Chrysostome, Virginité 69

Les tables somptueuses causent beaucoup de désagréments

69 Est-on émerveillé devant les raffinements du plaisir? Par exemple, l'abondance des viandes coupées en morceaux, les assaisonnements recherchés, la profusion du vin, les inventions des maîtres d'hôtel, des pâtissiers et des cuisiniers, la foule des parasites et des convives? Qu'on le sache bien: les riches ne s'en trouvent pas mieux que leurs cuisiniers. Ceux-ci craignent leurs maîtres, mais les maîtres, eux, craignent leurs invités, redoutant qu'ils n'aient quelque chose à reprendre dans ces festins préparés pour eux avec tant de peine et tant de frais. Jusqu'ici, leur condition est semblable à celle de leurs domestiques, mais sur un autre point ces derniers sont beaucoup mieux partagés; car eux, ils ne redoutent pas seulement la critique, mais l'envie. Combien de gens, souvent, à la suite de tels banquets, ont vu naître contre eux des jalousies qui n'ont eu de cesse qu'après avoir attiré sur leur tête le péril suprême ! Du moins est-il agréable de se livrer souvent à la bonne chère. Allons donc. Vraiment, quand les maux de tête, les dilatations d'estomac, les étouffements, les étourdissements, les vertiges, les troubles de la vue et autres affections plus anormales encore sont les fruits de cette vie de plaisirs, quelle satisfaction en retirerons-nous. Et si ces dérèglements et leurs conséquences se bornaient à ces ennuis d'un jour. En fait, les maladies les plus difficiles à guérir ont pour origine de tels festins: la goutte, la phtisie, l'épilepsie, la paralysie, les convulsions assiègent le corps jusqu'au dernier soupir. Pour contrebalancer tous ces maux, quelle satisfaction peut-on citer? Et quelle vie de privation n'accepterait-on pas pour en être préservé ?

Une vie d'où les plaisirs sont absents est plus profitable et plus agréable qu'une vie de plaisirs.

70 Mais ce n'est pas le cas de la frugalité; loin d'entraîner ces inconvénients, elle est principe de santé et de bonne condition physique; tu la trouveras préférable à la vie de plaisirs. D'abord parce qu'elle permet de se bien porter, de n'être importuné par aucun de ces maux dont chacun suffit à lui seul pour éteindre tout plaisir et pour l'anéantir jusqu'à la racine. Ensuite, à cause de la nourriture elle-même. Comment cela? Parce que le plaisir a pour cause l'appétit, et l'appétit, ce ne sont ni la satiété ni le ventre plein, mais le besoin et la privation qui le créent. Cette privation, on ne la trouve pas dans ces festins de riches, mais elle est toujours à la table des pauvres, distillant sur les aliments, mieux que tous les maîtres d'hôtel et tous les cuisiniers, le miel d'une saveur exquise. Car les riches mangent sans avoir faim, boivent sans avoir soif et s'endorment avant de sentir sur eux l'impérieuse contrainte du sommeil. Les pauvres, eux, éprouvent tous ces besoins avant que d'y satisfaire, ce qui, plus que tout, augmente le plaisir qu'ils y prennent.

Pourquoi, je te prie, Salomon lui-même affirme-t-il la douceur du sommeil de son serviteur en ces termes: "Le sommeil est doux au serviteur, qu'il ait pris peu ou prou de nourriture" (
Qo 5,11). Serait-ce à cause de la délicatesse de sa couche? Et pourtant ils dorment le plus souvent à même le sol ou sur de la paille. Alors, est-ce à cause de sa liberté d'esprit? Mais ils n'ont pas même le plus petit instant à leur disposition. Alors est-ce à cause de son existence facile? Mais leur vie n'est qu'un tissu serré d'épreuves et de misères. Qu'est-ce donc qui leur rend le sommeil si doux? Les fatigues et le besoin qu'ils en éprouvaient avant de s'y livrer. Pour les riches, si la nuit ne vient les surprendre plongés dans l'ivresse, ils ne peuvent un seul instant fermer l'oeil, ils se retournent et s'agitent sans cesse, étendus sur leurs couches moelleuses.

La vie de plaisirs est préjudiciable à l'âme.

71 Il serait aisé de faire ressortir d'une autre manière encore les désagréments d'une vie de plaisirs, ses conséquences, son indécence, en énumérant les maladies dont elle infecte l'âme, maladies beaucoup plus nombreuses et plus pénibles que celles du corps. Mollesse, lâcheté, insolence, suffisance, libertinage, violence, intempérance, irascibilité, cruauté, bassesse d'âme, cupidité, servilité, incapacité pour toutes les choses utiles et nécessaires, voilà son lot: résultats exactement contraires à ceux de la frugalité. Mais j'ai hâte d'en arriver maintenant à un autre point, aussi me bornerai-je à ajouter cette simple observation, avant de reprendre les paroles de l'apôtre. Si les choses qui passent pour enviables débordent à ce point de maux, si elles exposent l'âme et le corps à un tel déluge de maladies, que penser des vraies misères, par exemple, la crainte des magistrats, les mouvements populaires, les intrigues des sycophantes et des envieux - misères qui assiègent principalement les riches, et dont les femmes reçoivent nécessairement une part plus importante, parce qu'elles n'ont pas le courage de supporter ce genre de vicissitudes.

En plus des autres maux, la vie de plaisirs rend les vicissitudes intolérables.

72 Et pourquoi parler des femmes. Les hommes eux-mêmes sont les proies malheureuses de ces misères. Quiconque pour vivre se contente de ce qu'il a, ne redoute aucun revers de fortune; mais celui qui s'épuise dans cette vie voluptueuse et débauchée, qu'il arrive une catastrophe, un coup du sort pour le précipiter dans l'indigence, et il sera mort avant de s'être accommodé de ce changement auquel il n'est ni préparé ni entraîné. Aussi le bienheureux Paul disait-il: "Ceux-là souffriront tribulations dans leur chair; et moi, je cherche à vous les épargner", puis il ajoute: "Le temps qui reste est court (1Co 7,28-29).


Exégèse de Saint Paul 1Co 7,28 ss.

Le temps présent n'est pas celui du mariage.

73 Quel rapport avec le mariage? m'objectera-t-on peut-être. Très étroit assurément. Car si le mariage ne dépasse pas les bornes de la vie présente, si, dans la vie future, on n'épouse ni on n'est épousé, si le temps présent touche à son terme et que le jour de la résurrection est à notre porte, ce n'est pas le temps de songer au mariage ni aux biens de ce monde, mais à notre indigence et à tous les autres éléments de sagesse qui nous seront utiles dans l'autre vie. Il en est comme de la jeune vierge: tant qu'elle reste au logis avec sa mère, elle s'intéresse vivement à toutes les choses de l'enfance, elle dépose son coffret dans la resserre, garde même par-devers elle la clé de ce qu'elle y a enfermé, en a l'entière jouissance et consacre à veiller sur ces babioles et amusettes autant de sollicitude qu'on en met à administrer de grandes maisons. Mais quand il lui faut se fiancer et que le temps du mariage l'oblige à quitter la maison paternelle, elle doit renoncer à ces vils et humbles objets pour s'inquiéter du gouvernement d'une maison, de biens et de domestiques nombreux, du soin d'un époux et de tous les autres soucis plus graves encore que ceux-là, si nombreux. Ainsi devons-nous procéder nous aussi: puisque nous parvenons à la maturité et à la vie qui convient à des hommes, nous devons abandonner tous les biens de la terre qui sont réellement des jouets d'enfants et tourner nos pensées vers le ciel, la splendeur et toute la gloire de l'existence céleste.

Car nous avons été unis, nous aussi, à un époux qui exige de nous un tel amour que nous sacrifions pour lui non seulement les choses de la terre, non seulement ces choses insignifiantes et sans valeur, mais notre vie elle-même, s'il est besoin. En conséquence, puisqu'il nous faut quitter ce séjour pour l'autre, affranchissons-nous de cette vaine préoccupation. Si nous devions échanger pour un palais une misérable demeure, nous ne serions pas en souci des bibelots d'argile et de bois, des meubles et des autres pauvres objets de la maison. Alors, ne nous inquiétons pas non plus aujourd'hui des choses de la terre: car le temps est venu qui nous appelle vers le ciel, selon le bienheureux Paul dans son Épître aux Romains: "Maintenant le salut est plus proche de nous que lorsque nous avons reçu la foi; la nuit est bien avancée et le jour est proche." (
Rm 13,11-12). Et puis encore: "Le temps qui reste est court, que ceux qui ont une femme soient comme s'ils n'en avaient pas." (1Co 7,29).

Alors, à quoi bon le mariage, pour des gens qui ne doivent pas en profiter, qui se trouveront comme ceux qui n'ont pas de femme? Oui, à quoi bon la fortune, à quoi bon les possessions, à quoi bon les biens de la vie, puisque l'usage en est désormais hors de saison et inopportun? Si les accusés qui doivent comparaître devant un de nos tribunaux pour y rendre raison de leurs fautes, à l'approche du jour crucial, ne songent ni à leur femme ni même à la nourriture, à la boisson, à tout autre souci, mais n'ont en tête que leur défense, bien davantage encore nous, qui devons comparaître non devant un tribunal terrestre, mais devant le trône céleste pour y rendre compte de nos paroles, de nos actes et de nos pensées, devons-nous faire abstraction de tout, de la joie, du chagrin que nous causent les choses du monde et ne nous inquiéter que de ce jour redoutable. "Si quel qu'un vient à moi, dit le Seigneur, et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Et quiconque ne porte pas sa croix et ne me suit pas, ne peut être mon disciple." (Lc 14,26-27).

Mais toi, tu restes là, occupé de la passion d'une femme, de rire, de mollesse, de luxe. "Le Seigneur est proche", et toi, c'est l'argent qui est l'objet de tes soucis et de ta sollicitude. "Le royaume des cieux est tout près, mais toi, tu ne rêves que maison, luxe et autres plaisirs. "Elle passe, la figure de ce monde." (1Co 7,31). Pourquoi donc te tourmenter des choses de ce monde qui ne restent pas, mais se dissipent, tandis que tu négliges celles qui restent et sont stables? Il n'est plus question de mariage, de parturition, de plaisir, d'union charnelle, de profusion d'argent, de gestion de fortune, de nourriture ni de vêtements, de travaux des champs ni de navigation, de métiers ni de construction, de cités ni de maisons, mais d'un état nouveau, d'une existence nouvelle. Toutes ces choses très bientôt vont disparaître. Car c'est bien là le sens de la parole: "Elle passe, la figure de ce monde." Pourquoi donc, comme si nous devions pour tous les siècles rester sur cette terre, pourquoi manifester une telle hâte à nous inquiéter de ce dont il nous faudra, bien souvent, nous séparer avant le soir? Pourquoi préférons-nous notre vie d'épreuves, quand le Christ nous appelle à une vie de loisirs? "Je veux, dit-il en effet, que vous soyez exempts d'inquiétude; l'homme non marié s'inquiète des choses du Seigneur." (1Co 7,32).

Pourquoi Dieu, qui nous veut exempts d'inquiétude, nous invite à nous inquiéter.

74 Comment veux-tu que nous soyons exempts d'inquiétude, si tu nous imposes un autre souci? Parce que ce n'est pas là un souci, de même que souffrir pour le Christ n'est pas souffrir; non que la nature des choses soit changée, mais la détermination de ceux qui supportent avec joie ces souffrances permet de triompher même de la nature. Se soucier de choses dont la jouissance sera brève, souvent même inexistante, mérite avec raison le nom d'inquiétude; mais celui qui doit recueillir de ses soucis des avantages qui les compensent largement, en toute logique, il serait juste, je pense, de le ranger parmi les gens exempts d'inquiétude. De plus, la différence entre ces deux formes d'inquiétude est telle que la seconde comparée à la première ne mérite même pas le nom d'inquiétude, tant elle est plus légère que l'autre et en tous points plus supportable. Tout cela, nous l'avons démontré précédemment: "L'homme non marié s'inquiète des choses du Seigneur, l'homme marié s'inquiète des choses du monde", (1Co 7,32) mais le monde passe et Dieu reste.

Cette raison n'est-elle point suffisante à elle seule pour prouver la haute valeur de la virginité? Car la distance de Dieu au monde, c'est toute la supériorité de ce souci par rapport à l'autre. Comment peux-tu donc permettre le mariage, qui nous rive aux soucis et nous éloigne des choses spirituelles? C'est bien pourquoi j'ai déclaré, dit l'apôtre: "Que ceux qui ont des femmes soient comme s'ils n'en avaient pas", que ceux qui déjà sont enchaînés ou qui vont l'être, par quelque autre moyen rendent leur lien plus lâche. Puisqu'il ne t'est plus possible, en effet, de le rompre une fois que tu en es chargé, rends-le plus supportable. Car nous pouvons, si nous le voulons, retrancher tout ce qui est superflu et ne pas ajouter aux soucis qui nous viennent de la nature du mariage, d'autres soucis encore plus grands causés par notre nonchalance.

Comment il est possible, en ayant une femme, de n'en pas avoir.

75 Si l'on veut connaître plus clairement encore ce que veut dire "en ayant une femme, ne pas en avoir", que l'on songe à la vie de crucifiés de ceux qui n'en ont pas. Quelle est-elle donc, cette vie? Ils ne sont pas obligés d'acheter une foule de servantes, des bijoux d'or et des colliers, des demeures luxueuses et vastes, tant et plus de pléthres de terrain; négligeant tous ces biens, ils n'ont souci que de leur unique vêtement et de leur nourriture. Il est possible aussi à l'homme qui a une femme d'accéder à cette sagesse; car le mot cité plus haut: "Ne vous refusez pas l'un à l'autre", concerne les seuls rapports charnels. Sur ce point en effet, l'apôtre ordonne aux époux une obéissance réciproque et il ne permet à aucun d'eux d'être son propre maître; mais pour la pratique des autres règles de sagesse, relatives aux vêtements, au genre de vie, et tout le reste, aucun des époux n'a plus de compte à rendre à l'autre, il est permis aux maris, même contre la volonté de leur femme, de supprimer tout luxe, ainsi que la foule des tracas qui l'accompagnent. Et à la femme de son côté on ne peut pareillement imposer contre son gré les parures de la vaine gloire et les soucis superflus. Et c'est avec raison: car la concupiscence est un instinct naturel qui de ce fait a droit à une grande indulgence, et l'un des époux n'a pas pouvoir de frustrer l'autre contre son gré; tandis que le désir du luxe et des commodités superflues, des soucis inutiles, n'a pas une origine naturelle, mais est l'effet de la paresse et d'une grande présomption. C'est pourquoi l'apôtre ne contraint pas les époux à être mutuellement asservis en ce cas comme ils le sont dans l'autre.

Voici donc ce que signifie "en ayant une femme n'en pas avoir": c'est refuser les soucis inutiles dont les caprices et la mollesse des femmes sont les causes, et n'agréer que le seul surcroît de souci que nous impose normalement la charge d'une seule âme, et encore, d'une âme qui se prononce pour une vie de sagesse et de simplicité. Que ce soit la pensée de l'apôtre, la suite le montre bien: "Que ceux qui pleurent soient comme s'ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent de leur fortune comme s'ils ne se réjouissaient pas". (
1Co 7,30) Car ceux qui ne se réjouissent pas ne se préoccuperont pas non plus de leur fortune et ceux qui ne pleurent pas ne pourront ni souffrir de la pauvreté ni avoir en aversion la frugalité. Voilà ce que c'est que d'avoir une femme et n'en pas avoir, voilà ce que c'est qu'user du monde sans en abuser.

"L'homme marié s'inquiète des choses du monde". (1Co 7,33). Ainsi, puisque d'un côté comme de l'autre il est question d'inquiétude, mais ici vaine et inutile ou plutôt source d'affliction - car "ceux-là souffriront tribulations dans leur chair " - et là au contraire source de biens ineffables, pourquoi ne préférons-nous pas ce dernier souci, qui non seulement nous offre tant de magnifiques rémunérations, mais qui est, de nature, beaucoup plus léger que l'autre? De quoi s'inquiète en effet la femme qui n'est pas mariée? Est-ce d'argent, de domestiques, d'intendants, de propriétés, et autres choses? A-t-elle à surveiller cuisiniers, tisserands, et tout le personnel domestique? Fi donc ! Rien de cela n'effleure son esprit, elle n'a qu'un seul souci, édifier sa propre âme, décorer ce temple sacré non de torsades, d'or, de perles, de fards, de maquillages et autres incommodités et misères, mais de sainteté du corps et de l'esprit.

Tandis que "celle qui est mariée, dit l'apôtre, s'inquiète des moyens de plaire à son mari". Très habilement, il n'aborde pas l'examen des choses mêmes et il ne dit pas ce que les femmes, pour plaire à leurs maris, ont à souffrir dans leur corps et dans leur âme - ce corps qu'elles torturent, qu'elles ravalent, qu'elles tourmentent d'autres supplices encore; I'âme qu'elles ouvrent toute grande à la bassesse, à la flatterie, à l'hypocrisie, à la mesquinerie, aux soucis superflus et inutiles. D'un seul mot il a suggéré tout cela, laissant à la conscience de ses auditeurs le soin de l'approfondir; après avoir montré l'excellence de la virginité et l'avoir exaltée jusqu'au ciel même, il en revient à parler de la permission du mariage, redoutant toujours qu'on ne voie dans la virginité un précepte. Aussi ne s'est-il pas contenté des exhortations précédentes, mais après les mots "Je n'ai pas d'ordre du Seigneur", et "Si la vierge se marie elle ne pèche pas", il dit encore en cet endroit: "Ce n'est pas pour vous mettre la corde au cou." (1Co 7,25).

Ce n'est pas la virginité qui est une corde, mais notre manque d'ardeur.

76 Sur ce point on aurait droit d'être embarrassé: comment, puisqu'il dit un peu plus haut de la virginité qu'elle affranchit de tous liens, qu'il déclare nous la conseiller dans notre intérêt, pour nous préserver des tribulations, pour que nous soyons sans inquiétude, puisqu'il cherche à nous épargner et que par tous ces motifs il nous montre comme elle est légère et facile à porter, comment peut-il prétendre ici: "Ce n'est pas pour vous mettre la corde au cou." Que veut-il dire? Ce n'est pas la virginité qu'il appelle une corde - non, bien sûr - mais c'est de choisir ce bien sous la violence et la contrainte. Et c'est bien vrai: tout ce que l'on accepte sous la violence et à contrecoeur, quelle qu'en soit la légèreté, devient absolument intolérable et étouffe notre âme plus cruellement qu'un lacet. De là ces mots: "Ce n'est pas pour vous mettre la corde au cou", c'est-à-dire: tous les avantages de la virginité, je vous les ai énumérés et dévoilés, néanmoins, après tout cela, je vous laisse libres de choisir, je ne vous entraîne pas contre votre gré vers la vertu. Car mon intention, en vous donnant ces conseils, n'est pas de vous accabler; je veux éviter seulement que votre belle assiduité (auprès du Seigneur) n'ait à souffrir du contact des choses du monde.

Et remarque, là encore, je te prie, la sagacité de Paul, vois comme il joint de nouveau l'exhortation aux prières et sous la permission glisse le conseil. En disant: "Je ne vous contrains pas, je vous conseille", et en ajoutant: "Pour vous porter à ce qui est digne et vous rend assidus" (auprès du Seigneur), il montre ce qu'il y a d'admirable dans la virginité et le profit que nous en retirons pour notre vie selon Dieu. Car il est impossible à la femme embarrassée de soucis temporels et tiraillée de toutes parts d'être assidue (auprès du Seigneur): toute son activité, tous ses loisirs, se partagent entre trop de choses, je veux dire son mari, le soin de sa maison et tout ce que, par ailleurs, le mariage entraîne d'ordinaire à sa suite.


La femme qui s'inquiète des choses temporelles ne saurait être une vierge.

77 Que dit-il là? Quand la vierge est chargée, elle aussi, d'occupations et qu'elle a des soucis temporels - à Dieu ne plaise - il la soustrait donc au choeur des vierges? C'est qu'il ne suffit pas de n'être point mariée pour être vierge, il faut encore la chasteté de l'âme; j'entends par chasteté non pas seulement d'être exempte d'un désir mauvais et honteux, de parures et de soins superflus, mais d'être pure aussi de tout souci temporel. Sans cela, à quoi bon la pureté du corps? De même qu'il ne saurait y avoir chose plus honteuse qu'un soldat jetant ses armes pour passer son temps dans les cabarets, de même il n'y a pas non plus pire inconvenance que des vierges enchaînées dans les soucis temporels. Ainsi, les cinq jeunes filles avaient bien leurs lampes et elles avaient pratiqué la virginité, elles n'en retirèrent pourtant aucun avantage, la porte leur fut fermée, elles durent rester dehors et périrent. Oui, ce qui rend si belle la virginité, c'est qu'elle retranche toute occasion de vain souci et qu'elle offre un complet loisir pour s'occuper des oeuvres de Dieu; sinon, elle est au contraire de beaucoup inférieure au mariage, car elle couvre l'âme d'épines et étouffe la pure et céleste semence.

Pourquoi Paul ne s'en prend pas violemment à celui qui croit manquer aux convenances à propos de sa fille vierge.

78 "Si quelqu'un, dit l'apôtre, croit manquer aux convenances à propos de sa fille vierge, en lui laissant passer l'âge, et s'il est obligatoire que les choses se fassent, qu'il agisse comme il l'entend, il ne pèche point, qu'on se marie" (1Co 7,3-6). Comment? Qu'il agisse comme il l'entend, loin de corriger cette opinion fausse, tu autorises le mariage. Pourquoi n'avoir pas dit: s'il croit manquer aux convenances à propos de sa fille vierge, c'est un pauvre malheureux de juger blâmable un état aussi admirable. Pourquoi ne pas lui avoir conseillé de se défaire de ce préjugé et d'éloigner sa fille du mariage? Parce que, dit l'apôtre, de telles âmes appartenaient à des êtres très faibles et rampant sur la terre; avec de telles dispositions, il eût été impossible de les élever d'un seul coup à la doctrine de la virginité. Un homme assez passionné par les choses du monde, assez admirateur de la vie présente pour estimer digne de honte, après une telle exhortation, un état digne du ciel et proche de la condition des anges, comment aurait-il pu tolérer un conseil qui l'y engageait? Est-il d'ailleurs surprenant que Paul ait agi de la sorte à propos d'une chose permise, lorsqu'il procède de la même façon pour un objet défendu et contraire à la loi? Par exemple: établir une distinction entre les aliments, admettre les uns, rejeter les autres, était une faiblesse judaïque, et pourtant chez les Romains il y avait des fidèles atteints de cette faiblesse. Or, Paul non seulement ne les condamne pas rigoureusement, mais il fait mieux encore; négligeant les coupables, il critique ceux qui essayaient de les empêcher, disant: "Mais toi, pourquoi juges-tu ton frère" (Rm 14,10). Mais tout autre est sa manière quand il écrit aux Colossiens; avec une grande liberté il les reprend et leur fait la leçon en ces termes: "Que personne ne vous juge sur la nourriture et la boisson", et plus loin: "Si vous êtes morts avec le Christ aux éléments du monde, pourquoi, comme si vous viviez dans le monde, décrétez-vous: ne prends pas, ne goûte pas ! Tout cela se détruit par l'usage qu'on en fait" (Col 2,16).

3. Pourquoi cette façon de procéder? C'est que les Colossiens étaient affermis dans la foi, alors que les Romains avaient encore besoin d'une très grande indulgence; l'apôtre attendait que la foi fût d'abord profondément implantée dans leurs âmes, de crainte qu'à chercher prématurément et trop vite à arracher l'ivraie, il n'arrachât en même temps jusqu'à la racine les plantes de la saine doctrine. Voilà pourquoi il ne veut ni les reprendre sévèrement, ni les laisser sans avertissement; il les réprimande certes, mais d'une manière voilée, à leur insu, sous le blâme dirigé contre autrui. En disant : « S’il se tient debout ou s’il tombe, cela regarde son maître» (Rm 14,4), il semble fermer la bouche au censeur, mais en réalité sa morsure atteint l'âme de I'intéressé, car il montre qu’une telle conduite n'est pas celle de gens au pas sûr, solides sur leurs jambes, mais celle de gens qui chancellent encore, qui ne tiennent pas debout et courent grand risque de tomber.

4. Paul observe ici la même règlc en raison de la grande faiblesse de celui qui rougissait de la virginité : il ne s’explique pas ouvertement sur son compte, mais, par les louanges qu'il décerne à celui qui conserve sa fille vierge, il lui assène un coup vigoureux. Que dit-il en effet ? « Celui qui s’est fermement résolu dans son coeur » (1Co 7,37); ces mots évoquent par opposition l'homme qui se laisse ballotter d’un coeur léger et insouciant, qui ne sait jamais marcher d’un pas assuré et n’a pas assez d'énergie pour se tenir debout. Puis, lorsqu'il a compris que ces propos suffisaient pour pénétrer de leur morsure l'âme de son interlocuteur, vois comment il en atténue la portée à nouveau, en introduisant un motif qui n’a absolument rien de répréhensible. Après avoir dit : « Celui qui s’est fermement résolu dans son coeur », il ajoute : « Sans contrainte et avec l'exercice de sa volonté. » Or, il eut été logique de dire : celui qui s’est fermement résolu et qui ne voit en cela rien d'inconvenant. Mais cette expression eût été trop brutale, c'est pourquoi il lui en substitue une autre pour encourager I'auditeur en lui donnant la possibilité de recourir de préférence à ce motif. Car il n’est pas aussi grave de s'opposer à la virginité sous la contrainte que parce qu'on en a honte. Dans le premier cas, il s'agit d'une âme faible et malheureuse, dans le second, d'une âme corrompue et incapable d'apprécier correctement la nature des choses.

5. Mais ce n'était pas encore le moment favorable pour tenir ce langage: car assurément, il n'est pas permis, même lorsqu'il y a contrainte, d'interdire à la jeune fille qui l'a décidé, de rester vierge; nous devons au contraire nous opposer généreusement à tout ce qui peut briser ce beau dessein; écoute en effet ce qu'en dit le Christ: "Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n'est pas digne de Moi": lorsque nous poursuivons une entreprise conforme aux Volontés de Dieu, tenons pour notre ennemi, notre adversaire, quiconque y met obstacle, qu'il soit notre père, notre mère ou toute autre personne. Paul cependant, parce qu'il avait encore à supporter l'imperfection de ses auditeurs, écrivait: "Celui qui s'est fermement résolu, sans contrainte. " Et il ne s'en tient pas là, quoique les expressions "sans contrainte" et ayant l'exercice de sa volonté soient synonymes. Mais par l'insistance du propos et les constantes concessions, il rassure l'esprit simple et médiocre, ajoutant même encore à tout cela une autre condition: "Celui qui a décidé dans son coeur." Car il ne suffit pas d'être libre, ce n'est pas assez pour être engagé; seuls le choix réfléchi et la décision peuvent faire la bonne action. Et puis, de crainte que sa grande indulgence ne te semble réduire à néant la distance qui sépare virginité et mariage, à nouveau il en indique la différence, timidement sans doute, mais il l'indique cependant en ces termes: "Ainsi, celui qui marie sa fille agit bien, celui qui ne la marie pas agit mieux." Mais ici, et pour le même motif encore, il ne révèle pas dans quelle mesure c'est mieux agir. Si tu désires le savoir, écoute les paroles du Christ: "On n'épouse pas, on n'est pas épousé, mais on est comme des anges dans le ciel." (Mt 22,30). Tu vois la distance qui les sépare, à quelle place la virginité élève d'un seul coup l'être mortel, la vraie virginité, s'entend.


Elie et ses compagnons ne différaient en rien des anges, et c'est à la virginité qu'ils le devaient.

79 En quoi, s'il te plaît, différaient-ils des anges, Élie, Élisée, Jean, ces authentiques amants de la virginité? En rien, sinon par les seuls liens de leur condition mortelle. Qu'on examine bien les autres points, on ne trouvera pas ces prophètes moins bien partagés que les anges. Cela même qui paraît une infériorité contribue grandement à leur louange. Car habiter sur la terre, être soumis aux contraintes d'une nature mortelle, et avoir pu s'avancer à ce degré de vertu, songe à l'énergie, à la sagesse qu'il a fallu pour cela. Et qu'ils le doivent à la virginité, en voici la preuve: s'ils avaient eu femme et enfants, il ne leur eût pas été si facile d'habiter le désert, ils n'auraient pas fait fi d'une maison et des autres commodités de la vie. En réalité, parce qu'ils étaient affranchis de tous ces liens, ils vivaient sur la terre comme s'ils étaient dans les cieux, ils n'avaient nul besoin de murs, de plafond, de lit, de table et autres choses de cette espèce; leur toit, c'était le ciel, leur lit, la terre, leur table, le désert. Et ce qui paraît condamner les autres hommes à la famine, la stérilité du désert, était pour ces saints hommes source d'abondance. Ils n'avaient nul besoin ni de vignes, ni de pressoirs, ni de champs de blé ni de moissons. Mais sources, rivières, nappes d'eau leur fournissaient un breuvage suave et abondant; un ange dressait pour l'un d'eux une table étonnante, extraordinaire, plus grande que celles auxquelles les hommes sont accoutumés: "Ce pain unique, dit l'Écriture, te suffit pour te soutenir pendant quarante jours." (1R 19,6-8). La grâce de l'Esprit apaisait souvent la faim de cet autre prophète, qui accomplissait ainsi des miracles, et pas seulement la sienne, mais par son intermédiaire celle de plusieurs autres. Et Jean, qui était plus qu'un prophète, le plus grand des enfants de la femme, n'eut pas besoin non plus de nourriture humaine; ce n'était ni le froment, ni le vin, ni l'huile, mais des sauterelles et du miel sauvage qui entretenaient sa vie corporelle. Voilà des anges sur la terre. Voilà la puissance de la virginité ! Ces êtres pétris de chair et de sang, marchant sur le sol, assujettis aux exigences de la nature mortelle, la virginité les rendait aptes à agir en toutes choses comme s'ils n'avaient point de corps, comme si déjà le ciel leur était échu, comme s'ils avaient déjà obtenu l'immortalité.

Ce qu'il faut entendre par "ce qui est digne et rend assidu (auprès du Seigneur)".

80 Tout était pour eux superfluité, non seulement les biens réellement superflus - plaisirs, richesse, puissance, gloire et toute la séquelle de ces chimères - mais ceux qui passent pour indispensables - maisons, villes et métiers. Voilà ce qu'il faut entendre par "ce qui est digne et rend assidu (auprès du Seigneur)" (1Co 7,35), voilà ce qu'est la vertu de virginité. Chose admirable, certes, et digne de nombreuses couronnes, que de maîtriser la rage des passions, de réprimer la nature en folie; mais ce n'est chose réellement admirable que lorsqu'on y joint une pareille vie, tandis que réduite à elle-même, la virginité n'est que faiblesse et ne suffit pas pour sauver ceux qui la possèdent. Témoins toutes les femmes qui encore aujourd'hui pratiquent la virginité et qui sont aussi éloignées d'Élie, d'Elisée et de Jean que la terre l'est du ciel. De même, en effet, que si l'on retranche "ce qui est digne et rend assidu (auprès du Seigneur)", on enlève son nerf à la virginité, de même, lorsqu'on joint à sa possession une conduite parfaite, on détient la racine et la source des biens. Comme le fait pour la racine une terre grasse et fertile, une conduite parfaite sait nourrir les fruits de la virginité, ou plutôt une vie crucifiée (cf. Ga 6,14) est à la fois racine et fruit de la virginité. C'est elle qui frotte d'huile ces êtres généreux pour leur course admirable, coupant autour d'eux tous les liens et leur permettant de prendre d'un pied agile et léger, comme des êtres ailés, leur essor vers le ciel. Lorsqu'on n'a point d'épouse à entourer de soins, ni d'enfants à sa charge, le dénuement est très facile à supporter; or, le dénuement nous rapproche des cieux en nous délivrant non seulement des craintes, des soucis, des dangers, mais de toutes les autres contrariétés.

Sur la beauté du dénuement.

81 Celui qui n'a rien, comme s'il possédait tout, méprise tout (cf. 2Co 6,10); il agit avec une grande assurance vis-à-vis des magistrats, des princes, de celui même qui est ceint du diadème. Car celui qui méprise les richesses, poursuivant sa route, en viendra facilement à mépriser la mort. Bien au-dessus de ces considérations, à tous il parlera avec assurance, sans redouter ni craindre personne. Mais celui qui n'a que l'argent en tête n'est pas seulement l'esclave de cet argent, il l'est aussi de la gloire, de l'honneur, de la vie présente, en bref de toutes les choses humaines. Aussi Paul dénonce-t-il l'amour de l'argent comme "la racine de tous les maux" (cf 1Tm 6,10). Or, cette racine, la virginité est à même de la dessécher et d'en implanter une autre en nous, la racine parfaite d'où germent tous les biens, liberté, assurance, courage, zèle de feu, amour ardent des choses du ciel, mépris de toutes les choses de la terre. C'est ainsi qu'on parvient à "ce qui est digne et rend assidu (auprès du Seigneur)".


Chrysostome, Virginité 69