Chrysostome, vie monastique Liv.3

LIVRE TROISIÈME - A UN PÈRE CHRÉTIEN.


ANALYSE

Dans le troisième livre, saint Chrysostome entreprend de prouver aux pères chrétiens qu'ils ont tort d'empêcher leurs fils d'embrasser la vie monastique. - Il u convaincu le père infidèle avec les seules ressources de la raison et de la philosophie profane l'Ecriture sainte-sera son principal secours contre le père chrétien. - Avant tout, afin de rendre le coeur et l'oreille de son contradicteur plus dociles à recevoir les enseignements qu'il va développer, il lui rappelle le Jugement dernier et les peines de l'enfer, brièvement mais vigoureusement décrits. - Les Chrétiens sont tenus de veiller au salut de leur prochain; textes de saint Mathieu et de saint Paul cités à l'appui de cette thèse générale. - ils sont tenus à bien plus forte raison de veiller au salut de leurs enfants. - Exemple du grand-prêtre Héli; l'écrivain ou, pour mieux dire, l'orateur raconte et commente éloquemment cette histoire, d'où il conclut que Dieu punit souvent dès cette vie les pères qui élèvent mal leurs enfants, ainsi que les enfants mal élevés. - Dieu a fait des lois positives pour la bonne éducation des enfants. - Textes de l'Exode, de la Genèse, de l'Epître aux Ephésiens, et de l'Epître à Timothée. - L'auteur va au-devant d'une objection, et dit que ceux qui auront violé ces lois de Dieu n'auront aucune excuse, parce que c'est volontairement que nous devenons bons ou mauvais.- Autre objection: Ne peut-on se sauver en demeurant dans une ville, en habitant une maison, avec une femme et des enfants? - Concession: il est vrai qu'il y a de nombreux degrés de salut, saint Paul le déclare: Autre est l'éclat du soleil, autre l'éclat de la lune, autre l'éclat des étoiles, etc. - Mais que faut-il en conclure, sinon qu'un père doit faire en sorte que son fils arrive dans la cour du Roi des rois au plus grand éclat possible? - Au lieu de cela les pères, trop souvent, ne font pas même connaître à leurs enfants la loi de Dieu. - ils ne leur apprennent que deux choses: l'amour de l'argent et l'amour de la vaine gloire. - Ces deux amours sont deux tyrans pernicieux; l'âme qu'ils ont une fois saisie ne peut plus s'en débarrasser que dans la solitude. - Exemple des Hébreux que Dieu conduisit au désert comme dans un monastère pour les guérir de ce double mal qu'ils avaient rapporté d'Egypte. - Les pères ne s'en tiennent pas là, mais ils infectent les âmes de leurs enfants de certaines maximes qui ont cours dans le monde et qui contredisent formellement la morale de l'Evangile. - Il est un crime plus abominable que tous les autres, que l'auteur n'a pas encore osé nommer, tant il lui inspire d'horreur, tant il outrage la nature. - Cependant il est obligé d'en parler: les médecins ne guérissent pas une plaie sans y toucher; d'ailleurs le règne hideux de ce vice abominable, si répandu dans la ville d'Antioche, est un motif bien puissant pour porter à la vie monastique. - Ce crime, c'est celui des Sodomites. - Peinture effrayante de la dépravation des moeurs dans la ville d'Antioche: rien n'était plus propre à faire aimer le désert que cet affreux tableau. - Autre objection: Mais si tout le monde embrassait la vie chrétienne dans sa perfection, toutes les choses de ce monde s'en iraient en décadence, la société périrait. - Réponse: Les dangers qui menacent la société ne viennent pas de ce côté: cette pensée est développée très-éloquemment dans un parallèle entre le mondain et le chrétien. - De là deux tableaux, l'un de la société mondaine, l'autre de la société monastique. - Autre objection: Il est bon, disent certains pères de famille, de faire étudier les lettres et l'éloquence aux enfants, avant de les laisser s'engager dans la vie monastique. - Réponse: Les bonnes moeurs valent mieux que l'éloquence; l'éloquence sans l'honnêteté est un grand mal; nécessité des bonnes moeurs pour acquérir la science et l'éloquence; l'éloquence n'est pas indispensable, même à l'exécution des plus grandes choses; les Apôtres n'en ont pas eu besoin pour convertir le monde.- Histoire d'un jeune homme élevé par un moine: saint Chrysostome consent à ce que ceux qui peuvent suivre dans le monde la perfection chrétienne y demeurent mais ceux qui en sont capables sont très-peu nombreux. - Il est plus facile de se sauver moine que séculier. - Pour les moines elles séculiers les préceptes sont les mêmes. - Le véritable père est celui qui s'occupe du salut de son fils. - Celui qui donne son bien, comme le moine, en est plus véritablement le maître que celui qui entasse ses richesses.- Nécessité de contracter l'habitude de la vertu dès le jeune âge. - Histoire d'Anne et de Samuel. - Péroraison du troisième livre, exhortation aux parents d'élever chrétiennement leurs enfants.


Allons, apprenons maintenant au père chrétien qu'il ne faut pas combattre ceux qui engagent son fils à suivre les volontés de Dieu. Mais peut-être ce travail risque-t-il désormais d'être superflu; peut-être va-t-il arriver le contraire de ce que je disais auparavant. J'ai dit plus haut que la loi du combat ne nous force pas de descendre dans la lice contre les païens; que l'apôtre saint Paul, qui nous fait un devoir de juger ceux qui sont dans le sein de l'Eglise, nous laisse libre de combattre contre ceux du dehors. Maintenant, à mon sens, nous ne sommes pas même tenu de lutter contre les chrétiens. Car si, même avant le discours (28) précédent, il nous semblait déshonorant d'avoir à entamer une contestation avec un chrétien sur un pareil sujet, à plus forte raison maintenant. Un chrétien ne rougirait-il pas d'avoir besoin d'exhortation pour croire des vérités, au sujet desquelles l'infidèle n'a rien pu nous répondre? Cependant, est-ce une raison suffisante pour que nous nous taisions, pour que nous n'ajoutions pas une parole? Loin de là! Sans doute, si nous trouvions quelqu'un qui nous garantît l'avenir, qui nous assurât que personne ne se portera désormais aux excès que nous déplorons, il faudrait nous taire et laisser tomber le passé dans l'oubli. Comme toute garantie nous manque à cet égard, il faut bien que nous recourions aux avertissements. Si nos remèdes rencontrent des malades, ils produiront leur effet; si au contraire l'épidémie est passée, nos désirs sont accomplis. C'est le devoir des médecins de préparer des remèdes, tout en faisant des voeux pour que personne n'ait besoin d'en faire usage. De même nous souhaitons maintenant qu'aucun de nos frères n'ait besoin de nos exhortations; s'il en est autrement, ce qu'à Dieu ne plaise! il leur restera, selon le proverbe, une deuxième planche de salut.

Supposons donc notre chrétien tel que l'infidèle; qu'il lui ressemble en tout excepté du côté de la religion; qu'il se lamente comme lui, qu'il se roule aux pieds de tous ceux qu'il voit; qu'il montre ses cheveux blancs; qu'il mette en avant sa vieillesse, sa solitude et tout le reste, et qu'il excite tant qu'il voudra les juges à la colère. Toutefois ce n'est pas devant les hommes que nous avons à nous débattre avec lui; il sait ce que nos saintes Ecritures, inspirées du Saint-Esprit, ont dit touchant le terrible et redoutable tribunal qui nous attend après notre mort. Il faut donc lui rappeler ce jour suprême et le feu qui coule comme un fleuve, et la flamme qui ne s'éteint jamais, le soleil disparu, la lune dérobée, les astres qui tombent, le ciel qui se roule, les puissances ébranlées, la terre secouée de toutes parts et bouillonnante, le son terrible et alterné des trompettes, les anges qui parcourent la terre; les milliers qui les entourent et les myriades qui les servent; les armées qui se meuvent autour du juge, le signe qui paraît devant lui, le trône qui lui est disposé, les livres ouverts, la gloire inaccessible et la voix terrible, effrayante du juge, qui envoie les uns dans le feu préparé au diable et à ses anges, qui écarte les autres des portes du ciel, malgré les longues luttes de la virginité, qui ordonne à quelques-uns de ses ministres de lier l'ivraie et de la jeter dans la fournaise, aux autres de lier les pieds aux coupables, d'enchaîner leurs mains, de les précipiter dans les ténèbres extérieures et de les abandonner au terrible grincement de dents. Il faut lui rappeler que le juge inflige le châtiment le plus rigoureux et le plus redoutable, aux uns pour des regards impudiques seulement, aux autres pour des rires intempestifs; à celui-ci pour avoir condamné sans raison son prochain, à cet autre pour l'avoir seulement maudit. Et pour preuve que de telles fautes reçoivent ce châtiment, nous en pouvons entendre l'annonce et la menace de la bouche même de celui qui ordonnera ces supplices. Il faut qu'au sortir de cette vie nous comparaissions tous devant ce juge et que nous voyions ce jour où seront dévoilées, mises à nu, non-seulement nos actions, non-seulement nos paroles, mais jusqu'à nos plus secrètes pensées.

2. En effet nous rendrons un compte de choses qui maintenant nous paraissent petites; tant le juge mettra de' rigueur, une rigueur égale, à nous demander raison et de notre salut et de celui du prochain! Aussi saint Paul nous recommande-t-il partout de ne pas rechercher notre bien, mais celui du prochain. (1Co 10,24) Aussi réprimande-t-il fortement les Corinthiens de ce qu'ils n'ont montré ni prévoyance ni soin à l'égard du fornicateur, et ont négligé sa blessure encore saignante. Et, écrivant aux Galates, il disait: Mes frères, si quelqu'un est tombé par surprise en quelque péché, vous autres, qui êtes animés de l'esprit de Dieu, relevez-le. (Ga 6,1) Et auparavant il donnait aux Thessaloniciens les mêmes conseils, disant: Exhortez-vous les uns les autres, comme vous faites. Et encore: Redressez ceux qui sont dans le désordre, consolez les pusillanimes et soutenez les faibles. (1Th 5,11 1Th 5,14) Pour que personne ne dise: Qu'ai-je affaire de songer aux autres? que celui qui se perd consomme sa ruine, et que celui qui se sauve soit sauvé; cela ne me regarde pas; je n'ai reçu ordre que de m'occuper de mes affaires; pour que personne ne dise cela et pour supprimer cette pensée sauvage et inhumaine, l'Apôtre dresse autour de nous comme une barrière inviolable (28) le précepte de mépriser en plusieurs circonstances nos propres intérêts pour soigner ceux du prochain; et il prescrit de garder partout cette règle sévère de conduite.

Dans son Epître aux Romains, il leur ordonne de regarder cette prévoyance comme une grande partie de leur devoir, recommandant aux forts de servir de pères aux faibles, et les exhortant à veiller à leur salut. (Rm 15,1) Ici il leur donne ces avis sous forme d'exhortations et de conseils; ailleurs au contraire, il ébranle avec toute la vigueur possible les esprits des auditeurs; il dit que ceux qui négligent le salut de leurs frères pèchent contre Jésus-Christ lui-même, et sapent l'édifice de Dieu. (1Co 8,12) Et il ne dit pas cela de lui-même, mais pour l'avoir appris du Maître. En effet, le Fils unique de Dieu, voulant montrer que c'est là une obligation indispensable et que les plus grands maux sont réservés à ceux qui s'y soustraient, avait dit: Si quelqu'un scandalisait un de ces petits, il vaudrait mieux pour lui qu'on lui suspendit,,au cou la meule de l'âne et qu'on le précipitât ainsi dans la mer. (Mt 18,6) Celui qui rapporte son talent n'est pas puni pour avoir négligé son propre salut, mais pour n'avoir pas travaillé à celui du prochain. Notre vie, à nous, aurait beau être irréprochable, cela ne nous exempterait pas sûrement de l'enfer où nous pouvons être jetés pour notre négligence vis-à-vis du prochain. Si aucune raison ne peut justifier ceux qui n'auront pas voulu secourir corporelle-ment leur prochain, et s'ils sont éloignés de la chambre nuptiale, quand même ils auraient pratiqué la virginité; celui qui aura omis un point bien plus important (car le soin de l'âme est de beaucoup préférable à celui du corps), comment ne serait-il pas justement condamné aux plus terribles châtiments? Dieu n'a point créé l'homme pour qu'il borne ses soins à lui-même, il veut qu'il les étende à tous ses frères.

Aussi saint Paul appelle-t-il les fidèles des flambeaux, montrant par là qu'ils doivent servir aux autres. (Ph 2,15) Car le flambeau, s'il n'éclairait que soi, ne serait plus un flambeau. C'est pourquoi il dit que ceux qui négligent leur prochain sont pires que des païens: Si quelqu'un, dit-il, ne prend pas soin de ceux qui le touchent, principalement de ceux de sa maison, il a renié la foi et il est pire qu'un infidèle. (1Tm 5,8) Quel sens voulez-vous donner ici à ce mot de soin? S'agit-il de fournir au prochain ce qui est nécessaire pour soutenir sa vie corporelle? Pour moi, je crois que l'Apôtre veut parler du soin de l'âme; et si vous me contestez ce point, mon raisonnement n'en sera que plus fort. Si saint Paul entend cette parole du corps, et s'il voue à un tel châtiment celui qui n'aura pas fourni le pain de chaque jour, s'il le déclare pire qu'un païen, quelle peine ne subira pas celui qui néglige un soin plus grand et plus important?

3. Voyons, considérons maintenant la grandeur de notre faute, et remontant peu à peu, montrons qu'il n'y en a pas de plus grande que de négliger ses enfants, et que ce péché atteint le comble de la perversité. Le premier degré de méchanceté, de dépravation et de cruauté, est donc de mépriser ses amis; ou plutôt partons de plus bas; je ne sais comment j'allais oublier que la première Loi, celle qui fut donnée aux Juifs, ne permet point de laisser dans l'abandon les animaux de ses ennemis tombés ou égarés, peu importe, mais qu'elle ordonne de les ramener au chemin et de les relever. En commençant par les choses inférieures, le premier degré de méchanceté et de cruauté, c'est donc de voir souffrir les animaux et les bestiaux de ses ennemis et de passer outre sans leur porter secours. Le deuxième en remontant, de refuser tout service à ses ennemis; car autant l'homme est supérieur à la brute, autant cette faute l'emporte sur la précédente. Le troisième degré, c'est de négliger ses frères, quand même ils seraient inconnus. Le quatrième, de en prendre aucun soin de ses parents. Le cinquième, de ne pas les assister non-seulement dans leurs corps, mais surtout leur âme exposée àse perdre. Le sixième, de négliger non-seulement ses parents, mais ses enfants qui se perdent. Le septième, de ne pas chercher des personnes qui pourraient en prendre soin. Le huitième, d'empêcher et d'écarter d'eux -ceux qui voudraient les secourir. Le neuvième, de ne pas les éloigner seulement, mais encore de les combattre à outrance.

Si le feu de l'enfer est le châtiment destiné au premier, au deuxième et au troisième degré de méchanceté, quelle punition sera donc réservée à celui qui les dépasse tous, celui où vous vous trouvez, le neuvième enfin? Encore on ne se tromperait pas en l'appelant non pas le (29) neuvième, non pas le dixième, mais bien le onzième. Pourquoi? Pour deux raisons; d'abord ce péché surpasse en lui-même et par sa malice naturelle, tous ceux que nous venons d'énumérer; ensuite il emprunte une gravité nouvelle à la circonstance du temps où nous vivons. - Comment cela, direz-vous? - Oui, nous serons plus sévèrement punis que les Juifs, si nous commettons les mêmes fautes; Ce peuple vivait sous la loi de Moïse, et nous nous vivons sous celle de Jésus-Christ; nous recevons de plus grandes grâces, nous jouissons d'une doctrine plus haute et plus parfaite, nous sommes comblés de pins d'honneurs. Une faute si grave par sa nature et par ses circonstances attirera, vous le comprenez, un châtiment terrible sur les coupables. Des exemples vont appuyer ma doctrine, pour que vous mie l'accusiez pas de légèreté ni de témérité. Vous verrez que pour se sauver il ne suffit pas de bien vivre, mais qu'il faut encore bien élever ses enfants. Ce que je vous rapporterai n'est point de moi: c'est un fait que je trouve consigné dans les saintes Ecritures.

Il y avait chez les Juifs un prêtre, homme sage et vertueux. Il se nommait Héli. Cet Héhi était père de deux enfants; et les voyant avancer dans le sentier du mal, il ne les retenait ni ne les arrêtait; ou plutôt il les retenait et les arrêtait, mais il ne le faisait pas avec toute l'énergie qu'il aurait dû déployer. Les vices de ses enfants étaient la débauche et la gourmandise. Ils mangeaient, dit l'Ecriture, les viandes sacrées, avant qu'elles eussent été sanctifiées par l'oblation de la victime à Dieu. (1S 2,16) Apprenant cela, leur père ne les châtia point. Il essaya seulement par ses paroles et ses exhortations de les détourner d'une telle abomination; et il leur disait continuellement ces paroles : Non, mes enfants, ne faites pas ainsi; ce que j'entends dire de vous est pénible, on dit que vous êtes cause que le peuple n'adore point le Seigneur. Si un homme vient à pécher contre un homme, on priera Dieu pour lui; mais si l'homme vient à pécher contre Dieu, qui pourra intercéder pour lui? (1S 2,16) Ces paroles ne manquaient certes ni de poids, ni de dignité, elles étaient bien capables de ramener celui qui eût eu de la raison; car elles redressaient la faute, en montraient la gravité et révélaient le terrible et redoutable châtiment qui la devait punir; néanmoins, comme Héli ne fit pas tout ce qu'il aurait dû faire, il périt avec ses enfants.

Il fallait, en effet, les menacer, les chasser de sa présence, s'armer de la verge, se montrer en un mot plus ferme et plus sévère. Il n'en fit rien, et c'est ce qui arma le bras de Dieu contre ses enfants et contre lui-même; et pour avoir ménagé ses fils à contre-temps, il les perdit, et se perdit lui-même avec eux.

Ecoutez donc ce que lui dit le Seigneur; ce n'est même plus à lui qu'il s'adresse; il-ne le jugeait plus digne désormais de réponse; comme un serviteur qui a commis les fautes les plus graves, il le faisait instruire par d'autres des châtiments qu'il lui réservait, tant était grande alors la colère de Dieu! Ecoutez ce qu'il dit au jeune Samuel, disciple d'Héli, remarquez encore une fois que c'est au disciple qu'il parle et non au maître; il se serait adressé à tout autre prophète, plutôt qu'à Héli, tant il avait d'éloignement pour celui-ci. Enfin voici ce que le Seigneur dit à Samuel. Héli savait que ses enfants maudissaient Dieu, et il ne les reprenait pas; ou, ce qui est plus exact, il les réprimandait, mais ses réprimandes n'étaient ni assez fortes ni assez énergiques: c'est pourquoi Dieu les condamnait. Vous voyez par là que, quand même nous pourvoirions -au bien de nos enfants, si nous ne le faisons dans la mesure convenable, ce n'est plus pourvoir, c'est avertir stérilement comme Héli. Ayant donc exposé le crime, il en révèle le châtiment dans l'excès de sa colère: J'ai juré, dit-il, à la maison d'Héli, que son crime ne sera jamais expié ni par les parfums, ni par les sacrifices jusqu'à l'éternité. (1S 3,14) Avez-vous remarqué cette violente indignation, ce châtiment sans rémission? Il faut, dit-il, de toute nécessité qu'il périsse, et non pas lui seulement, ni ses enfants, mais toute sa maison avec lui, et il n'y aura pas de remède pour guérir une telle plaie. Cependant, hormis cette faiblesse pour ses enfants, Dieu n'avait absolument rien à reprocher à ce vieillard; il méritait même d'être admiré pour tout le reste de sa conduite, et l'on peut se con-vaincre de sa sagesse non-seulement par le témoignage des autres, mais aussi par les circonstances de son malheur.

En effet, lorsque Samuel lui notifia les menaces divines, lorsqu'il vit que son châtiment était imminent, il ne montra nulle aigreur, nul dépit; il ne dit rien de ce que tant (30) d'autres eussent dit à sa place: Suis-je donc le maître de la volonté des autres? Je dois subir la peine de mes péchés propres; mais mes enfants ont l'âge de discrétion, il serait juste de les punir eux seuls... Non, il ne dit rien de-tout cela, il n'y songea même pas; comme un serviteur dévoué et qui ne sait qu'une chose, se plier à toutes les volontés du maître, quelque dures qu'elles puissent être, il prononça ces paroles pleines d'une noble résignation: Le Seigneur est le maître, il fera ce qui sera agréable à ses yeux. (1S 48)

Nous pouvons juger sa vertu, non-seulement par là, mais par un autre fait encore. Une guerre éclata, guerre désastreuse pour les Israélites; un messager vint en raconter les malheurs au Grand-Prêtre. Il lui apprit d'abord que ses fils étaient tombés honteusement et misérablement dans le combat: il resta impassible à cette nouvelle; mais lorsque le messager eut ajouté que l'Arche avait été prise par les ennemis, alors, foudroyé par la douleur, le vieillard tomba de son siége à la renverse près de la porte, et se cassa la tête. Or c'était un vieillard grave et recommandable, et il avait jugé pendant vingt ans le peuple d'Israël.

Si un prêtre, un vieillard, un homme recommandable qui pendant vingt ans avait régi sans reproche le peuple des Hébreux, qui avait toujours vécu avec honneur, dans des temps qui ne réclamaient pas une grande perfection, n'a pu trouver néanmoins en aucun de ces titres une suffisante justification; si, pour n'avoir pas veillé assez scrupuleusement sur ses enfants, il a subi une mort terrible et misérable; si ce péché de négligence, comme une vague furieuse, irrésistible, a couvert tout le reste et submergé toutes ses vertus; quel châtiment fondra sur nous, qui vivons d-ans des temps où une vie plus parfaite est exigée, sur nous qui sommes si loin de la vertu d'Héli, et qui non-seulement ne veillons pas sur nos enfants, mais même attaquons et combattons ceux qui le voudraient faire, sur nous enfin qui nous montrons à l'égard de nos enfants plus intraitables et plus durs que les Barbares? La cruauté des Barbares, en effet, se borne à l'esclavage, à la dévastation et à l'asservissement de la patrie, aux maux du corps enfin; et vous, vous asservissez l'âme, vous l'enchaînez comme une captive et vous la livrez à des démons pervers et furieux et à toutes leurs passions. Car voilà ce que vous faites, lorsque vous ne donnez à vos enfants aucun conseil pour leur bien spirituel, lorsque vous écartez même ceux qui voudraient leur en donner.

Et qu'on ne me dise pas que beaucoup de parents, après avoir négligé leurs enfants plus encore qu'Héli ne faisait, n'ont rien éprouvé de semblable. Beaucoup ont subi le même châtiment, beaucoup en ont souffert de plus terribles, et pour la même faute. D'où viennent ces morts prématurées? D'où viennent ces maladies douloureuses et fréquentes qui nous assaillent, nous et nos enfants? - D'où ces accidents, ces calamités, ces catastrophes, et toute cette variété de maux? N'est-ce point de ce que nous laissons nos enfants grandir dans le vice? Les malheurs de ce vieillard suffisent à vous prouver que ces paroles ne sont pas une simple conjecture. Je veux -vous citer encore à ce sujet un mot d'un de nos sages; parlant quelque part des enfants: Ne vous glorifiez pas, dit-il, d'enfants impies; car si la crainte de Dieu n'est avec eux, ne comptez pas sur leur vie. (Si 16,1-3) Vous pleurerez dans votre deuil prématuré et vous apprendrez soudain qu'ils ne sont plus. Beaucoup, comme je vous l'ai dit, ont subi de semblables punitions; et ceux qui ont échappé, n'échapperont pas toujours. Ils n'en sont que plus à plaindre; car sortis d'ici, une justice plus rigoureuse les attend.

Pourquoi donc, direz-vous, tous ne sont-ils pas punis ici-bas? Parce que Dieu a fixé un jour dans lequel il doit juger la terre, et ce jour n'est pas encore venu. S'il en était autrement, toute notre espèce serait détruite et consumée promptement. Pour n'avoir pas à anéantir le genre humain, et en même temps pour tenir le plus grand nombre en haleine pendant l'attente du jugement, Dieu prend quelques coupables, et en les châtiant ici-bas, il apprend aux autres, par cet exemple, la mesure des punitions qui leur sont réservées, afin qu'ils sachent bien, que quand même ils n'auraient pas été châtiés ici, ils n'en rendront qu'un compte plus sévère dans l'autre monde. N'allons point nous endormir, parce que Dieu ne nous envoie plus de prophètes, parce qu'il ne nous prédit plus notre peine, comme il fit à Héli; ce n'est plus le temps des prophètes, Je me trompe, il en envoie même encore aujourd'hui. - Comment nous le prouverez-vous? - Ils ont, dit le Seigneur, Moyse et les Prophètes. (Lc 16,29) Tout ce qui a été (31) dit aux hommes de l'ancienne loi ne s'adresse pas moins à nous; Dieu n'a pas seulement parlé pour Héli, mais il menace par lui et par ses malheurs tous ceux qui -commettent le même péché. Dieu ne fait acception de personne, et s'il a renversé avec toute sa famille un homme dont les fautes étaient relativement légères, il ne laissera pas sans châtiments ceux qui en auront commis de plus graves.

4. On ne peut pas dire que Dieu soit indifférent à la bonne éducation des enfants, puisqu'à cet égard on le voit montrer partout la plus grande sollicitude. Il a d'abord déposé dans le fond de la nature ce désir violent qui porte chacun à pourvoir aux besoins de ceux qu'il a engendrés, et qui fait de l'accomplissement de ce devoir une impérieuse nécessité. A cette loi naturelle, il en a ajouté de positives, jusqu'à entrer dans le détail des soins que réclame l'instruction de l'enfance. Quand il établit des fêtes dans l'Ancien Testament, il ordonne aux pères d'en apprendre aux enfants les raisons et de leur en découvrir tout le mystère. Ainsi, après avoir parlé de la Pâque, il continue: Et vous l'apprendrez à votre fils en ce jour, lui disant: voici pourquoi Dieu m'a ordonné ces choses; c'est qu'en ce jour je suis sorti de l'Egypte. (Ex 13,8 Ex 14,15) Il fait de même pour la loi des premiers-nés; après l'avoir portée, il ajoute encore: Et si votre fils vous questionne à ce sujet, disant:

que signifie ceci? vous lui direz: c'est que le Seigneur m'a tiré par la force de .s'on bras de l'Egypte, de la maison de servitude. Mais comme Pharaon endurci refusait de nous laisser partir, Dieu fit mourir tous les premiers-nés dans la terre d'Egypte, depuis les premiers-nés des hommes jusqu'aux premiers-nés des animaux: voilà pourquoi je sacrifie à Dieu tout enfant mâle qui ouvre le sein de sa mère. (Ex 13,8) Amener les enfants à la connaissance de Dieu par toutes les voies, tel était l'ordre du Seigneur.

Il prescrit aussi de nombreux devoirs aux enfants à l'égard de ceux qui leur ont donné le jour, récompensant les fils reconnaissants, punissant les ingrats, nouveau moyen de les rendre encore plus chers à leurs pères et mères et de redoubler les liens qui existent entre eux.

Quand on nous établit maîtres de quelqu'un, plus on nous donne d'autorité sur lui, plus cet honneur entraîne l'obligation d'en prendre soin; à défaut d'autres, cette seule raison, que ses affaires sont entre nos mains, suffirait à nous entraîner, et nous ne saurions nous décider à trahir jamais celui qui nous a été ainsi confié. D'un autre côté Dieu soutient l'autorité paternelle, sa colère s'allume contre les enfants qui la méprisent, il ressent les insultes faites aux pères plus vivement que les pères eux-mêmes, il punit toujours les coupables. C'est encore un nouveau lien qui resserre l'union des pères et des enfants. Voilà ce que Dieu a fait. Le premier lien qu'il a établi est un lien naturel, il oblige les parents pour ainsi dire malgré eux à nourrir et à élever leurs enfants selon le commandement divin qu'ils trouvent gravé dans leurs coeurs. Mais comme ce lien naturel, affaibli de plus en plus par l'insoumission des enfants, pourrait se rompre tout à fait, le Seigneur a élevé comme une barrière pour les retenir dans le devoir, il a établi une double sanction émanant et de lui-même et des parents; par ce moyen il subordonne rigoureusement les enfants à leurs pères, et du même coup il inspire à ces derniers un plus grand amour pour leurs enfants. Ce qui constitue un second et même un troisième lien. Ce n'était pas assez; Dieu en a formé un quatrième qui quadruple la force de cette union. Je viens de dire qu'il punit les fils insoumis et ingrats, et qu'il récompense les bons fils; or, il agit de même vis-à-vis des parents; il punit très-sévèrement les pères négligents, et il comble d'honneurs et de louanges ceux qui s'acquittent avec soin de tous leurs devoirs paternels. -Nous avons déjà vu le châtiment exemplaire qu'il fit souffrir à ce vieillard de l'Ancien Testament, coupable d'avoir mal élevé ses deux fils, quoique d'ailleurs il fût très-illustre par sa vertu. Au contraire il récompense le patriarche Abraham pour sa sollicitude paternelle non moins que pour ses autres vertus; car, énumérant les nombreux et magnifiques dons qu'il a promis de lui faire, entre autres causes qu'il en indique, on remarque celle-ci: Car je sais qu'Abraham ordonnera à ses enfants et à sa maison après lui, de garder les voies de Dieu, leur Seigneur, et d'agir selon la justice et l'équité. (Gn 18,19)

Apprenons par là que Dieu n'aura point d'indulgence pour ceux qui auront négligé ces objets de sa vive sollicitude. Il ne se peut pas que le même Dieu s'occupe à ce point du salut des enfants, et qu'il laisse néanmoins en paix ceux qui (32) l'auront négligé. Non, il ne les laissera pas en paix, mais son indignation éclatera contre eux, l'histoire que nous venons de rapporter le prouve assez. C'est pourquoi saint Paul nous donne continuellement ces conseils: Pères, élevez vos enfants dans la discipline et la crainte du Seigneur. (Ep 6,4) Si nous sommes tenus de veiller sur l'âme de vos enfants, nous étrangers, si Dieu doit nous en demander compte, quelle ne sera pas votre responsabilité, vous qui les avez engendrés, élevés, nourris dans votre maison? Un père ne pourra pas plus avoir recours aux excuses ni à l'indulgence pour les fautes de ses enfants que pour les siennes propres. C'est ce que saint Paul nous démontre encore jusqu'à l'évidence. Lorsqu'il détermine les qualités nécessaires à ceux qui sont préposés au gouvernement des hommes, entre autres vertus qu'ils doivent absolument posséder, il exige le soin de leurs enfants, parce qu'i1 n'y aura pas de pardon pour nous si nous les laissons se pervertir. Et quoi de plus juste? Si les hommes devenaient méchants par la nécessité de leur nature, on aurait quelques raisons de chercher des excuses et quelque espoir d'en trouver, mais comme c'est par notre libre arbitre que nous sommes ou bons ou mauvais, quelle raison, je ne dis pas solide, mais spécieuse, pourrait apporter le père qui aura laissé l'objet de ses plus chères affections se pervertir et devenir mauvais? Dira-t-il qu'il n'a pas même essayé de le rendre vertueux? Mais jamais aucun père ne voudrait prononcer une telle parole, la nature est là qui le presse et l'excite constamment à remplir ce devoir. Qu'il n'a pu? mais l'excuse est inacceptable: recevoir un tout petit enfant, le recevoir dès le principe et comme au sortir des mains de Dieu, avoir seul toute autorité sur lui, le garder continuellement chez soi; tout cela rend aisé et facile le redressement de ses défauts. De sorte que la perte des enfants ne saurait venir d'une autre cause que de la folie qui attache leurs parents aux intérêts du monde,; n'avoir que ces intérêts matériels en vue, ne rien vouloir y préférer, voilà ce qui les force à négliger leurs enfants et le salut de leur âme.

Ces pères (et qu'on ne prenne point ceci pour une parole d'emportement), ces pères, je n'hésiterai pas à le dire, sont pires que des parricides. Ceux-ci séparent l'âme du corps; mais ceux-là, emportant l'âme avec le corps, les jettent l'une et l'autre dans le feu de l'enfer. La première mort, il la fallait toujours recevoir de la nature; et la seconde on pouvait l'éviter, si la faiblesse des parents ne l'eût donnée. De plus la mort du corps sera détruite et effacée par la gloire de la résurrection, mais la perte de l'âme est irréparable; pour elle plus de salut possible, mais des châtiments nécessaires et éternels. Ce n'est donc pas sans raison que nous disions que ces pères sont pires que ceux qui tuent leurs enfants. Aiguiser un glaive, en armer sa main, le plonger dans la poitrine d'un enfant, n'est pas chose aussi cruelle que de corrompre et de perdre son âme; car nous n'avons rien que nous puissions comparer à l'âme.


Chrysostome, vie monastique Liv.3