s'il est ou court ou long; mais une telle détermination serait impossible, s'il n'y avait des deux parts un commencement; il est donc vrai, qu'autant qu'il est en vous, vous avez donné un commencement au Père, et ainsi, selon vous, le Père même aura un commencement.

Par là, mes chers frères, vous pouvez parfaitement connaître la vérité de cette parole du Sauveur, et que ce qu'il dit est en tout et partout un témoignage de sa vertu et de sa sagesse: mais que dit-il? «Celui qui n'honore «pas le Fils, n'honore pas le Père (1)». Je sais qu'il y a bien des gens qui ne comprennent pas ces choses. Voilà pourquoi nous évitons souvent d'agiter ces questions de raisonnement, parce qu'elles ne sont pas à la portée du peuple, ou que, s'il y entend quelque chose, il n'y trouve rien d'assez solide ni d'assez inébranlable: car «les raisons des hommes sont sujettes à erreur, et leurs pensées sont trompeuses». (Sg 9,14)

1. Ce passage ne se trouve point dans les Evangiles quant aux paroles, mais seulement quant au sens. Les Pères citent quelquefois de mémoire, s'attachant plus au sens qu'aux paroles.


Au reste, je voudrais bien demander à nos adversaires ce que signifient ces paroles du prophète: «Il n'y a point eu d'autre Dieu avant moi, et il n'y en aura point après moi». (Is 43,10 Is 45,22) Car si le Fils est moins ancien que le Père, comment le Père dit-il: «Il n'y en aura point après moi?» Nierez-vous donc la substance du Fils unique? Il faut, en effet, ou que vous en veniez jusqu'à cet excès d'impudence, ou que vous reconnaissiez et confessiez la divinité dans là propre hypostase du Père et du Fils. Mais comment ces paroles: «Tout a été fait par lui», sont-elles vraies? Si le temps est plus ancien que lui, comment ce qui est avant lui a-t-il été fait par lui? Ne voyez-vous pas maintenant, mes frères, dans quel abîme de témérité et d'impudence le raisonnement a jeté ces hérétiques pour s'être une fois écartés de la vérité?

Mais pourquoi l'Evangéliste n'à-t-il pas dit que le Fils a été fait de choses qui n'étaient point, comme saint Paul le déclare et l'assure de toutes choses, par ces paroles: «Qui a appelé ce qui n'est point comble ce qui est» (Rm 4,17), et pourquoi dit-il: «Au commencement était le Verbe», car ces paroles de saint Jean sont contraires à celles de saint Paul? A quoi je réponds que c'est avec justice et avec raison que l'Evangéliste s'explique ainsi, car Dieu n'est point fait, et il n'y a rien avant lui. Mais, disons-le, ces discours ne peuvent sortir que de la bouche des païens.

Répondez-moi sur ceci: Ne conviendrez-vous pas que le Créateur est incomparablement plus excellent que toutes lies créatures? Mais si ce qui est créé de rien lui était semblable, où se trouverait-elle alors cette excellence incomparable? Et de plus, comment expliquerez-vous ces paroles: «C'est moi qui suis le premier et le dernier» (Is 41,4), et: «Il n'y a point eu d'autre Dieu avant moi?» (Is 43,10) Car si le Fils n'est pas consubstantiel au Père, il y a un autre Dieu: [123] s'il ne lui est coéternel, il est après lui; et s'il n'est pas émané de sa substance, il est visible qu'il a été fait.

1. Au lieu d'autois, que je trouve dans le texte qui est sous mes yeux, je ne puis m'empêcher de lire auto. Avec auto, le sens est clair, concordant et parfait, et le raisonnement concluant. Avec autois, il n'y a plus même de sens possible. (J.- B. J)

Que si les Ariens et les Anoméens nous répliquent que c'est par opposition aux idoles que le prophète a parlé de la sorte, «ou pour «distinguer d'elles le seul vrai Dieu», pourquoi n'accorderont-ils pas aussi que Dieu est dit seul vrai Dieu par opposition aux idoles? Que si, encore une fois, ces paroles ne sont là que pour marquer la différence qu'il y a entre Dieu et les idoles, comment expliqueront-ils tout le passage en entier? Car Isaïe dit: «Après moi il n'y a point d'autre Dieu». Par où il ne prétend point exclure le Fils de la Divinité, mais il veut seulement déclarer et enseigner ceci: «Il n'y a point d'idole-Dieu après moi», non que pour cela le Fils ne soit point Dieu. Soit, direz-vous. Mais quoi! ces paroles: «Avant moi il n'y a point eu d'autre Dieu», les expliquerez-vous aussi en disant qu'à la vérité il n'y a point eu auparavant d'idole-Dieu, mais que néanmoins le Fils est antérieur?

Et quel démon parlerait de la sorte? Non, je ne crois pas que le diable même l'osât; mais, en un mot, si le Fils n'est pas coéternel au Père, comment direz-vous que sa vie n'a point de fin? Car s'il a commencé, dût- il ne point finir, il ne sera pourtant pas immense l'immense doit être immense, et quant au commencement, et quant à la fin. Saint Paul l'a ainsi défini par ces paroles: «Il n'a ni commencement ni fin de sa vie». (He 7,3) En quoi l'Apôtre déclare que le Fils n'a point de commencement ni de fin. S'il est sans bornes de ce côté, il est sans bornes aussi de l'autre: il ne finira point, il n'a pas commencé.


3. Mais comment, étant la vie, y aurait-il eu un temps auquel il n'aurait point été? Il n'y a personne qui ne dise et ne confesse que la vie est toujours, qu'elle n'a ni commencement ni fin, et, par suite, le Fils qui est la vie: mais s'il a été un jour auquel il n'était point, comment celui qui un jour n'était point serait-il la vie des autres? Pourquoi donc, disent les hérétiques, Jean lui a-t-il donné un commencement, en disant: «Au commencement il était?» Quoi! vous vous arrêtez à ce mot: «Au commencement», et à celui-ci: «Il «était», et vous ne portez pas votre attention jusqu'à cet autre: «Le Verbe était?» Que répondrez-vous donc à ce que le prophète dit du Père: «Vous êtes (1), depuis le siècle, et jusque «dans le siècle». (Ps 90,2) Est-ce que par ces paroles il lui donne des bornes? Point du tout, mais il déclare et il montre son éternité. Pensez de même de cet endroit de saint Jean: ce n'a point été pour le renfermer dans des bornes qu'il a usé de ces termes, car il n'a point dit: il a eu un commencement, mais: «Au commencement il était», vous portant à penser par ces paroles: «Il était», que le Fils est sans commencement.

1 «Vous êtes», sans y joindre «Dieu». Tous nos exemplaires, les Septante le portent simplement ainsi: «Tu es», sans «Deus». Ce qui est suivi par saint Augustin, par le Syriaque, et par les anciens psautiers latins, etc.

Mais vous m'objecterez: le Père est appelé Dieu avec l'article, et le Fils sans article (2). N'est-il pas vrai que l'Apôtre, parlant du Fils de Dieu, dit: «Du grand Dieu, et notre Sauveur Jésus-Christ?» (Tt 2,13) Il dit encore «Qui est Dieu», élevé «au-dessus de tout» (Rm 9,5): je l'accorde; saint Paul, en ce dernier passage, nomme le Fils, sans ajouter l'article devant le mot Dieu; mais observez aussi qu'il fait de même à l'égard du Père, car, dans l'Epître qu'il écrit aux Philippiens, il parle également de lui sans mettre l'article «Qui ayant», dit-il, «la forme et la nature de Dieu, n'a point cru que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu». (Ph 2,6) Et encore dans celle aux Romains: «Que Dieu notre Père, et Jésus-Christ Notre-Seigneur vous donnent la grâce et la paix». (Rm 1,7) Sans compter qu'il eût été superflu de faire ici précéder l'article, lequel est répété plus haut dans plusieurs autres endroits. Quand l'Ecriture dit du Père: «Dieu est esprit» (Jn 4,24), quoique le mot «Esprit» ne soit pas précédé de l'article, nous ne contestons pourtant pas que Dieu soit incorporel: de même, dans l'endroit que vous alléguez, de ce qu'il n'y a point d'article avant le mot Dieu attribué au Fils, il ne s'ensuit pais que le Fils soit Dieu à un degré inférieur. Pourquoi? c'est que lorsqu'elle a dit: «Dieu», et «Dieu», elle ne nous a marqué aucune différence de Divinité, ou plutôt c'est parce qu'elle fait précisément tout le contraire. Car, ayant d'abord [124] dit: «Et le Verbe était Dieu», de peur que quelqu'un ne pensât que la divinité du Fils n'était pas égale à celle du Père, elle produit et présente aussitôt des témoignages de sa vraie divinité, en déclarant son éternité par ces paroles: «Il était au commencement avec Dieu»; et encore: en lui attribuant la puissance de créer, et disant de lui: «Toutes choses ont été faites par lui, et rien de ce qui a été fait, n'a été fait sans lui»: puissance que son Père donne partout par la bouche des prophètes pour être le plus grand et le plus visible témoignage de sa nature divine. Les prophètes reviennent souvent sur cette sorte de démonstration, et cela, non sans motif, parce qu'ils ont en vue l'abolition du culte des idoles. Car, «Périssent les dieux», dit Jérémie, «qui n'ont point fait le ciel et la terre» (Jr 10,11): et ailleurs: «C'est moi qui de ma main ai étendu le ciel». (Is 44,24) Le Père voulant donc montrer que c'est là une preuve visible et manifeste de sa divinité, la met partout, et partout il l'emploie: mais l'évangéliste, non content encore de ce qu'il a dit du Fils, l'appelle aussi «vie» et «lumière».

2. Cette objection des Ariens regarde ces premières paroles de l'Evangile de saint Jean: kai o logos en pros ton Theon, kai Theos en o logos, où ton Theon avec l'article est dit du Père, kai Theos en, sans article est dit du Fils. De là les Ariens et les Anoméens concluaient et soutenaient que le Fils n'était pas Dieu comme le Père, qu'il ne lui était pas égal, et qu'il n'était pas proprement Dieu. le saint Docteur réfute cette objection par des exemples contraires, comme il est facile de le voir dans ce qui suit, etc.

Si donc le Fils a toujours été avec le Père, si tout a été fait par lui, si c'est lui qui maintient et conserve toute chose, car c'est ce que marque saint Jean, en disant qu'il est la vie; s'il illumine tout, qui sera assez fou pour dire que l'évangéliste a ainsi mis et placé ces mots (1) pour diminuer la divinité du Fils, tandis qu'il se sert au contraire de la preuve la plus forte pour établir son égalité et sa parfaite ressemblance avec le Père?

1. Ces mots, c'est-à-dire: ton Theon, en parlant du Père, et Theon, en parlant du Fils.

Je vous en conjure; mes chers frères, ne confondons point la créature avec le Créateur, de peur que nous n'entendions dire aussi de nous-mêmes: «Ils ont rendu à la créature l'adoration et le culte souverain, au lieu de le rendre au Créateur». (Rm 1,25) En vain l'on dirait qu'il faut entendre ces paroles des cieux, elles interdisent absolument le culte de la créature, qui est proprement l'idolâtrie.


4. Ne nous exposons donc pas à une si grande malédiction. Le Fils de Dieu est venu au monde pour nous délivrer de ce culte. Il a pris la forme de serviteur pour nous délivrer de cet esclavage: c'est encore pour cela qu'il a bien voulu être déshonoré par d'infâmes crachats et de honteux soufflets, et souffrir une mort très-ignominieuse. Ne nous rendons pas inutiles toutes ces grâces et ces bienfaits, je vous en conjure, mes frères, et ne retournons pas à notre ancienne impiété, ou plutôt à une impiété plus grande et plus énorme: car il est d'une injustice extrême de rendre à la créature l'adoration et le culte souverain, et d'abaisser le Créateur jusqu'à la bassesse de la créature autant qu'il est en nous: car cela ne l'empêche pas certes de subsister tel qu'il est; «mais «pour vous», dit le Prophète, «vous êtes toujours le même, et vos années ne passeront «point». (Ps 102,28) Glorifions-le donc comme nous l'avons appris de nos pères: glorifions-le par notre foi et par nos oeuvres. Car la foi et la doctrine sont inutiles pour le salut, si la vie est corrompue.

C'est pourquoi, réglons-la sur la volonté de Dieu: écartons, chassons loin de nous toute action déshonnête, toute injustice, toute avarice: soyons comme des étrangers hors de leur pays et de leur maison, soyons très-indifférents pour les choses présentes. Si quelqu'un a de grandes richesses et de grands biens (1Co 7,30-31), qu'il en use comme un voyageur qui doit partir dans peu, soit qu'il le veuille; ou qu'il ne le veuille pas: si quelqu'un a reçu une injure, qu'il ne garde pas éternellement sa colère, ou plutôt qu'il ne l'écoute jamais: l'apôtre ne la souffre que pour un seul jour: «Que le soleil», dit-il, «ne se couche point «sur votre colère». (Ep 4,26) Et cela est véritablement juste: il est à craindre que la colère, quelque courte qu'elle soit, ne nous porte à de fâcheux et de funestes excès, et même il est difficile de l'empêcher; mais si la nuit nous y surprend, tout devient plus difficile et plus dangereux, parce qu'alors le souvenir de l'injure allume un grand feu dans le coeur, et qu'agités de cruelles pensées, nous sommes un long temps à en garder l'amer souvenir. Saint Paul veut donc que nous prévenions et nous éteignions le mal avant que la nuit, que le temps du repos nous surprenne, et vienne attiser l'incendie.

La colère est une violente agitation plus vive et plus furieuse que la flamme même voilà pourquoi il n'y a nul temps à perdre, et l'on ne peut user de trop de diligence pour prévenir le feu et empêcher que la flamme ne s'élève. En effet, cette passion cause une infinité de maux: elle renverse les maisons, elle rompt les anciennes amitiés; en peu de temps, [125] et dans un moment, elle porte à des excès déplorables, et nous fait commettre les actions les plus tragiques: «Parce que», dit l'Écriture, «l'émotion de la colère qu'il a dans le coeur est sa ruine». (Qo 1,28)

Retenons donc cette bête avec le frein: retenons-la par la crainte du jugement futur; c'est le mors le plus fort et le plus puissant de tous. Lorsqu'un ami vous aura offensé, ou qu'un des vôtres vous aura irrité, pensez à la multitude des péchés que vous avez commis contre Dieu, et considérez que si vous savez vous retenir et vous modérer, vous serez traité avec moins de rigueur au jour du jugement, car Jésus-Christ dit: «Remettez, il vous sera remis» (Lc 6,37), et aussitôt vous serez guéri de votre maladie.

Mais je veux encore que vous examiniez si, lorsqu'il vous est arrivé de vous mettre en colère, vous ne vous êtes pas quelquefois retenu et si quelquefois aussi vous ne vous êtes pas laissé emporter: la comparaison que vous ferez de ces deux états vous aidera beaucoup à vous corriger. Dites-moi, je vous prie, quand est-ce que vous vous êtes applaudi vous-même? Est-ce lorsque la colère vous a surmonté, ou lorsque vous l'avez surmontée? N'est-il pas vrai que lorsque nous y avons succombé, nous nous blâmons fortement nous-mêmes, nous rougissons, quoique personne ne nous fasse aucun reproche, et par nos paroles et nos actions nous donnons de grandes marques de repentir; et que lorsqu'au contraire nous l'avons vaincue, nous nous réjouissons, nous tressaillons d'allégresse, comme venant de remporter une victoire? Pour un homme en colère, la victoire ne consiste pas à rendre la pareille (ce qui est au contraire la pire défaite); elle consiste à souffrir courageusement le mal qu'on nous a fait, ou qu'on a dit de nous. En effet, l'avantage ne reste pas à celui qui a fait le mal, mais a celui qui l'a enduré.

Lors donc que vous vous mettez en colère, ne dites point: il faut que je rende la pareille, il faut que je me venge; et à ceux qui vous exhortent à vous contenir, ne répondez pas non, je ne souffrirai point qu'après s'être moqué de moi, il demeure impuni. Sachez qu'il ne se moquera véritablement de vous, que lorsqu'il vous verra user de vengeance; mais s'il rit, s'il se moque de vous, quand vous vous tenez tranquille et en repos, il fait l'action d'un fou.

Pour vous, n'ambitionnez point pour votre victoire les éloges des insensés; contentez-vous de ceux que les sages vous donneront: mais à quoi pensé-je de vous proposer un public infime, un public composé d'hommes? Tournez-vous plutôt vers Dieu, c'est lui qui vous approuvera. Fort d'un tel suffrage, gardez-vous de rechercher la gloire que dispensent les hommes. Leurs éloges sont dictés souvent par la faveur ou par un esprit de rivalité, et encore leurs louanges ne sont-elles d'aucune utilité; mais le suffrage de Dieu est impartial et souverainement utile à celui qui en est honoré; ce sont donc là les louanges et la gloire que nous devons chercher. .


5. Voulez-vous connaître quel mal c'est que la colère? Arrêtez-vous sur la place, quand vous y verrez des gens se quereller: vous ne pourriez pas facilement découvrir sur vous-même toute la laideur de cette infirmité, votre raison étant alors ensevelie dans l'ivresse et dans les ténèbres; mais lorsque vous ne serez point ému de cette passion, et que votre jugement ne sera point prévenu, alors regardez-vous et contemplez-vous vous-même dans les autres. Voyez cette foule de peuple qui s'amasse de tous côtés, ces hommes en colère qui étalent en public leur honteuse folie; dès que la colère vient à bouillonner, à exciter le coeur, à l'exaspérer, le feu sort et des yeux et de là bouche; le visage s'enfle, les mains s'agitent de mouvements désordonnés, les pieds trépignent ridiculement, prêts à frapper ceux qui cherchent à intervenir dans ces transports insensés; l'homme en colère ressemble absolument à un fou: il ne diffère même pas de ces ânes sauvages qui ruent et qui mordent. L'homme irascible est incapable de se modérer.

Mais les acteurs de ces scènes ridicules, de retour ensuite dans leurs maisons, rentrant en eux-mêmes et réfléchissant sur ce qu'ils viennent de faire, sont tout à la fois saisis de douleur et de crainte: alors ils cherchent et repassent dans leurs esprits ceux qui ont été présents à leur querelle: et ces mêmes hommes qui, pareils à des fous, ne faisaient nulle attention à ceux qui les regardaient, se demandent ensuite, leur sang-froid une fois revenu, quels étaient les assistants. Étaient-ce des amis, des ennemis? ils craignent également les uns et les autres: ceux-là pour leurs reproches, qui les feront rougir de honte et de [126] confusion; ceux-ci pour la joie qu'ils auront de leur déshonneur et de leur ignominie.

S'il y a eu des coups donnés, des plaies, des blessures, la crainte est alors bien plus grande: on redoute qu'il n'arrive quelque chose de pis à ceux qu'on a frappés ou blessés; on craint que la fièvre ne leur survienne et ne leur cause la mort, ou qu'une plaie difficile à guérir ne les mette en péril de la vie. A quoi bon, disent-ils, cette bataille, ce débat, ces injures? Peste soit de ceci et de cela! et ils maudissent ainsi tout ce qui a donné lieu à la querelle: il en est qui poussent la démence jusqu'à s'en prendre à la malignité des démons, à l'heure, au temps.

Maris ce n'est pas la mauvaise heure qui est cause de ce qu'ils ont fait: il n'y a point d'heure mauvaise; les malins démons non plus ne sont pas les auteurs de ce qui s'est passé; tout vient de la méchanceté de ceux qui ont cédé à la colère. Ce sont eux qui attirent les démons, et qui se font à eux-mêmes tout le mal. Mais, direz-vous, la bile s'émeut, le coeur s'enflamme, et se pique des outrages? Je le sais, je l'ai éprouvé moi-même comme vous, c'est pour cela que j'admire ceux qui répriment cette méchante bête. Car, si nous voulons, nous pouvons chasser cette maladie. En effet, pourquoi, si des grands, si des princes nous outragent, ne cherchons-nous pas à nous venger? N'est-ce pas parce que la crainte, qui n'est pas moins forte que la colère, intimide cette colère, et ne lui permet même pas d'éclater au dehors, mais qu'elle l'étouffe au dedans dès le commencement? Pourquoi enfin, nos serviteurs, quand nous les chargeons de mille injures, le souffrent-ils sans dire un seul mot? N'est-ce pas parce que cette même crainte les lie et les retient? Mais vous, ne vous bornez point à songer à la crainte de Dieu: dites-vous que ce même Dieu qui vous prescrit le silence, est lui-même l'auteur de l'offense, et alors vous ne songerez plus à vous plaindre.

Dites à celui qui vous insulte: Que puis-je vous faire? un autre retient ma langue et ma main: et cette parole deviendra pour vous et pour l'agresseur une raison de vous modérer.

Mais nous souffrons les choses même les plus insupportables par considération, et par respect pour les hommes; nous disons souvent à ceux qui nous insultent: c'est un autre, ce n'est point vous qui m'avez fait de la peine: et nous n'aurons pas les mêmes égards, le même respect pour Dieu? Quel pardon pouvons-nous attendre? Disons-nous à nous-mêmes: c'est Dieu qui nous frappe maintenant, c'est lui aussi qui lie nos mains, gardons-nous de regimber et de nous montrer moins obéissants à Dieu qu'aux hommes.

Vous tremblez à cette parole? Tremblez donc aussi au moment d'agir. Dieu nous a commandé, si l'on nous donne des soufflets, non-seulement de les souffrir, mais encore de nous offrir à un pire traitement. (Mt 5,39) Et nous, nous nous défendons avec tant de force et de vigueur, que non-seulement nous ne voulons pas supporter le moindre mal, mais que nous faisons même tous nos efforts pour nous venger, que dis-je? nous allons jusqu'à devenir nous-mêmes provocateurs, et nous nous jugeons vaincus, faute d'avoir rendu la pareille. Et ce qu'il y a de plus fâcheux et de plus funeste pour nous, c'est que nous nous imaginons avoir remporté la victoire, lorsque nous avons subi la pire défaite et que nous sommes par terre; c'est que nous croyons avoir triomphé du diable, lorsqu'il nous a porté mille coups et couverts de blessures.

C'est pourquoi, apprenons, je vous prie, en quoi consiste ici la victoire, et tâchons de la remporter; souffrir, c'est être couronné. Si nous voulons donc que Dieu même nous proclame victorieux, gardons-nous de suivre les maximes en usage dans les luttes du monde; mais observons la loi que Dieu a prescrite pour ces combats, qui consiste à souffrir courageusement et avec patience. Ainsi puissions-nous vaincre nos ennemis, et obtenir les biens de cette vie et de l'autre, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire, l'empire, l'honneur appartiennent au Père et au Saint-Esprit, aujourd'hui et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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HOMÉLIE V. TOUTES CHOSES ONT ÉTÉ FAITES PAR LUI,

ET SANS LUI RIEN N'A ÉTÉ FAIT DE CE QUI A ÉTÉ FAIT. (VERSET 3, JUSQU'AU VERSET 6)

Jn 1,3-5

ANALYSE.

1. Comment certains hérétiques altéraient le sens du 3e verset du 1er chapitre de l'Évangile selon saint Jean, par un changement de ponctuation.
2. Conséquences absurdes auxquelles conduit le sens admis par les hérétiques.- Que le Saint-Esprit n'a pas été fait.
3. Le Fils de Dieu est égal à son Père.- Fécondité inépuisable du Créateur.- Dieu n'est pas un être composé.
4. Que les pécheurs ne diffèrent point des gens ivres et furieux.- Il faudrait mieux aller et se montrer nu dans les rues, que couvert et chargé de péchés.


1. Moïse commence l'histoire de l'Ancien Testament par ce qui est sensible à nos yeux, et en fait une description fort étendue. Il dit: «Au commencement Dieu a fait le ciel et la terre» (Gn 1,1); il ajoute: Il a fait la lumière, le firmament, les étoiles, et des animaux de toutes sortes d'espèces: car il serait trop long de nommer tout en particulier.

Mais notre évangéliste renferme tout en un seul mot: et ces choses, et toutes celles qui sont au-dessus d'elles. Et certes, c'est avec justice et avec raison: Premièrement, toutes ces choses sont connues des auditeurs; et en second lieu, il se hâte d'entrer dans un sujet plus grand et plus élevé. Ainsi il commence sa narration, non par les ouvrages, ou par les créatures, mais par leur auteur et leur Créateur. C'est pourquoi Moïse, n'ayant entrepris de traiter que la moindre partie de la création, puisqu'il n'a point parlé des puissances invisibles, s'arrête uniquement à ce point: mais Jean, qui tout à coup veut s'élever jusqu'au Créateur, passe légèrement et en courant sur toutes ces choses, et renferme tout ce qu'a dit Moïse et ce qu'il a omis, dans ce peu de paroles: «Tout a été fait par lui». Et de peur que vous ne croyiez qu'il n'a en vue que ce dont le législateur a déjà fait mention, il ajoute: «Rien de ce qui a été fait, n'a été fait sans lui», c'est-à-dire, rien de ce qui peut tomber sous les sens, ou de ce qui est invisible et purement intellectuel, n'a été fait que par la vertu, et par la puissance du Fils.

Nous ne mettrons pas un point après ces mots: «Rien n'a été fait», comme font les hérétiques, qui, voulant que le Saint-Esprit ait été créé, lisent ainsi: «Ce qui a été fait était vie dans lui». C'est rendre ces paroles inintelligibles. Car premièrement, il n'était pas à propos de parler du Saint-Esprit en cet endroit; et en second lieu, si l'évangéliste avait voulu l'indiquer, pourquoi se serait-il expliqué si obscurément? Où est la preuve que ce soit du Saint-Esprit qu'il ait dit ces paroles? mais encore, selon leur manière même de ponctuer, nous trouverons que ce n'est pas le Saint-Esprit qui a été fait, mais que c'est le Fils qui s'est fait lui-même.

Soyez donc attentifs, afin de bien retenir le texte, et nous, lisons cependant le passage selon leur manière de le ponctuer; l'absurdité qui en résulte sera plus visible et plus manifeste: «Ce qui a été fait était vie dans lui». Sur quoi ils disent que le mot: «Vie» signifie le Saint-Esprit. Mais il se rencontre ici, que la vie est aussi appelée lumière: car l'évangéliste ajoute: «Et la vie était la lumière des hommes». Donc, selon eux, saint Jean dit ici que le Saint-Esprit est la lumière des hommes: mais que diront-ils sur ce qui suit? Saint Jean [127] ajoute encore: «Un homme a été envoyé de Dieu, pour rendre témoignage à la lumière». Il faut bien qu'ils répondent que cela est dit aussi du Saint-Esprit; car celui-là même qu'il a nommé «Verbe» ci-dessus, il le qualifie «Dieu, vie et lumière» dans les paroles suivantes: «Ce Verbe,» dit-il, «était la vie», et cette même vie «était la lumière». Si donc le Verbe était la vie, et si le Verbe qui est la vie, s'est fait chair, la vie s'est fait chair, c'est-à-dire le Verbe: «Et nous avons vu sa gloire, comme du Fils unique du Père».

Si ces hérétiques soutiennent donc qu'en cet endroit le Saint-Esprit est appelé la vie, voyez combien il s'ensuit d'absurdités: il résulte delà que c'est le Saint-Esprit qui s'est incarné, et non pas le Fils; que le Saint-Esprit est le Fils unique. Et si cela n'est point ainsi, ou s'ils veulent éviter ces conséquences, ils tomberont dans de plus grandes extravagances, en lisant comme ils font. S'ils avouent que c'est du Fils qu'il est parlé en ce lieu et s'ils ne ponctuent pas et ne lisent pas comme nous, il faut nécessairement qu'ils disent que le Fils a été fait par lui-même. En effet, si le Verbe était la vie, si ce qui a été fait, était vie en lui: de cette façon de lire il s'ensuit que le Verbe a été fait en lui-même, et par lui-même. L'Evangile ajoute ensuite quelques lignes après: «Et nous avons vu sa gloire, sa gloire,» dis-je «comme du Fils unique du Père (14)». Voilà comment de leur façon de lire, et de leur manière de s'expliquer, il résulte que le Saint-Esprit est le Fils unique; car «selon eux», c'est de l'Esprit-Saint qu'il est uniquement parlé, c'est à lui seul que se rapporte tout ce discours.

Ici, mes frères, ne voyez-vous pas dans quels précipices, et dans quelles absurdités on tombe, lorsqu'une fois on s'égare et l'on s'écarte de la vérité? Quoi donc? L'Esprit-Saint, direz-vous, n'est-il pas la lumière? Oui, il est sûr qu'il est la lumière; mais il n'est point fait mention de lui en cet endroit. Quoique Dieu soit Esprit, c'est-à-dire incorporel, il ne s'ensuit pourtant pas de là que toutes les fois qu'on dit esprit, ce soit de Dieu qu'on parle. Et pourquoi vous étonneriez-vous, si nous le disions du Père? Du Paraclet, du Consolateur même, nous ne dirons pas que partout où l'on trouve le nom d'esprit, ce soit de l'Esprit Consolateur qu'on parle: quoique ce nom lui soit propre, et celui qui lui convient le plus, toutefois partout où on lit le nom d'esprit, il ne faut pas toujours l'entendre du Paraclet; car Jésus-Christ aussi est appelé la vertu de Dieu, la sagesse de Dieu. Mais partout où. on nomme la vertu de Dieu, la sagesse de Dieu, ce n'est pas toujours de lui qu'on parle. Il en est de même en ce' lieu: quoique le Saint-Esprit illumine, ce n'est pas néanmoins de lui que parle maintenant l'évangéliste. Mais nous avons beau faire justice de ces absurdités: eux, dans leur extrême obstination à combattre la vérité, ne cessent point de dire: «Ce qui a été fait, était vie en lui», c'est-à-dire, ce qui a été fait était vie.

Quoi donc? le châtiment des Sodomites, le déluge, les tourments, et mille autres choses semblables, tout cela était vie? Mais, disent-ils, nous parlons de la création. Certes, ces choses appartiennent à la création. Mais pour combattre plus fortement encore leurs sentiments, interroge»ns-les: dites-nous donc, le bois est-il vie? Les pierres, ces êtres inanimés et sans mouvement, sont-ils vie? l'homme lui-même, est-il absolument vie? Qui pourrait le prétendre? L'homme n'est point la vie, mais capable de vie.

2. Considérez encore ici leurs absurdités, car nous les suivrons pas à pas, pour mettre leur folie dans un plus grand jour; tant nous sommes sûrs qu'ils n'allèguent rien qui puisse convenir au Saint-Esprit! En effet, forcés dans leurs retranchements, et contraints d'abandonner leurs premières opinions, ils appliquent aux hommes ce qu'ils croyaient auparavant pouvoir dignement attribuer à l'Esprit-Saint; mais examinons maintenant leur leçon dans ce nouveau sens.

La créature est à présent appelée vie, elle est donc aussi la lumière: et Jean est venu pour lui rendre témoignage. Pourquoi donc n'est-il pas lui-même la lumière? L'Ecriture dit: «Il n'était pas la lumière»; cependant il était du nombre des créatures: comment n'est-il donc pas la lumière? Et comment expliquer: «Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui?» La créature était dans la créature, et la créature a été faite par la créature: comment le monde ne l'a-t-il point connu? Est-ce que la créature n'a point connu la créature? «Mais il a donné à tous ceux qui l'ont reçu le pouvoir d'être faits enfants de Dieu». Mais en voilà assez pour faire rire tout le monde de leurs impertinences; ce sera maintenant à vous [129] à combattre leurs monstrueuses opinions. Je vous les abandonne, de peur qu'il ne semble que nous n'avons rien dit jusqu'à présent que pour rire et nous moquer d'eux, et que nous perdons le temps.

En effet, si ces paroles ne sont point dites du Saint-Esprit, comme nous l'avons déjà démontré, ni de la créature, et si néanmoins ils soutiennent et défendent leur même leçon, il s'ensuivra, comme nous l'avons fait voir, la plus grande de toutes les absurdités, savoir que le Fils a été fait par lui-même. Car si le Fils est la vraie lumière, et si cette lumière était la vie, et si la vie a été faite en lui, il s'ensuit nécessairement de leur leçon, que le Fils a été fait par lui-même; c'est pourquoi laissons leur manière de ponctuer, rejetons-la, et venons à celle qui est juste, et à la bonne interprétation. Quelle est-elle? elle consiste à terminer le sens de ces paroles: «Ce qui a été a fait». Et de commencer ensuite par celles-ci: «Dans lui était la vie», par où l'évangéliste veut nous faire entendre que «rien de ce qui a été fait, n'a été fait sans lui». Si quelque chose a été faite, dit-il, elle n'a point été faite sans lui.

Ne voyez-vous pas, mes frères, qu'au moyen de cette courte addition, saint Jean a dissipé tous les doutes et toutes les absurdités qui pouvaient naître? Car par ces mots: «Rien n'a été fait sans lui», et par cette courte addition: «De ce qui a été fait», il comprend et renferme ensemble tous les êtres intellectuels, et met. à part le Saint-Esprit. Comme il avait dit: «Toutes choses ont été faites par lui, et rien n'a été fait sans lui»; cette addition était nécessaire, de peur que quelqu'un n'alléguât: mais si toutes choses ont été faites par lui, le Saint-Esprit a donc été fait par lui. C'est des choses qui ont été faites, dit-il, que je dis qu'elles ont été faites par lui: ces choses fussent elles invisibles, incorporelles, célestes. Voilà pourquoi je n'ai pas dit simplement toutes choses; mais j'ai dit: si quelque chose a été faite, c'est-à-dire, ce qui a été fait. Or l'Esprit n'a pas été fait.

Vous voyez combien cette doctrine est exacte. L'Évangéliste a rappelé la création des choses sensibles, dont Moïse nous avait auparavant instruits; ensuite nous voyant suffisamment éclairés là-dessus, il a élevé nos esprits à des choses plus sublimes, c'est-à-dire, à ce qui est incorporel et invisible, et il a séparé le [129] Saint-Esprit de toutes les créatures; c'est ainsi, c'est en ce sens que saint Paul, inspiré de la même grâce, disait: «Car tout a été créé par lui». (Col 1,16) Je vous prie d'observer ici la même exactitude; car le même esprit mouvait aussi cette âme. De crainte que quelqu'un ne retranchât de la création aucune des choses qui ont été faites, à cause qu'elles étaient invisibles, ou qu'il n'y joignît le Paraclet, le saint apôtre passe sur les choses sensibles, qui étaient connues de tout le monde, et fait la description des choses célestes en ces termes: «Soit les Trônes, soit les Dominations, soit les Principautés, soit les Puissances». (Col 1,16) Par ce mot : «soit» chaque fois répété, il ne nous fait entendre que ceci: «Tout ce qui a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait, n'a été fait sans lui».

Que si, vous croyez que ce mot: «Par», marque quelque chose de moins, «comme un simple ministère», écoutez ce que dit le Prophète: «Vous avez, Seigneur, dès le commencement fondé la terre, et les cieux sont les ouvrages de vos mains». (Ps 102,26) Ce qui est dit du Père, comme Créateur, l'évangéliste le dit ici du Fils: il ne l'aurait point dit s'il ne le regardait pas comme Créateur, mais bien comme simple ministre. Que s'il est dit: «Par lui», ce n'est qu'afin qu'on ne croie pas que le Fils n'est point engendré. Mais pour avoir un, témoignage bien sûr que, quant à la dignité de créateur le Fils n'a rien de moins que le Père, écoutez en quels termes il parle de lui-même: «Comme le Père», dit-il, «ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît». (Jn 5,21) Si c'est du Fils qu'il est dit dans l'Ancien Testament: «Vous avez, Seigneur, dès le commencement fondé la terre», sa dignité de Créateur est visible et manifeste; mais si vous dites que le prophète a parlé du Père en cet endroit, et que saint Paul a attribué au Fils ce qui était dit du Père, il s'ensuit pourtant toujours la même chose. L'apôtre ne se serait pas porté à attribuer aussi la création au Fils, s'il n'avait été tout à fait certain que le Fils est égal au Père en dignité et en puissance. II y aurait eu en effet une extrême témérité d'attribuer à celui qui est moindre et inférieur, un pouvoir propre à l'incomparable nature du Tout-Puissant.

3. Mais le Fils n'est ni moindre que le Père, ni inférieur à lui en essence, en [130] substance; c'est pourquoi saint Paul n'a pas seulement osé lui attribuer cette dignité, mais encore d'autres semblables. Car ce mot: «Duquel», que vous n'attribuez qu'à la dignité du Père seul, il l'applique également au Fils dans ces paroles: «Duquel», dit-il, «tout le corps» de l'Eglise «recevant l'influence par les vaisseaux qui en joignent et lient toutes les parties, s'entretient et s'augmente par l'accroissement que Dieu lui donne». (Col 2,19) Ce n'est pas tout, il vous ferme encore mieux la bouche d'une autre façon, en disant du Père: «Par qui», expression qui, selon vous, implique infériorité: «Car», dit-il, «Dieu par qui vous avez été appelés à la société de son Fils Jésus-Christ Notre-Seigneur, est fidèle et véritable». (1Co 1,9) Et encore «Par sa volonté»; et ailleurs: «Tout est de lui, «tout est par lui, et tout est en lui». (Rm 11,36)

Enfin ce terme: «Duquel» est attribué non-seulement au Fils, mais aussi au Saint-Esprit, puisque l'ange disait à Joseph: «Ne craignez point de prendre avec vous Marie votre à femme; car ce qui est né dans elle, est du Saint-Esprit». (Mt 1,20) Et de même ce mot: «En qui», qui est propre au Saint-Esprit, le prophète ne fait point de difficulté de l'attribuer à Dieu «le Père», lorsqu’il dit. «En Dieu (1) nous ferons des actions de vertu». Et saint Paul dit: «Dans ses prières, si EN LA VOLONTÉ DE DIEU (2), je dois trouver enfin une voie favorable pour aller vers vous» (Rm 1,10); il le dit aussi de Jésus-Christ: «En Jésus-Christ». Et certes, ces paroles et ces expressions: «En qui, duquel, par qui», etc., se trouvent souvent dans l'Ecriture indifféremment appliquées et attribuées aux trois personnes de la sainte Trinité; ce qui ne serait point, et n'arriverait pas, si leur substance n'était la même et égale en tout.

1. «En Dieu»: Il serait mieux de dire: «Avec Dieu»; mais l'application qu'en fait le saint Docteur demande que je traduise comme je fais.
2. «Si en la volonté de Dieu»: je suis forcé de traduire de même pour me conformer au sens; on dira mieux: «je demande continuellement à Dieu dans mes prières, que si c'est sa volonté, il m'ouvre enfin quelque voie favorable pour aller vers vous».

Mais de peur que vous ne croyiez que ces paroles: «Tout a été fait par lui», doivent à présent s'entendre des prodiges et des miracles (car les autres évangélistes en ont fait mention), saint Jean ajoute ensuite: «Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui», mais non le Saint-Esprit, qui n'est pas au nombre des créatures, et qui est au contraire au-dessus de toutes les choses créées.

Passons à l'explication du reste du chapitre. Saint Jean, après avoir dit, parlant de la création: «Toutes choses ont été faites par lui, et à rien de ce qui a été fait n'a été fait sans lui», fait aussi mention de la Providence par ces paroles. «Dans lui était la vie». Car, de peur que quelque incrédule ne doutât que tant et de si grandes choses eussent été faites par lui, il a ajouté: «Dans lui était la vie». Or, de même qu'on ne peut diminuer une source qui jette des abîmes d'eaux et les répand par torrents, quelque quantité qu'on en puise; ainsi faut-il penser du Fils unique: la puissance qu'il a de créer est inépuisable: quelques productions que vous puissiez lui attribuer, elle n'est en rien diminuée.

Mais plutôt servons-nous d'un exemple plus propre et plus convenable, comme de celui de la lumière, dont le saint évangéliste parle ensuite en disant: «Et la vie était la lumière». Comme donc la lumière, quelques milliers d'hommes qu'elle éclaire, ne perd rien de sa splendeur: ainsi et de même, Dieu, et avant et après avoir créé ses ouvrages, et les avoir produits au dehors, demeure également entier, et ne souffre ni diminution, ni altération, quel que soit le nombre de ses oeuvres. Fallût-il même créer encore mille mondes semblables à celui-ci: en fallût-il produire un nombre infini, il suffirait à toutes ces choses, et non-seulement pour les créer, mais aussi pour les faire subsister après les avoir créées. Car ici le nom de vie ne marque pas seulement la puissance qu'il a de créer, mais encore cette providence par laquelle il conserve les choses qu'il a créées. Bien plus, par ce nom saint Jean jette dans nous les fondements de la doctrine de la résurrection, et le principe de cette révélation ineffable. Car la vie venant à nous, l'empire de la mort est détruit; la lumière nous illuminant, les ténèbres sont dissipées; la vie demeure pour toujours dans nous, et la mort ne peut avoir de domination sur elle.

Ainsi tout ce qui est dit du Père serait également bien dit du Fils: «C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être». (Ac 17,28) Saint Paul le déclare aussi par ces paroles: «Tout a été créé par lui, et toutes choses subsistent en lui». (Col 1,16-17) Voilà pourquoi il est appelé et la racine et le fondement. Donc quand vous. entendez dire du Fils: [131] «Dans lui était la vie», ne pensez pas qu'il soit un être composé. Car le Fils dit ensuite du Père: «Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d'avoir la vie en lui même» (Jn 5,10); et comme vous ne direz pas pour cela que le Père soit un être composé, ne le dites pas non plus du Fils, puisque l'Ecriture dit aussi ailleurs: «Dieu est la lumière même» (1Jn 1,5); et encore «Dieu habite une lumière inaccessible». (1Tm 6,16) Elle ne s'énonce point en ces termes pour nous faire penser qu'il y ait en Dieu de la composition, mais afin que nous nous élevions peu à peu au comble de la doctrine.

Comme effectivement le petit peuple et les faibles auraient peine à comprendre de quelle manière la vie subsiste en lui, c'est aussi pour cette raison qu'elle dit premièrement ce qu'il y a de plus simple et de plus bas, et, de ce premier degré d'instruction, nous élève ensuite à ce qu'il y a de plus sublime. Car Celui qui a dit: «Il a donné au Fils d'avoir la vie», est le même que Celui qui dit: «Je suis la vie», et encore: «Je suis la lumière». Mais quelle est,

je vous prie, cette lumière? Elle n'est point sensible, mais elle est spirituelle, et c'est elle qui illumine l'âme. Jésus-Christ devait dire: «Personne ne peut venir à moi si mon Père ne l'attire». (Jn 6,44) Voilà pourquoi l'évangéliste nous prévient, et dit: «C'est lui qui illumine»; il le dit aussi afin que si vous entendez dire quelque chose de semblable du Père, vous sachiez et vous confessiez que cela n'est pas uniquement propre au Père, mais encore au Fils, car Jésus-Christ dit: «Tout ce qui est à mon Père est à moi». (Jn 16,15)

L'évangéliste nous a donc premièrement enseigné que toutes choses ont été créées: il nous a fait connaître ensuite par un seul mot les biens spirituels que nous a apportés le Fils lorsqu'il est venu au monde, en disant: «Et la vie était la lumière des hommes». Il n'a point dit. Il était la lumière des Juifs, mais de tous les hommes. Car ce ne sont pas seulement les Juifs, mais encore les gentils, qui sont parvenus à la connaissance de cette lumière: cette lumière était commune à tous, exposée aux yeux de tous les hommes.

Mais pourquoi n'a-t-il pas ajouté les anges, et n'a-t-il nommé que les hommes? C'est parce qu'il parle maintenant de la nature humaine, et que c'est aux hommes qu'il s'apprête à annoncer la bonne nouvelle.

«Et la lumière luit dans les ténèbres (Jn 1,5)». Saint Jean appelle «ténèbres», la mort et l'erreur. Car la lumière sensible (1) ne luit pas dans les ténèbres, mais à l'écart et à part des ténèbres: au contraire, la lumière de la prédication a brillé au milieu même de l'erreur qui régnait sur le monde, et l'a dissipée: et Jésus-Christ, attaquant lui-même la mort par sa mort, l'a si bien vaincue, qu'il a tiré et délivré de son empire ceux qu'elle retenait déjà dans ses liens (2): comme donc ni la mort, ni l'erreur, n'ont pu surmonter, ni vaincre cette lumière, et qu'au contraire elle illumine tout, et brille par sa propre vertu; voilà pourquoi l'évangéliste dit: «Et les ténèbres ne l'ont point comprise». Car cette lumière est invincible, et elle n'habite pas volontiers dans les âmes qui ne veulent point être illuminées.

1. La lumière sensible, c'est-à-dire le soleil.
2. Le saint Docteur ne ferait-il pas ici allusion à ces paroles de saint Pierre: «Jésus-Christ étant mort en sa chair, mais étant ressuscité par l'Esprit, par lequel aussi il alla prêcher sur esprits qui étaient retenus en prison?» (1P 3,28-29)

4. Ne vous étonnez donc pas, mes frères, si cette lumière n'illumine pas tous les hommes: Dieu ne nous attire point à lui par force ou par violence, mais librement et selon la disposition de notre volonté. Ne fermez point la porte à cette lumière, et vous jouirez de toutes sortes de félicités. La foi l'attire à nous, cette lumière, et quand elle est venue, elle illumine infiniment celui qui la reçoit: si votre vie est pure et sainte, elle demeurera toujours en vous. Car Jésus-Christ dit: «Si quelqu'un m'aime, «il gardera mes commandements, et nous viendrons à lui mon Père et moi, et nous ferons en lui notre demeure». (Jn 4,23) Comme on ne peut pas bien jouir de la lumière du soleil, si l'on n'ouvre les yeux, de même, on ne participe pas pleinement à cette resplendissante lumière, si l'on n'ouvre les yeux de l'âme, et si on ne les met en état de la recevoir de toutes parts: mais comment le peut-on? c'est en se purifiant de tous ses vices.

Le péché n'est que ténèbres, il est couvert de nuages épais, et cela parait visiblement, puisque c'est inconsidérément et sans témoins qu'on le commet: car, «quiconque fait le mal hait la lumière, et ne s'approche pas de la lumière». (Jn 3,20) Et: «La pudeur 132 ne permet pas seulement de dire ce que ces personnes font en secret». (Ep 5,32) De même que dans les ténèbres nous ne connaissons ni l'ami ni l'ennemi, et ne discernons pas les objets, ainsi dans le péché nous ne voyons rien: l'avare ne distingue pas l'ami de l'ennemi; l'envieux voit d'un oeil d'inimitié l'homme qui lui est le plus dévoué; celui qui tend des pièges déclare la guerre à tout le monde. En un mot, quiconque est asservi au péché ne diffère point des gens, ivres et furieux et cesse de discerner les choses. Comme dans la nuit, faute de lumière pour distinguer les objets: le bois, le plomb, le fer, l'argent, l'or, les pierres précieuses, tout paraît semblable à nos yeux; de même celui qui vit dans l'impureté ne connaît point l'excellence de la sagesse ni la beauté de la philosophie. En effet, dans les ténèbres, comme je l'ai déjà dit, les pierres précieuses ne montrent pas leur propre beauté; et cela ne provient point de leur nature, mais de l'ignorance de ceux qui les regardent.

Mais ce n'est point là le seul malheur qui accable celui qui vit dans le péché: il est dans une crainte perpétuelle, et de même que ceux qui se trouvent en chemin dans une nuit obscure, où la lune ne brille point, tremblent toujours, quoiqu'il n'y ait là personne pour causer leurs alarmes; ainsi les pécheurs sont dans une méfiance continuelle, quand bien même personne ne leur ferait de reproches. Mais les remords de leur conscience font que tout les effraie, tout leur est suspect, que tout est plein pour eux de crainte et de terreur, et qu'ils ne voient rien qui ne les inquiète.

Fuyons donc une vie si tourmentée, car après ces inquiétudes la mort viendra, et une mort éternelle, où les supplices n'auront point de fin. Mais en ce monde même, ces pécheurs, qui s'imaginent des choses sans réalité, ne diffèrent point des fous; ils se croient riches, et ils ne le sont pas; il leur semble qu'ils vivent dans les plaisirs et dans les délices, et ils n'ont ni délices ni plaisirs, et ils ne reconnaissent et ne sentent comme il faut combien leurs idées sont fausses et trompeuses qu'après s'être guéris de leur démence, avoir secoué leur léthargie. Voilà pourquoi saint Paul veut que nous soyions tous sobres et vigilants, et Jésus-Christ nous le commande aussi. Celui qui est sobre et qui veille, si le péché le surprend, aussitôt il le chasse; mais l'insensé ou celui qui dort ne sait pas comment le péché s'empare de lui. Ne nous endormons donc point, car la nuit est passée, nous sommes dans le jour. «Marchons donc avec bienséance et avec honnêteté, comme «marchant durant le jour», (Rm 13,13)

En effet, rien n'est plus laid, rien n'est plus honteux que le péché. Ce serait un moindre mal,, à le prendre du côté de la honte et de la laideur, d'aller nu dans les rues, que couvert et chargé de péchés et de crimes. D'aller nu, ce ne serait pas un si grand crime, puisque souvent l'indigence en est la cause; mais il n'est rien de si infâme ni de si méprisable que le pécheur.

Représentons-nous ces voleurs qu'on traîne devant les juges pour leurs rapines et leurs spoliations: voyons combien leurs insolences, leurs friponneries et leurs violences les rendent hideux, ridicules et méprisables. Oh que nous sommes misérables et malheureux! Nous qui ne voulons pas souffrir sur nous un manteau mal arrangé ou à l'envers, et qui, si nous le voyons ainsi sur un autre, y portons aussitôt la main pour l'ajuster: si notre prochain et nous, nous marchons de travers dans la voie des commandements de Dieu, nous ne nous en apercevons point du tout. Qu'est-il, je vous prie, de plus vilain et de plus infâme qu'un homme qui entre chez une prostituée? Qu'y a-t-il de plus ridicule et de plus risible qu'un homme violent, qu'un médisant, qu'un envieux? Comment peut-il se faire qu'on ne regarde pas ces choses comme aussi honteuses que d'aller nu dans les rues? C'est seulement parce qu'on s'est accoutumé à ces sortes de vices; car on n'a jamais vu personne marcher nu dans les rues volontairement: mais la coutume fait que l'on pèche hardiment.

Certes, si quelqu'un entrait dans la société des anges, où il ne s'est jamais rien passé de semblable, il connaîtrait bientôt combien ces sortes d'actions sont honteuses et ridicules. Mais pourquoi nommé-je la société des anges? Aujourd'hui même, et parmi nous, si quelqu'un ose introduire une femme de mauvaise vie dans le palais de l'empereur, ou s'y enivrer, ou y commettre quelqu'autre action honteuse, il en est puni du dernier supplice. Que s'il n'est pas permis de rien faire de semblable dans le palais du prince, à plus forte raison, commettre de pareilles actions quelque part que ce soit, quand le Roi de l'univers est [133] présent partout et voit tout, c'est encourir les derniers supplices.

C'est pourquoi, je vous en conjure, mes chers frères, vivons en ce monde dans une grande paix, et travaillons à nous rendre purs et irréprochables: nous avons un Roi qui a continuellement les veux attentifs sur tout ce que nous faisons. Afin donc que cette lumière nous illumine toujours, attirons ses rayons sur nous. De cette sorte nous jouirons et des biens présents et des biens futurs, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.




Chrysostome sur Jean 4