Cantique spirituel "B" - 2003 23

NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT

1. En ce haut état du mariage spirituel avec une grande facilité et fréquence l'Époux découvre à l'âme ses merveilleux secrets comme à son fidèle compagnon, car l'amour véritable et parfait ne sait rien tenir caché à celui qu'il aime. Il lui communique principalement les doux mystères de son Incarnation et les modalités et les manières de la rédemption humaine, qui est une des plus hautes oeuvres de Dieu, et donc est plus savoureuse pour l'âme. C'est pourquoi, bien qu'il lui communique de nombreux autres mystères, l'Époux dans le couplet suivant fait seulement mention de l'Incarnation, comme le plus important de tous. Et ainsi parlant avec elle, il dit:


COUPLET 23 £[A28]

Sous le pommier


là avec moi tu fus fiancée ;

là je te donnai la main

et tu fus restaurée

là où ta mère avait été violée.



EXPLICATION

2. L'Époux déclare à l'âme en ce couplet l'admirable manière et le plan qu'il a suivi pour la racheter et l'épouser dans ces mêmes circonstances que la nature humaine fut corrompue et perdue, disant que, comme par le moyen de l'arbre défendu dans le paradis elle fut perdue et corrompue en la nature humaine par Adam, ainsi sur l'arbre de la croix elle fut rachetée et restaurée, là lui tendant la main de sa faveur et de sa miséricorde par le moyen de sa mort et de sa passion, levant les obstacles que depuis le péché originel il y avait entre l'homme et Dieu. Et ainsi il dit:

Sous le pommier.



3. C'est-à-dire, à la faveur de l'arbre de la croix, que l'on entend ici par le pommier, où le Fils de Dieu racheta, et par conséquent épousa la nature humaine, et ainsi chaque âme, Lui donnant à elle pour cela grâce et présents sur la croix. Et ainsi il dit:

là avec moi tu fus fiancée,

là je te donnai la main ;



4. Soit, la main de ma faveur et aide, t'élevant de ton bas état à ma compagnie et fiançailles.

Et tu fus restaurée

là où ta mère avait été violée.ù



5. Parce que ta mère la nature humaine fut violée en tes premiers parents sous l'arbre, toi aussi là sous l'arbre de la croix tu fus restaurée ; de manière que si ta mère sous l'arbre te donna la mort, moi sous l'arbre de la croix je te donnai la vie. Et de cette façon Dieu lui découvre les ordonnances et les dispositions de sa sagesse, comment Il sait si sagement et si admirablement tirer les biens des maux, et ce qui fut cause du mal l'ordonner à un plus grand bien. Ce que ce couplet contient, le même Époux le note à la lettre dans les Cantiques, en disant: Sub arbore malo suscitavi te; ibi corrupta est mater tua, ibi violata est genitrix tua ; ce qui veut dire : Sous le pommier je t'ai relevée ; là ta mère fut corrompue, et là celle qui t'engendra fut violée (Ct 8,5).


6. Ces fiançailles qui se firent sur la croix ne sont pas celles dont nous parlons maintenant; car celles-là sont les fiançailles qui se firent en une seule fois Dieu donnant à l'âme la grâce première, ce qui se fait au baptême avec chaque âme ; mais celles-ci sont par voie de perfection, et ne se font que peu à peu très progressivement; en effet, bien que ce soit la même chose, la différence est que les unes se font au pas de l'âme, et ainsi progressent peu à peu, et les autres au pas de Dieu, et ainsi se font en une seule fois. En effet celles dont nous traitons sont celles que Dieu donne à entendre par Ézéchiel, en parlant avec l'âme, de cette manière : On t'avait jetée à terre au mépris de ton âme le jour que tu naquis. Et passant près de toi, je te vis couverte de ton sang; et je te dis, comme je te trouvais dans ton sang: vis; et tu as beaucoup crû comme l'herbe du champ. Tu as crû et tu t'es faite grande, et tu en vins et parvins à la taille de femme; et tes seins se formèrent, et tes cheveux devinrent abondants et tu étais nue et pleine de confusion. Et je passai près de toi et te regardai, et je vis que ton temps était le temps des amoureux, et j'étendis sur toi mon manteau et je couvris ta honte. Et je te fis serment, et je conclus avec toi un pacte, et je te fis mienne. Et je te lavai avec de l'eau et nettoyais le sang qui te souillais, et je t'oignis d'huile, et te vêtis de couleurs; et te chaussai de cuir fin, et te ceignis de lin et te vêtis d'étoffes légères. Je te parai de bijoux; je mis des bracelets à tes mains et un collier à ton cou. Et sur ta bouche je mis un anneau, et sur tes oreilles des boucles, et une couronne de toute beauté sur ta tête. Et tu fus parée d'or et d'argent et vêtue de lin et de soies brochées et de toutes couleurs. Tu te nourris de pain de premier choix et de miel et d'huile, et tu devins d'une beauté séduisante et parvins jusqu'à régner et être reine, et ton nom se répandit parmi les nations à cause de ta beauté (Ez 16,5-14). Jusque là sont les paroles d'Ezéchiel. Et de ce genre est l'âme dont nous parlons ici.

NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT


1. Mais, après ce don de soi savoureux de l'épouse et de l'Aimé, ce qui suit sans retard immédiatement est le lit de tous les deux, en lequel elle jouit tout à son aise desdits délices de l'Époux. Et ainsi dans le couplet suivant on traite du lit de lui et d'elle, qui est divin, pur et chaste, en lequel l'âme est divine, pure et chaste; car le lit n'est autre chose que son Époux lui-même, le Verbe Fils de Dieu, comme on le dira bientôt, en lequel par ladite union d'amour elle se repose. Ce lit, elle le dit fleuri, car son Époux n'est pas seulement fleuri, mais comme Lui-même le dit de soi dans les Cantiques, il est la fleur même du champ et le lis des vallées (Ct 2,1). Et ainsi l'âme non seulement repose dans le lit fleuri, mais en la fleur même qui est le Fils de Dieu, qui possède en soi odeur divine et parfum et grâce et beauté, comme il le note aussi par David en disant : La beauté de la campagne est avec moi (Ps 49,11). Par là l'âme chante les propriétés et les grâces de son lit et dit:


COUPLET 24 £[A15]

Notre lit fleuri

de cavernes de lions entouré,
de pourpre tendu,
de paix édifié,
de mille écus d'or couronné.



EXPLICATION

2. Dans les deux couplets précédents41, l'âme épouse a chanté les grâces et les grandeurs de son Aimé le Fils de Dieu ; et en celui-ci non seulement elle les continue, mais aussi elle chante l'heureux et sublime état en lequel elle se voit élevée, et sa sécurité ; et troisièmement, les richesses de dons et de vertus dont elle se voit dotée et parée dans le lit de son Époux, car elle dit être déjà en union avec Dieu, ayant désormais les vertus dans leur force ; quatrièmement, qu'elle a déjà la perfection de l'amour; cinquièmement, qu'elle a une paix spirituelle accomplie et qu'elle est tout enrichie et embellie avec des dons et des vertus autant qu'on peut en cette vie en posséder et en jouir, selon ce qu'on dira dans les vers.

41 En fait, couplets 14 et 15.



3. Premièrement, donc, elle chante la délectation dont elle jouit dans l'union de l'Aimé, en disant :

Notre lit fleuri.


Nous avons dit que ce lit de l'âme est l'Époux Fils de Dieu - qui est fleuri pour l'âme -, car, étant déjà unie et devenue épouse appuyée sur l'Époux, lui sont communiqués le sein et l'amour de l'Aimé, ce qui est lui communiquer la sagesse et les secrets et les grâces et les vertus et les dons de Dieu ; avec lesquels elle est tellement embellie et riche et pleine de délices, qu'il lui semble être en un lit d'une composition de suaves fleurs divines, qui avec leur toucher la délectent et avec leur odeur la récréent. C'est pourquoi elle appelle très proprement cette union d'amour avec Dieu lit fleuri, car c'est ainsi que l'appelle l'épouse parlant avec l'Époux dans les Cantiques, disant: Lectulus noster floridus, soit: Notre lit fleuri (Ct 1,15). Et elle l'appelle notre, car les mêmes vertus et un même amour (à savoir de l'Aimé), appartiennent désormais aux deux, et une même délectation appartient aux deux, selon ce que dit l'Esprit Saint dans les proverbes, à savoir: Mes délices sont avec les fils des hommes (Pr 8,31). Elle l'appelle aussi fleuri, car en cet état les vertus sont déjà en l'âme parfaites et héroïques, ce qui n'avait pu être encore jusqu'à ce que le lit ne fût fleuri en parfaite union avec Dieu. Et ainsi elle chante aussitôt le deuxièmement dans le vers suivant, disant:

de cavernes de lions entouré.



4. Entendant par cavernes de lions les vertus que possède l'âme en cet état d'union avec Dieu. La raison en est que les cavernes des lions sont très sûres et protégées de tous les autres animaux ; car craignant la force et l'audace du lion qui est à l'intérieur, non seulement ils n'osent pas y entrer, mais même ils n'osent s'arrêter auprès. Ainsi chacune des vertus, quand l'âme les possède désormais en perfection, est comme une caverne de lions pour elle, en laquelle réside à demeure l'Époux Christ, uni avec l'âme en cette vertu et en chacune des autres vertus comme un fort lion, parce qu'elle reçoit là les propriétés de Dieu. Et ainsi en ce cas l'âme est si protégée et si forte en chacune des vertus et en toutes ensemble, couchée dans ce lit fleuri de l'union avec son Dieu, que non seulement les démons n'osent pas attaquer une telle âme, mais n'osent pas même paraître devant elle à cause de la grande frayeur qu'ils ont, en la voyant si grandie, si courageuse et si hardie avec les vertus parfaites dans le lit de l'Aimé ; car étant unie avec Dieu en transformation d'amour, ils la craignent autant que Dieu lui-même, et ils n'osent pas même la regarder. Le démon craint beaucoup l'âme qui a la perfection.


5. Elle dit aussi que le lit est entouré de ces cavernes de vertus, car en cet état les vertus sont liées entre elles de telle manière, et tellement unies et confirmées entre elles les unes avec les autres, et ajustées en une perfection achevée de l'âme, se soutenant les unes les autres, qu'il ne reste aucun endroit ouvert ni faible, non seulement pour que le démon ne puisse entrer, mais que pas même aucune chose du monde, haute ni basse, ne la puisse inquiéter ni troubler, ni même émouvoir ; car, étant désormais libre de tout trouble des passions naturelles, étrangère et débarrassée de la tourmente et fluctuation des soucis temporels, comme elle l'est alors, elle jouit en sécurité et quiétude de la participation de Dieu. C'est cela même que désirait l'épouse dans les Cantiques, en disant: Qui te donnera à moi, mon frère, qui tètes les seins de ma mère, de manière que je te trouve moi seul dehors, et que je te baise moi à toi et que personne ne me méprise plus ? (Ct 8,1). Ce baiser est l'union dont nous parlons, en laquelle l'âme s'égale à Dieu par amour; et elle le désire en disant : qui lui donnera que son Aimé soit son frère ? Ce qui signifie et fait l'égalité ; et il tète les seins de sa mère, c'est consumer toutes les imperfections et appétits de sa nature qu'il tient de sa mère Eve ; et qu'elle le trouve seul dehors, c'est dire, qu'elle s'unisse avec lui seul en dehors de toutes les choses, dénuée d'elles toutes selon la volonté et l'appétit ; et ainsi que personne ne la méprise plus, à savoir que n'oseront se mesurer à elle ni monde, ni chair, ni le démon; car, l'âme étant libre et purgée de toutes ces choses et unie avec Dieu, aucune d'elles ne peut l'inquiéter. D'où vient que l'âme jouit désormais en cet état d'une suavité et d'une tranquillité ordinaires qu'elle ne perd et qui ne lui manquent jamais.


6. Mais outre cette satisfaction et cette paix ordinaires, les fleurs des vertus de ce jardin dont nous parlons ont coutume de s'ouvrir en l'âme de telle manière et de donner un tel parfum qu'il semble à l'âme - et il est ainsi - être pleine des délices de Dieu. Or j'ai dit que les fleurs des vertus qui sont en l'âme ont coutume de s'ouvrir, car, encore que l'âme soit pleine de vertus en perfection, l'âme n'en jouit pas toujours en acte (bien que, comme j'ai dit, elle jouisse ordinairement de la paix et de la tranquillité qu'elles causent), car nous pouvons dire qu'elles sont dans l'âme en cette vie comme des fleurs en bouton enfermées dans le jardin, et c'est chose merveilleuse de les voir parfois s'ouvrir toutes (sous l'action de l'Esprit Saint), et donner une odeur et un parfum si merveilleux en grande variété. Car il arrivera que l'âme voie en soi les fleurs des montagnes dont nous avons parlé plus haut, qui sont l'abondance et la grandeur et la beauté de Dieu ; et entrelacés en elles les lis des vallées ombreuses, qui sont repos, rafraîchissement et protection ; et ensuite là sont mélangées les roses odoriférantes des îles étrangères que nous disions être les connaissances de Dieu extraordinaires ; et aussi l'investit l'odeur des lis des fleuves tumultueux, que nous disions être la grandeur de Dieu qui remplit toute l'âme ; et entremêlé là et enlacé, le parfum délicat du jasmin du sifflement des souffles d'amour, dont nous avons dit aussi que l'âme jouissait en cet état; et, ni plus ni moins, toutes les autres vertus et dons que nous disions de la connaissance apaisée et de la musique silencieuse et de la solitude sonore et du dîner savoureux et porteur d'amour. Et c'est parfois de telle manière que l'âme goûte et sent ces fleurs ensemble, qu'elle peut en entière vérité dire: Notre lit fleuri / de cavernes de lions entouré. Heureuse l'âme qui en cette vie méritera d'apprécier une fois l'odeur de ces fleurs divines ! Et elle dit que ce lit est aussi

de pourpre tendu.



7. Par la pourpre est désignée la charité en la divine Écriture, et les rois s'en vêtent et s'en servent. L'âme dit que ce lit fleuri est tendu de pourpre, car toutes ses vertus, richesses et biens, s'entretiennent, fleurissent et se réjouissent seulement en la charité et amour du Roi du ciel ; sans cet amour l'âme ne pourrait jouir de ce lit et de ses fleurs. Et ainsi toutes ces vertus sont dans l'âme comme déployées en amour de Dieu, comme en un sujet où elles se conservent bien; et elles sont comme baignées en amour, car toutes et chacune d'elles toujours énamourent l'âme de Dieu, et en toutes les choses et les oeuvres elles se meuvent avec amour à plus d'amour de Dieu. C'est être de pourpre tendu ; ce qui dans les Cantiques divins se donne bien à entendre, car là se dit que le trône ou le lit que fit pour lui Salomon, il le fit de bois du Liban, et les colonnes d'argent, le dossier d'or, et le siège de pourpre, et le tout il dit qu' il l'ordonna moyennant la charité (Ct 3,9-10) ; car les vertus et les dons que Dieu met dans le lit de l'âme - qui sont signifiés par les bois du Liban et les colonnes d'argent - ont leur appui et leur penchant dans l'amour, qui est l'or; car, comme nous avons dit, dans l'amour se fondent et se conservent les vertus, et toutes moyennant la charité de Dieu et de l'âme s'ordonnent entre elles et s'exercent, comme nous venons de dire. Et elle dit que ce lit est aussi

de paix édifié.



8. Elle expose ici la quatrième excellence de ce lit, qui dépend logiquement de la troisième qu'on vient de dire ; car la troisième était l'amour parfait, et de l'amour parfait - dont la propriété est de chasser toute crainte, comme dit saint Jean (1Jn 4,18) - vient la parfaite paix de l'âme, qui est la quatrième propriété de ce lit, comme nous avons dit. Pour une meilleure intelligence de cela il faut savoir que chacune des vertus est de soi paisible, douce et forte, et par conséquent en l'âme qui les possède elles font ces trois effets, à savoir: paix, douceur et force. Et parce que ce lit est fleuri, composé de fleurs et de vertus (comme nous avons dit) et que toutes sont paisibles, douces et fortes, de là vient qu'il est de paix édifié et l'âme paisible, douce et forte, qui sont trois propriétés contre lesquelles ne peut combattre aucune guerre, ni du monde, ni du démon, ni de la chair. Et les vertus tiennent l'âme si paisible et si en sécurité qu'il lui semble être tout édifiée de paix. Et elle dit la cinquième propriété de ce lit fleuri, et c'est aussi, en plus de ce qui a été dit, qu'il est:

de mille écus d'or couronné.



9. Ces écus sont ici les vertus et les dons de l'âme, qui, bien que (comme nous avons dit) elles soient les fleurs, etc., de ce lit, elles servent aussi de couronne et de récompense de la peine qu'il a eue à les gagner ; et non seulement cela, mais aussi de défense, comme de forts boucliers contre les vices qu'avec l'exercice de ces vertus elle a vaincus ; et pour cela ce lit fleuri de l'épouse est couronné avec elles en récompense pour l'épouse, et protégé contre eux comme avec un bouclier. Et elle dit qu'ils sont d'or pour noter la grande valeur des vertus. Cela même l'épouse l'exprime dans les cantiques en d'autres termes, en disant: Regardez le lit de Salomon, qu'entourent soixante forts des plus forts d'Israël, chacun l'épée sur la cuisse pour la défense des terreurs nocturnes (Ct 3,7-8). Et on dit qu'il sont mille, pour indiquer la multitude des vertus, grâces et dons avec lesquels Dieu dote l'âme en cet état; car pour signifier aussi le nombre innombrable des vertus de l'épouse il emploie le même terme, disant : Comme la tour de David est ton cou, elle est édifiée avec des défenses; mille boucliers y sont suspendus, et toutes les armes des forts (Ct 4,4).


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT



1. Mais l'âme qui est parvenue à ce degré de perfection ne se contente pas d'exalter et de louer les excellences de son Aimé le Fils de Dieu, ni de chanter et reconnaître les faveurs qu'elle a reçues de Lui et les délices dont elle jouit en Lui, mais aussi elle rapporte tout ce qu'il fait aux autres âmes ; car l'âme parvient à voir l'un et l'autre en cette bienheureuse union d'amour. Pour cela, le louant et le remerciant desdites faveurs qu'il fait aux autres âmes, elle dit ce couplet:


COUPLET 25 £[A16]



À la quête de ta trace

les jeunes filles courent sur le chemin

sous la touche de l'étincelle,

du vin aromatisé ;

émissions d'un baume divin.



EXPLICATION



2. En ce couplet l'épouse loue l'Aimé des trois faveurs que reçoivent de Lui les âmes dévotes, avec lesquelles elles s'encouragent davantage et s'élèvent à l'amour de Dieu ; elle en fait ici mention car elle les expérimente en cet état. La première, elle dit que c'est la suavité qu'il leur donne de soi, qui est si efficace qu'elle les fait cheminer très rapidement au chemin de perfection. La deuxième est une visite d'amour avec laquelle soudain il les enflamme d'amour. La troisième est une abondance de charité qu'il verse en elles, avec laquelle il les enivre de telle manière qu'il leur fait élever l'esprit, tant avec cette ivresse que par la visite d'amour, à envoyer des louanges à Dieu et des affections savoureuses d'amour. Et ainsi elle dit

À la quête de ta trace.



3. La trace est l'empreinte de celui dont est la trace, par laquelle on cherche et découvre qui l'a faite. La suavité et la connaissance que Dieu donne de soi à l'âme qui le cherche est l'empreinte et la trace par où on va connaissant et cherchant Dieu. Mais l'âme dit ici au Verbe son Époux : À la quête de ta trace, soit, à la recherche de l'empreinte de suavité que de toi tu leur imprimes et infuses et de l'odeur que de toi tu répands,

les jeunes filles courent sur le chemin.



4. À savoir, les âmes dévotes, avec les forces de la jeunesse reçues de la suavité de ta trace, parcourent, c'est-à-dire, courent de différents côtés et de différentes manières - ce que veut dire parcourir -, chacune selon la part et la condition que Dieu lui donne d'esprit et d'état, avec beaucoup de différences d'exercices et oeuvres spirituelles, sur le chemin de la vie éternelle, qui est la perfection évangélique, par laquelle elles se rencontrent avec l'Aimé en union d'amour, après la nudité d'esprit concernant toutes les choses. Cette suavité et cette empreinte que Dieu laisse de soi en l'âme, la rendent fort légère et la font courir après lui, car l'âme alors ne travaille point, ou fort peu, de son côté, pour marcher sur ce chemin; plutôt elle est mue et attirée par cette divine trace de Dieu, non seulement pour sortir, mais aussi (comme nous avons dit) pour courir de maintes manières sur le chemin. Pour cela l'épouse dans les Cantiques demande à l'Époux cette divine attraction, en disant : Trahe me ; post te curremus in odorem unguentorum tuorum ; soit : Attire-moi à toi, et nous courrons à l'odeur de tes onguents (Ct 1,3). Et, après qu'il lui a donné cette divine odeur, elle dit: In odorem unguen-torum tuorum currimus : adolescentuloe dilexerunt te nimis ; qui veut dire : À l'odeur de tes onguents nous courrons ; les jeunes filles t'aiment beaucoup42. Et David dit : J'ai couru la voie de tes commandements quand tu as dilaté mon coeur (Ps 118,32).

42 Inspiré du bréviaire romain (troisième antienne des vêpres et des laudes de l'Assomption). Cf. aussi Ct 1,3-2.


Sous la touche de l'étincelle,

du vin aromatisé,

émissions d'un baume divin.



5. Dans les deux premiers vers nous avons expliqué que les âmes à la quête de sa trace courent sur le chemin avec des exercices et des oeuvres extérieures, et maintenant en ces trois vers l'âme donne à entendre l'exercice qu'intérieurement ces âmes font avec la volonté, mues par deux autres faveurs et visites intérieures que l'Aimé leur fait, et qu'elle appelle ici touche de l'étincelle et vin aromatisé. Et l'exercice intérieur de la volonté qui résulte et qui est causé par ces deux visites, elle l'appelle émissions d'un baume divin. Quant au premier, il faut savoir que cette touche de l'étincelle dont elle parle ici, est une touche très subtile que l'Aimé fait parfois à l'âme, même quand elle y pense le moins, de manière qu'il lui enflamme tellement le coeur en feu d'amour qu'il semble qu'une étincelle de feu ait sauté et l'ait embrasée; et alors avec une grande prestesse, comme qui se réveille subitement, la volonté s'enflamme à aimer et désirer et louer et remercier et révérer et estimer et prier Dieu avec saveur d'amour; ces choses elle les appelle émissions d'un baume divin, qui répondent à la touche des étincelles sorties du divin amour qui conforte et guérit l'âme par son odeur et sa substance.

6. De cette divine touche l'épouse parle dans les Cantiques de cette manière : Dilectus meus misit manum suam per foramen, et venter meus intremuit ad tactum ejus ; qui veut dire : Mon aimé passa la main par le trou, et mon ventre trembla à son toucher (Ct 5,4). Le toucher de l'Aimé c'est la touche d'amour que nous disons ici qu'il fait à l'âme. La main c'est la faveur qu'il lui fait en cela. Le trou par où entra cette main c'est la manière et le mode et le degré de perfection qu'a l'âme, car selon cette disposition, la touche a coutume d'être en plus ou en moins, et en une manière ou en une autre de qualité spirituelle pour l'âme. Son ventre qu'elle dit avoir tremblé, c'est la volonté en laquelle se fait ladite touche. Et le tremblement est le soulèvement en elle des appétits et des affections vers Dieu pour désirer l'aimer et le louer et les autres choses que nous avons dites, qui sont les émissions de baume qui de cette touche rejaillissent, selon ce que nous disions.

7. Du vin aromatisé. Ce vin aromatisé est une autre faveur plus grande que Dieu quelquefois fait aux âmes avancées, par laquelle il les enivre dans l'Esprit Saint avec un vin d'amour suave, savoureux et puissant; pour cela elle le nomme vin aromatisé, parce que comme le vin aromatisé est apprêté et cuit avec de nombreuses et diverses épices odoriférantes et fortes, ainsi cet amour, qui est celui que Dieu donne à ceux qui sont déjà parfaits, est déjà cuit et mis dans leurs âmes et aromatisé avec les vertus que l'âme a déjà acquises ; cet amour, aromatisé avec ces précieuses épices, met en l'âme une telle vigueur et une telle abondance de suave ébriété dans les visites que Dieu lui fait, qu'avec une grande efficacité et une grande force elle lui fait envoyer à Dieu ces émissions ou messages de louange, d'amour et de révérence, etc., que nous disons ici; et ceci avec d'admirables désirs d'agir et de souffrir pour Lui.

8. Et il faut savoir que cette faveur du doux enivrement ne passe pas si tôt que l'étincelle, car elle y est plus à demeure ; car l'étincelle touche et passe, bien que son effet dure quelque peu, et parfois davantage, mais le vin aromatisé à l'habitude de durer quelque temps et son effet, qui est comme je dis un suave amour en l'âme, davantage et parfois un jour ou deux, et d'autres fois plusieurs jours ; mais pas toujours en un même degré d'intensité, car il faiblit ou augmente, sans que cela soit au pouvoir de l'âme, car parfois, sans rien faire de sa part, l'âme sent en l'intime substance que son esprit s'enivre suavement et s'enflamme de ce vin divin, selon ce que constate

David, en disant: Mon coeur s'est échauffé au-dedans de moi et en ma méditation le feu s'allumera (Ps 38,4). Les émissions de cet enivrement d'amour durent parfois tout le temps qu'il dure, car d'autres fois, bien qu'il soit en l'âme, c'est sans lesdites émissions, et quand elles y sont, elles sont plus ou moins intenses, selon que l'enivrement est plus ou moins intense. Mais les émissions et les effets de l'étincelle ordinairement durent plus qu'elle - elle les laisse plutôt dans l'âme - et sont plus ardents que ceux de l'enivrement, car parfois cette divine étincelle laisse l'âme embrasée et consumée d'amour.

9. Et, parce que nous avons parlé de vin cuit, il sera bon ici de noter brièvement la différence qu'il y a entre du vin cuit qu'on appelle vieux et le vin nouveau, qui sera la même qu'il y a entre les vieux et les nouveaux amoureux, ce qui servira pour un peu de doctrine pour les spirituels. Le vin nouveau n'a pas la lie digérée, ni déposée, et ainsi il bouillonne au dehors, et on ne peut en connaître la qualité et valeur jusqu'à ce qu'il ait bien digéré la lie et son impétuosité, car jusqu'alors il a beaucoup de chance de se gâter; il a le goût grossier et âpre, et en boire beaucoup rendrait la personne malade; il a la force toute dans la lie. Le vin vieux a déjà digéré et déposé la lie, et ainsi il n'a plus ces bouillonnements extérieurs du nouveau ; et l'on arrive alors à voir la qualité du vin, et il ne risque plus de se gâter, car ces bouillonnements et agitations qui pouvaient le gâter sont désormais passés; et ainsi le vin bien cuit c'est rare qu'il se gâte et se perde; il a la saveur suave et la force en la substance du vin, non plus au goût; de sorte qu'il cause une bonne disposition et donne force à la personne.

10. Les nouveaux amoureux, sont comparés au vin nouveau. Ce sont ceux qui commencent à servir Dieu, car ils ont les ferveurs du vin d'amour fort à l'extérieur dans le sens ; car ils n'ont pas encore digéré la lie du sens faible et imparfait, et ils ont la force de l'amour dans la saveur du sens, car la saveur sensible leur donne la force pour opérer et ils se meuvent par elle. Ainsi il ne faut pas se fier à cet amour jusqu'à ce que ces ferveurs et ces goûts grossiers du sens soient terminés, parce que comme ces ferveurs et chaleur du sens peuvent l'incliner à un bon et parfait amour et servir de bon moyen pour cela, afin de bien digérer la lie de son imperfection, ainsi il est aussi très facile en ces commencements et nouveauté de goûts que le vin de l'amour manque et que se perde la ferveur et la saveur du nouveau. Et ces nouveaux amoureux ont toujours des angoisses et des peines d'amour sensibles, et il convient de bien leur modérer la boisson, car s'ils opèrent beaucoup selon l'impétuosité du vin, le naturel se détruira. Ces angoisses et peines d'amour sont la saveur du vin nouveau, que nous disions être âpre et grossier et non encore adouci par la cuisson parfaite, quand finissent ces angoisses d'amour, comme nous dirons aussitôt.

11. Cette même comparaison, le Sage la met dans l'Ecclésiastique, disant: L'ami nouveau est comme le vin nouveau ; il vieillira et tu le boiras avec suavité (Si 9,15). Pour autant, les vieux amoureux, qui sont ceux qui sont déjà exercés et éprouvés dans le service de l'Époux, sont comme le vin vieux qui a déjà consumé la lie, et n'a plus ces bouillonnements sensitifs ni ces impétuosités ni ces ferventes ardeurs extérieures, mais ils goûtent la suavité du vin d'amour déjà bien cuit en substance, étant désormais, non plus en cette saveur du sens comme l'amour des nouveaux, mais établi bien à l'intérieur de l'âme en substance et saveur d'esprit et vérité d'action. Et de tels amoureux ne veulent point saisir ces saveurs et ferveurs sensibles, ni ne les veulent goûter pour n'en pas avoir dégoûts et fatigues, car celui qui lâche la bride à l'appétit pour quelque goût du sens, doit avoir aussi nécessairement peines et dégoûts dans le sens et dans l'esprit. Et ainsi, pour autant que ces vieux amoureux n'ont plus de suavité spirituelle qui ait sa racine dans le sens, ils n'ont plus d'angoisses ni de peines dans le sens ni dans l'esprit. Et ainsi, ces vieux amis rarement manquent à Dieu, car ils sont désormais au-dessus de ce qui pourrait les faire manquer, c'est-à-dire, au-dessus de la sensualité, et ils ont le vin d'amour non seulement déjà bien cuit et purgé de lie, mais de plus aromatisé (comme il est dit dans le vers) avec les épices que nous disions de vertus parfaites, qui ne le laissent point gâter comme le nouveau. Pour cela le vieil ami devant Dieu est en grande estime, et ainsi l'Ecclésiastique dit de lui : N'abandonne pas le vieil ami, car le nouveau ne lui sera pas semblable (Si 9,14). Donc, en ce vin d'amour déjà éprouvé et aromatisé l'Aimé divin opère l'enivrement divin que nous avons dit, avec la force duquel Dieu envoie à l'âme les douces et savoureuses émissions. Et ainsi, le sens desdits trois vers est le suivant: Sous la touche de l'étincelle avec laquelle tu réveilles mon âme, et du vin aromatisé avec lequel amoureusement tu l'enivres, elle t'envoie les émissions des mouvements et des actes d'amour que tu causes en elle.


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT



1. Qui donc fera que nous entendrons ce que sera l'heureuse âme en ce lit fleuri, où toutes ces dites choses et beaucoup d'autres se passent, dans lequel elle a pour appui l'Époux Fils de Dieu et pour couverture et voile la charité et l'amour de l'Époux lui-même ! De manière qu'avec certitude elle peut dire les paroles de l'épouse qui dit : Sa main gauche sous ma tête (Ct 2,6). C'est pourquoi en vérité on pourra dire que cette âme est alors revêtue de Dieu et plongée dans la divinité ; et non pas superficiellement, mais au plus intime de son esprit, débordante de délices divines, avec la profusion des eaux spirituelles de vie, elle expérimente ce que David dit de ceux qui ainsi sont attachés à Dieu, à savoir: Il s'enivreront de la graisse de ta maison, et au torrent de tes délices tu les abreuveras; car près de toi est la source de vie (Ps 35,9-10). Quel rassasiement sera donc celui de l'âme en son être, car le breuvage qu'on lui donne n'est pas moins qu'un torrent de délice ! Ce torrent est l'Esprit Saint, car, comme dit saint Jean, il est le fleuve resplendissant d'eau vive qui naît du trône de Dieu et de l'Agneau (Ap 22,1), dont les eaux, pour être amour intime de Dieu, pénètrent intimement l'âme et lui donnent à boire ce torrent d'amour qui, comme nous l'avons dit, est l'Esprit de son Époux qu'on lui infuse en cette union. Et, pour cela, avec une grande abondance d'amour elle chante ce couplet:


COUPLET 26 £[A17]



Dans le cellier intime

de mon Aimé j'ai bu, et quand je sortais

par toute cette plaine

chose ne savais plus

et je perdis le troupeau qu'avant je suivais.



EXPLICATION

2. L'âme en ce couplet rapporte la souveraine faveur que Dieu lui fit en la retirant en l'intime de son amour, qui est l'union ou transformation d'amour en Dieu; et elle dit deux effets qu'elle tira de là, qui sont un oubli et un éloignement de toutes les choses du monde et une mortification de tous ses appétits et goûts.

Dans le cellier intime.



3. Pour dire quelque chose de ce cellier et expliquer ce qu'ici veut dire ou donner à entendre l'âme, il serait nécessaire que l'Esprit Saint prît la main et mût la plume. Ce cellier dont parle l'âme ici est l'ultime et plus étroit degré d'amour dans lequel l'âme puisse s'établir en cette vie; et c'est pour cela qu'elle l'appelle cellier intime, à savoir le plus intérieur. D'où il s'ensuit qu'il y en a d'autres moins intérieurs, qui sont les degrés d'amour par où l'on monte jusqu'à ce dernier; et nous pouvons dire que ces degrés ou celliers d'amour sont sept, que l'on arrive à tous posséder quand on a les sept dons de l'Esprit Saint en perfection, en la manière que l'âme est capable de les recevoir. Et ainsi, quand l'âme parvient à posséder en perfection l'esprit de crainte, elle a désormais en perfection l'esprit d'amour, vu que cette crainte, qui est le dernier des sept dons, est filiale, car la crainte parfaite du fils vient de l'amour parfait du père; et ainsi, quand l'Écriture divine veut appeler quelqu'un parfait en charité, elle l'appelle craignant Dieu. D'où vient qu'Isaïe, prophétisant la perfection de Christ, dit: Replebit eum spiritus timoris Domini ce qui veut dire: L'esprit le remplira de la crainte de Dieu (Is 11,3). Aussi saint Luc appelle saint Siméon craignant, disant : Erat vir justus et timoratus43 (Lc 2,25). Et ainsi de beaucoup d'autres.

43 C'était un homme juste et craignant Dieu.



4. Il faut savoir que beaucoup d'âmes arrivent et entrent dans les premiers celliers, chacune selon la perfection d'amour qu'elle possède; mais à cet ultime et plus intime peu parviennent en cette vie, car en elle est désormais réalisée l'union parfaite avec Dieu qu'on appelle mariage spirituel, dont parle désormais l'âme en ce lieu. Et ce que Dieu communique à l'âme en cette étroite jonction est totalement indicible et on n'en peut rien dire, comme de Dieu même on ne peut dire quelque chose qui soit comme Lui, car Dieu même est celui qui se communique à elle avec une admirable gloire de transformation d'elle en Lui, étant tous deux en un comme si nous disions maintenant: la vitre avec le rayon du soleil ou le charbon avec le feu, ou la lumière des étoiles avec celle du soleil; non pas toutefois si essentiellement ni si parfaitement qu'en l'autre vie. Et ainsi l'âme pour donner à entendre ce qu'elle reçoit de Dieu en ce cellier d'union, ne dit point autre chose, et je ne pense pas qu'elle puisse rien dire de plus approprié pour en dire quelque chose, que dire le vers suivant :

de mon Aimé j'ai bu.



5. Parce que, comme la boisson se diffuse et se répand par tous les membres et toutes les veines du corps, ainsi se diffuse cette communication de Dieu substantiellement dans toute l'âme, ou, pour mieux dire, l'âme se transforme en Dieu, selon cette transformation l'âme boit de son Dieu selon sa substance et selon ses puissances spirituelles; car selon l'entendement elle boit sagesse et science, et selon la volonté elle boit amour très suave, et selon la mémoire elle boit récréation et délectation en souvenir et sentiment de gloire. Quant au premier point, que l'âme reçoit et boit du plaisir substantiellement, elle le dit dans les Cantiques de cette manière : Anima mea liquefacta est, ut sponsus locutus est ; c'est-à-dire: Mon âme s'est liquéfiée dès que l'Époux parla (Ct 5,6). Le parler de l'Époux est ici se communiquer à l'âme.

6. Et que l'entendement boive la sagesse, dans le même livre l'épouse le dit, où, désirant parvenir à ce baiser de l'union et le demandant à l'Époux, elle dit: Là tu m'enseigneras, à savoir, sagesse et science en amour, et moi je te donnerai à toi une boisson d'un vin aromatisé (Ct 8,2), à savoir, mon amour aromatisé avec le tien, soit, transformé dans le tien.

7. Quant au troisième point, qui est que la volonté boive ici amour, l'épouse le dit aussi dans ledit livre des Cantiques, en disant : Il m'a introduite dans le cellier secret et ordonné en moi la charité (Ct 2,4) ; qui est autant dire : Il m'a donné à boire amour, étant introduite dans son amour, ou, plus clairement, parlant avec propriété : il ordonna en moi sa charité, accommodant et appropriant à moi sa charité même; ce qui est pour l'âme boire de son Aimé son amour même, son Aimé le lui versant.

8. Où il faut savoir au sujet de ce que quelques-uns disent que la volonté ne peut aimer que ce que l'entendement a d'abord compris, cela doit s'entendre naturellement, car par voie naturelle il est impossible d'aimer si on n'entend d'abord ce que l'on aime, mais par voie surnaturelle Dieu peut bien verser amour et l'augmenter sans verser ni augmenter d'intelligence distincte, comme en l'autorité dite se donne à entendre. Et ceci a été expérimenté par de nombreux spirituels, qui souvent se voient brûler en amour de Dieu sans avoir plus d'intelligence distincte qu'avant, car ils peuvent comprendre peu et aimer beaucoup, et peuvent comprendre beaucoup et aimer peu. Mais ordinairement ces spirituels qui n'ont pas l'entendement très avantagé concernant Dieu ont coutume de s'avantager dans la volonté, et la foi infuse leur suffit pour science de l'entendement, moyennant laquelle Dieu leur infuse la charité et la leur augmente ainsi que son acte - qui est d'aimer davantage -, bien que la connaissance ne leur soit pas augmentée, comme nous avons dit. Et ainsi la volonté peut boire amour sans que l'entendement boive d'une nouvelle intelligence ; bien que dans le cas dont nous parlons où l'âme dit qu'elle but de son Aimé, pour autant que c'est une union dans le cellier intime (laquelle est selon toutes les trois puissances de l'âme, comme nous avons dit), toutes boivent ensemble.

9. Et quant au quatrième, que selon la mémoire l'âme boit là de son Aimé, il est clair qu'elle est illustrée avec la lumière de l'entendement en souvenir des biens qu'elle possède et dont elle jouit dans l'union de son Aimé.

10. Cette divine boisson déifie et élève tellement l'âme, et l'absorbe tellement en Dieu, que

quand je sortais ;



11. À savoir, que cette faveur eut achevé de passer ; car, bien que l'âme soit toujours en ce haut état de mariage depuis qu'Il l'y a mise, néanmoins elle n'est pas toujours en union actuelle selon lesdites puissances, quoique selon la substance de l'âme, oui ; mais en cette union substantielle de l'âme très fréquemment s'unissent aussi les puissances et boivent en ce cellier, l'entendement entendant, la volonté aimant, etc. Donc, quand maintenant l'âme dit: quand je sortais, cela ne s'entend pas de l'union essentielle ou substantielle que l'âme a désormais, qui est l'état que nous avons dit, mais de l'union des puissances, qui n'est pas continue en cette vie, ni ne peut l'être.

12. Donc quand je sortais de celle-ci

par toute cette plaine ;


à savoir, par toute cette étendue du monde,

chose ne savais plus.



13. La raison en est que cette boisson de l'émi-nente sagesse de Dieu qu'elle but là lui fait oublier toutes les choses du monde, et il semble à l'âme que ce qu'elle savait avant, et même que tout ce que sait tout le monde, en comparaison de ce savoir est pure ignorance. Et pour mieux entendre cela, il faut savoir que la cause plus formelle de ce non-savoir de l'âme de la chose du monde quand elle est en cet état, est le fait qu'elle se trouve informée de la science surnaturelle, devant laquelle tout le savoir naturel et politique du monde est plutôt non-savoir que savoir. D'où l'âme mise en cet éminent savoir connaît par lui que tout autre savoir, qui ne sait pas celui-là, n'est pas savoir, mais non-savoir, et qu'il n'y a pas à savoir en cela; et cela montre la vérité de ce que dit l'Apôtre, à savoir, que ce qui est le plus sagesse devant les hommes est folie devant Dieu (1Co 1,25) ; et pour cela l'âme dit que chose ne savait plus, depuis qu'elle but de cette sagesse divine. Et on ne peut connaître cette vérité: « comment est pure ignorance la sagesse des hommes et de tout le monde et combien cela est digne de n'être pas connu », à moins que Dieu avec cette faveur de demeurer en l'âme lui communique sa sagesse et la fortifie avec cette boisson d'amour afin qu'elle le voie clairement, selon ce que lui donne à entendre Salomon, en disant : Voici la vision que vit et déclara l'homme avec qui Dieu demeure. Et, fortifié par la demeure que Dieu fait en lui, il dit: Je suis le plus ignorant de tous les hommes, et la sagesse des hommes n'est pas avec moi (Pr 30,1-2). Ce qui est parce que, étant en cet excès de haute sagesse de Dieu, lui semble ignorance la bassesse de celle des hommes ; car les sciences de la nature et les oeuvres mêmes que Dieu fait, comparées à ce qu'est connaître Dieu sont comme un non-savoir, car si on ne connaît pas Dieu, on ne connaît rien. D'où, le plus élevé de Dieu est ignorance et folie pour les hommes, comme dit aussi saint Paul (1Co 2,14) ; c'est pourquoi les sages de Dieu et les sages du monde, sont des ignorants les uns pour les autres, car ni les uns ne peuvent comprendre la sagesse de Dieu et sa science, ni les autres celle du monde, pour autant que celle du monde, comme nous avons dit, est non-savoir au regard de celle de Dieu, et celle de Dieu au regard de celle du monde.

14. Mais, de plus, cette déification et cette élévation de l'esprit en Dieu dans lesquelles l'âme demeure comme ravie et transportée par l'amour, toute transformée en Dieu, ne lui permettent pas de faire attention à chose quelconque du monde, car non seulement de toutes les choses, mais même de soi, elle reste étrangère et exclue, comme réduite et fondue en amour qui consiste à passer de soi à l'Aimé. Et ainsi l'épouse dans les Cantiques, après qu'elle a exposé cette transformation d'amour en l'Aimé, qui est la sienne, donne à entendre ce non-savoir avec lequel elle resta par cette parole : Nescivi, qui veut dire : Je ne sus (Ct 6,11). L'âme en cet état est d'une certaine manière comme Adam en l'innocence, qui ignorait le mal, car elle est si innocente, qu'elle ignore le mal et ne juge chose à mal, et elle entendra des choses très mauvaises et les verra avec ses yeux et ne pourra comprendre qu'elles le sont, car elle n'a pas en soi l'habitude du mal par où en juger, Dieu ayant déraciné les habitudes imparfaites et l'ignorance (en laquelle tombe le mal du péché) avec l'habitude parfaite de la vraie sagesse; et ainsi, à l'égard du mal aussi chose elle ne savait plus.

15. Cette âme s'immiscera peu dans les choses d'autrui, car elle ne se souvient même pas des siennes. Car l'esprit de Dieu a cette propriété en l'âme où il demeure, qu'aussitôt il l'incline à ignorer et à ne vouloir pas savoir les choses d'autrui, et principalement celles qui ne sont pas pour son profit; car l'esprit de Dieu est recueilli et tourné vers l'âme même plutôt pour la tirer des choses extérieures que pour l'impliquer en elles, et ainsi l'âme s'en tient à un non-savoir de ce dont elle avait l'habitude.

16. Et on ne doit pas comprendre que, bien que l'âme demeure en ce non-savoir, elle perde alors les habitudes des sciences acquises qu'elle possédait, car au contraire elles se perfectionnent avec l'habitude plus parfaite, qui est celle de la science surnaturelle qui lui est infusée; bien que ces habitudes ne règnent plus dans l'âme de manière qu'il soit nécessaire de connaître grâce à elles (ce qui n'empêche que parfois cela soit), car en cette union de sagesse divine ces habitudes se joignent à la sagesse supérieure des autres sciences, comme, quand une petite lumière se joint à une autre, grande, la grande est celle qui l'absorbe et qui éclaire et la petite ne se perd pas, au contraire elle se perfectionne, bien que ce ne soit pas celle qui éclaire principalement. Je pense qu'il en sera ainsi dans le ciel, les habitudes que les justes auront de science acquise ne se dégraderont pas, mais les justes n'en feront pas beaucoup de cas, car ils sauront plus que cela dans la science divine.

17. Mais les connaissances et les formes particulières des choses et les actes imaginaires et n'importe quelle autre préhension qui a forme et figure, elle perd tout cela et l'ignore en ce ravissement d'amour. Et ceci, pour deux raisons ; la première, parce que, comme actuellement elle demeure absorbée et ravie en cette boisson d'amour, elle ne peut être en autre chose actuellement, ni y faire attention; la seconde et principale, parce que cette transformation en Dieu la conforme de telle manière à la simplicité et pureté de Dieu, en laquelle ne tombe forme ni figure imaginaire, qu'elle la laisse nette et pure et vide de toutes formes et figures qu'elle avait avant, purgée et illustrée en une simple contemplation ; comme fait le soleil sur la vitre, car, en se répandant sur elle, il la rend claire et l'on perd de vue toutes les taches et poussières qui avant paraissaient sur elle, mais, si le soleil s'en va, aussitôt reparaissent sur elle les ombres et les taches d'avant. Mais l'âme, comme quelque effet de cet acte d'amour lui reste et dure, lui dure aussi le non-savoir, de manière qu'elle ne peut être attentive en particulier à aucune chose jusqu'à ce que cesse l'effet de cet acte d'amour; qui, comme il l'enflamma et changea en amour, anéantit et détruisit tout ce qui n'était pas amour, selon ce qu'on entend par ce que nous avons dit plus haut de David, à savoir : Parce que mon coeur fut enflammé, et mes reins aussi furent changés en même temps, et moi je fus réduit à rien et je ne sus (Ps 72,21-22). Car changer les reins en raison de cette inflammation du coeur, c'est changer l'âme en Dieu selon tous ses appétits et toutes ses opérations en une nouvelle manière de vie, débarrassée désormais et dépouillée de tout l'ancien dont elle usait auparavant; ce pourquoi le prophète dit qu' il fut réduit à rien, et qu' il ne sut, qui sont les deux effets que nous disions que causait la boisson de ce cellier de Dieu, car non seulement s'anéantit tout son premier savoir, tout ne lui paraissant rien, mais aussi toute sa vieille vie et ses imperfections s'anéantissent, et se renouvellent en homme nouveau (Col 3,10), qui est le second effet que nous disions, contenu en ce vers :

et je perdis le troupeau qu'avant je suivais.



18. Il faut savoir que, jusqu'à ce que l'âme parvienne à cet état de perfection, dont nous parlons, si spirituelle soit-elle, toujours il lui reste quelque petit troupeau d'appétits et petits goûts, et autres imperfections qui sont les siennes, soit naturelles, soit spirituelles, à la recherche desquels elle se porte, essayant de les entretenir en les suivant et satisfaisant. Parce que, concernant l'entendement, il leur reste habituellement quelques imperfections d'appétits pour savoir les choses. Concernant la volonté, on se laisse emporter à de petits goûts et appétits propres, soit pour le temporel, comme posséder quelques petites choses et s'attacher plus aux unes qu'aux autres, et quelques prétentions, estimations et petits points d'honneur que l'on vise et autres petites choses qui sentent encore le monde et en ont la saveur; soit concernant le naturel, comme la nourriture, la boisson, le goût de ceci plus que de cela, et choisir et vouloir le meilleur ; tantôt aussi concernant le spirituel, comme vouloir des goûts de Dieu, et autres impertinences que l'on n'achèverait jamais de dire et que les spirituels non encore parfaits ont l'habitude d'avoir; et concernant la mémoire, nombre de variétés et sollicitudes et attentions impertinentes qui tirent les âmes après elles. Ils ont aussi concernant les quatre passions de l'âme beaucoup d'espoirs, de joies, de douleurs et de craintes inutiles, après lesquels chemine l'âme.

19. Et de ce troupeau dont nous avons parlé, les uns en ont plus et les autres moins, mais ils le suivent encore, jusqu'à ce que, entrant boire en ce cellier intérieur, ils le perdent entièrement, demeurant (comme nous avons dit) transformés en amour; dans ce cellier plus facilement se consument ces troupeaux d'imperfections de l'âme que la rouille et les taches des métaux dans le feu. Et ainsi l'âme se sent désormais libre de tous ces enfantillages de goûts et impertinences après lesquels elle cheminait, de manière qu'elle peut bien dire: je perdis le troupeau qu'avant je suivais.



Cantique spirituel "B" - 2003 23