Cantique spirituel "B" - 2003 36

NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT



1. Elle est singulière cette propriété qu'ont les amoureux d'avoir beaucoup plus de plaisir de jouir ensemble à l'écart de toute créature qu'avec une quelconque présence; car, ils ont beau être ensemble, s'ils ont quelque présence étrangère qui arrive alors, même s'ils n'ont rien de secret à échanger et à se dire pas plus à son sujet que devant elle, et que la personne elle-même ne parle pas et ne dise rien, cela leur suffit alors pour qu'ils ne jouissent pas l'un de l'autre selon leur désir. La raison en est que l'amour, comme c'est une union de deux seulement, ceux-ci veulent communiquer seul à seule. Donc, l'âme arrivée en ce sommet de la perfection et de la liberté d'esprit en Dieu, toutes les répugnances et les oppositions de la sensualité étant terminées, elle n'a plus autre chose à penser ni d'autre exercice à s'employer sinon que de se livrer aux délices et joies d'un intime amour avec l'Époux. Comme il est écrit du saint Tobie en son livre, où l'on dit que, après qu'il eut passé par les épreuves de sa pauvreté et des tentations, Dieu l'éclaira, et que tout le reste de ses jours il le passa dans la joie (Tb 14,4) ; comme le passe désormais cette âme dont nous parlons, car les biens qu'elle voit en soi lui sont cause de beaucoup de joie et de délectation, comme le donne à entendre Isaïe de l'âme qui s'étant exercée dans les oeuvres de perfection, est parvenue au point de perfection dont nous parlons.

2. Donc, il dit, là, parlant à l'âme de cette perfection : Alors, dit-il, apparaîtra dans la ténèbre ta lumière, et tes ténèbres seront comme le milieu du jour. Et ton Seigneur Dieu te donnera le repos pour toujours, emplira ton âme de splendeurs, et délivrera tes os, et tu seras comme un jardin irrigable et comme une source d'eaux, dont les eaux ne tariront pas. En toi les solitudes des siècles seront construites, et tu relèveras les rudiments et les fondations d'une génération et de l'autre génération; et tu seras appelé édificateur de haies, ramenant à la quiétude tes chemins et tes sentiers. Si tu t'abstiens de ton travail le jour de repos, et de faire ta volonté en mon jour saint, et si tu appelles le glorieux repos du Seigneur savoureux et saint, et si tu le glorifies en ne suivant pas tes voies et en n'accomplissant pas ta volonté, alors tu te délecteras dans le Seigneur, et je t'élèverai sur les hauteurs de la terre, et je te nourrirai de l'héritage de Jacob (Is 58,10-14). Jusque-là sont les paroles d'Isaïe, où l'héritage de Jacob est Dieu même. Et pour cela, comme nous avons dit, cette âme n'a qu'une idée : jouir des délectations de cette nourriture. Il lui reste seulement une seule chose à désirer, qui est d'en jouir parfaitement dans la vie éternelle ; et ainsi, dans le couplet suivant et dans les autres qui suivent elle s'emploie à demander à l'Aimé cette nourriture béatifique, en vision manifeste de Dieu. Et ainsi elle dit:


COUPLET 36 £[A35]



Réjouissons-nous, Aimé,

et allons nous voir en ta beauté

au mont et à la colline,

où jaillit l'eau pure ;

entrons plus avant dans l'épaisseur.



EXPLICATION

3. Maintenant que la parfaite union d'amour entre l'âme et Dieu est accomplie, l'âme veut s'employer et s'exercer dans les propriétés qu'a l'amour. Et ainsi c'est elle qui parle en ce couplet avec l'Époux en lui demandant trois choses qui sont propres à l'amour: la première, elle veut recevoir la joie et la saveur de l'amour, et cela elle le demande quand elle dit: Réjouissons-nous, Aimé ; la deuxième est de désirer se faire semblable à l'Aimé, et cela elle le demande quand elle dit: allons nous voir en ta beauté; et la troisième est de scruter et de connaître les choses et les secrets du même Aimé, et cela elle le demande quand elle dit: entrons plus avant dans l'épaisseur. Suit le vers:


Réjouissons-nous Aimé.




4. À savoir, en la communication de la douceur d'amour, non seulement en celle que nous avons dans la jonction et l'union ordinaires des deux, mais en celle qui rejaillit en l'exercice d'aimer effectivement et actuellement, soit intérieurement avec la volonté en acte d'affection, soit extérieurement en faisant des oeuvres qui concernent le service de l'Aimé. Car (comme nous avons dit) l'amour a ceci où il s'établit, que toujours il veut aller en savourant en ses joies et ses douceurs, qui sont l'exercice d'aimer intérieurement et extérieurement (comme nous avons dit) ; tout cela il le fait pour se rendre davantage semblable à l'Aimé. Et ainsi, il ajoute aussitôt:


et allons nous voir en ta beauté.




5. Elle veut dire : faisons de manière que, par le moyen de cet exercice d'amour déjà dit, nous arrivions jusqu'à nous voir en ta beauté dans la vie éternelle. C'est-à-dire, que de telle manière moi je serai transformée en ta beauté, que, étant semblable en beauté, nous nous voyions tous deux en ta beauté, ayant désormais ta beauté même ; de manière que, nous regardant l'un l'autre, chacun voie en l'autre sa beauté, celle de l'une et celle de l'autre étant ta beauté seule, moi absorbée en ta beauté ; et ainsi, moi je te verrai toi en ta beauté, et toi tu me verras en ta beauté ; et ainsi, moi je paraîtrai toi en ta beauté, et toi tu paraîtras moi en ta beauté, et ma beauté sera ta beauté, et ta beauté ma beauté ; et ainsi moi je serai toi en ta beauté, et tu seras moi en ta beauté, car ta beauté même sera ma beauté ; et ainsi nous verronsnous l'un l'autre en ta beauté. C'est là l'adoption des enfants de Dieu, qui diront pour de vrai à Dieu ce que le Fils lui-même dit par saint Jean au Père Éternel, en disant : Toutes mes choses sont tiennes et tes choses sont miennes (Jn 17,10) ; Lui par essence, pour être Fils par nature, nous autres par participation, pour être fils adoptifs ; et ainsi Il le dit lui, non seulement pour lui, qui est la tête, mais pour tout son corps mystique, qui est l'Église, qui participera de la beauté même de l'Époux au jour de son triomphe, qui sera quand elle verra Dieu face-à-face. Et, pour cela, l'âme demande ici qu'ils aillent se voir elle et l'Époux en sa beauté


au mont et à la colline.




6. C'est-à-dire, à la connaissance matutinale et essentielle de Dieu, qui est la connaissance dans le Verbe divin ; qui à cause de sa hauteur est signifiée ici par le mont, comme dit Isaïe, incitant à ce qu'ils connaissent le Fils de Dieu, en disant : Venez et montons au mont du Seigneur (Is 2,3) ; une autre fois : Il sera paré le mont de la maison du Seigneur (Is 2,2). Et à la colline ; c'est-à-dire, à la connaissance vespérale de Dieu, qui est sagesse de Dieu en ses créatures et oeuvres et ordonnances admirables ; elle est signifiée ici par la colline, pour autant qu'elle est une connaissance plus basse que la matutinale. Mais la vespérale comme la matutinale l'âme les demande ici quand elle dit: au mont et à la colline.

7. Donc, pour l'âme dire à l'Époux, allons nous voir en ta beauté au mont, c'est dire: transforme-moi et assimile-moi en la beauté de la sagesse divine qui (comme nous disions) est le Verbe Fils de Dieu. Et dire: à la colline, est lui demander aussi qu'il l'informe en la beauté de cette autre sagesse moindre qui est en ses créatures et ses oeuvres mystérieuses ; ce qui est aussi une beauté du Fils de Dieu par laquelle l'âme désire être éclairée.

8. Elle ne peut se voir en la beauté de Dieu l'âme si elle n'est pas transformée en la sagesse de Dieu, dans laquelle elle se voit posséder ce qui est d'en haut et ce qui est d'en bas. À ce mont et à cette colline l'épouse désirait venir quand elle dit : J'irai au mont de la myrrhe et à la colline de l'encens (Ct 4,6) ; entendant par le mont de la myrrhe la claire vision de Dieu ; et par la colline de l'encens la connaissance dans les créatures ; car la myrrhe sur le mont est d'une espèce supérieure à l'encens sur la colline.


Où jaillit l'eau pure.




9. Ce qui veut dire : où se donnent la connaissance et la sagesse de Dieu - qu'on appelle ici eau pure -pour l'entendement pure et dénuée d'accidents et de fantaisies et claire sans brumes d'ignorance. L'âme a toujours cet appétit de comprendre clairement et purement les vérités divines ; et plus elle aime, plus elle désire pénétrer profondément en elles. Et pour cela elle demande le troisième, disant:


entrons plus avant dans l'épaisseur.




10. En l’épaisseur de tes oeuvres merveilleuses et de tes profonds jugements, dont la multitude est telle et de telles diversités, qu'on peut l'appeler épaisseur, car en eux il y a une sagesse abondante et si pleine de mystères, que non seulement on peut la dire épaisse, mais même sombre, comme le dit David : Mons Dei, mons pinguis, mons coagulatus ; qui veut dire : Le mont de Dieu est un mont épais et un mont sombre (Ps 67,16). Et cette épaisseur de sagesse et de science de Dieu est si profonde et si immense que, quoi que l'âme sache d'elle, toujours elle peut entrer plus profond, pour autant qu'elle est immense et ses richesses incompréhensibles, selon l'exclamation de saint Paul disant : Ô excellence des richesses de sagesse et de science de Dieu, combien incompréhensibles sont ses jugements et incompréhensibles ses voies! (Rm 11,33).

11. Mais l'âme désire entrer en cette épaisseur et incompréhensibilité des jugements et des voies, car elle meurt du désir d'entrer en leur connaissance plus profond, car en eux, la connaissance est une délectation inestimable qui surpasse tout sens. Aussi, David, parlant de leur saveur, dit ainsi : Les jugements de Dieu sont véritables et justifiés en eux-mêmes. Ils sont plus désirables et plus souhaitables que l'or et que la pierre précieuse de grand prix; et ils sont plus doux que le miel et le rayon de miel; au point que ton serviteur les aima et les garda (Ps 18,10-12). Et pour cela l'âme désire grandement se plonger en ces jugements et les connaître plus profondément. En échange de cela, ce lui serait grande consolation et grande joie de traverser toutes les angoisses et épreuves du monde et tout ce qui pourrait lui servir de moyen pour obtenir cela (pour difficile et pénible qu'il fût) et par les angoisses et les transes de la mort, pour se voir plus profond en son Dieu.

12. D'où aussi par cette épaisseur (en laquelle l'âme ici désire entrer) s'entend plus proprement l' épaisseur et la multitude des épreuves et des tribulations en lesquelles cette âme désire entrer, pour autant que la souffrance lui est très savoureuse et très profitable, car la souffrance lui est un moyen pour entrer plus profond dans l' épaisseur de la délectable sagesse de Dieu ; car la plus pure souffrance apporte une compréhension plus pure et plus intime et, par conséquent une jouissance plus pure et plus élevée, car elle vient d'un savoir plus intime. Pour autant, ne se contentant pas d'une manière quelconque de souffrir, elle dit: entrons plus avant dans l'épaisseur, à savoir, jusqu'aux angoisses de la mort, pour voir Dieu. D'où, le prophète Job désirant cette souffrance pour voir Dieu, dit: Qui me donnera que ma demande s'accomplisse, et que Dieu me donne ce que j'attends, et que celui qui commença cela en moi me broie, qu'il déploie sa main et me brise, et que moi j'aie désormais cette consolation que m'affligeant de douleur il ne m'épargne pas ? (Jb 6,8-10).

13. Oh ! si l'on parvenait désormais à comprendre comment on ne peut arriver à l' épaisseur et à la sagesse des richesses de Dieu - qui sont de maintes manières - qu'en entrant en l' épaisseur de la souffrance de maintes manières, l'âme mettant en cela sa consolation et son désir! Et comment l'âme qui pour de vrai désire la sagesse divine, désire d'abord la souffrance, pour entrer par elle en l'épaisseur de la croix! Que pour cela saint Paul admonestait ceux d'Éphèse qu'ils ne faiblissent pas dans les tribulations ; qu'on les trouve bien forts et enracinés en la charité afin qu'ils puissent comprendre avec tous les saints quelle chose est la largeur, et la longueur et la hauteur et la profondeur, et afin de savoir aussi la suréminente charité de la science de Christ, afin d'être remplis de toute la plénitude de Dieu (Ep 3,13-19). Car, pour entrer en ces richesses de sa sagesse, la porte est la croix, qui est étroite, et désirer entrer par elle, c'est l'affaire d'un petit nombre, mais désirer les délices dont elle est la source, est celle d'un grand nombre.


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT



1. L'une des raisons les plus importantes pour lesquelles l'âme désire être détachée et se voir avec Christ (Ph 1,23) est pour le voir dans l'autre monde face-à-face et comprendre là-bas radicalement les voies profondes et les mystères éternels de son

Incarnation, ce qui n'est pas la moindre part de sa béatitude ; parce que, comme dit Christ lui-même par saint Jean, parlant avec le Père: C'est la vie éternelle, qu'ils te connaissent toi, le seul Dieu véritable, et ton Fils Jésus-Christ, que tu as envoyé (Jn 17,3). Pour cela, de même que lorsqu'une personne est arrivée de loin, la première chose qu'elle fait est de rencontrer et de voir qui elle aime bien, de même l'âme, la première chose qu'elle désire faire en arrivant à la vue de Dieu est de connaître et de savourer les profonds secrets et les mystères de l'Incarnation et les voies éternelles de Dieu qui en dépendent. Pour autant, l'âme achevant de dire qu'elle désire se voir en la beauté de Dieu, dit aussitôt ce couplet:


COUPLET 37 £[A36]



Et bientôt aux hautes

cavernes de la pierre nous irons,

qui sont bien cachées ;

et là nous entrerons

et nous goûterons le moût des grenades.



EXPLICATION



2. Une des raisons qui poussent davantage l'âme à désirer entrer en cette épaisseur de sagesse de Dieu et à connaître plus intimement la beauté de sa Sagesse divine est (comme nous avons dit) pour venir unir son entendement en Dieu, selon la connaissance des mystères de l'Incarnation, comme la plus haute et la plus savoureuse sagesse de toutes ses oeuvres. Et ainsi l'épouse dit en ce couplet qu'après être entrée plus profond en la Sagesse divine, c'est-à-dire plus profond que le mariage spirituel dont elle jouit maintenant - ce qui sera en la gloire, voyant Dieu face-à-face, l'âme unie avec cette Sagesse divine, qui est le Fils de Dieu - l'âme connaîtra les sublimes mystères du Dieu et Homme, qui sont très sublimes en sagesse cachés en Dieu ; et qu'en leur connaissance, ils entreront, l'âme se plongeant et se perdant en eux, et ils goûteront elle et l'Époux la saveur et la délectation que cause la connaissance de ceux-ci et des vertus et des attributs de Dieu, qui par lesdits mystères se connaissent en Dieu, comme sont justice, miséricorde, sagesse, puissance, charité, etc.


Et bientôt aux hautes

cavernes de la pierre nous irons.




3. La pierre dont elle parle ici, selon ce que dit saint Paul, c' est Christ (1Co 10,4). Les hautes cavernes de cette pierre sont les mystères sublimes et hauts et profonds de sagesse de Dieu qu'il y a en Christ, concernant l'union hypostatique de la nature humaine avec le Verbe divin, et la correspondance qu'il y a avec celle-ci de l'union des hommes en Dieu, et les convenances de justice et de miséricorde de Dieu au sujet du salut du genre humain en la manifestation de ses jugements. Que, pour être si hauts et si profonds, bien proprement l'âme les appelle hautes cavernes à cause de la hauteur des sublimes mystères, et cavernes à cause de la pénétration et de la profondeur de la sagesse de Dieu en eux; parce que, comme les cavernes sont profondes et ont maints recoins, ainsi chaque mystère de ceux qu'il y a en Christ est très profond en sagesse, et a beaucoup de recoins de ses jugements cachés de prédestination et de prescience concernant les enfants des hommes. Pour cela elle dit aussitôt


Qui sont bien cachées.



4. Si bien que, quelques mystères et merveilles que les saints docteurs aient découverts et que les saintes âmes aient saisis en l'état de cette vie, le plus important leur reste à dire et même à comprendre, et ainsi il y a beaucoup à approfondir en Christ ; car il est comme une mine abondante avec beaucoup de recoins de trésors, que l'on a beau explorer de plus en plus, jamais on n'en trouve ni fin ni terme, au contraire en chaque recoin on découvre çà et là de nouveaux filons de nouvelles richesses. Pour cela, saint Paul parle encore du même Christ, en disant : En Christ demeurent cachés tous les trésors et la sagesse (Col 2,3), dans lesquels l'âme ne peut entrer ni ne peut arriver à eux si (comme nous avons dit) elle ne passe pas d'abord par l'étroitesse de la souffrance intérieure et extérieure en vue de la divine Sagesse; car, bien qu'en cette vie on puisse découvrir quelque chose de ces mystères de Christ, on ne peut y parvenir sans avoir beaucoup souffert et reçu beaucoup de faveurs intellectuelles et sensitives de Dieu et sans qu'un important exercice spirituel ait précédé ; car toutes ces faveurs sont plus basses que la sagesse des mystères de Christ, parce que toutes sont comme des dispositions pour venir à elle. Aussi, Moïse demandant à Dieu qu'il lui montre sa gloire, il lui répondit qu'il ne pourrait la voir en cette vie, mais qu'Il lui montrerait tout le bien, à savoir, qu'il se peut en cette vie; et ce fut que, le plaçant en la caverne de la pierre qui (comme nous avons dit est Christ, il lui montra ses épaules, ce qui fut lui donner connaissance des mystères de l'humanité de Christ (Ex 33,18-23).

5. Donc en ces cavernes de Christ, l'âme désire entrer bien réellement afin de bien s'absorber et se transformer et s'enivrer en l'amour de leur sagesse, en se cachant dans le sein de son Aimé. Car à ces trous, il la convie dans les Cantiques en disant: Lève-toi et hâte-toi, mon amie, ma belle, et viens dans les trous de la pierre (Ct 2,13-14); ces trous sont les cavernes dont nous parlons ici. D'eux aussitôt l'âme dit:


et là nous entrerons.




6. Là, à savoir, en ces connaissances et mystères divins, nous entrerons. Et elle ne dit pas j' entrerai moi seule, ce qui semblait mieux convenir - car l'Époux n'a pas besoin d'entrer de nouveau -, mais nous entrerons, à savoir, moi et l'Aimé; afin de donner à entendre que cette oeuvre, elle ne la fait pas elle, mais l'Époux avec elle ; et, d'ailleurs, pour autant que désormais Dieu et l'âme sont unis en un en cet état de mariage spirituel dont nous sommes en train de parler, l'âme ne fait aucune oeuvre toute seule sans Dieu. Et dire là nous entrerons, c'est dire: là nous nous transformerons, à savoir, moi en toi grâce à l'amour desdits jugements divins et savoureux; car en la connaissance de la prédestination des justes et en la prescience des méchants, en lesquels le Père a préparé les justes dans les bénédictions de sa douceur (Ps 20,4) en son Fils Jésus-Christ, l'âme très hautement et très étroitement se transforme en amour de Dieu selon ces connaissances, remerciant et aimant le Père à nouveau avec grande jouissance et délectation par son Fils Jésus-Christ. Et cela elle le fait unie avec Christ, ensemble avec Christ. Et la saveur de cette louange est si délicate, qu'elle est totalement ineffable. Mais l'âme l'affirme dans le vers suivant, en disant:


et nous goûterons le moût des grenades.




7. Les grenades signifient ici les mystères de Christ et les jugements de la sagesse de Dieu et les vertus et attributs de Dieu que par la connaissance de ces mystères on connaît en Dieu et qui sont innombrables. Parce que, comme les grenades ont beaucoup de grains, apparus et nourris dans cette coque circulaire, de même chacun des attributs et mystères et jugements et vertus de Dieu contient en soi une grande multitude d'ordonnances merveilleuses et d'admirables effets de Dieu, contenus et alimentés dans le sein sphérique de vertu et mystère, etc., à qui appartiennent de tels effets. Et notons ici la forme circulaire ou sphérique de la grenade, car par chaque grenade nous entendons ici quelque vertu et attribut de Dieu, attribut ou vertu de Dieu qui est Dieu même, qui est signifié par la forme circulaire ou sphérique, parce qu'il n'a ni principe ni fin. Et comme il y a dans la sagesse de Dieu tant de jugements et de mystères innombrables, l'épouse dit à l'Époux dans les Cantiques Ton ventre est de marbre, relevé de saphirs (Ct 5,14) ; par les saphirs sont signifiés lesdits mystères et jugements de la divine Sagesse (qui là est signifiée par le ventre), car le saphir est une pierre précieuse de la couleur du ciel quand il est clair et serein.

8. Le moût de ces grenades que l'épouse dit ici que goûteront elle et l'Époux, est la fruition et la délectation d'amour de Dieu qui dans leur notion et connaissance rejaillit dans l'âme. Parce que, comme de beaucoup de grains des grenades il ne sort qu'un seul moût quand on les mange, de même de toutes ces merveilles et grandeurs de Dieu communiquées à l'âme rejaillit en elle une seule fruition et délectation d'amour, qui est breuvage de l'Esprit Saint; qu'elle offre aussitôt à son Dieu le Verbe son Époux avec une grande tendresse d'amour. Car cette boisson divine elle la lui avait promise dans les Cantiques s'il la mettait en ces hautes connaissances, en disant: Là tu m'enseigneras, et moi je te donnerai à toi la boisson du vin aromatisé et le moût de mes grenades (Ct 8,2); elle les appelle siennes, c'est-à-dire, les divines notions, bien qu'elles soient de Dieu, puisqu'Il les lui a données. Et la joie et la fruition de ces connaissances dans le vin d'amour elle les donne pour boisson à son Dieu. Et c'est ce que veut dire nous goûterons le moût des grenades, car Lui le goûtant, il le donne à goûter à elle, et, elle le goûtant, elle le redonne à goûter à Lui; et ainsi le goût est commun aux deux.


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT



1. Dans les deux couplets précédents l'épouse a chanté les biens que l'Époux doit lui donner dans cette félicité éternelle, à savoir: que l'Époux doit la transformer réellement en la beauté de sa sagesse créée et incréée, et que là il la transformera aussi en la beauté de l'union du Verbe avec l'humanité, en quoi elle le connaîtra alors aussi bien de face que par les épaules. Et maintenant dans le couplet suivant elle dit deux choses : la première, elle dit la manière en laquelle elle doit goûter ce divin moût des saphirs ou des grenades qu'elle a dit; la seconde, rappelle à l'Époux la gloire qu'il doit lui donner selon sa prédestination. Il convient ici de noter que, quoique ces biens de l'âme, elle en parle point par point successivement, ils sont tous contenus en une seule gloire essentielle de l'âme. Donc elle dit ainsi:


COUPLET 38 £[A37]



Là tu me montrerais

ce que mon âme désirait,

et bientôt me donnerais

là, toi, ma vie,

cela que tu me donnas l'autre jour.



EXPLICATION



2. La fin pour laquelle l'âme désirait entrer en ces cavernes était de parvenir à la consommation de l'amour de Dieu, à quoi elle avait toujours aspiré, qui est d'en venir à aimer Dieu avec la pureté et la perfection dont elle est aimée de Lui, afin en cela de le payer de retour. Et ainsi, en ce couplet elle dit à l'Époux que là il lui montrera ce à quoi elle a toujours aspiré en tous ses actes et exercices, qui est de lui apprendre à aimer l'Époux avec la perfection dont il s'aime. Et la seconde chose, dit-elle, qu'il lui donnera, est la gloire essentielle pour laquelle il la prédestina depuis le jour de son éternité. Et ainsi, elle dit:


Là tu me montrerais

ce que mon âme désirait.




3. Ce désir de l'âme est l'égalité d'amour avec Dieu qu'elle désire toujours naturellement et surnatu-rellement, car l'amoureux ne peut être satisfait s'il ne sent pas qu'il aime autant qu'il est aimé; et comme l'âme voit qu'avec la transformation qu'elle a en Dieu en cette vie, bien que l'amour soit immense, il ne peut arriver à égaler la perfection d'amour avec laquelle elle est aimée de Dieu, elle désire la claire transformation de gloire, en laquelle elle arrivera à égaler ledit amour; parce que, bien qu'en ce haut état où elle se trouve ici il y ait véritable union de volonté, elle ne peut arriver au nec plus ultra et à la force de l'amour qu'elle aura en cette forte union de gloire; parce que, comme (selon ce que dit saint Paul) l'âme alors connaîtra Dieu comme elle est connue de Lui (1Co 13,12), ainsi elle aimera aussi Dieu comme elle est aimée de Lui, parce que, comme alors son entendement sera entendement de Dieu, sa volonté sera volonté de Dieu, et ainsi son amour sera amour de Dieu. Parce que, bien que là la volonté de l'âme ne soit pas perdue, elle est si fortement unie à la force de la volonté de Dieu avec laquelle elle est aimée de Lui, les deux volontés étant unies en une seule et unique volonté et un seul et unique amour de Dieu; et ainsi l'âme aime Dieu avec la volonté et la force de Dieu même, unie à la force même d'amour avec laquelle elle est aimée de Dieu. Cette force est en l'Esprit Saint, en lequel l'âme est alors transformée; Lui étant donné à l'âme en vue de la force de cet amour, il remplace et supplée en elle, par la raison d'une telle transformation de gloire, ce qui manque en elle ; de même en la transformation parfaite de cet état de mariage auquel l'âme arrive en cette vie, dans lequel elle est toute convertie en grâce, d'une certaine manière elle aime tant par l'Esprit Saint qui lui est donné (Rm 5,5) en une telle transformation.

4. Pour autant, il faut noter que l'âme ne dit pas ici qu'il lui donnera alors son amour - bien qu'en vérité il le lui donne, car en cela elle ne donnait pas à entendre seulement que Dieu l'aimerait à elle -, mais qu'il lui montrerait alors comment elle doit l'aimer elle avec la perfection qu'elle prétend. Pour autant Il lui donne alors son amour et en cela lui montre à l'aimer comme elle est aimée de Lui; car, non seulement Dieu alors enseigne l'âme à aimer purement et librement sans intérêt comme il nous aime, mais il la fait aimer avec la force dont Lui l'aime, la transformant en son amour, comme nous avons dit; en lequel il lui donne sa force même avec laquelle elle puisse l'aimer, ce qui est comme lui mettre l'instrument entre les mains et lui dire comment elle doit faire et le faire ensemble avec elle; ce qui est lui montrer à aimer et lui donner la capacité pour cela. Jusqu'à ce qu'elle arrive à cela l'âme n'est pas contente, et elle ne le serait pas en l'autre vie, si, comme dit saint Thomas (dans l'opuscule De Beatitudine)46, elle ne sentait pas qu'elle aime Dieu autant qu'elle est aimée de Dieu ; et, il est entendu, qu'en cet état de mariage spirituel dont nous parlons en ce moment, bien qu'il n'ait pas cette perfection de l'amour glorieux, il y a cependant un vif reflet et une image de cette perfection, qui est totalement ineffable.

46 Apocryphe attribué à saint Thomas.


Et bientôt tu me donnerais

là, toi, ma vie,

cela que tu me donnas l'autre jour.



5. Ce que l'âme dit ici qu'il lui donnerait bientôt, c'est la gloire essentielle, qui consiste à voir l'être de Dieu. D'où, avant d'aller plus loin, il convient d'éclaircir ici un doute, et c'est pourquoi - puisque la gloire essentielle consiste à voir Dieu et non à l'aimer - l'âme dit ici que son désir était cet amour et ne dit-elle pas la gloire essentielle et le met-elle au début du couplet et ensuite, comme chose dont elle fait moins de cas, elle met le désir de ce qui est la gloire essentielle. C'est pour deux raisons : La première, comme la fin de tout est l'amour, qui a pour sujet la volonté dont le propre est de donner et non de recevoir, et le propre de l'entendement qui est sujet de la gloire essentielle, est de recevoir et non de donner, l'âme étant ici enivrée de l'amour, elle ne met pas en avant la gloire que Dieu doit lui donner, mais le fait de se donner elle à Lui en une remise de véritable amour sans aucun égard pour son profit. La seconde raison est que dans le premier désir est inclus le second, elle était déjà présupposée dans les précédents couplets ; car il est impossible de parvenir au parfait amour de Dieu sans la vision parfaite de Dieu. Et ainsi la force de ce doute tombe avec la première raison, car avec l'amour l'âme paie à Dieu ce qu'elle lui doit, et avec l'entendement elle reçoit plutôt de Dieu.47

47 Là (couplet 37), le Cantique A comporte au § 6 un texte qui disparaît de la rédaction définitive. Le voici :
Et de cette manière d'amour parfait, naît aussitôt en l'âme une intime et substantielle jubilation en Dieu, car il semble, et il en est ainsi, que toute la substance de l'âme plongée en gloire exalte Dieu; et elle sent, par manière de fruition, une intime suavité qui la fait déborder à louer, révérer, estimer et magnifier Dieu, avec une grande joie, tout enveloppée d'amour. Et cela n'arrive pas ainsi sans que Dieu ait donné à l'âme dans ledit état de transformation une grande pureté, telle que fut celle de l'état d'innocence ou la limpidité baptismale. Laquelle aussi l'âme dit que l'Époux lui devait donner aussitôt en la même transformation d'amour, disant :
Et bientôt me donnerais

là, toi, ma vie,

cela que tu me donnas l'autre jour.

Elle appelle « l'autre jour » l'état de la justice originelle, en laquelle Dieu donna à Adam grâce et innocence, ou le jour du baptême, où l'âme reçut pureté et limpidité totale qu'elle dit en ces vers qu'on lui donnera bientôt en cette union d'amour. Et c'est ce qu'elle entend par ce qu'elle dit au dernier vers, à savoir : « cela que tu me donnas l'autre jour » ; parce que (comme nous avons dit) jusqu'à cette pureté et limpidité l'âme arrive en cet état de perfection.


6. Mais, venant à l'explication, voyons quel jour est cet autre qu'elle dit ici, et ce qu'est ce quelque chose qu'en ce jour Dieu lui donna et qu'elle lui demande de recevoir ensuite dans la gloire. Par cet autre jour elle entend le jour de l'éternité de Dieu, qui est autre que ce jour temporel. En ce jour de l'éternité Dieu prédestina l'âme pour la gloire, et en cela il détermina la gloire qu'il devait lui donner, et il la lui donna librement et sans préalable avant qu'il ne la crée. Et de telle manière ce quelque chose est alors le propre d'une telle âme, qu'aucun événement, aucun obstacle haut ni bas ne suffira à le lui ôter pour toujours, mais ce quelque chose pour lequel Dieu la prédestina sans préalable, elle parviendra elle à le posséder sans fin. Et ce quelque chose est ce qu'elle dit qu'il lui donna l'autre jour, et qu'elle désire posséder alors clairement dans la gloire. Et que sera ce quelque chose qu'alors il lui donna? Ni oeil ne l'a vu, ni oreille entendu, ni il est tombé dans le coeur de l'homme, comme dit l'Apôtre (1Co 2,9) ; et ailleurs Isaïe dit : Aucun oeil ne voit, Seigneur, en dehors de toi, ce que tu as préparé, etc. (Is 64,4) ; et, comme cela n'a pas de nom, l'âme l'appelle ici cela. Cela, finalement, c'est voir Dieu, mais qu'est-ce pour l'âme que voir Dieu, cela n'a pas d'autre nom que cela.

7. Mais pour ne pas rester sans dire quelque chose de cela, disons ce qu'en dit Christ à saint Jean en l'Apocalypse en beaucoup de termes et de mots et de comparaisons en sept passages, car ce quelque chose ne peut être compris en une seule expression ni en une seule fois, parce que même en toutes ces expressions il resta à dire. Donc Christ dit ici : Celui qui vaincra, je lui donnerai à manger de l'arbre de la vie qui est dans le paradis de mon Dieu (Ap 2,7). Mais, comme ces termes n'expliquent pas bien ce quelque chose, il en dit ensuite d'autres, et c'est: Sois fidèle jusqu'à la mort et je te donnerai la couronne de la vie (Ap 2,10). Mais, comme ces termes ne l'expliquent pas non plus, il en dit ensuite d'autres plus obscurs et qui le font mieux comprendre, en disant: Celui qui vaincra, je lui donnerai la manne cachée et je lui donnerai un caillou blanc, et sur le caillou un nom nouveau écrit, que personne ne connaît sinon celui qui le reçoit (Ap 2,17). Et parce que ces termes ne suffisent pas non plus à exprimer cela, le Fils de Dieu dit ensuite ces autres pleins de grande allégresse et d'un grand pouvoir: Celui qui vaincra, dit-il, et gardera mes oeuvres jusqu'à la fin, je lui donnerai pouvoir sur les nations, et il les régira avec une verge de fer, et elles se pulvériseront comme vase d'argile, tout comme moi aussi j'ai reçu de mon Père, et je lui donnerai l'étoile matutinale (Ap 2,26-28). Et ne se contentant pas de ces termes pour expliquer cela, il dit ensuite : Celui qui vaincra de cette manière sera revêtu de vêtements blancs, et je n'effacerai pas son nom du livre de la vie, et je confesserai son nom devant mon Père (Ap 3,5).

8. Mais parce que tout ce qui a été dit reste court, ensuite il dit beaucoup de termes pour expliquer cela, qui enferment en eux une ineffable majesté et grandeur: Et, celui qui vaincra, dit-il, j'en ferai une colonne dans le temple de mon Dieu, et il n'en sortira jamais, et j'écrirai sur lui le nom de mon Dieu, et le nom de la cité nouvelle de Jérusalem de mon Dieu, qui descend du ciel de mon Dieu, et aussi mon nom nouveau (Ap 3,12). Et il dit ensuite le septième, pour expliquer ce quelque chose, et c'est: Celui qui vaincra, je lui donnerai qu'il s'assoie avec moi sur mon trône, comme moi j'ai vaincu et me suis assis avec mon Père sur son trône. Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende, etc. (Ap 3,21-22). Jusque-là sont les paroles du Fils de Dieu pour donner à entendre ce quelque chose, qui conviennent très parfaitement au cela ; mais elles ne l'expliquent pas encore, car les choses sans mesure sont telles que tous les termes excellents et de qualité et de grandeur et de bien leur conviennent, mais aucun d'eux ne les explique, ni même tous ensemble.

9. Donc voyons maintenant si David dit quelque chose de cela. En un psaume il dit: Combien grande est la multitude de tes douceurs, que tu as réservée à ceux qui te craignent! (Ps 30,20) ; et pour cela ailleurs il appelle le cela, torrent de délectation, disant : Du torrent de ta délectation tu leur donneras à boire (Ps 35,9) ; et parce que David ne trouve pas non plus cette appellation adéquate, il l'appelle ailleurs gage des bénédictions de la douceur de Dieu (Ps 20,4). Ainsi le nom qui corresponde exactement au quelque chose que l'âme met ici, qui est la félicité pour laquelle Dieu la prédestina, on ne le trouve pas. Donc restons-en au nom que l'âme lui donne ici de cela, et expliquons le vers de cette manière : Cela que tu me donnas, c'est-à-dire ce poids de gloire auquel tu me prédestinas, ô mon Époux ! au jour de ton éternité, quand tu trouvas convenable de décider de me créer, cela tu me le donneras là aussitôt au jour de mon mariage et de mes noces et au jour de l'allégresse de mon coeur, quand, me détachant de la chair et m'introduisant dans les hautes cavernes de ton lit nuptial, me transformant en toi glorieusement, nous boirons le moût des suaves grenades.



Cantique spirituel "B" - 2003 36