Chrysostome, Virginité (Duchassaing) 27

27  Je connais, poursuit l'Apôtre, les difficultés de cette lutte, la violence de ces combats et les dangers de cette guerre. On ne peint vaincre l'ennemi que par une grande énergie de courage, et une entière mortification des sens. Il faut fouler des charbons ardents sans se brûler (Pr 6,28), marcher sur un glaive sans se blesser. Les passions sont en effet un feu dévorant, et un glaive acéré; aussi notre âme ne peut se conserver pure et chaste qu'à la condition d'être invulnérable. C'est pourquoi nous devons donner à notre coeur la dureté du diamant, défendre le sommeil à nos paupières, et prescrire à notre esprit une exacte vigilance. Nous devons comme entourer notre âme de murs et de remparts sur lesquels seront placées de nombreuses sentinelles. Mais surtout il faut implorer la protection divine, car : Si le Seigneur ne défend une cité, inutilement veillent ses gardiens. (Ps 127,1)
Ainsi parle l'Apôtre. Mais voulons-nous obtenir ces secours divins, soyons exacts à consulter des hommes sages, à nous fortifier par le jeûne et les veilles, à garder fidèlement les préceptes du Seigneur, et à ne mettre aucune confiance en nos propres forces. Et en effet quelque grands que soient nos travaux, nous devons toujours dire : Si le Seigneur ne bâtit lui-même une maison, les ouvriers auront travaillé en vain. (Ps 126) Car nous avons à combattre non contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les puissances, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits de malice répandus dans l'air (Ep 6,12). Il faut donc que nuit et jour notre âme soit disposée pour le combat, et toujours prête à repousser les attaques de l'ennemi. Eh ! ne voyez-vous pas le démon qui nous épie insidieusement, et qui, la torche à la main, s'apprête à incendier le temple de Dieu. C'est pourquoi soyons sur nos gardes, et ne nous permettons aucune négligence, car nous devons résister aux penchants de la nature, devenir les émules des anges, et disputer la palme de la pureté à ces pures intelligences. Terre et cendre, nous devons égaler les habitants des cieux, et faibles mortels- rivaliser avec des êtres immortels.
Qui serait donc assez insensé pour élever le mariage et ses jouissances au-dessus des nobles sacrifices de la virginité? C'est parce qu'il en comprenait toute la sublimité que l'Apôtre disait aux Corinthiens : Que chaque homme vive avec sa femme, et chaque femme avec son mari. (1Co 7,2) Il hésite à leur parler directement de la virginité, et semble n'insister que sur les devoirs du mariage. Son but est certainement de les amener à un état plus parfait, mais il n'en glisse d'abord que quelques mots, il craindrait qu'une instruction trop prolongée ne blessât par sa sévérité des oreilles encore délicates. En effet l'orateur qui n'ourdit la trame de son discours qu'avec des sentiments austères et des pensées ardues, finit infailliblement par fatiguer son auditoire et par provoquer dans les esprits une réaction fâcheuse. Celui au contraire qui varie son discours, qui le compose de manière que les choses difficiles et pénibles qu'il est obligé de dire se fassent accepter à la faveur et sous l'enveloppe des choses aisées et commodes qu'il fait dominer à dessein dans la composition, celui-là s'attire la bienveillance de l'auditeur et réussit d'autant mieux à le persuader et à lui communiquer ses sentiments et ses pensées. C'est ainsi que l'Apôtre, après avoir dit que l'homme ferait bien de s'abstenir de la femme, parle aussitôt du mariage, et le conseille comme un moyen d'éviter le vice. On dirait qu'il ne se propose que d'expliquer les motifs de ce conseil, mais cette explication devient elle-même un éloge tacite de la virginité. Son silence parle éloquemment à la conscience de chacun; en effet, si vous comprenez que le mariage vous est conseillé non comme un état meilleur, mais seulement comme un frein à la violence de vos passions, vous rougirez de cette opinion injurieuse, et pour en secouer toute la honte, vous embrasserez la virginité.

28  Saint Paul nous dit encore: Que le mari rende à sa femme ce qu'il lui doit, et la femme ce qu'elle doit à son mari: car, poursuit-il en expliquant sa pensée, le corps de la femme n'est point à elle, mais à son mari; de même le corps du mari n'est pas à lui, mais à sa femme. (1Co 7,3-4) Ces paroles qui semblent au premier abord ne se rapporter qu'au mariage, sont néanmoins comme un hameçon adroitement présenté pour attirer les Corinthiens à la virginité. Et en effet, puisque l'union conjugale nous ôte la libre disposition de nous-mêmes, qui ne se révolterait contre une loi aussi tyrannique? ou plutôt qui ne voudrait s'y soustraire par la profession de la virginité? Car, dès que le mariage est conclu, son joug ne peut être brisé. La réponse que firent (140) les apôtres au divin Maître, nous aide ici à pénétrer sûrement la pensée de saint Paul. Ils ne reconnurent les peines inhérentes au mariage qu'au moment où Jésus-Christ en prononça l'indissolubilité. C'est ce que l'Apôtre fait également. Jésus-Christ avait dit : Quiconque renverra sa femme, si ce n'est pour cause d'adultère, la rend adultère (Mt 5,32) ; et saint Paul dit qu'aucun des deux époux n'est maître de lui-même. Les expressions sont différentes, mais la pensée est la,même, bien plus le précepte de l'Apôtre aggrave le joug du mariage; car Jésus-Christ défend seulement au mari de renvoyer sa femme, et saint Paul veut qu'il lui soit assujetti. Mais n'est-ce pas river sur lui une chaîne plus pesante que celle d'un esclave? Celui-ci peut se racheter à prix d'argent; tandis que, du vivant de sa femme, fût-elle un tyran, le mari ne peut espérer sa liberté.

29  L'Apôtre poursuit son raisonnement; et après avoir dit que les deux. époux n'ont point la libre disposition de leur corps, il ajoute : Ne vous refusez point l'un à l'autre, si ce n'est d'un consentement mutuel, et pour un temps, afin de vaquer à' la prière; et ensuite vivez ensemble comme auparavant (1Co 7,4-5) Peut-être ici, plusieurs parmi les vierges s'effrayeront de cette excessive indulgence. Je les prie d'être sans inquiétude, et de ne pas blâmer témérairement le saint Apôtre. Cette recommandation paraît tout d'abord plus favorable au mariage qu'à la virginité, mais quand on l'examine de près on voit qu'elle revient parfaitement à ce que nous avons vu être la pensée intime du Docteur inspiré. Il importe donc de l'approfondir sérieusement, afin d'y trouver, non le propos d'une matrone instruisant de nouveaux époux, mais une communication vraiment apostolique. Mais pourquoi l'Apôtre s'arrête-t-il aussi longtemps sur ce sujet, et pourquoi ne se borne-t-il pas à ce qu'il a dit précédemment? Ces paroles : Ne vous refusez pas l'un à l'autre, si ce n'est d'un mutuel consentement, et pour un temps, sont-elles plus impératives que celles-ci: Que le mari rende à sa femme ce qu'il lui doit, car le corps du mari n'est pas à lui, mais à sa femme? non sans doute; elles sont seulement plus claires et plus explicites. C'est ainsi qu'autrefois Samuel énumérait aux Israélites les privilèges de la royauté, bien moins pour les engager à choisir et préférer cette forme de gouvernement que pour les en détourner, et leur en inspirer du dégoût. L'Apôtre insiste donc sur les lois tyranniques du mariage, afin d'en éloigner les Corinthiens. Aussi après avoir dit que les deux époux ne sont point maîtres de leur corps, ajoute-t-il: ne vous refusez pas l'un à l'autre, si ce n'est d'un mutuel consentement, et pour un temps, afin de vaquer à la prière.
Voyez donc avec quelle prudente habileté il amène les époux eux-mêmes à aimer la continence; il a d'abord loué cette vertu, et proclamé qu'il est avantageux à l'homme de ne s'approcher d'aucune femme, et il exhorte maintenant à la pratiquer en disant : Ne vous refusez point l'un à l'autre, si ce n'est d'un mutuel consentement. Pourquoi insinue-t-il, sous forme d'exhortation, ce qu'il veut dire, au lieu de le proposer résolument sous forme de précepte? car, remarquons-le, il ne dit pas Refusez-vous l'un à l'autre pourvu que ce soit d'un consentement mutuel, mais ne vous refusez pas l'un à l'autre à moins que ce ne sort d'un consentement mutuel. C'est que cette manière de s'exprimer est plus douce, et qu'elle rend ainsi plus parfaitement la pensée de l'Apôtre. Il est en effet bien éloigné d'exiger impérieusement la pratique d'une vertu qui doit être toute de bonne volonté. Enfin, pour gagner de plus en plus la bienveillance des Corinthiens, il abrège les enseignements austères, il n'y insiste pas de peur d'affliger les auditeurs, il se hâte de passer à quelque chose de plus agréable, s'arrêtant avec complaisance sur une matière qu'il sait conforme à leur goût.

30  Il n'est pas sans intérêt de rechercher pourquoi l'Apôtre, qui veut que le mariage soit honoré, et le lit nuptial sans tache, recommande la continence aux époux pendant le temps qu'ils consacrent au jeûne et à la prière. Et d'abord rappelons-nous que les Juifs qui étaient tout charnels, qui pouvaient avoir deux femmes à la fois, et auxquels il était permis de les répudier et d'en prendre d'autres, durent néanmoins s'abstenir du mariage pendant plusieurs jours, afin de se rendre moins indignes d'entendre la promulgation de la loi. Eh ! quoi, nous qui vivons sous le règne de la grâce et de l'amour, nous qui avons reçu les dons de l'Esprit-Saint, nous qui, morts et ensevelis avec le Christ, avons été élevés à la dignité de l'adoption divine, nous ne saurions imiter l'exemple d'un peuple grossier et ignorant l Mais voulez-vous presser encore la question, et demander (141) pourquoi Moïse prescrivit alors la continence aux Juifs? Je vous répondrai que le mariage, quelque honorable qu'il soit, se borne à préserver l'homme du vice, et que la continence seule le rend pur et le sanctifie.
Ce sentiment au reste n'est point particulier à Moïse et à saint Paul; le prophète Joël ordonne également qu'aux jours du jeûne le peuple se réunisse, que les vieillards se rassemblent, et que l'époux sorte de sa couche, et l'épouse de son lit nuptial. (
Jl 2,15-16). Cette parole du prophète aggrave même beaucoup la rigueur du précepte mosaïque, et, lorsqu'elle prescrit à deux jeunes époux de surmonter l'ardeur d'un plaisir nouveau, et de combattre l'instinct brûlant de la jeunesse et de l'amour, pour mieux vaquer au jeûne et à la prière, quelle excuse pourraient alléguer l'homme mûr ou le vieillard? Nous ne saurions en effet remplir convenablement le double devoir du jeûne et de la prière, si notre esprit ne se dégageait de toute pensée terrestre, non moins que de toute préoccupation d'affaires, et ne se recueillait profondément en la présence de Dieu. Le jeûne est souverainement efficace pour écarter toute sollicitude trop distrayante, et pour concentrer notre attention sur nous-mêmes. C'est pourquoi l'Apôtre, qui envisage ces avantages, conseille la continence aux époux; mais admirez l'heureux euphémisme de son langage. Abstenez-vous du mariage, leur dit-il, non dans la vue d'une plus grande pureté, mais afin de vaquer plus librement au jeûne et à la prière; il évite ainsi de leur présenter la continence sous tout autre aspect que celui du repos de l'esprit et de la tranquillité de l'âme.

31  Notre propre expérience nous apprend assez que, malgré tous nos efforts, pour nous tenir recueillis pendant la prière, le démon parvient à nous distraire; mais que ne ferat-il pas, s'il nous trouve tout dissipés, et tout préoccupés des plaisirs de la chair. Aussi, l'Apôtre conseille-t-il aux époux d'observer alors la continence, afin qu'ils se rendent plus facilement le Seigneur favorable, et qu'ils ne s'exposent point à l'irriter par une prière vaine et futile.

32 Nous voyons que le sujet en présence du prince, le particulier devant le magistrat, et l'esclave en face de son maître, ne parlent que les yeux baissés et l'esprit attentif. Viennent-ils, ou se plaindre d'une injure reçues ou solliciter une grâce, ou demander le pardon d'une faute, toujours ils se tiennent profondément recueillis. Ils savent, en effet, que la moindre légèreté empêcherait le succès de leur démarche, et même serait sévèrement punie. Mais s'il faut tant de précautions pour apaiser la colère d'un homme; que deviendrons-nous, malheureux et infortunés, nous qui abordons avec une insouciante légèreté le Dieu souverain, contre lequel nous avons si souvent péché ! Oui, quel est l'esclave qui offense son maître, ou le sujet son roi, comme nous offensons le Seigneur? Jésus-Christ, pour nous le faire comprendre, compare les péchés contre le prochain à une dette de cent deniers, et les offenses à la Majesté divine à une dette de dix mille talents. C'est pourquoi l'Apôtre agit avec sagesse, quand il exhorte les époux à s'abstenir du mariage, dans les jours où ils veulent fléchir la colère du Seigneur, et obtenir le pardon de leurs fautes. Mes chers amis, semble-t-il leur dire, il s'agit du salut de votre âme; et plus ce salut est important, plus aussi vous devez être saisis de crainte, de trouble et d'effroi. Nous nous présentons devant un maître sévère, que nous avons souvent offensé, et qui exigera un compte rigoureux; ce n'est donc plus le temps des tendres caresses et des molles voluptés, mais bien celui des larmes et des gémissements, de l'humiliation et de la confession, du repentir sincère et de la prière fréquente. Heureux encore si nous pouvons, à ce prix, nous rendre le Seigneur propice et favorable. Ah ! sans doute, loin d'être dur et cruel, il est la douceur et la bonté même, mais la grièveté de nos fautes ne lui permet pas, malgré sa bonté, sa clémence et sa miséricorde, de nous accorder facilement notre pardon.
Telles sont les raisons pour lesquelles l'Apôtre prescrit la continence, pour vaquer au jeûne et à la prière. Comprenez-vous maintenant combien le joug du mariage est lourd et pesant. Je voudrais réaliser quelques progrès dans la -vertu, et m'exercer à la pratique du jeûne et du recueillement. Je voudrais purifier mon âme, et sur l'aile de la prière m'envoler aux cieux, mais mon épouse n'y consent point, et je dois m'incliner devant son caprice. Qu'elle est donc vraie cette parole de saint Paul : Il est avantageux à l'homme de ne s'approcher d'aucune femme! et les apôtres, eux aussi, avaient bien raison de s'écrier : Si telle (142) est la condition des époux, il n'est pas bon de se marier. (
Mt 19,40) Cette exclamation était comme le cri d'une âme, qui comprend tout ce que l'union conjugale apporte avec elle d'entraves et de difficultés.

33  L'Apôtre n'insiste donc tant sur le mariage, que pour en mieux faire sentir tous les inconvénients. Que chaque homme, dit-il, vive avec sa femme, et chaque femme avec son mari. Que le mari rende à sa femme ce qu'il lui doit, et la femme ce qu'elle doit à son mari. Le corps de la femme n'est point à elle, mais à son mari : de même le corps du mari n'est point à lui, mais à sa femme. Ne vous refusez point l'un à l'autre, si ce n'est d'un mutuel consentement, vivez ensemble. (1Co 7,2-8) Les Corinthiens ne saisirent pas d'abord le but et l'intention de saint Paul, mais insensiblement ils pénétrèrent le sens caché de ses paroles. Le divin Maître avait aussi inspiré à ses apôtres le désir de la continence en leur exposant les lois du mariage dans son sermon sur la montagne, et dans plusieurs autres occasions. Car un enseignement souvent répété ne peut manquer de se graver profondément dans l'esprit. Aussi l'Apôtre, à l'exemple de Jésus-Christ, revient-il fréquemment sur la question du mariage. S'il le permet, ce n'est jamais sans en expliquer les motifs; et ces motifs sont la fuite du péché, de la tentation et du vice. Jamais il n'oublie de mêler adroitement l'éloge de la virginité à ce qu'il dit du mariage.

34 Nous venons de voir que l'Apôtre n'ose conseiller aux époux une trop longue séparation, de peur que Satan ne les circonvienne. Quelles palmes et quelles couronnes ne méritent donc pas ceux qui, sans ce secours, savent toujours vaincre et triompher, et contre lesquels cependant le démon déploie toutes ses ruses et toute son audace ! Il est moins violent envers les personnes mariées, parce qu'il sait qu'au plus fort de la tempête elles trouvent dans le mariage un port et un refuge assuré. D'ailleurs l'Apôtre ne leur permet qu'une courte navigation, et il veut qu'ils reviennent promptement au rivage pour s'y reposer de leurs fatigues, et s'y abriter contre l'orage. Mais les vierges ne peuvent ni ralentir leur course à travers les ondes et les écueils, ni aspirer, au milieu des tempêtes, au calme d'une rive hospitalière. Les pirates craignent d'attaquer les vaisseaux qui ne s'éloignent qu'à une faible distance du port ou de la rade, car ils s'exposeraient eux-mêmes à un très grand péril. Mais s'ils rencontrent un navire en pleine mer, son isolement accroît leur audace. Ils l'abordent, et le combat ne cesse que par la prise et la perte des uns ou des autres. C'est ainsi que le démon, cet implacable ennemi de toute vertu, déchaîne contre les vierges les vents, les flots et les orages, et qu'il soulève tous les éléments afin de submerger leur frêle nacelle. Il sait en effet qu'elles ne peuvent reculer, (Ep 6,42) et qu'il leur faut sans cesse lutter contre les puissances du mal, jusqu'au jour où la mort les déposera au rivage sûr et paisible de l'éternité. Pour l'Apôtre, les vierges sont comme ces vaillants soldats qui dans une sortie voient les portes de la ville se refermer sur eux. La seule voie du salut qui leur reste est de vaincre un ennemi farouche, avec lequel elles ne peuvent conclure ni paix, ni trêve.
Attaquées par le démon avec une rage particulière, les personnes non mariées sont encore tourmentées par l'aiguillon de la concupiscence plus violemment que les autres. Il est évident pour tout le monde que la liberté d'user d'un plaisir, en ralentit le goût et l'ardeur. Et en effet rien de plus vrai que ce proverbe Ce qui est en notre pouvoir, émeut faiblement notre vouloir. Le contraire a lieu lorsque après avoir été à notre disposition, une chose nous est interdite : rien n'enflamme le désir comme la privation. Sous ce rapport le mariage offre donc un avantage; il procure plus de paix; si le feu de la concupiscence se rallume dans le coeur des époux, ils peuvent l'éteindre. Mais cette ressource est interdite aux vierges, elles voient les flammes s'élever autour d'elles et les entourer d'un réseau brûlant, et sans qu'il leur soit permis d'arrêter l'incendie, elles doivent se préserver de ses ravages. Etrange condition de la vierge chrétienne ! elle porte au-dedans d'elle-même un brasier ardent, et ne doit pas en être brûlée. Elle nourrit dans son sein une flamme dévorante, et doit en éviter les atteintes. Elle n'est pas libre d'en affaiblir les brûlantes ardeurs, en là laissant se répandre au dehors, et il faut qu'elle réalise dans son âme le prodige que l'auteur des proverbes déclare impossible dans le corps : Qui marchera sur des charbons ardents et ne se brûlera pas les pieds? Or, la vierge chrétienne est soumise à cette épreuve et elle la supporte. Le Sage (143) ajoute : Qui portera du feu dans son sein sans enflammer ses vêtements? (Pr 6,27-28) Et le coeur de la vierge est le foyer d'une flamme plus vive encore et plus dévorante, et vous oseriez égaler le mariage à la sainte virginité ! L'Apôtre vous le défend, et il trace nettement la ligne qui sépare ces deux états, quand il dit que : Le second s'occupe de Dieu, et le premier du monde.
Nous trouvons même un éloge tacite de la virginité dans l'obligation qu'il impose aux époux de ne point se refuser l'un à l'autre, de peur que l'incontinence ne donne lieu à Satan de les tenter. Ce mot incontinence nous révèle toute la pensée de l'Apôtre; il explique le principal motif de la loi du mariage, et il est en même temps la critique de notre lâcheté. Oui, qui ne rougirait de mériter ce reproche, et qui ne tiendrait à s'en justifier? Car saint Paul ne s'adresse pas ici à tous les époux; il parle seulement à ceux qui sont moins courageux, et il semble leur dire : Si vous êtes dominés par la chair et le plaisir, et si vous ne respirez que la volupté, connaissez votre épouse. Mais certes il y a dans ce langage plus d'ironie et de blâme que de louange et d'approbation. S'il n'eût voulu atteindre fortement l'époux voluptueux, il eût employé le mot de faiblesse, et non celui d'incontinence qui renferme un reproche, et presque un outrage. Une expression plus modérée et plus indulgente n'aurait pas aussi énergiquement stigmatisé notre lâcheté. Ainsi il regarde comme incontinents les époux qui ne peuvent clé temps à autre vivre comme frère et sueur.
Que peuvent maintenant alléguer ceux qui considèrent la virginité comme inutile? Plus elle est rigoureusement observée, et plus elle est glorieuse. Le mariage au contraire mérite d'autant moins notre estime qu'on en use avec moins de modération. En effet l'Apôtre a dit : Je permets le mariage, et je ne l'ordonne pas. (1Co 7,6) Ce qui n'est que toléré peut-il être méritoire? Mais le même apôtres objecterez-vous, a dit, en parlant des vierges : A leur égard je n'ai point de précepte du Seigneur. (1Co 5,25) Pouvez-vous conclure dé là qu'il place au même. rang le mariage et la virginité? nullement. Il conseille la virginité et il tolère le mariage. Sans doute il ne présente comme obligatoire, ni la virginité, ni le mariage; mais que les motifs de cette double réserve sont différents ! Saint Paul ne fait point une obligation du mariage, afin de laisser toute liberté à ceux qui veulent s'en abstenir, et il n'impose point la virginité, afin de ne pas induire dans le péché ceux qui ne seraient pas assez forts pour en porter le fardeau. Je ne commande pas la virginité, dit-il, parce que j'en connais les difficultés, mais je ne prescris pas non plus l'usage indéfini du mariage, ce qui serait porter une loi d'incontinence. J'ai dit seulement aux époux : Ne vous refusez pas l'un à l'autre, pour vous empêcher de vous dégrader par le péché, mais non de vous élever à un état plus parfait. Ainsi le but et l'intention de l'Apôtre est bien moins de permettre indéfiniment l'usage du . mariage, que de tolérer la lâcheté des époux. Et si vous désirez connaître toute sa pensée, écoutez cette parole: Je voudrais que vous fussiez tous en l'état ou je suis moi-même. (1Co 7,7) Voudriez-vous donc abolir le mariage, ô grand Apôtre? Non sans doute, répond-il, puisque je ne le blâme, ni ne le condamne, puisque même je le permets comme un remède contre l'incontinence, néanmoins je souhaite que tous soient vierges comme moi. c'est pourquoi j'ai. dit en commençant : Il est avantageux à l'homme de ne s'approcher de la femme.

35  Mais pourquoi l'Apôtre se propose-t-il lui-même en exemple ? n'eût-il pas été plus modeste de ne point ajouter : Je voudrais que tous fussent dans l'état où je suis ? Ah ! gardons-nous de l'accuser d'orgueil et de présomption ; car il est ce même Paul qui, après avoir plus travaillé que tous les autres Apôtres, s'estimait indigne de ce nom : Je suis le dernier des Apôtres (1Co 15,9), disait-il, et craignant encore d'avoir parlé trop magnifiquement de lui-même, il ajoutait aussitôt : Je ne mérite pas d'être appelé Apôtre. Pourquoi donc se pose-t-il ici en modèle ? ce n'est pas sans un juste et légitime motif. Il savait que l'exemple d'un maître est tout-puissant sur l'esprit de ses disciples pour les porter à l'amour et à la pratique des plus hautes vertus. Un philosophe, dont la conduite dément les maximes, n'impressionne que peu son auditoire; au contraire il le gagne infailliblement, si l'autorité de l'exemple confirme ses discours. De plus, l'Apôtre laisse ici paraître une douce et modeste bienveillance. Il veut communiquer à ses chers enfants un don si précieux, et en partager avec eux toute l'excellence. Enfin je puis encore justifier sa conduite par (144) un troisième motif. Et quel est-il? L'état de virginité semble au premier abord si difficile et si ardu, qu'il cite son propre exemple pour prouver que ces obstacles ne sont pas insurmontables. Les Corinthiens ne sont donc plus admis à se décourager, et il leur suffit désormais de considérer l'Apôtre et de marcher résolument sur ses traces.
C'est ainsi encore que le même saint Paul voulant détourner les Galates de certaines pratiques de la loi mosaïque, leur écrivait : Soyez comme moi, puisque j'ai été moi-même comme vous. (I Ga. 4, 12) Ne semble-t-il pas leur dire : je ne suis point un gentil récemment converti, et je ne vous prêche point la doctrine nouvelle de l'amour par ignorance de la loi de crainte, car moi aussi j'ai vécu sous cette servitude, j'ai obéi à ces préceptes, et j'ai accompli ces observances; mais dès que la loi de grâce m'a été révélée, je me suis rangé sous son obéissance; et il n'y a de notre part ni révolte, ni rébellion, puisque nous devenons les sujets d'un Maître plus excellent. Nul d'entre vous ne saurait donc m'objecter que ma conduite n'est pas.en rapport avec mes paroles, et que je vous entraîne en des périls dont je me tiens moi-même éloigné; car s'il y avait le moindre danger, est-ce que je voudrais trahir les intérêts de mon âme, et exposer mon salut éternel? — Ces paroles de l'Apôtre se joignant à son exemple, suffirent pour rassurer les Galates ; et de même ici cet exemple prouve aux Corinthiens que l'état de virginité n'est point impraticable.

36  Mais n'est-ce point le même apôtre qui a dit que Dieu distribue à chacun des dons différents ? (1Co 7,7) Oui, sans doute, il a prononcé cette parole; et combien elle nous révèle son humilité ! Une vertu qui lui a coûté tant d'efforts, il l'appelle un don du Seigneur, et il lui en rapporte toute la gloire. Mais pourquoi nous étonner d'un langage si modeste au sujet de la virginité, puisqu'il ne parle pas autrement de ses travaux apostoliques? Qui ne sait au prix de quelles fatigues et de quelles afflictions se poursuivaient ces travaux qui l'exposaient chaque jour à la mort? Et cependant il se contente de dire : J'ai travaillé plus que les autres, non pas moi seul, mais la grâce de Dieu avec moi. (1Co 15,10) Pouvait-il mieux nous faire comprendre qu'il ne veut ici s'attribuer aucun mérite, et qu'il en réserve à Dieu tout l'honneur. Il est vraiment ce serviteur reconnaissant qui ne possède rien en propre, et qui fait hommage à son maître de, tout ce qu'il semble posséder. C'est ainsi encore que dans l'Epître aux Romains, après avoir dit que nous avons tous des dons différents, selon la grâce, qui nous a été départie, il met au nombre de ces dons la charité et la libéralité. (Rm 12,6) Or, nous savons tous que ces deux vertus ne sont point des dons, mais des mérites personnels. Evitons donc de donner aux paroles de l'Apôtre ce sens faux et irrationnel ; si la virginité est un don du ciel, il est inutile que je travaille à l'acquérir, car saint Paul ne parle ainsi que par modestie.
Eh quoi ! aurait-il voulu se mettre en contradiction avec Jésus-Christ et avec lui-même? avec Jésus-Christ qui a dit : Il y a des eunuques qui se sont faits eunuques eux-mêmes à cause du royaume des cieux: que celui qui peut entendre, entende (Mt 19,12) ; avec lui-même, quand il condamne les veuves qui n'observent pas leur voeu de continence. Mais si cette vertu est un pur don du ciel, pourquoi les menace-t-il de la colère divine, et pourquoi, dit-il, qu'elles sont coupables, parce qu'elles ont violé leurs premiers serments? (1Tm 5,12) Jésus-Christ a-t-il jamais condamné en nous la simple privation des dons célestes? il ne condamne que nos vices, et il n'exige qu'une vie sans tache et irréprochable. Quant aux dons du ciel, ils ne dépendent point de celui qui les reçoit, mais de celui qui les accorde. Aussi le Sauveur se garde-t-il bien de louer dans ses apôtres le don des miracles. Il leur défend même de s'en glorifier, et de se réjouir de ce que les démons leur étaient soumis. Quels sont au contraire ceux qu'il proclame heureux ? les miséricordieux, les purs et les pacifiques.
Observons encore que l'Apôtre énumérant les travaux et les gloires de son apostolat, y comprend la chasteté, ce qu'il n'eût pas fait, si elle n'eût été en lui qu'un simple don. Nous nous montrons, dit-il, tels que doivent être, les, ministres de Dieu, par une grande patience dans les tribulations, dans les nécessités, dans les angoisses, sous les coups, dans les prisons, dans les veilles, dans les jeûnes et dans la chasteté. (2Co 6,4-6) Nous entendons le même apôtre flétrir le vice impur du nom d'incontinence, louer le père qui laisse sa fille se consacrer au saint (145) état de la virginité, et préconiser la veuve qui persiste dans la continence. Mais ce langage ne peut être rationnel qu'autant que. le mérite et le démérite d'une action sont attachés à notre volonté, et non à une faveur extraordinaire de. Dieu. Enfin, pourquoi saint Paul nous exhorterait-il à devenir chastes, s'il suffisait de le demander à Dieu, sans y ajouter une active coopération? Je voudrais, dit-il, que tous fussent comme moi, et je déclare aux personnes qui ne sont point mariées, ou qui sont veuves, qu'il leur est bon de demeurer dans cet état. (1Co 7,7-8) Ici encore il se propose pour modèle, afin que les Corinthiens -excités par un exemple si connu, si familier, se dévouent plus généreusement aux luttes de la virginité; et s'il ne donne aucune explication d'un langage qui vous paraît si étrange, ne vous en étonnez pas, car ce n'est point par orgueil qu'il parle ainsi, mais par la conviction que son exemple suffit à établir sa proposition.

37  Mais voulez-vous connaître quels motifs portaient l'Apôtre à recommander le célibat aux veuves, consultez l'expérience et l'opinion publique. Sans doute nos lois ne condamnent point les secondes noces, elles les autorisent même; et néanmoins celui qui se les permet, devient pour ses amis et pour le public le sujet d'une amère raillerie. On le regarde comme un parjure et on l'évite comme un ami déloyal, on hésite à lui confier un dépôt, et l'on craint de contracter avec lui un engagement quelconque. En effet, quand on le voit rejeter si facilement de son coeur le souvenir d'un noeud aussi fort, d'une liaison aussi intime, d'une communauté aussi étroite que le mariage, peut-on ne pas s'indigner de sa conduite, et ne point le considérer comme un homme léger et versatile ! Mais parlerai-je de l'indécence qui accompagne les secondes noces? Voici que soudain la joie bruyante et les apprêts de l'hymen succèdent aux larmes, aux soupirs, aux gémissements, aux habits de deuil, et à tout l'appareil de la douleur; on croirait presque assister à une de ces représentations théâtrales, où le même acteur est tantôt un roi opulent, et tantôt un malheureux esclave. N'est-ce pas ainsi que cet homme, qui hier, dans sa douleur, se roulait sur un tombeau, s'avance aujourd'hui en grande pompe vers l'autel. Hier, il s'arrachait les cheveux, et aujourd'hui il se couronne de fleurs. Hier, triste et abattu, il répétait à tous l'éloge d'une épouse chérie, refusait de lui survivre, et repoussait même avec indignation toute parole de consolation; mais voilà qu'aujourd'hui il paraît au milieu de ces mêmes amis tout rayonnant de plaisir et de joie. Ses yeux, naguère pleins de larmes, brillent du feu de la gaieté, et ses lèvres qui tout à l'heure juraient de ne plus s'ouvrir qu'à la plainte et à la douleur, sourient gracieusement à tous, et ne savent plus articuler que l'expression de la joie et du bonheur.
Mais si cet homme a des enfants de sa première épouse, la présence d'une seconde introduit fatalement la guerre et la discorde au sein de la famille. Qu'est-ce qu'une belle-mère pour des filles d'un premier lit? une tigresse. Ce sont en effet chaque jour contre la première épouse des critiques nouvelles et des récriminations nouvelles. La jalousie qui nous divise pendant la vie, s'apaise ordinairement en face d'un tombeau, mais une seconde épouse s'acharne contre une froide poussière et une cendre inanimée, en sorte que sa haine, ses outrages et ses calomnies poursuivent sa rivale jusque sous la pierre sépulcrale : comment caractériser une conduite si insensée et si barbare ? Cette nouvelle épouse ne peut pas se plaindre que la première lui ait causé aucun tort, ni aucun mal : que dis-je ? elle jouit de ses biens et du fruit de ses travaux; n'importe, elle s'acharne sur une ombre, et, cent fois le jour, maudit celle dont elle n'a reçu aucune offense, et que peut-être elle n'a jamais connue. Enfin elle fait retomber sur les enfants une vengeance qui ne peut atteindre leur mère, et elle force un époux trop complaisant à servir ses cruels ressentiments.
Il se rencontre cependant des personnes qui affrontent les périls d'une telle situation, afin d'y trouver un abri contre la tyrannie de leurs propres passions. Mais la vierge ne craint pas d'engager le combat contre ces mêmes passions, elle ne refuse pas une lutte qui paraît si difficile à la plupart des chrétiens, elle s'arme donc de courage, et résiste énergiquement aux assauts de la chair. Aussi son mérite est-il au-dessus de nos éloges. Tandis que d'autres cherchent dans un second mariage un remède contre les ardeurs de la concupiscence, la vierge se maintient, même sans le secours d'un premier mariage, toujours pure, et toujours chaste. N'oublions pas toutefois qu'il est au ciel une récompense spécialement réservée (146) aux veuves. C'est pourquoi l'Apôtre leur dit au nom de Jésus-Christ: Il vous est bon de demeurer dans cet état comme moi. Vous n'avez pu atteindre le premier rang d'honneur dans la sainte virginité, du moins ne désertez pas le second. La vierge chrétienne n'a jamais connu l'ascendant de la chair et du sang, vous qui l'avez éprouvé, renoncez à l'éprouver de nouveau. La vierge a toujours triomphé, vous qui avez été une fois vaincue, faites que désormais la profession d'une même chasteté réunisse celles qu'une carrière différente avait d'abord séparées.


Chrysostome, Virginité (Duchassaing) 27