Chrysostome, vie monastique Liv.3 11

11. Rien de semblable dans les monastères, et malgré l'affreuse tempête soulevée de toutes parts, ils sont abrités dans un port parfaitement calme et tranquille, regardant, comme du haut du ciel les naufrages des mondains. Aussi ils ont choisi une vie toute céleste, et ne différant en rien des anges. Chez les anges il n'existe aucune anomalie affligeante, les uns ne sont pas dans la prospérité et les autres dans la détresse, mais tous jouissent d'une même paix, d'une même joie et d'une même gloire, il en est ainsi chez les moines. Personne parmi eux n'outrage la pauvreté, personne n'est honoré pour ses richesses; le tien et le mien, cause de tous les troubles et de toutes les révolutions, sont bannis du milieu d'eux; tout est commun chez eux, et la table, et l'habitation, et le vêlement. Faut-il s'en étonner, ils n'ont tous qu'une seule et même âme? Tous sont nobles de la même noblesse, esclaves du même esclavage, et libres de la même liberté: tous ont une seule richesse, la véritable richesse, une seule gloire, la véritable gloire; car ce n'est pas dans les mots, c'est dans les réalités qu'ils ont placé leurs biens, Tous ont un même plaisir, un même désir, une même espérance, et comme si tout était assujetti à la même règle et aux mêmes poids, jamais d'irrégularité parmi eux, mais- l'ordre, la mesure et l'harmonie, un accord qui ne se dément jamais, et un continuel sujet de contentement. Aussi tous font-ils et souffrent-ils tout pour conserver la joie et la paix.

Ce n'est que là et nulle part ailleurs qu'on peut voir, non-seulement les biens de la terre méprisés, tout prétexte de sédition ou de guerre supprimé, les plus belles espérances conçues pour l'avenir, mais encore tous les frères prendre pour eux et s'approprier les joies et les peines de chacun. Car d'un côté la tristesse disparaît plus facilement quand tous s'unissent pour porter le fardeau d'un seul, et de l'autre on trouve de fréquentes occasions de joie quand on se réjouit non-seulement de ses propres biens, mais de ceux des autres à l'égal des siens. Comme nos affaires iraient mieux, si nous imitions ces pieux solitaires! elles ne déclinent et ne dépérissent que parce qu'on est complètement étranger à ce genre de vie. Et vous qui cherchez à l'abolir, vous faites absolument comme un homme qui rejetterait une lyre bien accordée, sous prétexte qu'elle ne vaut rien, et qui en prendrait une autre dont les cordes trop tendues ou trop relâchées seraient toutes en désaccord, disant qu'elle convient on ne peut mieux pour jouer et pour charmer les spectateurs. Nous n'aurions pas besoin de chercher une meilleure preuve du mauvais goût de celui qui parlerait de la sorte; nous ne pouvons non plus donner un témoignage plus évident de la jalousie et de la méchanceté des ennemis de la vie monastique, que les objections qu'ils soulèvent contre elle.

Quel est le langage des parents les plus sages? Nous voulons, disent-ils, que nos enfants étudient d'abord les belles-lettres; puis, quand ils auront acquis l'éloquence, ils passeront à l'étude de la vie chrétienne: personne ne les empêchera. - Mais qui vous assure qu'ils arriveront à l'âge d'hommes? beaucoup sont enlevés par une mort prématurée. Cependant supposons que vous en êtes assurés; accordons qu'ils puissent arriver à l'âge viril: qui répondra d'eux pendant le premier âge? Je ne dis pas ceci pour disputer; si quelqu'un me donnait toute assurance à leur sujet, je ne les emmènerais pas même après qu'ils auraient acquis l'éloquence; je leur ordonnerais plus que jamais de rester; je n'approuverais pas ceux qui les pousseraient à la solitude; je les détesterais comme les ennemis déclarés de l'Etat, parce qu'en cachant les lumières et en faisant passer les flambeaux de la ville au désert, ils causeraient aux citoyens le plus grand dommage. Mais si personne ne se porte garant pour eux qu'ils resteront vertueux, quel avantage de les envoyer chez des maîtres près desquels ils apprendront le - vice au lieu de la science, et tout en poursuivant un moindre bien, perdront le plus grand, la force et toute la santé de leur âme? - Quoi donc! Direz-vous, renverserons-nous les écoles? Je ne dis (41) point cela, je demande seulement que nous ne ruinions pas l'édifice de l'âme et que nous ne l'ensevelissions pas vivante. Sage, elle ne perd rien à ignorer l'éloquence; corrompue, elle perd tout, la langue fût-elle parfaitement exercée. Je dirai même que si la vertu fait défaut, plus l'éloquence est grande, plus le malheur est considérable la méchanceté armée du talent de la parole produit plus de mal que l'ignorance.

Mais, direz-vous, s'ils n'emportent que leur ignorance au désert, et qu'ils viennent à perdre encore leur vertu? Et si en restant aux écoles, ils corrompent leur âme sans profit pour leur talent? J'ai plus le droit de faire cette supposition que vous la vôtre. Pourquoi? Parce que, quand même l'avenir serait des deux côtés incertain, il l'est encore davantage du vôtre. Comment et pourquoi? Parce que d'une part l'étude de l'éloquence réclame la pureté des moeurs, tandis que de l'autre la pureté des moeurs n'a pas besoin du secours des lettres. En effet, on peut acquérir la sagesse sans cette étude, au lieu que personne ne saurait, sans les bonnes moeurs, parvenir à l'éloquence, parce que tout le temps se perd dans le vice et la débauche. De sorte que ce que vous redoutez au désert, il vous faut le craindre aussi à l'école, d'autant plus qu'il y a ici des échecs plus fréquents, et que le risque tombe sur des choses plus précieuses. Au désert, vous n'avez à vous occuper que d'une chose; à l'école, on vous propose deux choses à acquérir, puisqu'on ne peut acquérir l'une sans l'autre, l'éloquence sans la vertu.

Mais si vous voulez, supposons possible ce que nous venons de démontrer impossible: quel avantage retirerions-nous de l'éloquence, si notre vertu vient à recevoir d'ailleurs un coup mortel? et quel dommage pourrait nous causer l'ignorance, si du reste nous acquérons les plus grandes vertus? Nous ne sommes pas seuls à proclamer cette maxime; nous qui nous moquons de la sagesse mondaine et qui l'estimons une bagatelle, les philosophes païens unissent ici leur voix à la nôtre. Aussi la plupart se sont fort peu occupés de l'éloquence: les autres l'ont complétement méprisée et ont vécu dans l'ignorance de cet art; toute leur vie s'est passée dans l'étude de la morale, sans que leur gloire y ait rien perdu. En effet, Anacharsis, Cratès, et Diogène, ne faisaient aucun cas de l'éloquence; quelques-uns disent la même chose de Socrate, témoin celui qui fut son disciple et tout ensemble le plus grand des philosophes, et qui connaissait son maître mieux que personne. Platon suppose que Socrate se rendit au tribunal pour se justifier, et il le fait parler ainsi à ses juges dans son apologie: Vous allez apprendre de moi la vérité toute pure, Athéniens, non point, par Jupiter, dans un discours orné de sentences brillantes et de termes choisis, comme sont les discours de mes accusateurs, mais dans un langage simple et spontané; car j'ai la confiance que je dis la vérité, et aucun de vous ne doit s'attendre à autre chose de moi. il ne serait pas convenable à mon âge de venir devant vous comme un jeune homme qui aurait préparé un discours. Voilà ce qu'il dit, montrant par là que s'il n'a point appris ni pratiqué cet art, ce n'est point par négligence, mais parce qu'il n'en fait point de cas. Ainsi la recherche dans le langage mie convient pas aux philosophes, pas même aux hommes; c'est un exercice de jeunes gens qui s'amusent; tel est le sentiment des philosophes eux-mêmes, et non-seulement des philosophes vulgaires, mais de celui qui les a tous surpassés. Il ne songe pas à augmenter la gloire de son maître en lui attribuant un talent qu'il juge peu digne d'un philosophe. On me dira peut-être que ces raisonnements conviennent à un païen: or je soutiens qu'ils conviennent encore mieux à un chrétien. Lorsque des hommes, dont l'unique affaire est de rechercher la popularité, et qui n'ont pour attirer les regards que le lustre de la sagesse profane, méprisent à ce point l'éloquence, n'est-il pas étrange que nous, chrétiens, nous l'admirions, nous la vantions, jusqu'à négliger pour elle les choses les plus nécessaires?

12. Ce que je viens de dire suffit sans doute pour répondre à un païen: mais nous parlons à un chrétien; et nous pouvons, outre les exemples qui viennent d'être rapportés, lui en proposer d'autres que nous tirerons de nos saintes Ecritures: ceux des grands hommes et des saints des premiers siècles, quand les lettres n'existaient pas encore; ceux de leurs successeurs, quand les lettres existaient, mais que la rhétorique n'était point encore inventée; ceux enfin des hommes qui vécurent lorsque les lettres et l'éloquence étaient florissantes. Tous ces hommes ignorèrent et l'éloquence et les lettres; ils ne possédèrent (42) ni le talent de la parole ni les connaissances littéraires. Cependant, même dans ce qui parait le plus réclamer la force de la parole, ils dépassèrent tellement les orateurs que ceux-ci semblent n'être à côté d'eux que de petits enfants. Avec tout leur talent de persuader et toute leur éloquence, les orateurs n'ont jamais pu triompher d'un seul tyran, tandis que des illettrés, des gens du peuple, ont changé toute la terre; la palme de la sagesse revient donc à ces illettrés, à ces gens simples, et non pas aux sophistes et aux orateurs. Tant il est vrai que la science et la sagesse véritable n'est autre chose que la crainte de Dieu.

Ne croyez pas cependant que je conseille de laisser tous les enfants dans l'ignorance; garantissez-moi la chose nécessaire, la science du salut, et je ne songerai guère à empêcher qu'on leur donne le superflu, c'est-à-dire la connaissance des belles-lettres. De même que, si les fondements d'un édifice étaient ébranlés et que tout le bâtiment courût risque de s'écrouler, il serait de la dernière imprudence et de la dernière folie de courir aux plâtriers et non aux maçons; de même ce serait chicaner mal à propos, quand les fondements sont solides et bien assurés, que d'empêcher d'enduire les murs et de les orner.

En parlant de la sorte je suis sincère, voici un trait qui vous le prouvera. «Un jeune homme fort riche séjourna quelque temps dans notre ville pour y apprendre les deux langues latine et grecque. Ce jeune homme avait toujours à ses côtés un gouverneur chargé uniquement de former son âme. J'allai trouver ce précepteur, que je savais avoir autrefois mené la vie d'anachorète, et j'essayai de connaître la raison pour laquelle, après avoir embrassé la vie ascétique, il s'était rabaissé â cette condition de précepteur. Il me dit qu'il ne devait plus passer que peu de temps dans cet état et me raconta son histoire dès l'origine. Cet enfant, me dit-il, a un père rude et violent tout adonné aux choses de la terre, et une mère sage, modeste, vertueuse, et qui n'a les yeux tournés que vers le Ciel. Or, le père, s'étant signalé dans les guerres, veut engager son fils dans la même profession; ce parti déplaît à la mère, c'est pour elle un malheur que tous ses voeux tendent à conjurer; son plus grand désir est de voir son fils se distinguer dans l'état monastique. Mais révéler au père une telle pensée, elle ne l'ose; elle craint même qu'il ne pénètre ses desseins secrets, et que pour les déjouer il n'engage prématurément ce fils dans les liens du monde, elle tremble que ce cher enfant ne quitte ses pieux exercices pour ceindre l'épée et se plonger dans l'indifférence religieuse qui caractérise cette profession, et qu'il ne devienne ensuite impossible de le corriger et de le ramener à une vie meilleure.

«Elle imagine alors un nouvel expédient. Elle me mande chez elle, me communique tous ses plans, puis -prenant la main de son enfant, elle la place dans les miennes. Je lui demande pourquoi elle faisait cela, elle me répond qu'il ne reste plus qu'un moyen pour sauver son fils; c'était que je voulusse bien me charger de son enfant comme gouverneur et l'amener ici, et que je lui en fisse la promesse; que pour elle, elle se faisait fort de persuader au père que l'étude des lettres est très-utile à qui veut embrasser l'état militaire. Si je puis obtenir cela, ajouta-t-elle, vous garderez désormais mon fils à l'écart, dans une maison étrangère, et sans être gêné ni par son père ni par aucun parent, vous pourrez le former tout à votre aise et le faire vivre comme dans un monastère. Donnez-moi votre assentiment et promettez-moi d'entrer avec moi dans ce stratagème. Je ne vous parle pas ici de choses indifférentes; c'est pour l'âme de mon enfant que je lutte et que j'affronte le danger. Ne méprisez point ce que j'ai de plus cher au monde dans un tel péril; retirez-le des piéges qui l'enveloppent de toutes parts et de la tourmente, sauvez-le de la fureur des flots. Si vous me refusez cette grâce, je vais appeler Dieu entre nous, et je le prendrai à témoin que je n'ai rien négligé de ce qui pouvait contribuer au salut de cette âme, et que je suis Innocente désormais du sang de cet enfant. S'il lui arrive quelque malheur, comme il est probable qu'il lui en arrivera à cet âge et dans cette vie de délices et de désoeuvrement, sachez-le, à partir de ce jour, c'est de vous, c'est de vos mains que pieu réclamera l'âme de cet enfant.»

«Par ces paroles et beaucoup d'autres qu'elle ajouta, par les larmes abondantes qu'elle versa, elle me persuada de me charger de ce soin, puis elle me congédia avec cette mission.»

L'industrieuse piété de cette femme fut couronnée de succès: ce vertueux précepteur (43) forma si vite et si bien l'enfant dont il était chargé, il alluma dans son coeur un si violent désir de la vie parfaite, que son élève abandonna tous les biens terrestres, courut s'enfoncer dans le désert, et n'eut besoin désormais que d'un frein qui le ramenât d'une vie trop austère à une plus modérée. En effet l'on craignait que l'éclat de sa piété et de son zèle ne vînt à découvrir le stratagème et n'exposât à une guerre terrible sa mère, son gouverneur et tous les moines. Si le père eût appris l'éloignement de son fils et l'état de vie qu'il avait embrassé, il aurait remué ciel et terre non-seulement contre ceux qui l'avaient recueilli, mais contre tous les solitaires sans exception.

«Pour moi, continua le solitaire, je pris ce jeune enfant sous ma direction; mes conseils entretinrent et développèrent en lui le goût de la vie ascétique. Néanmoins je ne lui permis pas de quitter la ville; et je voulus qu'il s'adonnât à l'étude des lettres; mon but en agissant ainsi était qu'il devînt utile à ses compagnons par ses bons exemples, et qu'il pût suivre son attrait pour la piété sans éveiller les soupçons de son père. Je croyais cette mesure nécessaire, non-seulement à cause des saints religieux, de sa mère, de son gouverneur, mais encore à cause de l'enfant lui-même. Sa sagesse, plante encore si jeune et si tendre, n'aurait pu résister aux efforts de son père, si dès le commencement celui-ci avait entrepris de la déraciner. Il fallait lui laisser le temps de croître, de se fortifier, d'enfoncer profondément ses racines dans le coeur, afin que toutes les tentatives qu'on pourrait faire pour l'arracher fussent vaines. C'est ce qui arriva; je ne fus point déçu dans mes espérances. Après une longue séparation, le père finit par s'enquérir de ce que faisait son fils, et, apprenant ce qui se passait, il mit tout en oeuvre pour le faire changer de résolution, mais tous ses efforts n'aboutirent qu'à montrer combien la détermination du jeune homme était solidement arrêtée. En outre, beaucoup de ceux qui fréquentaient cet enfant gagnèrent tellement à sa conversation qu'ils embrassèrent le même genre de vie.»

Toujours dans la société du maître chargé de le former, il devenait comme une statue qui passe continuellement par les mains de l'artiste, et il ajoutait sans cesse à la beauté de son âme. Chose merveilleuse! quand il paraissait en public, il semblait ne différer en rien des autres jeunes gens; il n'avait point un caractère froid ou sauvage, ne portait point d'habits singuliers; pour la tenue, les regards, la voix, en un mot pour tout l'extérieur de sa personne, rien ne le faisait remarquer. C'est ainsi qu'il put prendre dans ses filets beaucoup de ceux qui le fréquentaient, en tenant soigneusement cachés les trésors de sa sagesse. A le voir dans sa maison, on l'aurait pris pour un des solitaires retranchés dans les montagnes, car sa maison était ordonnée avec toute la régularité d'un monastère, n'ayant rien au delà du nécessaire. Tout son temps se passait dans des lectures pieuses; très-prompt à saisir les sciences, il ne donnait que fort peu de temps aux études profanes et consacrait tout le reste aux prières et aux saintes Lettres; il passait un jour, et quelquefois davantage, sans prendre de nourriture. Les nuits étaient les confidentes de ses larmes, de ses prières et de ses lectures. Tous ces détails, c'est son gouverneur qui nous les a donnés en secret, car l'enfant lui en aurait voulu s'il avait su que le bruit de ses austérités transpirait au dehors. Le même gouverneur nous disait que son élève s'était fait un vêtement de crin, et qu'il passait les nuits ainsi vêtu, ayant découvert cet ingénieux moyen pour ne pas donner trop de temps au sommeil.

Il faisait toutes ses autres actions avec la régularité d'un moine, et glorifiait ainsi continuellement Dieu qui lui avait donné les ailes légères de la sagesse chrétienne. Que l'on me donne une âme de cette trempe, un maître de ce mérite, une conduite de cette perfection, et ce n'est pas moi qui pousserai ce jeune homme à se retirer dans les montagnes. Quel riche présent ce serait pour nous, comme nous le garderions avec soin à la ville, au milieu du monde, afin que par son âge et son, exemple, il nous fît gagner d'autres âmes! Mais je ne, vois personne qui puisse nous faire une telle promesse, personne surtout qui la puisse réaliser. Puisqu'il en est ainsi, il serait de la dernière cruauté de laisser celui qui ne peut se défendre lui-même, celui qui est abattu, criblé de blessures, celui qui communique encore sa faiblesse aux autres, de le laisser expirer au milieu des coups, quand il faudrait le soustraire à la mêlée. Il faudrait réprimander également et le général qui retirerait des rangs les soldats capables de combattre, et celui qui ordonnerait de laisser dans la mêlée (44) les blessés et les morts qui gênent les combattants.

13. Mais les parents insistent, désireux de voir leurs enfants consacrer à l'étude des lettres toute l'activité de leur vie, comme si le succès était assuré: ne disputons point sur cela, ne disons pas que ces fils pourront bien échouer, je veux qu'ils brillent dans cette étude et qu'ils arrivent au but où ils aspirent. Supposons une double carrière ouverte devant nous; que l'un aille aux écoles, que tous ses efforts tendent à se rendre habile dans les sciences; que l'autre se retire au désert pour sauver son âme. De quel côté, dites-moi, le succès est-il préférable? Si votre enfant peut triompher dans l'une et l'autre lice à la fois, rien de mieux; mais s'il lui faut renoncer à l'une des deux couronnes, ne faut-il pas aussi fixer son choix sur la meilleure? Sans doute, direz-vous; mais qui nous donnera l'assurance que notre fils se soutiendra, persévérera, ne tombera pas? car beaucoup sont tombés. - Qui vous dit qu'il ne se soutiendra pas, qu'il ne persévérera pas? ceux qui se sent soutenus sont nombreux, plus nombreux que ceux qui sont tombés. Ceux-là vous doivent donc donner plus de motifs de confiance, que ceux-ci de raisons de craindre.

Pourquoi ne redoutez-vous pas la même chose dans la carrière des lettres, où précisément il faudrait le plus la redouter? Car dans l'état monastique, parmi beaucoup d'aspirants, très-peu ont échoué, tandis que parmi les nombreux aspirants de l'éloquence, bien peu ont réussi. Ce motif n'est pas le seul qui doive faire craindre les échecs dans la carrière des lettres. La nature ingrate de l'enfant, l'ignorance des maîtres, la faiblesse des gouverneurs, les occupations du père, le manque de ressources pour faire toutes les dépenses nécessaires, la différence des caractères, la méchanceté, la haine et la jalousie des condisciples, et mille autres obstacles empêchent d'arriver au terme. Ce n'est pas tout, le terme atteint, il se présente des difficultés plus nombreuses encore: quand, ayant franchi tous les degrés, le jeune homme arrive au sommet de son éducation sans qu'aucun de ces obstacles aient pu le faire chanceler, il trouve là de nouveaux piéges. L'inimitié d'un chef, la jalousie des collègues, la difficulté des temps, le manque d'amis et la pauvreté font qu'un jeune homme échoue souvent dans le port même.

Il n'en est pas de même de l'état monastique: on n'a besoin que d'une seule chose, d'un noble et généreux désir, et si on l'a, rien ne pourra empêcher d'arriver au terme de la vertu. Quand vous avez sous les yeux, et pour ainsi dire entre les mains, les plus -belles espérances, vous craignez, vous vous découragez; et lorsqu'il s'agit d'espérances toutes contraires, éloignées, placées à l'extrémité d'une voie coupée par mille obstacles, vous bannissez toute crainte, vous redoublez de confiance à mesure que vous voyez s'accumuler les difficultés; quoi de plus déraisonnable. C'est une étrange inconséquence, quand il s'agit des lettres, d'oublier les échecs qui ne sont cependant pas rares, pour ne voir que les succès qui le sont beaucoup plus, et de faire tout le contraire pour la vie monastique, c'est-à-dire de ne songer qu'aux revers malgré des chances nombreuses de succès. Dans les deux cas une seule chose vous frappe: dans l'un la réussite, dans l'autre l'insuccès.

Et pourtant, dans les lettres, quand tout ce qui doit concourir au succès vous arriverait à souhait, souvent, au terme même, une mort prématurée emporte l'athlète avant qu'il ait obtenu la couronne méritée par ses sueurs; tandis que dans la vie monastique, si la mort survient au milieu du combat, elle avance le triomphe, bien loin de le supprimer. Si donc l'avenir vous inspire des craintes, ce doit être surtout pour la carrière des lettres où de nombreux obstacles empêchent d'arriver au terme. En fait nous voyons tout le contraire; s'agit-il de l'étude des lettres, vous n'avez plus d'alarmes, vous restez les bras croisés, ne donnant aucune attention aux entraves dont la route est semée, je veux dire la dépense, la misère et l'incertitude, vous attendez, les yeux fixés uniquement sur le terme. Pour la vie religieuse, c'est autre chose; à peine votre fils en a-t-il franchi le seuil, à peine a-t-il touché à cette belle philosophie chrétienne, que vous vous prenez à craindre et à trembler et vous vous jetez dans toutes sortes de pensées chimériques inspirées à votre esprit par le découragement. Cependant vous disiez tout à l'heure: Ne peut-on se sauver en demeurant dans une ville, en habitant une maison? Mon ami, si l'on peut se sauver dans une ville, dans une maison, avec une épouse, à plus forte raison sans une épouse et tout le reste. Est-ce bien le même homme qui tantôt se montre plein de confiance dans la possibilité du salut, même (45)

au milieu des affaires et des embarras du siècle, et tantôt tremble pour le solitaire délivré de toutes ces entraves, comme si, avec toutes ces facilités, son avenir était encore en péril. Vous prétendez que l'on peut se sauver en habitant une ville; à plus forte raison, le pourra-t-on en se retranchant dans le désert. Pourquoi tant de défiance sur la possibilité du salut dans un cas, et tant de sécurité dans l'autre où il est cependant plus difficile à opérer?

14. Mais, direz-vous, il y a une grande différence entre pécher quand on est séculier, et pécher quand on s'est entièrement consacré à Dieu; on ne tombe pas de la même hauteur dans les deux cas, et les blessures ne sont pas d'une égale gravité. - Vous vous trompez et vous vous abusez étrangement, si vous pensez qu'autres sont les obligations des séculiers, autres celles des moines. Toute la différence est dans le mariage et le célibat; pour tout le reste ils rendront un compte égal. Celui qui se fâche sans raison contre son frère, qu'il soit séculier ou moine, offense également Dieu; et celui qui jette les yeux sur une femme pour la convoiter, en quelque état qu'il vive, sera également puni pour cet adultère. Et même j'ajouterai une chose qui est parfaitement fondée en raison, c'est que, ce dernier péché sera pardonné plus difficilement au séculier. Si un homme marié, jouissant du soulagement que procure une épouse, se laisse séduire par les charmes d'une autre femme, sa faute est plus grave que celle que commet, en se laissant prendre au piège du plaisir, un religieux complétement privé d'un tel secours. Celui qui jure, religieux ou séculier, est également condamné. Lorsque Jésus-Christ a défendu de jurer, il n'a point fait de distinction, il n'a point dit: si celui qui jure est un moine, son serment est coupable; si ce n'est pas un moine, il n'y a pas de mal; mais il a dit simplement et sans restriction à tous: Je vous le dis, ne jurez point du tout. (Mt 5,34) Et quand il dit: Malheur à ceux qui rient! (Lc 6,25) il ne nomme point les moines, il porte la même loi pour tous, et il a fait de même pour tous ses grands et merveilleux préceptes. Ainsi quand il dit: Bienheureux les pauvres d'esprit, les affligés, les doux, ceux qui sont affamés et altérés de la justice, ceux qui sont miséricordieux, qui ont le coeur pur, les pacifiques, ceux qui sont persécutés pour la justice, ceux qui endureront pour lui de la part des ennemis de la religion tous les outrages possibles (Mt 5,3-12); il ne nomme ni le séculier ni le religieux; cette distinction a été introduite par l'imagination des hommes.

Les Ecritures ne connaissent rien de semblable, elles veulent que tous mènent la même vie, solitaires et hommes mariés. Ecoutez en effet ce que dit saint Paul, et citer saint Paul, c'est encore citer Jésus-Christ. Ecrivant à des hommes mariés et pères de famille, il réclame d'eux une régularité qui conviendrait à des moines; il leur interdit toute recherche et dans les vêtements et dans la nourriture en ces termes: Les femmes seront vêtues comme l'honnêteté le demande, elles seront parées avec pudeur et modestie, et non avec des cheveux frisés, ou de l'or ou des perles, ou des habits somptueux. (1Tm 2,9) Et plus loin: Celle qui vit dans les délices est morte toute vivante. (1Tm 5,6) Et encore: Dès lors que nous avons de quoi nous nourrir et de quoi nous vêtir, soyons contents. (1Tm 6,8) Que pourrait-on exiger de plus des moines?

Veut-il apprendre à d'autres à modérer leur langue, il leur trace encore des règles rigoureuses, et telles que les moines eux-mêmes auraient à faire pour les observer: il ne rejette pas seulement les paroles déshonnêtes et sottes, mais jusqu'aux plaisanteries; il condamne aussi dans la bouche des fidèles non-seulement l'emportement, la colère et l'amertume, mais même les cris: Que tout emportement, dit-il, toute colère, tout cri, tout blasphème, soient bannis d'entre vous, ainsi que toute méchanceté. (Ep 4,31) Cela vous semble-t-il assez sévère? ce qu'il dit du pardon des injures l'est davantage encore :Que le soleil, dit-il, ne se couche point sur votre colère. Veillez à ce que personne ne rende le mal pour le mal, mais soyez toujours prêts à faire du bien et à vos frères et à tout le monde. (Ep 4,26 1Th 5,15) Et ailleurs: Ne vous laissez pas vaincre par le mal, mais triomphez du mal par le bien. (Rm 12,21) Voyez-vous le comble de la sagesse et de la patience? admirez-vous à quelle hauteur s'élève la perfection chrétienne? Mais écoutez encore ce qu'il prescrit au sujet de la charité, la reine des vertus. Après l'avoir exaltée et avoir raconté ses victoires, il montre -qu'il demande aux séculiers la même charité que Jésus demandait à ses disciples. Le Sauveur a dit que le dernier terme de la charité, c'est (46) de donner sa vie pour ses amis, et saint Paul insinue la même chose en disant: La charité ne cherche point son avantage; (1Co 13,5) et c'est cette charité qu'il ordonne de pratiquer. N'eût-il dit que cette parole, c'était déjà une preuve suffisante qu'il demandait aux séculiers la même chose qu'aux moines.

La charité est le lien ou la racine d'une foule de vertus; mais dans le présent passage, l'Apôtre l'analyse, il en montre les diverses parties.

Cette perfection, il l'exige de tous les chrétiens; cependant quoi de plus élevé? quand il ordonne de se mettre au-dessus de la colère, de l'emportement, des cris, de l'amour des richesses, des plaisirs de la table et du luxe, au-dessus de la vaine gloire et de toutes les choses de la terre; quand il ordonne de n'avoir rien de commun avec la terre et de mourir à son corps, il est évident qu'il nous demande la même perfection que Jésus-Christ demandait à ses disciples. Il veut que nous soyons morts au péché, comme si déjà nous étions morts réellement et ensevelis. Aussi ajoute-t-il: Car celui qui est mort est affranchi du péché. (Rm 6,7)

Quelquefois, non content de nous pousser à l'imitation des disciples de Jésus-Christ, il nous exhorte à celle du Maître lui-même. En effet, c'est en Jésus-Christ qu'il va puiser ses exemples, quand il nous recommande la charité, l'oubli des injures, la modestie. Puis donc qu'il nous ordonne d'imiter, non pas les moines, non pas les disciples, mais Jésus-Christ même, et qu'il menace des plus grands châtiments ceux qui ne l'imiteront pas, comment pourriez-vous dire que c'est là une perfection trop haute? C'est une hauteur à laquelle il faut que tous les hommes s'élèvent; et ce qui a bouleversé toute la terre, c'est que nous nous sommes imaginé que le moine seul est tenu à la perfection de la règle évangélique, mais que les autres peuvent vivre dans le relâchement. Il n'en est point ainsi, certes, non il n'en est point ainsi; nous sommes tous obligés à la même perfection, c'est l'Apôtre qui le déclare, je vous l'affirme sans hésiter, ou plutôt je ne fais que répéter l'affirmation de celui qui doit nous juger. S'il vous reste encore quelque étonnement et quelque doute, prêtez-nous votre attention, et nous puiserons aux mêmes sources de quoi laver et effacer toute l'incrédulité qui souille votre âme. (47)

Ma démonstration se composera des exemples des châtiments qui se verront en ce jour terrible des justices de Dieu. Le mauvais riche ne fut pas puni pour avoir été un moine sans entrailles, il le fut, s'il est besoin d'ajouter ce commentaire au texte évangélique, parce que, vivant dans le monde au sein de l'abondance et sous la pourpre, il avait dédaigné le pauvre Lazare dans son extrême dénûment. Mais n'en cherchons pas si long et disons simplement:

Le mauvais riche se montra dur et sans pitié, et voilà pourquoi il mérita d'être châtié par le feu de l'enfer. C'est pour avoir manqué de charité que les vierges folles furent bannies de la chambre de l'époux; et s'il faut ajouter une réflexion de notre propre fond, la virginité atténua leur punition, loin de l'aggraver. Car elles n'entendirent pas la sentence: Allez au feu préparé au démon et à ses anges... (Mt 25,41) Mais seulement: Je ne vous connais pas. Si quelqu'un me dit que la dernière sentence équivaut à la première, je n'y contredirai pas: car ce que j'ai maintenant à vous montrer, c'est que la vie monastique ne rend pas les châtiments plus rigoureux, mais que les séculiers sont sujets aux mêmes peines que les moines, s'ils commettent les mêmes fautes. Celui dont la robe n'était point assez pure, et celui qui réclamait les cent deniers ne subirent point leur peine pour avoir été moines; ils furent perdus, l'un pour sa fornication, l'autre pour son impitoyable dureté.

Il en est de même des autres, qu'on les passe en revue, et l'on aura la preuve que le châtiment se mesure aux seuls péchés et nullement à la condition des personnes. Les avertissements du Sauveur donnent lieu à la même remarque. En effet, quand Jésus-Christ dit: Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui pliez sous vos fardeaux, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos pour vos âmes (Mt 11,28), il ne s'adresse pas seulement aux moines, mais à tout le genre humain. Quand il ordonne de marcher dans la voie étroite, ce n'est pas aux moines seulement, mais à tous les hommes qu'il tient ce discours; de même, quand il ordonne de haïr son âme en ce monde, et quand il donne ses autres commandements, c'est à tous sans exception qu'il les donne. Quand il ne donne (47) pas ses avertissements ou ses conseils à tous, il nous le fait bien remarquer. Ainsi, après avoir parlé de la virginité, il ajoute: Que celui qui peut marcher dans cette voie y marche... (Mt 19,12) Il ne dit pas ici «que tout le monde,» et il ne propose pas sa pensée sous forme de précepte. L'enseignement de saint Paul, que l'on trouve toujours si conforme à celui du divin Maître, l'est particulièrement sur ce point; Quant à la virginité, dit-il, je n'ai point de commandement du Seigneur. (1Co 7,25) C'est donc une nécessité pour l'homme du monde comme pour le moine, de vivre en chrétien, et de tendre à une perfection qui est la même pour tous les deux, et d'où ils ne peuvent déchoir sans se faire des blessures morales aussi graves pour l'un que pour l'autre; personne, quelle que soit son opiniâtreté et sa hardiesse, ne le niera désormais, je pense.


Chrysostome, vie monastique Liv.3 11