Cantique spirituel "B" - 2003 31

NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT


1. Je crois avoir donné à entendre comment par l'entrelacement de ces guirlandes et leur siège dans l'âme, cette âme épouse veut donner à entendre la divine union d'amour qu'il y a entre elle et Dieu en cet état; puisque l'Époux est les fleurs, puisqu'il est la fleur du champ et le lis des vallées (Ct 2,1), comme il dit ; et le cheveu de l'amour de l'âme est, comme nous avons dit, ce qui attache et unit avec elle cette fleur des fleurs, puisque, comme dit l'Apôtre (Col 3,14), l'amour est le lien de la perfection, laquelle est l'union avec Dieu, et l'âme est le petit coussin où reposent ces guirlandes, puisqu'elle est le sujet de cette gloire, l'âme ne paraissant plus ce qu'elle était avant, mais la fleur parfaite même avec la perfection et la beauté de toutes les fleurs. Car avec une telle force il saisit les deux, à savoir Dieu et l'âme, ce fil d'amour qui les unit et les transforme et les rend un par amour, de manière que, bien qu'en substance ils soient différents, en gloire et en apparence l'âme paraît Dieu, et Dieu l'âme.

2. Telle est l'union. Elle est admirable au-delà de tout ce qu'on en peut dire. On peut en donner quelque chose à entendre par ce que dit l'Écriture de Jonathan et de David dans le Premier livre des Rois, où elle dit que l'amour que Jonathan avait pour David était si étroit qu' il fit adhérer l'âme de Jonathan à l'âme de David (1S 18,1). D'où, si l'amour d'un homme pour un autre homme fut si fort qu'il pût faire adhérer une âme à une autre, que sera l'adhésion que fera de l'âme avec l'Époux Dieu l'amour que l'âme a pour Dieu même, d'autant plus que Dieu est ici le principal amant, qui avec l'omnipotence de son amour insondable absorbe l'âme en soi avec plus d'efficacité et de force qu'un torrent de feu une goutte de rosée du matin, qui habituellement s'évapore sans tarder dans l'air, d'où le cheveu qui accomplit une telle union, sans doute il faut qu'il soit très fort et subtil pour pénétrer avec une telle force les êtres qu'il saisit ! Et pour cela l'âme explique dans le couplet suivant les propriétés de ce beau cheveu qui est sien, en disant:


COUPLET 31 £[A22]



En ce seul cheveu

que sur mon cou tu as observé voler,

tu le regardas sur mon cou

et en lui tu restas pris,

et à l'un de mes yeux tu te blessas.


EXPLICATION


3. Trois choses l'âme veut dire en ce couplet: la première est de donner à entendre que cet amour dans lequel sont liées les vertus ne peut être autre que seulement l'amour fort, car, à la vérité, tel doit-il être pour les conserver; la deuxième elle dit que Dieu se prit beaucoup à ce cheveu d'amour qu'est le sien, en le voyant seul et fort; la troisième elle dit que Dieu s'est énamouré étroitement d'elle, en voyant la pureté et l'intégrité de sa foi. Et elle dit ainsi:

En ce seul cheveu

que sur mon cou tu as observé voler.


4. Le cou signifie la force, en laquelle elle dit que volait le cheveu de l'amour avec lequel sont entrelacées les vertus, qui est l'amour en sa force. Car il ne suffit pas qu'il soit seul pour conserver les vertus, mais qu'aussi il soit fort, afin qu'aucun vice contraire ne puisse par aucun côté de la guirlande de la perfection le rompre ; car les vertus de l'âme sont liées avec un tel ordre par ce cheveu d'amour, que, s'il rompait en une seule, aussitôt, comme nous l'avons dit, il disparaîtrait en toutes ; car les vertus, de même que là où il y en a une, elles sont toutes, de même où une manque, toutes manquent. Et elle dit qu' il volait sur le cou, car en la force de l'âme vole cet amour vers Dieu avec une grande force et légèreté, sans s'arrêter en chose aucune; et ainsi comme sur le cou le vent agite et fait voler le cheveu, de même aussi le souffle de l'Esprit Saint meut et agite l'amour fort afin qu'il prenne les vols vers Dieu, car sans ce souffle divin qui meut les puissances vers l'exercice d'amour divin les vertus n'opèrent ni ne produisent leurs effets, bien qu'on les ait dans l'âme. Et dire que l'Aimé observa ce cheveu voler sur le cou, donne à entendre combien Dieu aime l'amour fort, car observer est regarder très particulièrement avec attention et estime ce que l'on voit, et l'amour fort fait beaucoup pour que Dieu tourne les yeux pour le regarder. Et ainsi, suit:

tu le regardas sur mon cou.



5. L'âme dit cela pour donner à entendre que non seulement Dieu a prisé et estimé son amour en le voyant seul, mais aussi qu'il l'a aimé en le voyant fort; car pour Dieu regarder c'est aimer, de même que pour Dieu observer c'est (comme nous avons dit) estimer ce qu'il observe. Elle répète en ce vers le cou, disant du cheveu : tu le regardas sur mon cou, car (comme il a été dit) c'est la cause pour laquelle il l'aima beaucoup, à savoir, de le voir en sa force. Et ainsi, c'est comme si elle disait: tu l'as aimé en le voyant fort, sans pusillanimité ni crainte, et seul sans autre amour, et volant avec légèreté et ferveur.

6. Jusqu'à présent, Dieu n'avait pas regardé ce cheveu pour s'éprendre de lui, car il ne l'avait pas vu seul et détaché des autres cheveux des autres amours et appétits, affections et goûts, et ainsi il ne volait pas seul sur le cou de la force; mais, depuis que grâce aux mortifications et épreuves et tentations et pénitences il vint à se détacher et se faire fort, de manière que ni par une quelconque force ni occasion il se casse, alors Dieu le regarde et s'en éprend et attache avec lui les fleurs de ces guirlandes, puisqu'il a la force pour les maintenir dans l'âme.

7. Mais quelles et comment sont ces tentations et épreuves, et jusqu'où elles pénètrent l'âme pour qu'elle puisse parvenir à cette force d'amour en laquelle Dieu s'unit avec l'âme, il en a été dit quelque chose dans l'explication des quatre couplets qui commencent par Ô vive flamme d'amour!, étant passée par cela l'âme est arrivée à un tel degré d'amour de Dieu, qu'elle a mérité la divine union. Pour cela elle dit ensuite:

et en lui tu restas pris.



8. Oh ! chose digne de toute estime et de toute joie, Dieu reste pris à un seul cheveu ! La cause de cette capture si précieuse est que Dieu a voulu s'arrêter à regarder le vol du cheveu, comme disent les vers précédents, parce que (comme nous avons dit) le regard de Dieu c'est aimer; parce que, si Lui par sa grande miséricorde ne nous regarde et ne nous aime le premier, comme dit saint Jean (1Jn 4,10), et ne s'abaissait, le vol du cheveu de notre bas amour n'aurait aucune prise sur lui, parce qu'il n'a pas de vol si élevé qu'il arrive à prendre ce divin oiseau des hauteurs ; mais parce qu'il descendit à nous regarder et à provoquer et élever le vol de notre amour, lui donnant valeur et force (Dt 32,10-12), pour cela Lui-même se prit dans le vol du cheveu, c'est-à-dire, Lui-même s'éprit et se complut, ce pourquoi il fut pris. Et c'est ce que veut dire tu le regardas sur mon cou et en lui tu restas pris; car c'est une chose très croyable que l'oiseau au vol bas puisse prendre l'aigle royal très élevé, s'il vient en bas, voulant être pris. Suit:

et à l'un de mes yeux tu te blessas.



9. Elle entend ici par l' oeil la foi ; et elle dit un seul et qu'en lui il se blessa, car, si la foi et la fidélité de l'âme envers Dieu n'était pas seule, mais qu'elle fût mêlée avec quelqu'autre égard ou satisfaction, elle n'obtiendrait pas l'effet de blesser Dieu d'amour, et ainsi, seulement un seul oeil doit exister pour le blesser, comme aussi une seul cheveu pour prendre l'Aimé. Et il est si étroit l'amour avec lequel l'Époux s'éprend de l'épouse en cette fidélité unique qu'il voit en elle, que s'il demeure pris dans le cheveu de son amour, en l'oeil de sa foi la prise le serre avec un noeud si étroit, qu'elle le blesse d'amour par la grande tendresse de l'affection avec laquelle il est épris d'elle, ce qui la fait entrer davantage en son amour.

10. Cela même du cheveu et de l'oeil l'Époux le dit dans les Cantiques, en parlant avec l'épouse, ainsi: Tu as blessé mon coeur, ma soeur; tu as blessé mon coeur en l'un de tes yeux et en un cheveu de ton cou (Ct 4,9), dans lequel deux fois il répète avoir blessé le coeur, à savoir, en l'oeil et en le cheveu. Et pour cela l'âme fait mention dans le couplet du cheveu et de l' oeil, car en cela elle signifie l'union qu'elle a avec Dieu selon l'entendement et selon la volonté, car la fidélité signifiée par l'oeil, se fixe dans l'entendement par la foi et dans la volonté par l'amour. De cette union l'âme ici se glorifie et à nouveau rend grâce à son Époux pour cette faveur reçue de sa main, appréciant beaucoup qu'il ait voulu faire cas et s'éprendre de son amour. En cela on pourrait considérer la joie, l'allégresse et le plaisir que l'âme aura avec un tel prisonnier, d'autant qu'il y avait longtemps qu'elle l'était de lui, étant énamourée de lui.


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT



1. Grandes sont la puissance et la constance de l'amour puisqu'il retient et attache Dieu lui-même. Heureuse l'âme qui aime, car elle tient Dieu pour prisonnier soumis à tout ce qu'elle désire ; car sa nature est telle que, si on le prend par l'amour et comme il faut, on lui fera faire tout ce qu'on voudra, et si on le prend autrement, il n'y a pas à lui parler, ni rien à obtenir de Lui même en se livrant à des extrémités ; mais, par amour, on le lie avec un seul cheveu. Ce que l'âme sait, et aussi qu'en dehors de tous mérites de sa part, il lui a accordé de si grandes faveurs de l'élever à un amour si élevé avec tant de riches gages de dons et vertus, elle Lui attribue tout cela dans le couplet suivant, en disant:


COUPLET 32 £



Quand tu me regardais

leur grâce en moi tes yeux imprimaient ;

pour cela tu me chérissais,

et en cela les miens méritaient

d'adorer ce qu'en toi ils voyaient.



EXPLICATION

2. C'est une propriété de l'amour parfait de ne vouloir admettre ni prendre rien pour soi, ni de rien s'attribuer à soi, mais tout à l'Aimé ; car si même dans les amours inférieures cela se pratique, combien plus en celui de Dieu, où la raison oblige tant ! Et, pour autant, comme en les deux couplets précédents il semblait que l'épouse s'attribuât à soi quelque chose, comme de dire qu'elle ferait elle conjointement avec l'Époux les guirlandes et qu'elles seraient liées avec le cheveu à elle (ce qui n'est pas une oeuvre de peu de prix et d'estime), et de dire ensuite et se glorifier que l'Époux s'était pris en son cheveu et avait été blessé en son oeil, en quoi elle paraît aussi s'attribuer à soi-même grand mérite, elle veut maintenant dans le couplet présent expliquer son intention et détruire l'erreur qu'en cela on a pu penser, avec le souci et la crainte qu'on ne lui attribue à elle quelque valeur et quelque mérite et qu'ainsi on attribue à Dieu moins qu'on ne lui doit et qu'elle ne le désire. Attribuant le tout à Lui et ensemble le remerciant, elle dit que la cause de ce qu'il a été pris Lui au cheveu de son amour et blessé de l'oeil de sa foi, fut qu'il lui a fait la faveur de la regarder avec amour, en quoi il l'a rendue gracieuse et agréable à lui-même ; et que, pour cette grâce et cette valeur qu'elle a reçues de Lui, elle mérita son amour et d'avoir elle de la valeur en soi afin d'adorer agréablement son Aimé et de faire des oeuvres dignes de sa grâce et de son amour. Suit le vers :


Quand tu me regardais ;




3. à savoir, avec affection d'amour - car nous avons déjà dit que le regard de Dieu est ici aimer -,

leur grâce en moi tes yeux imprimaient.


4. Par les yeux de l'Époux on entend ici sa Divinité miséricordieuse, qui, s'inclinant vers l'âme avec miséricorde, imprime et infuse en elle son amour et sa grâce, avec lesquels il l'embellit et l'élève tellement, qu'il la fait participante de la Divinité même. Et l'âme dit, en voyant la dignité et l'éminence où Dieu l'a mise:

pour cela tu me chérissais.



5. Chérir, c'est aimer beaucoup ; c'est plus que simplement aimer; c'est comme aimer doublement, c'est-à-dire, pour deux titres ou deux causes. Et ainsi, en ce vers l'âme donne à entendre les deux motifs et causes de l'amour qu'il a pour elle, pour lesquels non seulement il l'aimait, captif en son cheveu, mais aussi il la chérissait blessé par son oeil. Et la cause pour laquelle il la chérissait de cette manière si étroite, elle dit en ce vers que c'était parce qu'Il a voulu en la regardant lui donner la grâce pour se complaire en elle, lui donnant l'amour de son cheveu, informant par sa charité la foi de son oeil; et ainsi elle dit: pour cela tu me chérissais ; car dire que Dieu met en l'âme sa grâce, c'est dire qu'il la fait digne et capable de son amour. Et ainsi, c'est comme si elle disait: parce que tu as mis en moi ta grâce, qui était des gages dignes de ton amour, pour cela tu me chérissais, c'est-à-dire, pour cela tu me donnais plus de grâce. C'est ce que dit saint Jean : Qu'il donne la grâce pour la grâce qu'il a donnée (Jn 1,16), ce qui est donner plus de grâce ; car sans sa grâce on ne peut mériter sa grâce.

6. Il faut noter, pour l'intelligence de cela, que Dieu, comme il n'aime rien hors de soi44, ainsi il n'y a aucune chose qu'il aime plus bassement qu'il ne s'aime, parce qu'il aime tout pour soi, et ainsi l'amour tient lieu de fin; aussi n'aime-t-il pas les choses pour ce qu'elles sont en soi. Et ainsi, pour Dieu aimer l'âme, c'est la mettre d'une certaine manière en soi-même, l'égalant avec lui, et ainsi il aime l'âme en lui, avec lui, avec le même amour dont Il s'aime; et pour cela en chaque oeuvre - pour autant qu'elle la fait en Dieu - l'âme mérite l'amour de Dieu, car, mise en cette grâce et cette éminence, en chaque oeuvre elle mérite Dieu même. Et pour cela elle dit aussitôt:

44 Idée d'inspiration plotinienne; voir notre Plotin et Jean de la Croix, p. 185.


et en cela méritaient.


7. À savoir, en cette faveur et grâce que les yeux de ta miséricorde me firent quand tu me regardais, me rendant agréable à tes yeux et digne d'être vue de toi, ils méritèrent


les miens d'adorer ce qu'en toi ils voyaient.




8. C'est comme dire: Les puissances de mon âme, mon Époux, qui sont les yeux avec lesquels tu peux être vu de moi, méritèrent de s'élever à te regarder, elles qui auparavant avec la misère de leur basse opération et moyen naturel étaient déchues et basses - car pour l'âme pouvoir regarder Dieu c'est faire des oeuvres en la grâce de Dieu -, et ainsi les puissances de l'âme méritaient de l'adorer, car elles adoraient en la grâce de leur Dieu, en laquelle toute opération est méritoire. Ils adoraient, donc, illuminés et élevés avec sa grâce et sa faveur, ce qu'en Lui désormais ils voyaient, et qu'avant à cause de leur aveuglement et bassesse ils ne voyaient pas. Qu'est-ce donc alors que désormais ils voyaient ? Ils voyaient une grandeur de vertus, une abondance de suavité, une bonté immense, amour et miséricorde en Dieu, les bienfaits innombrables qu'elle avait reçus de Lui, soit en étant si proche de Dieu, soit quand elle ne l'était pas. Tout cela les yeux de l'âme méritaient désormais de l'adorer avec mérite, car ils étaient désormais gracieux et agréables à l'Époux ; avant ils ne méritaient pas de l'adorer ni de le voir, pas même de considérer quelque chose de Dieu, car grande est la rudesse et l'aveuglement de l'âme qui est sans sa grâce.

9. Il y a ici beaucoup à remarquer et à déplorer de voir combien est loin de faire ce à quoi elle est obligée l'âme qui n'est pas illustrée avec l'amour de Dieu ; car étant obligée de reconnaître ces faveurs et d'autres innombrables, aussi bien temporelles que spirituelles, qu'elle a reçues de Lui, et qu'elle reçoit à chaque pas, et aussi d'adorer et de servir avec toutes ses puissances Dieu, sans cesser d'agir par elles, non seulement elle ne le fait pas, mais elle ne mérite pas même de le regarder ni de le connaître, ni même de s'en rendre compte ; car jusque là arrive la misère de ceux qui vivent ou, pour mieux dire, qui sont morts dans le péché.


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT



1. Pour plus d'intelligence de ce qui a été dit et de ce qui suit, il faut savoir que le regard de Dieu produit quatre biens en l'âme, à savoir: il la purifie, la remplit de grâce, l'enrichit et l'éclaire ; comme le soleil quand il envoie ses rayons, qui assèche, réchauffe, embellit et illumine. Et dès que Dieu met en l'âme ces trois derniers biens, pour autant que par eux l'âme est très agréable, jamais plus il ne se souvient de la laideur et du péché qu'elle avait avant, selon qu'il le dit par Ézéchiel (Ez 18,22) ; et ainsi, ayant enlevé une fois ce péché et cette laideur, jamais plus il ne le lui reproche, ni ne cesse pour cela de lui faire plus de faveurs, puisqu'il ne juge pas deux fois une seule chose (Na 1,9). Mais si Dieu oublie la méchanceté et le péché après qu'il a pardonné une fois, il ne convient pas pour cela que l'âme mette en oubli ses péchés passés, le Sage disant : Du péché pardonné ne sois pas sans crainte (Si 5,5). Et cela pour trois raisons : la première, pour avoir toujours occasion de ne pas présumer; la deuxième, pour avoir matière de toujours remercier; la troisième, afin que cela lui serve à se confier davantage afin de recevoir davantage, car si, étant en péché, elle reçut de Dieu tant de bien, mise en amour de Dieu et hors de péché, combien de plus grandes faveurs pourra-t-elle attendre?

2. L'âme se souvenant, donc, ici de toutes ces miséricordes reçues et se voyant placée près de l'Époux avec tant de dignité, elle se réjouit grandement avec le délice de la gratitude et de l'amour, car l'aide beaucoup pour cela la mémoire de ce premier état qui était le sien si bas et si laid ; que non seulement elle ne méritait pas ni n'était digne que Dieu la regarde, mais pas même qu'elle prononce en la bouche son nom, selon qu'Il le dit par le prophète David (Ps 15,4). D'où, voyant qu'il n'y a de sa part aucune raison, et qu'il ne peut y en avoir pour que Dieu la regarde et la grandisse, mais seulement de la part de Dieu et que cela tient à sa bonne grâce et pure volonté, s'attribuant à soi sa misère et à l'Aimé tous les biens qu'elle possède, voyant que par eux elle mérite désormais ce qu'elle ne méritait pas, elle prend courage et audace pour lui demander la continuation de la divine union spirituelle, en laquelle vont se multiplier les faveurs pour elle. Tout cela elle le donne à entendre dans le couplet suivant:


COUPLET 33 £[A24]



Ne me méprise pas,

car, si tu m'as trouvé le teint brun,

maintenant tu peux bien me regarder

depuis que tu me regardas,

car grâce et beauté en moi tu as laissées.



EXPLICATION

3. L'épouse s'encourageant et s'estimant désormais elle-même à cause des gages et de la valeur qu'elle tient de son Aimé, voyant que, pour être choses de lui - bien que d'elle-même elle soit de peu de prix et ne mérite aucune estime -, elle mérite d'être estimée pour eux, elle s'enhardit à l'égard de son Aimé et lui dit que désormais il veuille ne pas la tenir pour peu ni la mépriser; car, si avant elle le méritait à cause de la laideur de son péché et de la bassesse de sa nature, désormais après qu'il l'eut regardée la première fois en quoi il l'a ornée de sa grâce et vêtue de sa beauté, il peut bien désormais la regarder une deuxième fois, et même plusieurs fois, lui augmentant la grâce et la beauté, puisqu'il y a désormais raison et cause suffisante pour cela dans le fait de la regarder quand elle ne le méritait pas et n'était pas capable de cela.


Ne me méprise pas.

4. Une telle âme ne dit pas cela dans le but de vouloir être tenue pour quelque chose, car les mépris et les blâmes sont au contraire de grande estime et de grande joie pour l'âme qui pour de vrai aime Dieu, et parce qu'elle voit que de son cru elle ne mérite pas autre chose, mais par la grâce et les dons qu'elle tient de Dieu, selon ce qu'elle donne à entendre, en disant:


car, si tu m'as trouvé le teint brun.




5. À savoir, si avant que tu m'aies regardée gratuitement, tu as trouvé en moi laideur et noirceur des péchés et des imperfections et la bassesse de la condition naturelle,


maintenant

tu peux bien me regarder

depuis que tu me regardas.




6. Depuis que tu me regardas, m'enlevant cette couleur brune et disgracieuse de péché avec laquelle je ne méritais pas d'être vue, en me donnant la grâce la première fois, maintenant tu peux bien me regarder, c'est-à-dire, maintenant je le peux bien moi et je mérite d'être vue, recevant davantage de grâce de tes yeux ; car avec eux non seulement la première fois tu m'as enlevé la couleur brune, mais aussi tu me fis digne d'être vue, puisque avec ton regard d'amour,


grâce et beauté en moi tu as laissées.




7. Ce qu'a dit l'âme dans les deux vers précédents est pour donner à entendre ce que dit saint Jean dans l'Évangile, à savoir, que Dieu donne grâce pour grâce (Jn 1,16), parce que, quand Dieu voit l'âme gracieuse à ses yeux, il est fort poussé à lui faire plus de grâce, pour autant qu'il demeure en elle bien agréablement. Moïse sachant cela, demanda à Dieu plus de grâce, voulant l'obliger par la grâce qu'il tenait déjà de Lui, disant à Dieu : Tu dis que tu me connais de nom et que j'ai trouvé grâce devant toi; donc si maintenant j'ai trouvé grâce en ta présence, montre-moi ton visage, afin que je te connaisse et trouve grâce à tes yeux (Ex 33,12-13). Et, parce qu'avec cette grâce, elle est grandie devant Dieu, honorée et embellie (comme nous avons dit), pour cela elle est aimée de lui ineffablement; de manière que, si avant qu'elle se trouvât en sa grâce, il l'aimait pour lui seul, maintenant qu'elle est désormais en sa grâce non seulement il l'aime pour lui, mais aussi pour elle, et ainsi, énamouré de sa beauté moyennant les effets et les oeuvres de cette âme, et même sans eux, toujours Il lui communique plus d'amour et de grâces, et comme il l'honore et grandit davantage, toujours il s'éprend et s'énamoure davantage d'elle. Car aussi Dieu l'a donné à entendre parlant avec son ami Jacob par Isaïe, en disant: Depuis qu'à mes yeux tu es devenu honorable et glorieux, moi je t'ai aimé (Is 43,4) ; ce qui est autant dire : depuis que mes yeux te donnèrent la grâce par leur regard, par lequel il te fit glorieux et digne d'honneur en ma présence, tu as mérité plus de grâce de mes faveurs ; car pour Dieu aimer davantage, c'est faire plus de faveurs. Cela même l'épouse le donne à entendre aux autres âmes dans les divins Cantiques, en disant : Je suis brune, mais belle, filles de Jérusalem ; pour cela, le roi m'a aimé, et m'a introduite à l'intérieur de son lit (Ct 1,4 Ct 1,3)45. Ce qui veut dire: Âmes qui ne savez ni ne connaissez ces faveurs, ne vous étonnez pas que le Roi céleste me les ait faites à moi si grandes jusqu'à m'introduire à l'intérieur de son amour, car bien que de moi-même je sois brune, il a posé sur moi ses yeux à tel point qu'après m'avoir regardée la première fois, il ne fut satisfait jusqu'à ce qu'il m'ait épousée et portée à l'intérieur du lit de son amour.

45 Cité selon le bréviaire : 3e antienne des vêpres du commun des fêtes de la T. S. Vierge.



8. Qui pourra dire jusqu'à quel point Dieu exalte une âme quand il se met à se complaire en elle ? On ne le peut ni même l'imaginer, car, enfin, il le fait en tant que Dieu, pour montrer qui Il est. On peut seulement en donner quelque peu à entendre par la condition que Dieu a de donner plus à qui a plus ; et ce qu'il donne est multiplié à proportion de ce que l'âme avait avant, selon ce qu'il le donne à entendre en l'Évangile, en disant : À quiconque qui possède, on donnera davantage, jusqu'à ce qu'il arrive à l'abondance; et à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera ôté (Mt 13,12). Et ainsi, le denier qu'avait le serviteur qui n'était pas dans la grâce de son maître lui fut enlevé et donné à celui qui avait plus de deniers que tous les autres ensemble en grâce de leur maître (Mt 25,26-29). Ainsi les meilleurs biens et les plus importants de sa maison, c'est-à-dire de son Église (tant militante que triomphante), Dieu les accumule sur celui qui est le plus son ami et l'ordonne pour l'honorer et le glorifier davantage ; tout comme une seule grande lumière absorbe en soi beaucoup de petites lumières. Comme aussi Dieu le donna à entendre en l'autorité susdite d'Isaïe - selon le sens spirituel - parlant avec Jacob, disant: Je suis ton Seigneur Dieu, Saint d'Israël, ton Sauveur; j'ai donné l'Egypte pour ta rançon, l'Ethiopie et Saba en échange de toi ; et je donnerai des hommes en échange de toi et des peuples en échange de ton âme (Is 43,3-4).

9. Tu peux bien, donc, désormais, mon Dieu, regarder et apprécier beaucoup l'âme que tu regardes, car avec ton regard tu as mis en elle du prix et des présents que toi tu apprécies et dans lesquels tu te complais ; et pour cela, elle mérite que tu la regardes non plus une seule fois, mais de nombreuses fois, après que tu l'as regardée ; en effet, comme il est dit dans le livre d'Esther par l'Esprit Saint, est digne d'un tel honneur celui que le Roi veut honorer (Est 6,11).


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT



1. Les aimables présents que l'Époux fait à l'âme en cet état sont inestimables, et les louanges et les déclarations de divin amour qui avec grande fréquence s'échangent entre les deux sont ineffables. Elle s'emploie à le louer et le remercier à lui, lui à l'exalter, la louer et la remercier à elle; selon ce qu'on voit dans les Cantiques, où, lui parlant avec elle, dit: Vois comme tu es belle, mon amie, vois comme tu es belle et tes yeux sont de colombe, et elle répond et dit : Vois comme tu es beau, mon aimé, beau (Ct 1,14-15), et beaucoup d'autres compliments et louanges que l'un à l'autre à chaque pas se disent dans les Cantiques. Et ainsi elle dans le couplet précédent achevait de se déprécier elle-même à son égard se disant brune et laide, et de le louer lui, d'être beau et gracieux, alors qu'avec son regard il lui a donné grâce et beauté ; et lui, parce qu'il a coutume d'exalter celui qui s'humilie, posant sur elle les yeux, comme elle le lui a demandé, dans le couplet qui suit il s'emploie à la louer en l'appelant non pas brune, comme elle s'appelait, mais blanche colombe, vantant les bonnes qualités qu'elle a comme celles de la colombe et de la tourterelle. Et ainsi il dit:


COUPLET 34 £[A33]

La blanche colombe

à l'arche avec le rameau est revenue ;
et enfin la tourterelle
le compagnon désiré
sur les rives verdoyantes elle l'a trouvé.



EXPLICATION

2. L'Époux est celui qui parle en ce couplet, chantant la pureté qu'elle a désormais en cet état et les richesses et la récompense qu'elle a obtenues pour s'être disposée et pour avoir travaillé pour venir à lui. Et aussi elle chante l'heureuse fortune qu'elle a eue à trouver son Époux en cette union et donne à entendre l'accomplissement de ses désirs et la délectation et le rafraîchissement qu'elle possède en lui, les épreuves de cette vie et du temps passé étant désormais terminées. Et ainsi elle dit:


La blanche colombe.

3. Il appelle l'âme blanche colombe, pour la blancheur et la netteté qu'elle a reçues de la grâce qu'elle a trouvée en Dieu. Et il l'appelle colombe, car il l'appelle ainsi dans les Cantiques (Ct 2,10), pour exprimer la simplicité et la douceur de la condition et de l'amoureuse contemplation qui sont les siennes ; car la colombe non seulement est simple et douce sans malignité, mais aussi elle a les yeux clairs et amoureux; c'est pourquoi, l'Époux afin de définir en elle cette propriété de contemplation amoureuse avec laquelle elle regarde Dieu, dit là aussi qu'elle a les yeux de colombe (Ct 1,14). Qui - dit-il –


à l'arche avec le rameau est revenue.


4. Ici l'Époux compare l'âme à la colombe de l'arche de Noé, prenant cet aller et venir de la colombe à l'arche pour figure de ce qui est arrivé à l'âme dans ce cas ; parce que, comme la colombe va et vient à l'arche car elle ne trouve où poser son pied au milieu des eaux du déluge, jusqu'à ce qu'elle y revienne ensuite avec un rameau d'olivier dans le bec - en signe de la miséricorde de Dieu en la cessation des eaux qui tenaient inondée la terre (Gn 8,8-11) -, ainsi cette âme qui sortit de l'arche de l'omnipotence de Dieu quand il la créa, étant passée par les eaux du déluge des péchés et des imperfections, ne trouvant où poser son appétit, elle errait allant et venant par les airs des angoisses d'amour à l'arche du sein de son Créateur, sans qu'en fait elle arrive à se recueillir en lui, jusqu'à ce que désormais, Dieu ayant fait cesser toutes lesdites eaux des imperfections sur la terre de son âme, elle revienne avec le rameau d'olivier - qui est la victoire que par la clémence et miséricorde de Dieu elle a remportée sur toutes les choses - à cet heureux et parfait recueillement du sein de son Aimé, non seulement avec la victoire sur tous ses adversaires, mais avec la récompense de ses mérites ; car l'une et l'autre sont signifiées par le rameau d'olivier. Et ainsi la colombe de l'âme, non seulement revient maintenant à l'arche de son Dieu blanche et nette comme elle en sortit quand il la créa, mais encore avec le gain du rameau de la récompense et de la paix consécutives à la victoire sur elle-même.


Et enfin la tourterelle

le compagnon désiré

sur les rives verdoyantes elle l'a trouvé.




5. Ici l'Époux appelle aussi l'âme tourterelle, car en ce fait de rechercher l'Époux elle s'est comportée comme la tourterelle quand elle ne trouvait pas le compagnon qu'elle désirait. Pour l'intelligence de cela il faut savoir que de la tourterelle on dit que, quand elle ne trouve pas son compagnon, elle ne se pose pas sur une branche verte, ni ne boit l'eau ni claire ni fraîche, ni ne se met sous l'ombre, ni ne se joint à une autre compagnie; mais en s'unissant avec lui, alors elle prend plaisir à tout cela. Toutes ces propriétés l'âme les a, et il est nécessaire qu'elle les ait, afin de pouvoir parvenir à cette union et jonction de l'Époux Fils de Dieu ; car avec tant d'amour et de sollicitude il lui convient d'avancer, qu'elle ne pose pas le pied de l'appétit sur une branche verte de quelque jouissance, ni qu'elle veuille boire l'eau claire de quelque honneur et gloire du monde, ni qu'elle veuille goûter la fraîcheur de quelque soulagement ou consolation temporelle, ni qu'elle veuille se mettre à l'ombre de quelque faveur et protection de créatures, ni vouloir se reposer de rien en rien, ni s'accompagner des autres affections, gémissant dans la solitude de toutes les choses, jusqu'à ce qu'elle trouve son Époux en pleine satisfaction.

6. Et parce qu'une telle âme, avant de parvenir à ce haut état marcha avec un grand amour en cherchant son Aimé, ne se satisfaisant de rien sans lui, l'Époux lui-même chante ici la fin de ses fatigues et l'accomplissement de ses désirs, disant qu'enfin la tourterelle / le compagnon désiré / sur les rives verdoyantes elle l'a trouvé ; autant dire: Désormais l'âme épouse s'assoit sur la branche verte, se délectant en son Aimé; et désormais elle boit l'eau claire d'une très haute contemplation et sagesse de Dieu et la fraîcheur du soulagement et du plaisir qu'elle a en Dieu ; et aussi elle se met à l'ombre de sa protection et de sa faveur qu'elle avait tant désirées, où elle est consolée, nourrie et restaurée savoureusement et divinement, selon ce qu'elle s'en réjouit dans les Cantiques, en disant: Sous l'ombre de celui que j'avais désiré je m'assis, et son fruit est doux à mon palais (Ct 2,3).


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT



1. L'Époux poursuit, donnant à entendre la satisfaction qu'il a du bien que l'épouse a obtenu au moyen de la solitude en laquelle avant elle voulut vivre, qui est une stabilité de paix et un bien immuable. En effet, quand l'âme parvient à se confirmer dans la quiétude de l'unique et solitaire amour de l'Époux, comme l'a fait celle dont nous parlons ici, elle fait une si savoureuse demeure d'amour en Dieu et Dieu en elle, qu'elle n'a plus besoin d'autres médiateurs ni maîtres qui la conduisent à Dieu, car désormais Dieu est son guide et sa lumière, car s'accomplit en elle ce qu'il promit par Osée en disant: Je la guiderai vers la solitude et là je parlerai à son coeur (Os 2,14) ; en quoi il donne à entendre que dans la solitude il se communique et s'unit Lui en l'âme ; car lui parler au coeur est lui satisfaire le coeur, qui ne se satisfait pas avec moins que Dieu. Et ainsi, l'Époux dit:


COUPLET 35 £[A34]

En solitude elle vivait,
et en solitude elle a déjà placé son nid,
et en solitude la guide
tout seul son amoureux,
lui aussi en solitude d'amour blessé.



EXPLICATION

2. Deux choses fait l'Époux en ce couplet: La première, il loue la solitude en laquelle avant l'âme voulut vivre, disant comment ce fut pour elle le moyen de trouver son Aimé et d'en jouir, à l'écart des peines et des souffrances qu'elle avait avant; parce que, comme elle voulait subsister en solitude de tout goût et consolation et soutien des créatures pour arriver à la compagnie et la rencontre de son Aimé, elle mérita de trouver la possession de la paix de la solitude en son Aimé, en qui elle repose étrangère et seule de toutes lesdites épreuves. La seconde est de dire que, pour autant qu'elle a voulu rester à l'écart de toutes les choses créées pour son chéri, lui-même, énamouré d'elle par sa solitude, a pris soin d'elle, la recevant en ses bras, la nourrissant en soi de tous les biens, guidant son esprit vers les hautes choses de Dieu. Et il ne dit pas seulement qu'il est désormais son guide, mais qu'il l'est lui seul sans autres intermédiaires, ni des anges ni des hommes, ni de formes ni figures, pour autant que par le moyen de cette solitude, elle a désormais une vraie liberté d'esprit qui ne s'attache à aucun de ces intermédiaires. Et il dit le vers :


En solitude elle vivait.




3. Ladite tourterelle, qui est l'âme, vivait en solitude avant qu'elle ne trouvât l'Aimé en cet état d'union ; car l'âme qui désire Dieu, la compagnie d'aucune chose ne peut la consoler ; au contraire, jusqu'à ce qu'elle le trouve, tout lui fait et lui cause plus de solitude.


Et en solitude elle a déjà placé son nid.




4. La solitude où elle vivait avant était de vouloir être privée pour son Époux de toutes les choses et biens du monde (selon ce que nous avons dit de la tourterelle), essayant de se rendre parfaite, acquérant la parfaite solitude, en laquelle on parvient à l'union du Verbe et, par conséquent, à tout rafraîchissement et à tout repos ; ce qui est signifié ici par le nid qu'il dit ici, qui signifie repos et délassement. Et ainsi c'est comme s'il disait: En cette solitude où elle vivait avant, s'exerçant en elle avec peine et angoisse car elle n'était pas parfaite, elle a mis son repos désormais et son rafraîchissement, les ayant désormais acquis parfaitement en Dieu. Aussi, parlant spirituellement, David dit : En vérité, le passereau a trouvé pour lui sa maison, et la tourterelle le nid où élever ses petits (Ps 83,4), c'est-à-dire, une demeure en Dieu, où satisfaire ses appétits et ses puissances.


Et en solitude la guide.




5. Il veut dire : en cette solitude que l'âme a de toutes les choses, où elle est seule avec Dieu, Il la guide et la meut et l'élève aux choses divines ; à savoir, son entendement aux divines intelligences, car désormais il est seul et dénué d'autres intelligences contraires et étrangères ; et sa volonté il la meut librement à l'amour de Dieu, car elle est désormais seule et libre des autres affections ; et il remplit sa mémoire de divines connaissances, car elle aussi est désormais seule et vide des autres imaginations et fantaisies. Car dès que l'âme débarrasse ses puissances et les vide de tout l'inférieur et de la propriété envers le supérieur, les laissant seules sans cela, immédiatement Dieu les emploie dans l'invisible et le divin, et Dieu est celui qui la guide en cette solitude ; qui est ce que dit saint Paul des parfaits : Qui spiritu Dei aguntur, etc. : Sont mus de l'esprit de Dieu (Rm 8,14) ; qui est le même que dire : en solitude la guide


tout seul son amoureux.




6. Il veut dire que non seulement il la guide en la solitude pour elle, mais que lui-même tout seul est celui qui oeuvre en elle sans aucun autre médiateur. Car c'est le propre de cette union de l'âme avec Dieu dans le mariage spirituel : Dieu agir en elle et se communiquer par lui seul, non plus au moyen des anges ni au moyen de l'habileté naturelle, car les sens extérieurs et intérieurs et toutes les créatures, et aussi l'âme même, sont très peu capables de recevoir ces grandes faveurs spirituelles que Dieu fait en cet état. Elles ne tombent pas dans l'habileté et l'oeuvre naturelles et la diligence de l'âme. Lui tout seul fait cela en l'âme. Et la cause est qu'il la trouve toute seule comme il a été dit, et ainsi il ne veut lui donner d'autre compagnie, ne se servant pour elle de personne et ne se fiant à personne d'autre qu'à lui seul. Et aussi c'est une chose convenable, puisque l'âme désormais a tout quitté et qu'elle est passée par tous les moyens, s'élevant au-dessus de tout vers Dieu, que Dieu même soit le guide et le moyen pour aller vers lui-même. Et, l'âme étant déjà montée en solitude de tout par-dessus tout, rien d'autre désormais ne lui profite, ni ne lui sert pour monter davantage sinon le Verbe Époux lui-même ; qui pour être si énamouré d'elle, Lui tout seul est celui qui veut lui faire lesdites faveurs. Et ainsi, il dit aussitôt :


lui aussi en solitude d'amour blessé.




7. À savoir, par l'épouse ; car, non seulement l'Époux aime beaucoup la solitude de l'âme, mais de plus il est fort blessé par son amour à elle vu qu'elle a voulu rester en solitude de toutes les choses, pour autant qu'elle était blessée de son amour. Et ainsi il n'a pas voulu la laisser seule, mais blessé par elle à cause de la solitude qu'elle respecte pour lui, voyant qu'elle ne se satisfait d'aucune autre chose, lui seul la guide vers lui-même, l'attirant et l'absorbant en lui; ce qu'il n'eût pas fait en elle, s'il ne l'avait trouvée en solitude spirituelle.



Cantique spirituel "B" - 2003 31