Chrysostome, Virginité (Duchassaing) 13

13 Mais quel motif les portait donc à interroger l'Apôtre? Le sentiment intime des grâces reçues, et qui, plus abondantes que sous l'ancienne loi, exigeaient aussi une plus haute perfection. Recherchons également quelles raisons avait eues saint Paul de ne point leur parler de la virginité, car la question qu'ils lui adressent prouve de sa part un silence antérieur et absolu. Nous allons avoir ici une nouvelle preuve de la profonde sagesse de saint Paul.
En effet, ce n'était point de sa part oubli ou indifférence; il attendait qu'ils parvinssent d'eux-mêmes d'abord à une certaine notion, puis au désir de la virginité; c'est ce qu'ils firent, et ces heureuses dispositions permirent à l'Apôtre de répandre plus fructueusement la parole du salut, car le zèle de l'auditeur seconde merveilleusement celui du prédicateur. Il voulait en outre, par son silence, rehausser à leurs yeux l'excellence et la sublimité de cette vertu, autrement il eût prévenu leur demande; en leur présentant la virginité, sinon comme un précepte formel, du moins comme un conseil pressant. En agissant avec cette réserve, il nous a donné à entendre combien l'état de la virginité est pénible et laborieux. De plus, saint Paul suivait l'exemple du divin Maître, qui, lui aussi, avait, au sujet de cette même vertu attendu que ses apôtres l'interrogeassent. Si telle est la condition de l'homme dans le mariage, avaient-ils dit, il vaut mieux pour lui de garder le célibat, et c'est alors qu'il leur fit cette réponse : Il y en a qui se sont faits eux-mêmes eunuques à cause du royaume des Cieux. (Mt 9,10, 12) Quand il s'agit, en effet, d'un acte de vertu si grand et si difficile qu'il tombe moins sous le précepte que sous le conseil, la prudence suggère d'attendre que nous manifestions nous-mêmes le désir de l'accomplir; mais il convient néanmoins de ne point négliger l'occasion de faire naître ce désir. Telle est la conduite du Sauveur. Veut-il inspirer à ses apôtres l'amour et le zèle de la virginité, il se garde bien d'en préconiser le mérite, et il se borne à leur montrer paisiblement les divers inconvénients du mariage; mais par cette prudente réserve il tes amène à s'écrier, eux qui n'avaient jamais douté de l'excellence du mariage : Il n'est donc pas bon de se marier !
C'est ainsi que saint Paul, imitant Jésus-Christ, commence sa réponse par ces mots : Au sujet de ce que vous m'avez écrit. Il semble s'excuser et dire aux Corinthiens: « Je n'osais vous engager de moi-même à la pratique d'une vertu si haute et si difficile, mais puisque vous m'en avez écrit, je le fais aujourd'hui avec une entière confiance. n Il n'est pas inutile, en effet, d'observer qu'ici seulement il emploie cette précaution oratoire, quoique, dans la même lettre, il réponde à plusieurs autres questions; il leur rappelle donc qu'ils l'ont eux-mêmes interrogé les premiers; afin de se ménager la facilité de leur présenter ses conseils sous une forme plus insinuante, il évite même de les exprimer dans un langage dur et sévère, et il n'emploie que des termes doux et modérés. Le Sauveur Jésus avait ainsi terminé son exhortation à la virginité: Que celui qui peut comprendre cette parole, la comprenne; et l'Apôtre dit tout simplement : Au sujet de ce que vous m'avez écrit, il est avantageux à l'homme de ne s'approcher d'aucune femme. Tel est le principe posé par saint Paul.

14 Mais, dira-t-on, si la virginité est une vertu si excellente et si belle, pourquoi le mariage? Pourquoi Dieu a-t-il créé la femme, si elle ne doit être ni épouse, ni mère ? Et comment la destruction totale du genre humain n'arriverait-elle pas promptement et infailliblement, puisque la mort le moissonne chaque jour, et que vous lui défendez de se reproduire? Admettez en effet que tous les hommes gardent la continence, et bientôt les maisons et les villes, les arts et les champs, les (133) animaux et les plantes couvriront la terre de leurs débris. La mort du général amène la déroute de son armée; de même, quand l'homme, qui est le roi de l'univers, cessera de se reproduire, tous les éléments, et tous les êtres retomberont dans l'horreur du chaos. Cette vertu, que vous trouvez si belle, n'est donc féconde qu'en ruines et en désastres !
Si les infidèles et les ennemis de l'Église tenaient seuls ce langage, je dédaignerais de leur répondre. Mais il se rencontre sur les lèvres mêmes de ceux qui se disent nos frères. Leur coeur est trop peu généreux pour affronter les luttes de la virginité, et ils la méprisent et la condamnent pour excuser leur propre lâcheté. Ils espèrent déguiser ainsi leurs véritables sentiments, et paraître ne suivre que les lumières de la sagesse et de la raison; je laisse donc à l'écart les ennemis de l'Église, car : L'homme animal ne perçoit pas les choses qui sont de l'Esprit de Dieu : elles lui paraissent une folie (
1Co 2,14); et je m'adresse directement à ces faux chrétiens. Oui, j'entreprends de leur démontrer l'excellence de la virginité, son utilité, et même sa nécessité. Je veux en outre leur prouver qu'ils ne peuvent impunément la décrier, et qu'au jour du jugement leur châtiment sera aussi rigoureux que la récompense des vierges sera belle et glorieuse.
Entrons en matière. Quand Dieu eut créé l'univers, et quand il eut préparé et disposé toutes choses pour notre bonheur, il créa l'homme, pour lequel il avait créé le monde. Adam d'abord seul, fut placé dans le paradis terrestre, et parce qu'il avait besoin d'une compagne, Eve lui fut donnée, mais cette société n'était point encore celle du mariage. Ils goûtaient l'un et l'autre comme les prémices de la béatitude céleste, et ils jouissaient de l'aimable présence du Seigneur. Ils ne ressentaient point cette ardeur dévorante qui rapproche les sexes, ni cet instinct voluptueux qui les unit. La femme ne connaissait point les douleurs de l'enfantement. Leur vie, semblable à une onde limpide et qui s'épanche d'une source pure, s'écoulait toute brillante d'une virginale chasteté.
Alors la terre n'était point peuplée; et voilà ce que craignent de revoir ceux qui se montrent si inquiets des destinées futures de l'univers. Ah ! ils s'occupent d'intérêts qui leur sont étrangers, et ils négligent le soin de leur salut; ils tremblent que le genre humain ne soit détruit, et ils sont sans crainte sur le sort de leur âme. Insensés ! ils oublient que le même Dieu qui ne leur imputerait point cette destruction, leur demandera un compte rigoureux de la faute la plus légère. Dans les premiers jours d'Adam et d'Eve, on,ne bâtissait, il est vrai, ni maisons, ni cités; on n'exerçait aucun de ces arts que vous estimez tant; néanmoins la vie était remplie d'un calme et d'un bonheur dont nous n'avons pas même l'idée.
Mais dès qu'ils eurent violé le précepte divin, et que cette désobéissance les eut soumis à la mort, ils virent s'évanouir à la fois les charmes de leur existence et l'éclat de la chasteté. Dieu et la sainte virginité se retirèrent. Aussi longtemps qu'ils demeurèrent innocents, ils vécurent dans la crainte du Seigneur, et la virginité les parait plus glorieusement que le diadème et la pourpre ne parent les rois. En devenant les esclaves du démon, ils perdirent avec la robe de l'innocence les brillants atours dé la chasteté, et ils n'eurent en partage que la mort et la corruption, les douleurs et l'infortune. C'est alors qu'ils usèrent du mariage qui devint comme l'apanage de leur condition mortelle et servile. Car, dit l'Apôtre, celui qui est marié s'occupe des choses du monde. (1Co 7,33)
Voilà donc la raison d'être du mariage, voilà quels principes l'ont produit: la désobéissance, la malédiction et la mort. 11 n'est institué que pour réparer les désastres de la mort, et un état permanent d'immortalité le rendrait inutile. Il n'en est pas ainsi de la virginité : soit que vous la preniez avant la mort, ou après son apparition dans le monde ; soit que vous la considériez avant le mariage, ou après son institution, toujours vous la trouverez utile, heureuse et bénie. Je vous demande si Adam a dû sa naissance à l'usage du mariage, et si Eve. a fait souffrir le sein qui l'a portée. Non sans doute, vous vous alarmez donc vainement sur cette prétendue extinction du genre humain qu'amènerait, selon vous, l'extension de la virginité? Des millions d'anges exécutent les volontés du Seigneur, et des millions d'archanges environnent son trône : aucun d'eux cependant ne doit l'existence à l'union des sexes ; et pourquoi Dieu ne pourrait-il multiplier l'homme par les mêmes moyens qu'il l'a créé?

15 L'accroissement du genre humain vient moins de la fécondité du mariage, que de celle de cette bénédiction divine : Croissez et multipliez, et remplissez la terre. (Gn 1,28) Le mariage n'avait donné aucun héritier à Abraham; et après tant d'années d'une union conjugale, il s'écriait amèrement : Que me réservez-vous, Seigneur? je mourrai sans enfants. (Gn 15,2) Mais nous savons que Dieu lui donna dans une vieillesse épuisée le fils qui le rendit père d'une nombreuse postérité. Adam, lui aussi, s'il fût demeuré fidèle, et s'il eût repoussé l'esprit tentateur, n'aurait pas eu à s'inquiéter de la propagation de sa race. Le Dieu qui veut cette propagation, est celui qui peut et rendre la virginité féconde et frapper le mariage de stérilité. Il a donc institué le mariage comme une suite de notre corruption et de notre révolte. Nous ne le voyons en' effet paraître qu'après le péché. Pourquoi nos premiers parents ne connurent-ils point l'union des sexes dans le paradis terrestre? Et pourquoi Eve n'éprouva-t-elle point, avant la sentence de malédiction, les douleurs de l'enfantement? C'est qu'alors le mariage et toutes ses suites étaient inutiles. Mais le péché le rendit nécessaire à notre faiblesse, et avec lui naquirent soudain ces besoins multipliés: construction de villes, culture des arts, nécessité des vêtements, toutes choses qui forment le cortége de la mort. Il serait donc injuste de mettre la virginité au-dessous du mariage qui ne nous a été donné que comme un secours, à défaut de la virginité, et il faut même éviter de les égaler en dignité, autrement vous pourriez soutenir qu'il vaut mieux, selon la tolérance mosaïque, avoir deus femmes qu'une seule, et qu'il est permis de préférer les richesses à la pauvreté volontaire, les plaisirs à la tempérance, et la vengeance au pardon des injures.

16  Vous condamnez donc la loi ancienne, me direz-vous. Non, je ne la condamne pas; car Dieu en est l'auteur; et elle était utile en son temps, mais je la crois imparfaite, et plus appropriée à des enfants qu'à des hommes mûrs. Aussi le Seigneur, voulant amener les chrétiens à un état plus parfait, leur ordonne-t-il de rejeter ces vêtements de l'enfance qui ne peuvent aller à l'homme fait, et qui ne conviennent point à la plénitude de l'âge du Christ. C'est pourquoi il leur substitue dans la législation évangélique un vêtement plus splendide; et cependant il ne se contredit point lui-même, car si les préceptes de la loi nouvelle sont plus élevés, l'intention du législateur n'est point changée. Or, cette intention est d'extirper le vice de notre nature et de nous conduire à la perfection. Supposez au contraire que Jésus-Christ, loin de promulguer une doctrine plus excellente, eût laissé le genre humain sous le joug pesant d'une loi faible et infirme ; nous serions en droit de censurer l'économie de sa providence. Et en effet, si dette providence n'avait point voulu, dans ces premiers temps, que l'on peut nommer les siècles de l'enfance du genre humain, circonscrire le mariage dans les règles sévères de l'Évangile, l'homme n'eût pu supporter cette rigueur, et il eût infailliblement succombé. Mais aussi lorsque tant de siècles écoulés dans la pratique d'une législation facile, eurent enfin amené pour l'homme un âge nouveau de vertu et de perfection, Jésus-Christ se devait à lui-même d'élever nos pensées et nos désirs au-dessus des pensées et des affections de la terre. La condescendance qu'il eût montrée en agissant différemment eût été une inconséquence, puisqu'elle n'aurait pas rempli le but qu'il se proposait : être utile au genre humain en le rendant plus parfait.

17 Ici le Seigneur déploie envers nous cette prévoyante sollicitude, que nous observons dans l'oiseau pour sa jeune couvée. Lorsque la mère a nourri et élevé ses petits, .elle les fait sortir du nid; et si elle les voit encore faibles et délicats, elle les y rappelle aussitôt, et les y retient jusqu'à ce qu'enfin, plus forts et plus confiants dans leurs ailes, ils puissent prendre heureusement leur vol. C'est ainsi que, dès le commencement des âges, le Seigneur a toujours cherché à nous attirer au ciel; il nous en a montré le chemin; il savait bien que nos ailes étaient encore trop faibles pour un tel essor; mais il tenait à nous prouver que nos chutes provenaient de notre faiblesse, et non de sa volonté. Aussi, sous la loi ancienne, laissait-il l'homme se reposer dans la facile jouissance du mariage, ainsi que le jeune passereau repose dans son nid; et il attendait, en toute patience, que notre vertu croissant peu à peu, comme l'aile naissante de l'oiseau, nous puissions quitter la terre et nous élever jusqu'aux cieux.
Cependant aujourd'hui encore, les uns plongés dans une molle indolence, hésitent à quitter les douceurs du nid maternel, et s'attachent (135) aux biens périssables de ce monde; d'autres, au contraire, plus généreux et plus avides d'air et de lumière, s'élancent dans l'espace; ils brisent sans regret tout ce qui pourrait enchaîner leur vol, et, renonçant au mariage non moins qu'aux affaires du siècle, ils dirigent vers le ciel leurs brûlantes aspirations. C'est pourquoi le mariage, accordé autrefois à notre faiblesse, n'est plus sous la loi évangélique un précepte général ; et Jésus-Christ nous exhorte à nous en abstenir quand il dit : Que celui qui peut comprendre cette parole, la comprenne. Si Dieu s'est montré plus indulgent dans le principe, n'en soyons pas étonnés, il agissait comme le sage médecin qui diversifie ses prescriptions selon les divers états de son malade. Celui-ci est-il en proie à une fièvre violente, il lui interdit une nourriture trop forte; mais quand il voit que ce feu qui consumait le corps et l'affaiblissait, est devenu moins ardent, il l'affranchit d'un régime désagréable et lui permet de se nourrir comme par le passé. Au reste, nous reconnaissons que nos maladies viennent de ce que l'équilibre des fonctions vitales est altéré par défaut d'une juste abondance dans les éléments hygiéniques, ou par leur trop grande plénitude; et de même l'excès des passions détruit dans notre âme l'harmonie des vertus. Pour la guérison de l'âme comme pour celle du corps, ce n'est pas assez d'approprier le remède au mal, il faut encore l'appliquer en temps convenable. Que l'une ou l'autre de ces deux précautions manque, et la loi, remède de l'âme, sera aussi impuissante à guérir nos infirmités morales, que l'appareil médical à fermer seul une plaie.
Chaque jour, sous nos yeux, le médecin emploie le fer ou le feu, selon la gravité de la plaie qu'il veut guérir, quelquefois même il laisse la nature agir seul, et semble alors négliger son malade, et cependant nous ne lui demandons aucun compte de sa conduite, quoiqu'il se trompe souvent. Mais s'agit-il du Dieu dont la sagesse atteint infailliblement son but, faible mortel, vous vous élevez contre lui, vous le citez à votre tribunal, et vous blasphémez sa providence, n'est-ce pas le comble de la démence ! Oui, le Seigneur a dit à nos premiers parents : Croissez et multipliez; mais il a accommodé sa loi aux besoins d'un âge où le mariage seul pouvait calmer l'effervescence des passions, et, parmi les violences de la tempête, leur offrir un port paisible et assuré. Voudriez-vous qu'il eût dès lors prescrit la continence et la virginité? Mais un tel précepte eût attisé le feu de la concupiscence, et rendu notre chute plus grave.
Retranchez à l'enfant qui est encore à la mamelle la coupe du sein maternel, pour lui donner la nourriture de l'homme fait, et vous amènerez immédiatement sa mort. Tant le manque d'à-propos est un grand mal l Aussi le Seigneur n'a-t-il point prescrit la virginité dès le commencement, ou plutôt elle a précédé le mariage, et celui-ci, que la fidélité d'Adam eût rendu inutile, n'est devenu nécessaire que par sa désobéissance. Mais, sans le mariage, direz-vous encore, la terre serait-elle aussi peuplée qu'elle l'est aujourd'hui ? Cette idée de l'extinction du genre humain vous poursuit donc toujours comme un spectre effrayant? Eh bien ! je vous le demande, qui a créé Adam et Eve? Quoi donc ! l'homme se serait-il multiplié de la même manière? je l'ignore, et il me suffit de constater qu'en dehors du mariage Dieu eût pu multiplier le genre humain.

18 Le déluge qui aux jours de Noé engloutit les hommes et les animaux nous prouve combien la licence effrénée des passions arrête l'accroissement du genre humain. La virginité est hors de cause, et si les enfants de Dieu se fussent maintenus chastes et pudiques, s'ils n'eussent regardé les filles des hommes d'un oeil de concupiscence (Gn 6,2), le Seigneur ne les eût point submergés sous ces flots vengeurs. Loin de moi cependant d'imputer au mariage la cause de cet effroyable châtiment. Telle n'est point ma pensée, je veux seulement montrer que le péché, et non la virginité empêche l'accroissement de la population.

19 Le Seigneur s'est proposé dans l'institution du mariage de pourvoir à la perpétuité du genre humain, et surtout de nous donner un moyen facile d'affaiblir les ardeurs de la concupiscence. C'est ce dernier effet que signale l'Apôtre quand il dit : Que l'homme se marie pour éviter tout dérèglement, et, de peur que l'incontinence ne donne lieu à Satan de le tenter. Nous voyons ici qu'il ne s'agit dans la pensée de saint Paul ni de la perpétuité du genre humain, ni même du désir d'une nombreuse postérité; il se borne à montrer le mariage comme un préservatif contre le péché; C'est pourquoi il ajoute : Que ceux qui ne peuvent garder la continence, se marient (1Co 7,2 1Co 7,5 1Co 7,9). Sans doute l'institution du mariage (136) avait dans le principe le double but que j'ai indiqué, mais depuis que la race humaine a peuplé le globe, il nous est laissé principalement comme un moyen d'éviter le vice. L'union conjugale présente en effet à tous ceux qui se sentent comme impuissants à maîtriser leurs passions une grande facilité pour se maintenir dans la vertu et la sainteté. Mais n'est-il pas temps de cesser une réfutation inutile? Car vous, qui vous posez en adversaires de la virginité, vous en comprenez tout comme nous le mérite et l'excellence, et toutes vos objections ne tendent qu'à justifier vos propres vices.

20  Mais quand il serait vrai que la virginité donnerait prise à quelques reproches, l'on devrait par respect s'abstenir de les faire. L'homme qui se plaît à déprécier dans ses frères la noblesse de l'âme et la générosité du coeur, se perd lui-même dans l'opinion publique : car tous peuvent apprécier combien son jugement est faux, et son esprit méchant. Ainsi ce premier motif devrait engager nos adversaires à réprimer l'intempérance de leurs discours; il serait plus digne de leur prudence de faire excuser leur faiblesse et leur peu de courage par l'éloge sincère d'une haute et sublime vertu. Celui qui poursuit de ses mépris et de ses outrages le noble héroïsme auquel il ne saurait atteindre, s'attire justement la haine de tous, et il passe aux yeux du monde pour un ennemi de la vertu, et un insensé. Un fou n'est point responsable de ses actes, parce qu'il n'en a pas la conscience; aussi le magistrat qui en serait outragé, loin de le punir, le regarderait avec plus de pitié encore; mais l'homme qui jouirait de toute sa raison, et qui se permettrait une pareille injure, serait poursuivi et condamné comme coupable envers la société.

21  Ces nombreux et graves motifs devraient sans doute suffire pour nous interdire toute parole de mépris contre la sainte virginité, quand même nous pourrions le faire impunément. Mais cette impunité, n'y comptons pas, car le Seigneur enveloppe dans les mêmes châtiments l'imprudent qui élève la voix contre son frère, ou qui scandalise le fils de sa mère, et le téméraire qui blasphème le chef-d'oeuvre de la sagesse divine. Ecoutez plutôt ces paroles d'Isaïe : Malheur à vous, qui appelez mal le bien, et bien le mal; qui changez les ténèbres en lumières, et la lumière en ténèbres; l'amertume en douceur, et la douceur en amertume! (Is 5,20) Or, quoi de plus délicieux que la virginité ? de meilleur et de plus brillant? elle rayonne plus splendidement que l'astre du jour, et elle ne détache nos regards de tous les objets créés que pour les fixer sur le divin Soleil de la justice éternelle. Mais si le prophète Isaïe tonne ainsi contre ceux qui s'égarent eux-mêmes dans leurs vains jugements, Habacuc reprend avec non moins de force ceux qui répandent au dehors ces doctrines perverses. Malheur, dit-il, lui aussi, malheur à celui qui présente à son ami un breuvage empoisonné ! (Ha 2,15) Et notez que ce mot malheur comprend tout un ensemble de calamités et de châtiments irrévocables; et il signifie, dans l'Ecriture, l'exécution prochaine et assurée des menaces divines.
Un autre prophète reproche aux Juifs, comme une faute grave, d'avoir offert du vin aux Nazaréens. (Am 2,12) Mais si cette action mérite un blâme sévère, quel supplice ne doit pas attendre le téméraire qui répand dans un coeur simple et innocent le breuvage empoisonné de l'erreur? Le Seigneur punit avec rigueur sur les Israélites la transgression de sa loi, même dans une de ses moindres prescriptions ; et il ne châtierait pas sévèrement l'audacieux qui par ses discours renverse tout l'ensemble des préceptes évangéliques ! Celui, dit Jésus-Christ, qui scandalise un de ces petits qui croient en moi, mériterait qu'on suspendît une meule de moulin à son cou, et qu'on le jetât au fond de la mer. (Mt 18,6) Tremblez donc, ô vous qui ne scandalisez pas seulement quelques enfants, mais des multitudes entières ! L'Evangile nous assure que celui qui aura appelé son frère du nom de fou, n'évitera point les flammes de l'enfer : quels trésors de colère amassent donc sur leurs têtes les imprudents qui calomnient cette belle vertu qui nous égale aux anges !
Vous n'ignorez point que Marie, soeur de Moïse, fut sévèrement punie pour avoir murmuré contre son frère. Mais combien ses murmures comparés à vos blasphèmes, paraissent-ils légers et modérés ! Loin de calomnier Moïse et de déprécier son mérite, elle l'entourait d'estime et de vénération, et se bornait à dire qu'elle aussi possédait l'esprit de Dieu. Et cependant le Seigneur jugea que cette seule parole était une faute si grave qu'il repoussa les prières mêmes du frère qu'elle avait offensé, (137) et qu'il ne voulut point abréger la durée de son châtiment.

22  Mais que parlé-je de Marie? Avez-vous oublié ces quarante-deux enfants des environs de Bethléem, qui par moquerie crièrent au prophète Elisée : Monte, chauve! (2R 2,23) Cette raillerie irrita profondément le Seigneur, et sur-le-champ il envoya contre eux deux ours qui les dévorèrent tous. Rien ne les excusa devant lui, ni leur âge, ni leur nombre, ni le prétexte d'un simple badinage. Et certes ils méritaient bien ce châtiment. Supposons en effet que l'homme qui s'est imposé les rudes sacrifices de la virginité, puisse devenir impunément le jouet des grands et des petits; et dites-moi quel est celui dont le courage ne reculera pas en présence d'une perspective assurée de moqueries et de sarcasmes? Il n'y aurait qu'une âme suréminemment forte et généreuse qui pût embrasser une vertu ainsi ridiculisée. Aujourd'hui que la virginité excite dans ceux qui s'y dévouent un pieux enthousiasme, et même dans ceux qui s'en éloignent, une profonde admiration, elle ne rencontre encore trop souvent que des esprits craintifs et des coeurs pusillanimes : qui donc la choisirait pour son partage, si au lieu de respectueux hommages elle ne recueillait que le mépris et le blâme? Sans doute il est quelques âmes grandes et magnanimes, qui vivent déjà dans le ciel, et qui dédaignent les louanges du monde. L'approbation du divin Époux suffit à leur bonheur. Mais permettons à celles qui sont moins énergiques et moins exercées de s'aider un peu de nos encouragements, jusqu'à ce que l'expérience des combats et de la victoire leur rende ce 'secours inutile. Au reste le châtiment qui vengea l'honneur d'Elisée, et qui punit ces enfants, fut salutaire à ceux-ci même dans sa rigueur, car en les retirant du monde, il les empêcha de commettre de nouvelles fautes.
Ce trait en rappelle un autre du même genre. Si deux ours mirent en pièces quarante-deux enfants pour venger Elisée, deux fois le feu du ciel consuma une compagnie de cinquante soldats pour venger son maître Elie. Ces hommes avaient crié moqueusement à Elie qu'il descendît de la montagne, et voilà que la foudre éclatant soudain les frappa tous ensemble. Ah ! méditez ces effrayantes leçons, ô vous tous qui êtes les ennemis de la virginité ! Cessez du moins vos discours imprudents, mettez une porte et un verrou à votre bouche de peur qu'au jour du jugement vous ne vous écriiez, en voyant la splendeur des vierges : Les voilà ceux que nous avions en mépris et qui étaient l'objet de nos outrages! Insensés, nous estimions leur vie une folie et leur fin un opprobre, et les voilà comptés parmi les enfants de Dieu, et leur partage est entre les saints ! nous avons donc erré hors des voies de la vérité, et la lumière de la justice n'a pas lui à nos yeux. (Sg 5,3) Ces regrets seront inutiles, car le temps du repentir et de la pénitence ne sera plus.

23  Mais depuis ces terribles exemples la vertu n'a-t-elle jamais été outragée? Elle l'a été bien souvent, et dans bien des pays. Pourquoi donc tous les coupables n'ont-ils pas été punis? plusieurs ont été atteints par la justice divine, je pourrais en citer de nombreux exemples, et les autres n'ont échappé que momentanément à son action. Car l'Apôtre nous apprend que : Les péchés de quelques-uns sont connus avant le jugement, et que d'autres ne seront découverts qu'après ce jour. (1Tm 5,24) Un législateur n'oublie point, pour effrayer le crime, de consigner dans ses lois les peines diverses dont il sera puni, de même Jésus-Christ sévit par intervalles contre les infracteurs de ses préceptes, afin que ce châtiment soit une leçon générale et permanente. Gravés sur l'airain de l'histoire, ces exemples avertissent les générations futures que si les mêmes fautes ne sont pas toujours suivies des mêmes châtiments ici-bas, elles n'en seront que plus sévèrement punies dans l'éternité.

24  Le coupable qui multiplie ses offenses, et dont le Seigneur diffère la punition a donc bien sujet de craindre, loin qu'il doive s'abandonner à une aveugle confiance. Car le Dieu qui nous épargne dans la vie présente, nous condamnera avec le monde dans la vie future. Et ce n'est pas moi qui vous l'assure, mais l'Apôtre, ou plutôt Jésus-Christ lui-même dont il était l'interprète. Voici ce qu'il écrivait aux Corinthiens, au sujet des profanateurs de l'Eucharistie : Il y en a beaucoup parmi vous qui sont malades et languissants, et plusieurs sont morts. Que si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés de Dieu : mais lorsque nous sommes jugés, c'est le Seigneur qui nous reprend, afin que nous ne soyons pas condamnés avec le monde (1Co 2,30-32). Il est en effet des fautes (138) légères qu'il suffit de punir d'une peine temporelle pour arrêter de nouvelles chutes, et empêcher que les coupables n'imitent le chien qui revient à son vomissement. Mais il est aussi des péchés plus graves qui méritent d'être châtiés dans ce monde et dans l'autre. Enfin, il est des crimes si énormes qu'ils sont entièrement réservés aux feux dé l'enfer. Ceux qui les ont commis, ne sont pas même dignes d'être flagellés avec les hommes, c'est-à-dire en ce monde selon la parole du Psalmiste (Ps 73,5), et ils sont destinés à partager les supplices du démon. C'est pourquoi ils entendront cette parole foudroyante : Retirez-vous de moi, maudits, allez aux ténèbres extérieures qui ont été préparées pour le diable et ses anges. (Mt 25,41)
Depuis Simon le Magicien (Ac 7), bien des prêtres ont acheté le sacerdoce; et parce qu'un nouveau Pierre ne leur a point reproché cet indigne sacrilège, croyez-vous qu'ils en éviteront le châtiment? Non, sans doute : et je dis même que ce châtiment sera d'autant plus terrible que l'exemple de Simon ne les aura pas corrigés. C'est ainsi encore que plusieurs imitent la faute de Corée (Nb 16), sans partager sa punition, parce que la justice divine leur en réserve une plus grande. Tous ceux qui renouvellent l'impiété de Pharaon (Ex 14), ne sont point, comme lui, submergés sous les flots, mais ils seront un jour plongés dans un étang de feu. Enfin la vengeance céleste ne frappe pas immédiatement tous ceux qui blessent la charité fraternelle (Match. 5), parce qu'elle se réserve de les atteindre dans l'éternité. Ne croyez donc point que les menaces du Seigneur ne soient qu'une vaine parole; il les réalise même quelquefois 'sous nos yeux, comme nous le voyons à l'égard de Saphire (Ac 5), de Charmi (Jos 7), d'Aaron et de plusieurs autres (Nb 3), afin de détromper, les esprits incrédules. Ainsi le pécheur serait bien téméraire s'il continuait à s'abuser lui-même, en se promettant une heureuse impunité. Sans doute, Dieu est indulgent, mais c'est pour nous donner le temps de nous repentir, et jamais il n'a promis l'impunité au coupable endurci.
Je pourrais poursuivre ce sujet, et montrer quel sort funeste se préparent les détracteurs de la virginité. Je m'arrête néanmoins : ces quelques mots suffisent pour contenter des esprits sages; et de nouveaux développements ne sauraient ramener des esprits rebelles et insensés. C'est pourquoi je ne veux désormais m'adresser qu'aux premiers, et j'aborde enfin avec eux l'explication de ces paroles de l'Apôtre : Sur ce que vous m'avez écrit, je vous dirai qu'il est avantageux à l'homme de ne s'approcher d'aucune femme. (1Co 7,1) Ecoutez donc, ô vous qui condamnez le mariage, et vous aussi, qui l'élevez au-dessus de la virginité ! ces paroles de saint Paul, et celles qui les suivent, vous imposent également un respectueux silence.

25  Le mariage est bon, puisqu'il retient l'homme dans le devoir, et l'empêche de tomber dans la fornication. Ne le condamnez donc point, car il est fécond -en heureux résultats. Par lui les membres de Jésus-Christ ne deviennent point les membres d'une vile prostituée, et le temple saint de notre corps n'est point profané. Oui, le mariage est bon; il soutient le faible, et il affermit ses pas. Mais cet .appui est inutile à l'homme fort et robuste, et loin de lui être nécessaire, il ne ferait que semer sur sa route mille obstacles qui entraveraient sa marche, et diminueraient sa gloire et son mérite.

26  Donner une armure au combattant qui peut vaincre sans ce secours, ce n'est pas lui rendre service, c'est au contraire lui faire injure, c'est lui ravir l'admiration des spectateurs, et dépouiller sa couronne de son plus bel éclat. Elle ne permet en effet ni à ses forces de se déployer tout entières, ni à sa victoire de briller de toute sa splendeur. Mais le mariage est encore bien plus funeste au mérite de la vertu, puisqu'il la prive des applaudissements de la foule, et, ce qui est plus grave, des récompenses réservées à la virginité. Aussi l'Apôtre conseille-t-il le célibat. Il permet néanmoins le mariage pour empêcher le dérèglement des moeurs. Je n'ose, semble-t-il nous dire, vous élever jusqu'à l'état sublime de la virginité, de peur que vous ne tombiez dans l'abîme de la fornication, car les ailes de votre âme sont encore trop faibles pour atteindre ces hauteurs célestes. Eh quoi ! ô bienheureux apôtre, ne voyez-vous pas cet essaim nombreux de vierges qui s'élancent au combat et à la couronne? pourquoi donc ces craintes et cette inquiétude? ah ! je crains, me répond-il, que le principe de cette ardeur ne soit l'ignorance: des périls et des difficultés. C'est l'expérience qui me rend si timide, et même si réservé à donner un conseil.


Chrysostome, Virginité (Duchassaing) 13