Chrysostome, Virginité (Duchassaing) 58

58 Mais, supposons par impossible, un mariage qui réunisse toutes les conditions de bonheur. Les enfants sont nombreux, distingués et vertueux ; la femme est belle, modeste et le modèle des mères de famille; l'union des cours est parfaite, la vieillesse heureuse, la famille noble et illustre, et les emplois hauts et élevés. Ajoutez encore que l'inquiétude de l'avenir, ce ver rongeur de tout bonheur humain, n'atteint point ces fortunés époux, qu'ils ne connaissent ni la crainte, ni le chagrin, ni la douleur, qu'ils sont assurés de mourir au même instant, et de couronner une longue vie par la plus grande comme par la plus douce des jouissances, celle de laisser de dignes héritiers; quel sera le résultat final de tous ces avantages? et que recueilleront-ils au delà du tombeau de toutes ces prospérités de la vie? Et en effet une nombreuse postérité, une épouse belle et aimable, une union heureuse, et une longue vieillesse ne nous seront d'aucune utilité auprès du souverain Juge, et en présence des biens véritables de l'éternité. Toute la félicité du mariage n'est donc qu'une ombre et qu'un songe, puisque ce bonheur passé ne doit point nous suivre dans cette éternité qui s'ouvrira devant nous, et que sa jouissance, ou sa privation ne seront comptées pour rien. Je suppose, que, dans le cours d'une vie de mille ans, vous ayez pendant une seule nuit, fait un rêve délicieux, vous estimeriez-vous beaucoup plus heureux que celui qui n'aurait pas eu ce rêve ? Mais que dis-je ? Le bonheur du ciel diffère plus.de toutes les joies de la terre qu'un rêve de la réalité; et une seule nuit est plus longue dans une vie de mille ans, que cette même vie comparée à l'éternité. La virginité au contraire possède des avantages réels, grands et durables. Il importe de les examiner en détail.

59 La vierge qui se consacre à Dieu, ne craint aucune erreur dans le choix de son époux. Car cet époux est un Dieu, et non un homme; il est Seigneur et Maître souverain, et non un simple serviteur. Voilà pour les personnes; et quant aux biens qui constitueront sa dot, ce ne seront ni des esclaves, ni des terres, ni des trésors, mais les richesses du ciel et de l'éternité. Enfin une épouse redoute la mort qui doit et lui enlever sa fortune, et l'arracher des bras de son époux. Une vierge au contraire désire la mort et s'ennuie de la vie. Il lui tarde de voir son céleste Époux, et de partager sa gloire.

60 La pauvreté n'est point pour une vierge, comme pour une femme mariée, une cause de défaveur auprès de son époux : elle ne lui en devient que plus chère, si elle supporte patiemment son indigence. Ici encore l'on ne considère ni l'illustration du sang, ni la beauté du corps, ni tous ces avantages que le monde estime; et ne fût-elle qu'une pauvre esclave, elle n'est point rejetée : une belle âme lui suffit pour obtenir la première place dans le cour du divin Époux. Ajoutez qu'elle ne connaît ni l'anxiété de la jalousie, ni les regrets d'une plus brillante alliance, puisque nul n'est semblable à son époux, et ne peut même en approcher. Dans le mariage au contraire, quelque riche et quelque puissant que soit le mari, sa femme en trouvera toujours une autre mieux partagée. Elle se croira donc malheureuse, car la comparaison des avantages qu'elle ne possède point, amoindrira ceux dont elle jouit. Enfin j'admets que son coeur, soit rassasié par la plénitude du luxe, des richesses et des plaisirs; combien peu de femmes atteignent ce prétendu bonheur ! Eh ! ne voyez-vous pas que la plupart des hommes vivent dans le travail, la peine et les privations? Elles sont donc en si petit nombre, ces femmes privilégiées, qu'il est facile de les compter; et même elles ne se plongent ainsi dans les délices que contrairement à la loi divine. Car, comme je l'ai prouvé, il n'est permis à personne de vivre dans les délices.

61 Mais je veux bien encore discuter avec vous et supposer que cette défense n'existe point. Oui, je vous accorde que ni Saint Paul, ni aucun prophète n'a condamné une vie molle et luxueuse, et je vous demande quels avantages vous produisent vos trésors ? Au dehors ils excitent contre vous l'envie et la cupidité; et au dedans ils vous remplissent de craintes et d'inquiétudes. Quand votre coffre-fort est bien garni, l'approche de la nuit vous rend soupçonneuses et méfiantes. Et lorsque vous étalez en plein jour vos superbes parures, ne craignez-vous pas la main d'un adroit filou? et en effet les bains publics, et même nos églises ne favorisent que trop cette (161) coupable industrie. Bien plus, il n'est pas rare que pressées par une foule compacte et tumultueuse, vous ne perdiez, sans vous en apercevoir, quelque bijou précieux. C'est ainsi que souvent vous pleurez la disparition d'une perle ou d'un diamant.

62 J'admets cependant que vous soyez à ce sujet sans crainte et sans inquiétude, et je vous demande à quoi vous sert tout ce luxe. — Il m'attire les regards et l'admiration. — Oui, c'est votre parure qui attire les regards; mais votre personne ne provoque que le dédain et la raillerie, car on vous reproche un faste au-dessus de votre condition. Si la nature vous a douée de grâces et de beauté, la somptuosité de votre parure en détruit l'aimable simplicité et en ternit l'éclat. Si au contraire la nature vous a peu favorisée, vous cherchez vainement à couvrir ces disgrâces sous une éblouissante parure : tout ce luxe et toute cette recherche n'aboutissent qu'à les faire mieux ressortir. L'éclat de vos mille pierreries ne rayonne sur vos défauts corporels que pour les présenter au grand jour, tout comme dans un tableau le jeu de la lumière fait remarquer les objets sombres et hideux. C'est ainsi encore que la difformité de la taille se dessine plus nettement sous lés plis d'une robe richement nuancée, et que l'art et l'industrie la plus délicate, loin de dissimuler les défauts de la figure; les font encore ressortir par la comparaison qu'elles donnent lieu d'établir entre la parure empruntée et factice, et la laideur naturelle d'une personne. Ces étoffes chargées d'or, ces pierreries tout étincelantes, et tout ce luxe que vous étalez, me représentent assez bien un robuste et vigoureux athlète qui repousserait dédaigneusement un nain difforme et disgracieux. N'est-ce pas en effet ce qui vous arrive? On admire votre parure, mais on la sépare de votre personne : et vous ajoutez ainsi le ridicule à votre laideur première.

63 Mais la parure de la vierge est tout intérieure et toute spirituelle : aussi ne saurait-elle jamais lui nuire. L'incomparable beauté de la sainte virginité corrige en elle les disgrâces de la nature ou en relève les charmes et les agréments. L'or et les diamants, les plus somptueuses étoffes, et les fleurs les plus délicates ne parent point son corps d'un vain et fut-il éclat; mais son âme brille par les charmes divins dont l'embellissent le jeûne et les veilles, la douceur et la modestie, la force et l'humilité, la patience, la pauvreté et le mépris des richesses. Son regard est si suave et si limpide qu'il lui gagne l'affection des Anges et celle de Dieu; il est si pur et si pénétrant qu'il lui est donné de contempler l'éternelle beauté, il est enfin si doux et si serein qu'il ne s'irrite jamais et qu'il ne considère même un ennemi qu'avec bonté et bienveillance. Bien plus, l'humble modestie de ce regard arrête l'oeil trop hardi du libertin, et le saisit lui-même de honte et de respect. Nous voyons une esclave reproduire, même involontairement, les vertus d'une sage et prudente maîtresse, c'est ainsi que le corps de la vierge chrétienne reflète au dehors la sainte beauté de son âme; en elle le regard et la parole, le vêtement et la démarche obéissent aux règles sévères du recueillement intérieur. Un parfum précieux laisse échapper du vase qui le contient un arôme exquis et répand au loin les plus odorantes émanations : de même dans la vierge, la secrète vertu de l'âme se trahit au dehors par une douce suavité. La chasteté gouverne tous ses sens, comme avec un frein d'or, et les contient dans l'ordre. La langue ne prononce aucune parole peu réservée, l'oeil s'interdit tout regard peu modeste, et l'oreille se ferme à tout entretien peu décent, la démarche elle-même évite toute mollesse et toute afféterie ; elle sait être simple sans paraître affectée. Quant aux habits, cette même chasteté en retranche toute parure inutile, et elle répand sur le visage une douce gravité. Ainsi la vierge chrétienne se montre toujours sérieuse, réservée et plus portée aux larmes qu'aux éclats de la joie.

64 Mais gardez-vous bien de considérer ces larmes comme mêlées de tristesse et d'amertume. Elles sont plus douces que tous les plaisirs du monde ; et si vous en doutez, écoutez saint Luc qui nous dit que les apôtres, ayant été battus de verges, s'en allèrent pleins de joie hors du conseil. (Ac 5,40) Sans doute un tel supplice ne pouvait produire par lui-même la joie et l'allégresse, et il ne devait amener que la souffrance et la douleur. Qui le nie ? mais la foi est plus puissante que la nature ; et si, dans les apôtres, elle a changé les supplices en délices, pourquoi ne rendrait-elle pas douces et suaves les larmes de la vierge chrétienne ? C'est ainsi encore que Jésus-Christ lui-même appelle son joug doux et léger, quoiqu'il nous dise que la route qui (162) mène au ciel est étroite et pénible. Et en effet, cette route est naturellement difficile, mais le zèle et l'espérance la rendent aisée et facile. Aussi voyons-nous ceux qui ont choisi la voie étroite, marcher avec plus d'ardeur que ceux qui ont préféré la voie large et commode. Ce n'est point que nul obstacle ne se rencontre sous leurs pas; mais leur courage les élève au-dessus de toute affliction, ils paraissent invulnérables à la douleur. Oui, la virginité a, elle aussi, ses tribulations; mais qu'elles sont légères, si on les compare à celles du mariage !

65 Une vierge, durant tout le cours de sa vie, éprouvera-t-elle aucune affliction qui approche des douleurs de l'enfantement? et ces douleurs, une épouse les voit se renouveler presque chaque année. Tel est même alors l'excès de ses souffrances que 1'Ecriture nomme douleurs de l'enfantement l'exil et la famine, la peste et les plus affreuses calamités. C'est que Dieu les a imposées à la femme, comme punition de son péché; tu enfanteras, lui a-t-il dit, dans la douleur (Gn 3,16), cette malédiction ne saurait atteindre la vierge; et l'épouse seule y est soumise, parce que seule elle a transgressé la loi.

66 Mais une femme mariée ne jouit-elle point de se montrer en public sur un char que traînent deux mules magnifiques? — Triste jouissance et sotte vanité. C'est préférer les ténèbres à la lumière, l'esclavage à la liberté et la pauvreté à la richesse. Cette femme s'est habituée à ne plus faire usage de ses pieds ; et de là que de contrariétés! Elle ne saurait sortir ni selon ses désirs, ni même toutes les fois qu'elle en aurait besoin; elle demeure renfermée dans sa maison, comme ces estropiés qui ne peuvent se mouvoir. Son mari a-t-il employé les mules à quelqu'autre service; la voilà qui s'irrite, se fâche, et puis garde un silence boudeur. Elle-même a-t-elle oublié de les demander; la voilà qui tourne son dépit contre elle-même, et qui se consume de chagrin. Eh ! ne vaudrait-il pas cent fois mieux faire usage de ses pieds, comme Dieu le veut, que de se créer par mollesse tant de peines et de contrariétés ?Ajoutons encore que ces chances de captivité se multiplient par la maladie d'une des deux mules ou- de toutes les deux, et par la saison assez longue de les mettre au vert. Ainsi cette belle dame reste comme une prisonnière dans ses appartements ; et les affaires les plus urgentes ne peuvent l'en tirer. — Mais alors, direz-vous, elle évite une foule importune, et des regards qui la feraient rougir. — Ah ! vous ignorez ce qui exposé et ce qui garde la pudeur de la femme. Ce qui la garde, ce n'est point la solitude, mais la chaste gravité des sens et des manières; ce qui l'expose, ce n'est pas la foule au milieu de laquelle on se montre, mais la légèreté du caractère et des manières. Aussi combien de femmes qui secouent cet esclavage d'une honteuse mollesse et ne craignent point de paraître en public et qui, loin de s'exposer au moindre soupçon, font admirer leur modestie ! Leur vertu se reflète au dehors par la simplicité de la démarche et de la parure. Combien au contraire que la retraite ne soustrait point à une mauvaise renommée ! car la solitude favorise le mal et le secret invite à la légèreté.

67 Mais n'est-il point doux, direz-vous encore, de commander à une foule de domestiques? - Triste plaisir, ou plutôt soucis continuels. L'un d'eux est-il malade, vous êtes inquiète; et s'il vient à mourir, vous êtes troublée et affligée. — Nullement, répondrez-vous; et même je ne me préoccupe point de choses plus graves, comme de surveiller ma maison, d'exciter la paresse de mes gens, d'apaiser leurs querelles, et de maintenir parmi eux l'ordre et les bonnes moeurs. — Eh bien ! qu'arrivera-t-il, si dans le nombre de vos esclaves il s'en trouve une seule dont la rare beauté attire le coeur de votre époux, ou seulement même ses regards, et c'est ce qui se voit presque nécessairement, car les riches recherchent les belles esclaves. Or, je vous le demande, pourrez-vous sans douleur descendre au second rang dans l'amour, ou dans l'estime de votre époux? Mais si les prétendus avantages du mariage recèlent tant d'afflictions, que sera-ce des peines avouées de cet état ?

68 Cependant la vierge est à l'abri de ces mille tribulations : sa modeste demeure ne connaît ni le tumulte, ni les cris d'un nombreux domestique; et sa solitude, où règne un paisible silence, lui est un port tranquille et assuré : que dirai-je de la sérénité de son âme ! Elle est plus profonde que le calme qui l'environne. Car la vierge s'élève au-dessus de tous les intérêts de la terre; et Dieu seul devient l'objet de ses contemplations, non moins que de ses entretiens. Aussi, qui pourrait mesurer l'étendue de son bonheur, et quelle parole humaine exprimerait sa joie? Ceux-là seuls qui (163) placent en Dieu toutes leurs délices, savent combien elle est heureuse, et combien sa félicité s'éloigne de toute comparaison.-L'éclat de l'or, me direz-vous, réjouit notre oeil. — Et moi, je vous répondrai que la splendeur du ciel est mille fois plus agréable ; et ne rayonne-t-il pas plus délicieusement à nos regards que l'or, l'argent et les diamants, tout comme l'or lui-même l'emporte sur le plomb et sur l'étain? Ajoutez encore que la possession des richesses est pleine d'inquiétudes, tandis que la vue du ciel est libre de toute sollicitude, et nous affranchit des soucis de l'avarice. — Mais nous ne voulez pas élever vos regards vers le ciel. — Alors je vous le dis à votre honte, ainsi que s'exprime l'Apôtre : contemplez sur nos places publiques cet or dont vos yeux et votre coeur sont épris. Hélas ! je m'égare, et je ne m'aperçois pas que presque tous les hommes rejettent de faciles jouissances pour ne concentrer leurs joies que dans la peine, l'inquiétude et l'affliction ; car, pourquoi cet or et cet argent qui resplendissent sur le forum ne flattent-ils point votre regard, comme si vous les aviez en bourse? L'éclat en est cependant ravissant, et la vue en est libre et permise. Ah ! c'est que cet or et cet argent ne vous appartiennent point; et que vous n'aimez que celui que vous possédez. C'est donc l'avarice seule qui fait briller l'or à vos yeux; autrement, si c'était sa valeur intrinsèque, il vous plairait en tous lieux.
Serait-ce son utilité qui vous charmerait? mais le cristal est plus utile, puisque les riches le préfèrent pour en faire des coupes. Celles même qu'un excès de luxe fait ciseler en or, ou en argent, ne servent qu'à enchâsser une coupe de cristal : en sorte que celle-ci est reconnue plus utile et plus commode, et que celle-là n'est employée que comme un ornement, et une satisfaction donnée à la vanité. Mais que signifient ces mots : le mien et le tien. Véritablement, lorsque j'en pèse le sens, je n'y trouve que néant et vanité. Et en effet que de gens perdent, de leur vivant, ce droit de propriété ! et s'ils le conservent pendant la vie, peuvent-ils empêcher que la mort ne le leur ravisse violemment? Or, cela est vrai non seulement de l'or et de l'argent, mais des bains, des jardins et des palais. L'usage en est commun à tous ; et l'unique avantage du propriétaire est l'obligation d'un onéreux entretien. Le peuple en jouit gratuitement, tandis que le propriétaire est contraint d'acheter cette même jouissance au prix de mille peines et de mille inquiétudes.

69 Peut-être enviez-vous aux riches la somptuosité de leurs festins, le nombre des plats, la délicatesse des vins, la pompeuse ordonnance de la table, et la foule des convives et des flatteurs : mais apprenez que leur sort n'est pas meilleur que celui du cuisinier. Ce dernier craint les reproches de son maître, et, au milieu de toute cette somptuosité, le maître redoute la critique de ses convives. Ainsi, sous un rapport ils sont égaux; mais sous un autre, le maître est bien plus malheureux, car ses censeurs ne deviennent que trop souvent des rivaux implacables, dont la basse jalousie le poursuit jusqu'à une ruine entière.-Qu'importe, direz-vous? du moins les plaisirs de table sont de joyeux plaisirs. — Ah ! parlez-vous ainsi quand vous sortez de ces brillantes orgies l'estomac surchargé, la tête appesantie, les yeux éblouis et tout le corps affaibli et languissant ; et plût à Dieu que vous n'eussiez à endurer que ces douleurs passagères ! mais qui pourrait énumérer toutes les maladies incurables dont ces festins sont la source et le principe? La goutte, la paralysie, l'hydropisie, et mille autres infirmités punissent le riche de son intempérance, et le conduisent au tombeau par une recrudescence de douleurs et de souffrances. Et maintenant, quels plaisirs peuvent compenser de pareils maux? et qui, pour les fuir, n'embrasserait la vie la plus dure?

70 La frugalité n'a rien à craindre de ces terribles maladies, et elle est la mère d'une heureuse santé. J'ajoute même que si vous cherchez le plaisir, vous l'y trouverez bien plus que dans l'intempérance. Elle est en effet un préservatif assuré contre ces maux innombrables qu'enfante la débauche, et dont un seul suffit pour ruiner toutes les jouissances possibles. De plus, en aiguisant l'appétit, elle sait rendre nos repas délicieux ; or, l'appétit est un fruit de la frugalité, et non de la satiété; c'est à la table du pauvre, et non à celle du riche qu'il vient assaisonner une nourriture commune bien mieux que les plus habiles cuisiniers. Le riche s'étudie à prévenir les besoins de la faim et de la soif, et même la nécessité du sommeil : mais le pauvre, qui ne cède qu'aux cris de la nature, trouve un plaisir réel à la satisfaire. C'est ainsi que Salomon vante la douceur du sommeil de l'esclave. Il s'endort avec délices, dit-il, qu'il ait beaucoup (164) ou qu'il ait peu mangé. (Si 5,11) Est-ce que l'esclave repose sur une couche délicate? le plus souvent son lit est la terre nue, ou un peu de paille. Est-ce qu'il est libre pendant son sommeil? mais il sait bien qu'aucun instant de la nuit comme du jour ne lui appartient. Est-ce enfin parce qu'il peut se promettre désormais une condition plus tranquille? mais il n'ignore pas que sa vie entière ne doit être qu'une continuité de peines et de souffrances. Qui lui procure donc un si doux sommeil? le besoin de la nature qui l'y force impérieusement. Le riche, au contraire, ne connaît point d'autre repos que l'assoupissement de l'ivresse, et il ne trouve sur un moelleux duvet que l'agitation et la souffrance.

71 Il me serait facile de continuer ce tableau et de montrer combien plus honteuses et plus dangereuses sont pour l'âme que pour le corps les maladies qu'engendre l'intempérance. Et en effet quiconque se livre aux délices de la table, devient mou, efféminé et orgueilleux, arrogant, impudique et colère, dur, égoïste, avare et incapable de toute action bonne et honnête. La frugalité au contraire enseigne les vertus opposées. Mais mon sujet m'entraîne, et je reprends l'explication des paroles de l'Apôtre. Je n'ajoute donc qu'un seul mot. Si les jouissances du mariage recèlent tant de maux pour l'âme et pour le corps, que penser, et que dire des mille tribulations qui lui sont inhérentes, la crainte des magistrats, le soulèvement du peuple, les embûches des jaloux, et les attaques des envieux? Tous ces périls environnent les riches, et les femmes surtout en sont d'autant plus affectées,, qu'elles les supportent avec moins dé courage.

72 Mais l'homme lui-même n'est point privilégié contre ces dangers; et si le pauvre qui se contente de peu, ne redoute point les caprices de la fortune, le riche qui vit parmi les aises et les délicatesses du luxe, préférerait la mort à une indigence qu'il ne saurait supporter. Aussi l'Apôtre dit-il en parlant des époux : Qu'ils souffriront des tribulations dans leur chair. Or, ajoute-t-il, je voudrais vous les épargner, car le temps est court. (1Co 7,28-29)

73 Eh ! quel rapport, direz-vous, cette parole offre-t-elle avec le mariage? un rapport intime: car, puisque d'un côté le mariage n'est institué que pour la vie présente, et qu'il sera inconnu dans le ciel, et puisque de l'autre le cours des siècles se précipite vers son terme,
et que la résurrection est pour ainsi dire à nos portes, ce n'est plus le moment de rechercher les plaisirs, ni d'amasser des richesses. Toute notre préoccupation doit être de nous acquérir les biens réels de l'éternité. La jeune fille qui n'a point encore quitté le toit paternel, ni le regard de sa mère, peut se livrer aux amusements de son âge, et donner à des puérilités et à des jouets une grave attention, et une sévère vigilance. Elle les tient sous clé, et elle en dispose à son gré. On dirait une mère de famille occupée d'affaires importantes. Mais le mariage lui amène bien d'autres sollicitudes. Elle abandonne la maison paternelle, rejette. tous les amusements de son enfance, et se livre tout entière à la surveillance de sa maison, de ses domaines et d'un nombreux domestique. Désormais tous ses soins seront de plaire à son époux, et de remplir ses devoirs d'épouse. Et nous aussi, nous avons atteint l'âge des occupations sérieuses; il nous faut donc dire adieu à tous ces intérêts terrestres qui furent comme les jouets de notre jeune âge, et ne plus songer qu'à la gloire du ciel, et aux splendeurs de l'éternité. Car nous sommes fiancés à un époux qui pour preuve de notre amour exige le sacrifice de tous ces frivoles amusements et même celui de notre vie. Nous devons bientôt quitter ce monde, pourquoi donc nous attacher à ces biens périssables ? Bientôt nous échangerons l'humble demeure de la terre contre le palais brillant des cieux; et nous nous préoccuperions encore de quelques ustensiles de bois, ou d'argile ! Oui, le moment est venu de ne plus songer aux choses d'ici-bas, et de concentrer toute notre attention sur les choses d'en haut. N'entendez-vous pas cette parole de l'Apôtre : Nous sommes plus prés de notre salut que lorsque nous avons reçu la foi : la nuit est déjà avancée, et le jour s'approche. Le temps est court; ainsi il faut que ceux mêmes qui ont des femmes, soient comme s'ils n'en avaient point. (
Rm 13,11-12 1Co 7,29) Pourquoi donc tant se préoccuper de contracter par le mariage des liens qui bientôt seront brisés? pourquoi amasser des richesses, acheter de, vastes domaines et s'entourer de toutes les jouissances de la vie, puisque ici-bas tout est éphémère et caduc? Le criminel qui doit comparaître devant le tribunal où se décidera pour lui une question de vie, ou de mort, oublié la tendresse d'une épouse, les besoins du corps, (165) et toute autre affaire, afin de ne songer qu'à sa défense; de même le chrétien qui doit comparaître devant le Seigneur, et lui rendre compte de ses pensées, de ses paroles et de ses actions, serait insensé de s'attacher encore aux . biens de ce monde, à ses joies ou à ses tristesses. L'attente de ce jour terrible peut seule occuper sagement son esprit.
Jésus-Christ a dit : Si quelqu'un vient avec moi, et ne hait point son père et sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple; et celui qui ne porte pas sa croix, et ne me suit pas, ne peut être mon disciple. (Lc 14, 26, 27) Vous, cependant, vous recherchez les plaisirs de la chair, et les délicatesses d'une vie molle et efféminée. Le Seigneur est proche, nous dit l'Apôtre, ne vous inquiétez donc de rien (Ph 4,5-6); et la soif des richesses tourmente votre âme ! Le royaume des cieux approche; et vous n'ambitionnez que le luxe de la table, les vastes palais et toutes les jouissances de la vie ! La figure de ce monde passe; et, oublieux des biens de l'éternité, vous vous fatiguez à ramasser ceux de la terre ! Oui, bientôt il n'y aura pour tous les hommes ni mariage, ni famille, ni plaisirs de la chair, ni union conjugale; bientôt s'évanouiront leurs trésors et leurs possessions; et les arts eux-mêmes, l'agriculture, le commerce et la navigation disparaîtront sous les ruines de nos demeures et de nos cités. La face de l'univers sera renouvelée, et tout ce qui est mortel périra, car la figure de ce monde passe. Pourquoi donc, comme si la vie de la terre devait être éternelle, nous consumer inutilement pour acquérir des biens que peut-être nous quitterons avant la fin du jour? Pourquoi préférer le travail et la fatigue au calme et au repos que Jésus-Christ nous promet? N'est-ce pas lui qui nous dit par la bouche de l'Apôtre : Je veux que vous soyez sans inquiétudes; celui qui n'est point marié s'occupe du soin des choses du Seigneur ? (1Co 7,32)

74 Mais l'Apôtre, direz-vous, ne nous délivre d'une inquiétude que pour nous plonger dans une autre. — Et moi, je vous assure que s'inquiéter pour le ciel c'est une inquiétude bien douce, de même que souffrir pour Jésus-Christ est une aimable souffrance. Sans doute, nous souffrons, car nous restons hommes; mais l'ardeur de l'esprit surmonte les répugnances de la nature, et nous fait aimer la souffrance: Il est juste de nommer inquiétude l'acquisition pénible d'un bien que peut-être nous ne posséderons jamais, ou du moins dont nous ne jouirons que quelques instants; mais est-il raisonnable d'appeler de ce nom le travail qui nous procure des fruits certains et immortels? Au reste, telle est ici la différence de la paix et du succès, que la possession du ciel nous devient mille fois plus aisée et plus facile que celle de toutes les jouissances de la terre. Il est inutile d'en réitérer la preuve, et il suffit de répéter avec l'Apôtre : Celui qui n'est point marié, s'occupe du soin des choses du Seigneur; et celui qui est marié s'occupe du soin des choses du monde (1Co 7,32-33). Or, le monde passe, et Dieu est éternel. Cela ne suffit-il pas pour démontrer l'excellence de la virginité, puisqu'elle s'élève au-dessus du mariage autant que Dieu lui-même est supérieur à sa créature? Comment donc l'Apôtre permet-il un état qui nous rive à mille inquiétudes, et nous éloigne du salut? il le permet sans doute, mais il veut que ceux mêmes qui ont des épouses soient comme s'ils n'en avaient.pas, afin que dans tous les temps les époux puissent conserver quelque liberté. Et en effet si le lien conjugal est indissoluble, il n'est point défendu de le rendre moins dur. C'est ce qui arrive quand les époux retranchent généreusement ces mille inquiétudes que notre lâcheté ajoute à celles qui sont inhérentes au mariage.

75 Voulez-vous mieux comprendre encore ces paroles de l'Apôtre: avoir une épouse et vivre comme si l'on n'en avait pas? Examinons ensemble la conduite de l'homme qui s'est voué à la sainte virginité : il s'inquiète peu d'acheter de nombreux esclaves, d'amasser des trésors, de réunir de riches parures, de bâtir des palais magnifiques, et d'agrandir ses vastes domaines ; il dédaigne toute cette vaine opulence : un simple vêtement, et une nourriture commune suffisent à son bonheur. Or, l'homme marié peut imiter cette sage tempérance, car ce précepte de l'Apôtre : Ne vous refusez point l'un à l'autre, ne concerne que le devoir du mariage; et c'est seulement en ce point que les deux époux sont soumis l'un à l'autre. Mais pour ce qui regarde l'habillement, la nourriture et mille autres détails de la vie, chacun demeure entièrement libre. Ainsi l'époux peut, sans l'agrément de son épouse, (166) s'abstenir de vivre délicatement, et de s'occuper d'une multitude de soins superflus. Rien non plus n'oblige une femme à aimer la parure, la vaine gloire, à porter le joug de mille préoccupations frivoles. J'ajoute qu'ici le langage de l'Apôtre est juste et légitime, parce que la nature exige l'accomplissement du devoir conjugal : c'est pourquoi cet acte est privilégié et commandé, de sorte qu'un dés époux n'a pas le droit d'en priver l'autre; mais la paresse seule et la mollesse, et non la nature, enfantent l'amour des plaisirs, la recherche du vêtement et les mille frivolités du luxe. Aussi dans toutes ces choses les époux sont-ils indépendants l'un de l'autre. Etre marié, et se conduire comme si on ne l'était point, c'est donc s'épargner tous les soucis qu'exigent la parure et la sensualité d'une femme, et se borner aux soins raisonnables d'un modeste entretien et d'une table frugale; et l'Apôtre lui-même nous explique sa pensée quand il ajoute : Que ceux qui pleurent, soient comme s'ils ne pleuraient pas; et ceux qui jouissent de grandes richesses, comme s'ils n'en jouissaient pas. (1Co 7,30) Et en effet celui-là ne recherche pas les biens de la terre, qui n'y place point son estime, ni ses complaisances; et il ne craint point la médiocrité, ni même l'indigence, celui qui ne pleure point la perte de sa fortune.
Il est facile maintenant de saisir le sens de cette parole: Que ceux qui sont mariés, soient comme s'ils ne l'étaient pas. Elle signifie qu'ils doivent user des choses de ce monde, et n'en pas abuser: L'homme marié est contraint de s'en occuper. Sans doute la virginité, pas plus que le mariage, n'est exempte de peines et de sollicitudes; mais dans le mariage elles sont inutiles et superflues, souvent même dangereuses et funestes, car l'Apôtre dit que les époux souffriront des tribulations dans leur chair. Celles au contraire qui accompagnent la virginité produisent des biens infinis. N'est-il point sage dé choisir un état, où les peines sont et plus légères en elles-mêmes, et plus magnifiquement récompensées ? Quelles sont en effet les préoccupations d'une vierge ? Le soin de surveiller ses revenus, ses esclaves, ses intendants, ses cuisiniers et ses fournisseurs? Nullement: elle s'est délivrée de tous ces soucis. Serait-ce le soin de friser artistement ses cheveux, de les orner d'or et de pierreries, et de relever l'éclat de son visage par des pâtes odorantes? (1Tm 2,9) Nullement encore: elle ne songe qu'à parer de vertu et de piété le temple saint de sol corps et de son coeur. (1Co 3,17) Mais le femme mariée s'occupe de plaire à son mari (1Co 7,34) Et admirez ici la sagesse de l'Apôtre : il évite de descendre dans le détail de toutes les souffrances auxquelles ce soin de plaire soumet le corps et l'esprit; il faut contrarier l'un, le parfumer et le torturer de mille manières, et il faut façonner l'autre à l'avarice et à la flatterie, au mensonge et à la dissimulation, et à mille pensées aussi fatigantes qu'inutiles. Toutes ces misères, l'Apôtre les indique d'un seul mot, et il nous laisse le soin de les approfondir, il lui suffit d'avoir constaté l'excellence de la virginité ; et parce qu'il l'a exaltée au-dessus du mariage, il craint qu'on ne le soupçonne d'en faire une obligation. C'est pourquoi après avoir déjà dit: Quant aux vierges, je n'ai point reçu de commandement du Seigneur, et encore : Si une fille se marie, elle ne pèche pas, il ajoute : Je ne vous dis pas ceci pour vous tendre un piège. (1Co 25, 28,35)


Chrysostome, Virginité (Duchassaing) 58