Chrysostome Philippiens 1400

HOMÉLIE 14 - Ph 4, 4-10 RÉJOUISSEZ-VOUS SANS CESSE DANS LE SEIGNEUR; JE LE DIS ENCORE UNE FOIS, RÉJOUISSEZ-VOUS.

1400
(
Ph 4,4-10)

Analyse.
1. L'orateur développe simplement le texte de l'apôtre, et ses consolations et recommandations aux Philippiens. —Première consolation : joie intime, jusque dans les souffrances et le pardon des injures.
2. Seconde consolation : la prière, l'action de grâces, sources d'une paix qui surpasse tout sentiment. —Troisième consolation : une sainte émulation pour tout ce qui est bon, beau, vrai, pur, honnête : la paix encore est à ce prix.
3. Le vice, et surtout le vice impur, porte avec lui sa peine. — La vertu apporte avec elle-même sa récompense, ce qui est vrai surtout du pardon des injures.

1401 1. Jésus-Christ a déclaré bienheureux ceux qui pleurent, malheureux ceux qui rient. Quel est donc le sens de ces paroles de son apôtre : « Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur? » Ph 4,4 Il ne contredit point son maître, oh non ! Jésus-Christ, en effet, annonce malheur à ceux qui rient de ce rire mondain qui a sa raison dans les choses du temps, et il proclame bienheureux ceux qui pleurent, mais non pas ceux qui le font pour quelque raison humaine, comme la perte d'un bien temporel, mais ceux qui ont la componction chrétienne, pleurant leurs misères, expiant leurs péchés et même ceux d'autrui. La joie recommandée ici, loin d'être contraire à ces larmes, s'engendre à leur source pure et féconde. Pleurer ses véritables misères, et les confesser, c'est se créer une joie et un bonheur. D'ailleurs il est bien permis de gémir sur ses péchés et de se réjouir en l'honneur de Jésus-Christ. Les Philippiens souffraient de rudes épreuves, comme le rappelle l'apôtre : « Il vous a été donné », leur disait-il, « non seulement de croire en Jésus-Christ, mais de souffrir pour lui » (Ph 1,29); pour cette raison, il ajoute : « Réjouissez-vous dans le Seigneur ». C'est dire en d'autres termes: Vivez de manière à goûter une joie pure. Tant que rien n'empêchera vos progrès dans le service de Dieu, réjouissez-vous en lui. C'est là le sens, à moins que cette préposition « en » ne soit synonyme de « avec »; le sens alors serait: Réjouissez-vous sans cesse d'être « avec le Seigneur ».

« Je vous le dis encore une fois, réjouissez-vous ». Expression qui prouve la confiance de saint Paul, et par laquelle il montre que, tant qu'on s'appuie sur Dieu, on doit sans cesse être dans la joie; fût-on d'ailleurs accablé, frappé de toute manière, on la possède toujours. Écoutez, en effet, saint Luc nous raconter au sujet des apôtres « qu'ils sortaient du conseil des juifs en se réjouissant d'avoir été trouvés dignes de recevoir pour son nom la flagellation ». (Ac 5,41) Si les coups et les fers, que chacun regarde comme ce qu'il y a de plus affreux, engendrent une telle joie, quelle autre douleur au monde pourra enfin nous créer la peine? — « Je vous le répète, réjouissez-vous ». L'apôtre a eu raison de réitérer cette recommandation ; la nature des événements commandait la douleur; maïs cette répétition de termes encourageants leur impose le devoir de se réjouir en dépit des événements.

« Que votre modestie et modération soit connue de tous les hommes » Ph 4,5. Paul avait parlé un peu auparavant de ceux « qui ont pour Dieu leur ventre, dont la gloire est dans leur honte même, qui n'ont de goût (89) que pour les choses de la terre ». Ces paroles étant de nature à inspirer à ses néophytes de la haine pour les méchants, Paul les avertit de n'avoir rien de commun avec eux, mais cependant de traiter avec modestie et modération non pas seulement leurs frères, mais même leurs ennemis et leurs adversaires.

« Le Seigneur est proche; ne vous inquiétez de rien » (Ph 4,5-6). Car quelle pourrait être, dites-moi, la raison de votre découragement? Serait-ce parce qu'ils se dressent contre vous, ou parce que vous les voyez vivre dans les délices? « Ne vous inquiétez de rien » (Ph 4,6). L'heure du jugement va sonner; dans peu, ils rendront compte de leurs oeuvres. Vous êtes dans l'affliction, eux dans les délices? Tout cela finira bientôt. Ils complotent, ils menacent? Mais leurs coupables desseins ne réussiront pas toujours; le jugement est suspendu sur leurs têtes, tout va changer ! « Ne vous inquiétez de rien ». Déjà la part de chacun est faite. Montrez seulement votre patience et modération envers ceux qui vous préparent sans cesse les persécutions; et tout va s'évanouir comme un songe, pauvreté, mort, fléaux de tout genre qui vous menacent, tout finira : « Ne vous inquiétez de rien ».

« Mais qu'en tout, par la prière et par la supplication, avec action de grâces, vos demandes et vos voeux soient connus devant Dieu (Ph 4,6). Dieu est proche; je serai avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde » c'était déjà une consolation; en voilà une seconde; voilà un antidote capable de dissiper toute peine, tout chagrin, tout ennui. Mais quel est ce médicament? Prier, en toutes choses rendre grâces. Ainsi Dieu ne veut pas que nos prières soient de simples demandes; il les exige unies à l'action de grâces pour les bienfaits que nous avons déjà reçus. Comment, en effet, demander quelques faveurs pour l'avenir, si nous ne sommes pas reconnaissants des faveurs passées? — « En tout », dit-il, c'est-à-dire en toutes choses, recourez à « la prière et à la supplication » (Ph 4,6). Donc il faut remercier Dieu de tout, même de ce qui paraît fâcheux. C'est vraiment là que se reconnaît le coeur reconnaissant. La nature des choses l’exige; ce sentiment sort spontanément d'une âme vraiment reconnaissante et pleine d'amour pour Dieu. Demandez-lui donc des faveurs qu'il puisse approuver et connaître; car il dispose tout pour notre plus grand bien, même à notre insu ; et une preuve que tout se fait pour notre plus grand bien, c'est cette ignorance même où il nous laisse du succès de nos prières.

« Et que la paix de Dieu, qui surpasse toutes nos pensées, garde vos esprits et vos coeurs en Jésus-Christ » (Ph 4,7). Qu'est-ce à dire? Entendez, dit l'apôtre, que la paix de Dieu, celle qu'il a faite avec les hommes, surpasse toute pensée. Qui jamais, en effet, attendit et osa espérer ces biens de l'avenir? Ils surpassent non-seulement toute parole, mais toute pensée humaine. Pour ses ennemis, pour ceux qui le haïssaient, qui le fuyaient, pour eux Dieu n'a pas refusé de livrer son Fils unique pour faire la paix avec nous. Telle est la paix, ou, si vous voulez, telle notre délivrance; telle la charité de Dieu.

1402 2. « Que cette paix garde vos coeurs et vos intelligences » (Ph 4,7). On reconnaît un bon maître, non-seulement à ses avis, mais surtout à ses prières, au secours que ses suppliques auprès de Dieu implorent pour ses disciples, afin qu'ils ne soient ni accablés par les tentations, ni ballotés par les erreurs. Ici donc saint Paul semble dire : Que celui qui vous a délivrés si merveilleusement; que celui qu'âme qui vive ne peut comprendre, oui, que lui-même vous garde, vous fortifie contre tout malheur. — Tel est le sens de saint Paul, ou bien le voici: Cette paix dont Jésus-Christ a dit : « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix», elle-même vous gardera. Car cette paix surpasse toute intelligence humaine; et si vous demandez comment, écoutez : quand Dieu nous ordonne d'avoir la paix avec nos ennemis, avec ceux qui nous font un mal injuste, qui nous provoquent, qui nous gardent de la haine, une loi semblable n'est-elle pas au-dessus de tout esprit humain ? Il y a plus : s'il vous plaît, comprenons d'abord ce mot profond : « La paix de Dieu surpasse toute intelligence ». Si la paix de Dieu surpasse toute intelligence, combien plus le Dieu qui nous la donne, surpassera non-seulement toutes nos pensées, mais même toutes celles des anges et des puissances même célestes ! — « En Jésus-Christ », qu'est-ce à dire? Que la paix de Dieu vous maintiendra sous l'empire de Jésus-Christ pour vous y faire persévérer, pour que votre foi en lui ne chancelle même pas.

« Au reste, mes frères... »(Ph 4,8) — Que signifie « au reste?» J'ai dit tout ce que j'avais à dire. C'est (90) le mot de quelqu'un qui se presse et n'a plus rien de commun avec les choses temporelles. «Au reste, mes frères, que tout ce qui est vrai, tout ce qui est saint, tout ce qui est juste, tout ce qui est pudique, tout ce qui est aimable, tout ce qui est édifiant, tout ce qui est vertueux et louable, fasse l'entretien de vos pensées».

« Tout ce qui est aimable »(Ph 4,8), qu'est-ce à dire? Aimable aux fidèles, aimable à Dieu. — « Tout ce qui est vrai » (Ph 4,8), le mot « vrai » est éminemment bien choisi, car il désigne la vertu même; tout vice, au contraire, est mensonge. La volupté, compagne du vice, la gloire et toutes les choses de ce bas monde ne sont plus que mensonge. — «Tout ce qui est pudique» (Ph 4,8), c'est l'opposé du péché qu'il stigmatisait dans ceux qui n'ont de goût que pour les choses de la terre. — « Tout ce qui est saint » (Ph 4,8) est dit contre ceux qui n'ont d'autre Dieu que leur ventre. — «Tout ce qui est juste et édifiant», ou, comme il le répète en finissant, «tout ce qui est vertueux et louable» (Ph 4,8), est mis pour rappeler aux Philippiens leurs devoirs envers les hommes. — Vous le voyez : le dessein de Paul est de bannir de nos coeurs toute mauvaise pensée. Car des pensées mauvaises procèdent nécessairement les mauvaises actions.

Et comme c'est une méthode excellente que de se proposer soi-même comme modèle de l'accomplissement des avis qu'on a donnés, il va dire: « Pratiquez ce que vous avez appris et reçu de moi » (Ph 4,9), dans le même sens qu'il leur écrivait déjà: « Comme vous avez notre exemple ». Il déclare donc: Faites selon ce que je vous ai enseigné, selon ce que «vous avez vu et appris en moi » (Ph 4,9), c'est-à-dire, imitez-moi pour les paroles, les actions, la conduite. Vous voyez que cette recommandation emporte tous les détails de la vie. En effet, comme il est absolument impossible de définir par le menu tous les devoirs, nos allées et venues, nos conversations, notre extérieur, nos habitudes intimes, et que toutefois le chrétien doit tout régler, saint Paul les résume et dit : « Faites selon ce que vous avez vu et appris en moi» ; comme pour dire: Je vous ai instruits par mes actions autant que par mes paroles. « Pratiquez », a-t-il écrit; faites, et ne vous contentez pas de parler. « Et le Dieu de paix sera avec vous »; c'est-à-dire, si vous gardez ces règles, si vous avez la paix avec tout le monde, vous aurez pris ainsi le poste le plus sûr et le plus tranquille ; il ne vous arrivera rien qui vous afflige, rien qui soit contraire à vos désirs. — En effet, toutefois que nous aurons la paix avec Dieu, et nous l'avons toujours par la vertu, bien plus encore Dieu aura-t-il la paix avec nous. Car puisqu'il nous a aimés jusqu'à nous rechercher quand nous l'évitions, combien plutôt, nous voyant courir à lui, nous offrira-t-il spontanément son amitié.

Le plus grand ennemi de notre nature, c'est le vice. Que le vice soit notre ennemi, et la vertu notre amie, bien des preuves le démontrent. Et, si vous le voulez, la fornication, une des grandes plaies de l'homme, nous fournira le premier exemple. La fornication attire sur ses victimes un déshonneur complet, la pauvreté, le ridicule; elle en fait la fable et le mépris de tout le monde : à ces ruines, reconnaissez un ennemi. Souvent d'ailleurs elle apporte et maladies et dangers extérieurs, puisque l'on a vu maints débauchés périr par les suites naturelles du libertinage ou par des blessures. Si tels sont les fruits de la fornication, quels ne seront pas ceux de l'adultère? En est-il ainsi de l'aumône? Tant s'en faut, qu'au contraire, pareille à une mère, elle gagne à son enfant chéri la grâce, l'honneur, la gloire; elle lui fait aimer à remplir ses devoirs d'état; loin de nous délaisser, loin de nous détourner des obligations nécessaires, elle rend nos coeurs plus prudents, tandis que les débauchés sont l'imprudence même.

Mais préférez-vous étudier l'avarice? Elle aussi nous traite en ennemie. Comment? C'est qu'elle nous attire la haine universelle; elle nous fait détester de tous, des victimes de l'injustice et de ceux mêmes que nos injustices n'ont point foulés. Ceux-ci plaignent les autres et craignent pour eux-mêmes. Aussi tous n'ont contre l'avare qu'un regard de colère. L'avare est l'ennemi commun, une bête féroce, presque un démon. De là contre lui mille accusations, complots, jalousies : autant de fruits d'inimitiés. Au contraire, la justice nous fait de tous nos semblables autant d'amis, autant de serviteurs dévoués, autant de coeurs bienveillants, tous répandent pour nous leurs prières; de là pour nous un état tranquille et sûr; point de danger, point de soupçon; le sommeil même nous arrive calme et heureux; aucune inquiétude, aucune plainte amère.

1403 3. Voyez-vous que la justice est préférable (91) au vice contraire? Quoi ! dites-moi; est-on plus heureux à être envieux des autres qu'à prendre sa part dans le bonheur d'autrui? Faisons ces réflexions, et nous nous convaincrons que la vertu est une mère aimante, qui nous apporte la sécurité; le vice nous jette en proie aux dangers; de sa nature, il est plein de périls. Ecoutez cette parole du Prophète : « Dieu est une base solide pour ceux qui le craignent; il aime à montrer son alliance avec eux » (Ps 24,14) On ne craint personne, quand la conscience ne reproche rien; mais aussi on ne se fie à personne, quand on vit dans l'iniquité, on craint jusqu'à ses serviteurs; on les regarde avec un oeil soupçonneux. Et que parlé-je de serviteurs? Le méchant ne peut affronter même le tribunal de sa conscience; il a des comptes terribles à régler avec ses juges du dehors comme avec ses bourreaux du dedans, qui ne lui laissent aucun repos.

Alors, direz-vous, il faut vivre pour mériter les éloges? — Non ! Paul n'a pas dit: Visez aux éloges; mais: Faites ce qui les mérite, sans vous soucier de les recevoir; cherchez «ce qui est vrai » (Ph 4,8), la gloire n'est que mensonge; « faites ce qui est saint» (Ph 4,8); à la lettre, le terme dont se sert l'apôtre signifie ce qui est sérieux-, pratiquez la gravité, gardez même l'extérieur de la vertu; quant à « pureté », elle est le propre de l'âme. Et comme il avait ajouté : « Faites tout ce qui est de bonne réputation », pour que vous n'alliez pas croire qu'il ait égard à l'estime des hommes seulement, il se complète en disant : « S'il est une vertu, s'il est une vraie gloire, pratiquez-la, recherchez-la ».

En effet, si nous gardons la paix avec nous-mêmes, Dieu à son tour sera avec nous; si nous excitons la guerre, ce Dieu de paix nous fuira. Rien n'est aussi hostile à notre âme que le vice; rien ne lui donne vie et assurance comme la paix et la vertu. Commençons donc à apporter du nôtre, et nous gagnerons Dieu à notre cause. Dieu n'est pas un Dieu de guerre et de combat; dépouillez donc l'esprit de combat et de guerre tant à l'égard de Dieu qu'à l'égard du prochain. Soyez pacifique pour tout le monde. Pensez à qui Dieu accorde le salut : « Bienheureux les pacifiques », dit-il, « parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu » (Mt 5,9) ; avec ce caractère, en effet, ils sont les imitateurs perpétuels du Fils de Dieu; et vous aussi, copiez ce modèle, sauvez la paix à tout prix; plus vive sera l'attaque de votre frère, plus riche aussi sera votre récompense. Ecoutez cette parole du Prophète : « J'étais pacifique avec ceux qui haïssaient la paix » (Ps 119,7). Voilà la vertu, voilà où n'atteint pas la raison humaine, voilà ce qui nous fait approcher de Dieu même.

Rien ne réjouit le coeur de Dieu autant que l'oubli des injures. Par là vous êtes délivrés de vos péchés ; par là vos crimes s'effacent. Mais combattons, mais disputons, et déjà nous sommes loin et bien loin de Dieu. Le combat, en effet, amène les inimitiés, et les inimitiés entretiennent le souvenir des injures. Coupez la racine, et le fruit avortera. Ainsi, d'ailleurs, nous nous formerons à mépriser ce qui ne tient qu'à la vie présente. Car, dans les choses spirituelles, il n'y a, vous le savez, il n'y a point de guerres ; tout ce qui ressemble à la guerre, combats, jalousies, toutes misères pareilles ont leur cause et leur point de départ dans quelque intérêt temporel. C'est ou le désir injuste du bien d'autrui, ou l’envie, ou la vaine gloire qui engagent toutes les luttes. Si donc nous sauvons la paix, nous apprendrons à mépriser aussi toutes ces choses viles et terrestres.

Quelqu'un nous a ravi de l'argent? Il ne vous a pas nui s'il ne vous enlève pas les biens célestes. — Il aura fait obstacle à votre gloire? Mais non pas à celle que Dieu vous garde; il n'atteint donc qu'une gloire sans valeur, qui n'est pas même la gloire, mais un nom sonore, et au fond, une ombre et des ténèbres. — Il vous a ôté votre honneur? A lui-même, oui; à vous, non. Car comme celui qui fait du tort subit ce tort en réalité, et ne le fait pas, ainsi celui qui complote contre son prochain se perd le premier. Qui creuse une fosse à son prochain, y tombe tout d'abord. Aussi gardons-nous de tendre un piège à autrui, si nous craignons de nous nuire à nous-mêmes. Quand nous détruisons une réputation, pensons bien que le coup nous frappe, que le piège nous surprend. Que nous soyons assez forts pour nuire à d'autres devant les hommes, c'est chose possible ; mais, pour sûr, nous nous blessons devant Dieu et l'irritons contre nous. Cessons donc de nous nuire. En commettant l'injustice envers notre frère, nous la commettons contre nous-mêmes; comme en lui faisant du bien, nous sommes nos propres bienfaiteurs. Ainsi, lorsque votre ennemi vous aura causé quelque dommage, vous serez convaincus si vous (92) êtes sage, qu'il vous a bien servi; et dès lors, loin de le payer d'un triste retour, vous lui ferez du bien. — Mais, direz-vous, je porte en mon coeur une blessure si légitime et si vive ! Eh bien ! alors pensez que vous ne lui faites aucun bien par le pardon, mais qu'au moins vous ajoutez à son supplice, tandis que tout le bienfait est pour vous: cette idée vous déterminera à lui faire du bien. — Quoi donc ! est-ce là le but que vous devez vous proposer par votre générosité? Non certes. Mais si par hasard votre coeur ne peut se fléchir autrement, déterminez-le du moins par cette raison de votre propre intérêt, et bientôt vous arriverez à lui persuader aussi de déposer tout ressentiment; dès lors vous ferez du bien à votre ennemi comme à un ami, et vous gagnerez les biens à venir. Puissions-nous tous en jouir par Jésus-Christ, etc.


HOMÉLIE 15 - Ph 4, 10-23

1500
AU RESTE, J'AI REÇU UNE GRANDE JOIE EN NOTRE-SEIGNEUR, DE CE QU'ENFIN VOUS AVEZ RENOUVELÉ LES SENTIMENTS QUE VOUS AVIEZ POUR MOI. (
Ph 4,10-23)

Analyse.

1. Le mérite de l'aumône : pourquoi et comment saint Paul l'acceptait.
2. Saint Paul savait vivre dans l'abondance comme dans la disette ; s'il souffrait qu'on lui donnât, c'est qu'il voulait associer les néophytes à ses travaux et à ses récompenses.
3. Ce n'est pas que l'argent puisse acheter le ciel; l'intention du donateur fait tout le mérite de la donation. Par suite, celle des Philippiens était précieuse devant Dieu.
4. Paul, comme les mendiants, remercie celui qui donne, et leur souhaite toute sorte de biens, de sa part et de la part de ses frères dans l'apostolat et dans la souffrance. —Transition à l'exhortation sur les souffrances.
5 et 6. Les souffrances sont nécessaires et inévitables, pour la formation du chrétien. — Exemples vivants de souffrances, à la cour même des empereurs de Constantinople; exemples chez les rois juifs. — Les souffrances sont une pénitence utile, et la préparation au bonheur de l'autre vie.

1501 1. Je l'ai souvent répété, l'aumône a été commandée dans l'intérêt non de ceux qui la reçoivent, mais de ceux qui la donnent. Ceux-ci en recueillent surtout le fruit. Paul nous enseigne clairement ici cette Vérité. Comment? Rappelons - nous qu'après s'être fait longtemps attendre, les Philippiens lui avaient envoyé une aumône, et qu'Epaphrodite avait été chargé de la lui porter. Sur le point de renvoyer celui-ci avec cette épître, il les loue, comme vous voyez, et leur montre que leur bienfait a rejailli, sur eux-mêmes bien plus que sur ceux qui l'ont reçu. Il procède ainsi pour deux raisons : il craint d'abord que les bienfaiteurs ne s'enorgueillissent, et veut au contraire les rendre plus empressés à se montrer encore généreux, puisqu'ils sont au fond les obligés; en second lieu il empêche que ceux qui reçoivent n'encourent le jugement de Dieu paru n empressement exagéré, éhonté même à recevoir toujours; en effet, il est dit ailleurs « qu'il est plus heureux de donner « que de recevoir ». (Ac 20,35)

Quelle est donc sa pensée en écrivant : « J'ai reçu une. grande joie dans le Seigneur? » Je me suis réjoui, dit-il, non d'une joie mondaine, non pas même d'une joie purement humaine, mais dans le Seigneur, à cause de vos progrès dans la vertu, et non pas pour le soulagement temporel que j'ai éprouvé. Oui, votre vertu fait ma consolation ; et il ajoute même ma consolation et ma « grande joie » ; ce bonheur, en effet, n'avait rien de matériel; il n'était pas même inspiré par la reconnaissance pour un secours nécessaire, mais par l'idée de leur progrès dans le bien. Et remarquez encore . après un doux reproche pour le passé, il s'empresse de voiler, ce blâme, en les instruisant à l'exercice continuel et non interrompu de la charité. « Enfin une fois... », dit-il, pour rappeler un long intervalle de stérilité : « Vous avez refleuri », figure empruntée aux arbres qui bourgeonnent et puis sèchent pour pousser ensuite des fleurs nouvelles. Il leur fait donc entendre qu'après avoir donné la preuve d'une charité florissante et s'être ensuite desséchés, ils ont repris sève et vigueur. Ainsi (93) l'expression ; « Vous avez refleuri », contient à la fois un blâme et un éloge. Il n'est pas sans mérite, en effet, de refleurir après avoir été desséché; mais aussi la négligence a été pour eux l'unique cause de ce malheur. « Jusqu'à reprendre pour moi les sentiments que vous aviez autrefois » : il montre qu'ils ont eu la sainte habitude de se montrer généreux en pareils cas, de là ces mots : « Que vous aviez autrefois ». Encore pour ne pas laisser croire qu'après avoir été si charitables, ils se soient tout à coup entièrement desséchés, il montre que sur un point seulement ils se sont oubliés, et s'attache à le déclarer ainsi avec une extrême précaution : « Vous avez enfin refleuri pour moi », comme s'il ne faisait porter l'avis que sur ce point seul; « enfin », car (c'est du moins mon interprétation), dans les autres cas, vous n'avez pas cessé d'être bienfaisants.

Mais quelqu'un pourrait ici opposer l'apôtre à lui-même. Il a déclaré, objecterait-on, « qu'il a plus de bonheur à donner qu'à recevoir; mes mains », ajoutait-il, « ont travaillé pour mes besoins personnels et pour ceux de mes compagnons d'apostolat; j'aime mieux mourir », écrivait-il aux Corinthiens, « que de souffrir que quelqu'un me fasse perdre cette gloire ». (1Co 9,15) Aujourd'hui, au contraire, il n'a aucun souci de perdre cette gloire et de la voir s'anéantir. Et comment? En acceptant l'aumône. S'il a pu dire : Ma gloire est de ne rien recevoir, pourquoi l'abdiquer aujourd'hui? Comment répondre à cette objection ?

C'est que, dans le premier cas, il avait une excellente raison de refuser; il combattait les faux apôtres qui voulaient paraître tout à fait semblables aux vrais ministres de Dieu, et trouver en cela sujet de « se vanter ». Il ne dit pas qu'en cela ces misérables montraient ce qu'ils étaient, mais qu'ils se vantaient, montrant ainsi que ces gens savaient bien recevoir, mais en secret; et c'est pourquoi il écrit : Qu'ils se vantaient de leur désintéressement. (2Co 11,12) — Mais néanmoins saint Paul acceptait les présents des fidèles, sinon à Corinthe, du moins ailleurs. C'est pourquoi il disait non pas absolument et simplement : « Je ne me laisserai pas ravir cette gloire », mais avec restriction : On ne me la ravira pas « dans toute l'Achaïe », après avoir écrit quelques lignes auparavant : « J'ai dépouillé les autres églises, en recevant d'elles l'assistance dont j'avais besoin pour vous servir ». (2Co 8) Il déclare donc lui-même qu'il avait coutume d'accepter.

D'ailleurs Paul avait bien le droit de recevoir, pendant qu'il s'imposait un si rude travail; mais des ouvriers qui ne font rien, comment auraient-ils ce même droit? — Mais, dira l'un d'entre eux, je donne mes prières ! Ce n'est pas un travail, puisque tout en travaillant vous pouvez prier. — Mais je jeûne ! Ce n'est pas encore là travailler. Notre bienheureux, vous le verrez en maints passages, unissait le travail à la prédication.

« Vous n'aviez pas l'occasion », ajoute-t-il. Qu'est-ce à dire? Ce n'était pas négligence chez vous, c'était une impossibilité, puisque vous n'aviez rien de disponible, vous n'aviez pas de superflu; c'est le sens de ces mots : « Vous n'aviez pas l'occasion ». Paul emploie ici une manière commune de parler. Car c'est ce que disent la plupart des gens quand la fortune leur manque et qu'ils sont dans la gêne.

« Ce n'est pas le besoin qui me fait parler ». Si j'ai dit : « Qu'enfin une fois encore » vous avez été généreux; si je vous ai fait un reproche, ce n'était pas pour pourvoir à mes intérêts ni pour soulager ma détresse; non, tel n'était pas mon but. — Cependant, ô apôtre, votre langage ici ne respire-t-il pas l'amour-propre ? — Non, car déjà aux Corinthiens il disait: « Nous ne vous écrivons rien que vous n'ayez lu ou que vous n'ayez connu par vous-mêmes ». (2Co 1,13) Croyez donc qu'aux Philippiens non plus, il ne tenait pas un langage qu'on aurait pu facilement réfuter. Il ne leur parlerait pas ainsi, assurément, s'il voulait se vanter; car sa lettre arrivait à des gens qui le connaissaient, et le blâme lui serait arrivé de leur part plus éclatant et plus ignominieux. Aussi à ceux-ci même il pouvait dire : « J'ai appris à me contenter de l'état où je me trouve ». — « Il a appris », parce que c'est une vertu qui s'acquiert uniquement par l'exercice, l'étude et la ferme volonté. Loin d'être aisée à conquérir, elle est très-difficile et très-laborieuse : J'ai appris à me suffire « dans l'état où je suis. Je sais vivre pauvrement, je sais vivre dans l'abondance ; je suis fait à tout »; c'est-à-dire, je sais me contenter de peu, supporter la faim et la disette, l'abondance comme les privations. — Soit, dira (94) quelqu'un; mais il n'est pas besoin de science ni de vertu pour vivre dans l'abondance. — Au contraire, ce point réclame beaucoup de vertu, et non moins que son opposé. Comment? C'est que si la faim conseille beaucoup de crimes, l'abondance n'a pas moins de mauvaises inspirations. Plusieurs, en effet, quand ils sont arrivés à l'opulence, deviennent paresseux et ne savent porter le poids de la fortune. Plusieurs ont trouvé dans la richesse le prétexte d'une fainéantise absolue. Tel n'était pas l'apôtre. Quand il recevait, il savait faire la part, et très-large, de son prochain. Voilà bien user de ce qu'on possède. Il ne ralentissait point son zèle, il ne se réjouissait pas de l'affluence des biens de la terre; mais il se montrait toujours le même dans la disette comme dans l'abondance, sans jamais être accablé par l'une, ni enflé par l'autre.

1502 2. « Je sais être rassasié ou être affamé », disait-il; « je sais porter l'abondance ou la pénurie ». Il en est plus d'un qui ne savent pas être rassasiés sans danger, comme ces Israélites qui mangeaient et aussitôt se révoltaient; pour moi, dit-il, je garde en toute occasion la même modération. Il montre ainsi qu'il n'a pas plus de plaisir aujourd'hui qu'il n'a éprouvé de douleur auparavant; et que, s'il a accepté, c'était plus pour eux que pour lui-même : car, pour lui, il savait ne point éprouver le moindre changement d'humeur. « Partout, en effet, à tout événement je suis prêt et formé », c'est-à-dire, de longue date j'ai fait de toutes choses la complète expérience, et toutes choses me vont également bien. Et parce qu'une telle affirmation sentait la vanterie, voyez comme saint Paul se hâte de la corriger : « Je puis tout », dit-il, « en Jésus-Christ qui me fortifie »; c'est-à-dire, ce que je fais de bien, ce n'est pas moi qui le fais, mais celui qui m'en donne la force.

Toutefois les plus généreux bienfaiteurs se ralentissent, s'ils voient que leur obligé n'est pas vivement touché, et qu'il dédaigne même ce qu'on lui. donne. On est volontiers charitable, quand on croit faire un heureux, soulager un besoin. Paul donc, en méprisant les secours qu'on lui offrait, aurait rendu nécessairement les néophytes plus négligents. Or, voyez comme il s'empresse de prévenir ce malheur. Ses avis précédents réprimaient en eux l'orgueil satisfait; les paroles qui suivent animent et enflamment leur saint dévouement : « Vous avez bien fait néanmoins », dit-il, « de prendre part à l'affliction où je suis ». Voyez comme tour à tour il s'élève et s'abaisse, s'isole et se rapproche, et reconnaissez à ce double trait son amitié pour eux à la fois vive et chrétienne. Je pouvais me passer, dit-il, mais n'allez pas croire que pour cela je n'éprouvasse aucun besoin : j'ai besoin, pour vous être utile. Et comment participaient-ils à ses souffrances ? Par leur charité secourable. Il leur dit la même chose touchant ses chaînes : « Vous êtes tous associés à ma grâce », leur dit-il; c'est une grâce, en effet, de souffrir pour Jésus-Christ, et l'apôtre leur avait déjà dit : « Dieu vous a fait cette grâce, non-seulement de croire en lui, mais de souffrir pour lui ». (
Ph 1,29) En s'arrêtant court après ses premières paroles, il aurait pu les affliger. Aussi veut-il les embrasser dans un tendre amour et leur adresser un éloge, quoique modéré. Il ne dit pas: Vous avez bien fait de me « donner... » ; mais, de « prendre part » à mes afflictions; montrant qu'eux-mêmes ont gagné, puisqu'ils ont acquis le droit de partager la récompense. Il ne dit pas non plus : Vous avez allégé mes souffrances ; mais : « Vous avez pris part à mes tribulations », ce qui était certainement plus glorieux.

Comprenez-vous maintenant l'humilité de saint Paul? Voyez-vous aussi sa magnanimité? Il a commencé par déclarer qu'il n'a aucun besoin de leur argent; mais aussitôt il ne craint pas d'user des plus humbles expressions, s'abaissant même au langage des mendiants qui vous disent : Donnez, selon votre habitude charitable! Car l'apôtre ne recule devant aucune parole, ni devant aucune action pour arriver pleinement à son noble but. Et quel est ce but? Vous n'accuserez pas, leur dit-il, l'arrogance de mon langage, bien que je vous aie blâmé, bien que je vous aie écrit : « Enfin, une fois encore, vous avez refleuri ». Vous ne m'accuserez pas non plus de parler sous l'empire de la nécessité. Non, je ne vous ai pas écrit sous l'influence du besoin. Quel fut donc mon mobile? Une pleine confiance en vous, et vous-mêmes êtes la cause et les auteurs de cette confiance. Voyez comme il gagne leur coeur. Vous êtes cause de ma confiance, leur dit-il; vous accourez les premiers à notre aide; vous nous donnez le droit de (95) vous rappeler vos bienfaits. — Maintenant, après l'humilité de Paul, voyez la dignité de l'apôtre : tant que les Philippiens ne lui envoient rien, il ne leur adresse aucun blâme, de peur de paraître plaider sa propre cause; dès qu'ils ont envoyé, il les blâme aussitôt pour le passé, et eux-mêmes acceptent chrétiennement ce blâme, parce qu'en effet, saint Paul, en parlant avec cette liberté, ne pouvait être soupçonné d'agir pour son intérêt personnel.

« Or vous savez, mes frères de Philippes, qu'après avoir commencé à vous prêcher l'Evangile, ayant depuis quitté la Macédoine, nulle autre Eglise n'a communiqué avec moi par l'échange de dons reçus et rendus, vous seuls exceptés ». Dieu ! quel magnifique éloge ! La charité des Corinthiens et des Romains avait été provoquée par l'exemple des autres et la parole de saint Paul, mais les Philippiens entrèrent d'eux-mêmes dans cette voie, avant qu'aucune autre Eglise leur eût montré l'exemple, « et, au début même de l'Evangile », dit l'apôtre, ils montrèrent pour le saint prédicateur un tel amour, un dévouement si spontané, qu'ils furent les premiers à porter de tels fruits de charité. Et l'on ne peut pas dire qu'ils agissaient ainsi parce que Paul les honorait de son séjour, et que c'était une manière de prouver leur reconnaissance pour des bienfaits reçus ; car saint Paul l'a dit : « Quand je suis parti de la Macédoine, nulle autre Eglise n'a communiqué « avec moi par l'échange de biens rendus et a reçus, vous seuls exceptés ». — Que signifie cette parole : « Biens reçus et rendus », et cette autre : « N'a communiqué? » Pourquoi ne dit-il pas simplement: Aucune Eglise ne m'a rien donné, mais plutôt: «Aucune n'a communiqué avec moi, par l'échange de biens a reçus et rendus ? » C'est qu'ici il y avait, en effet, échange et communauté. « Si nous avons semé parmi vous des biens spirituels », écrivait-il ailleurs, « est-ce une grande chose a que nous recueillions un peu de vos biens temporels? » (1Co 9,11) Et dans un autre passage : « Que votre abondance supplée à leur indigence». (2Co 8,14) Vous voyez l'échange: ils donnent d'une part, de l'autre ils reçoivent; biens temporels pour biens spirituels. Ainsi que font échange les vendeurs et les acheteurs, recevant l'un de l'autre et se donnant l'un à l'autre, car c'est là l'échange même, ainsi arrive-t-il au cas présent. Rien, en effet, rien n'est plus lucratif que ce commerce et ce saint négoce ; il commence sur la terre, il s'achève et se parfait au ciel. L'acheteur habite cette basse région ; mais contre une valeur terrestre, il achète par contrat les biens célestes.


Chrysostome Philippiens 1400