Aristote de Anima 310

Chapitre 10

310 Il apparaît qu’il y a, de toute façon, deux facultés motrices : le désir et l’intellect (à la condition de regarder la représentation comme une sorte l’intelligence : souvent, en effet, se détournant de la science, les hommes obéissent à leurs imaginations, et, chez les animaux autres que l’homme, il n’y a ni intelligence, ni raisonnement, mais seulement imagination). Ces deux facultés, l’intellect et le désir, sont donc l’une et l’autre motrices selon le lieu j’entends l’intellect qui raisonne en vue d’un but, autrement dit l’intellect pratique, lequel diffère de l’intellect théorétique par sa fin.

Tout désir aussi est en vue d’une fin, car ce qui est l’objet du désir, c’est là le principe de l’intellect pratique, et le dernier terme de la discussion est le point de départ de l’action. Il apparaît donc raisonnable de regarder comme motrices ces deux facultés, savoir le désir et la pensée pratique. En effet, le désirable meut, et c’est pour cela que la pensée meut, attendu que son principe est le désirable. De même la représentation, quand elle meut, ne meut pas sans le désir.

Il n’y a ainsi qu’un seul principe moteur, la faculté désirante. Car s’il y en avait deux (je veux dire l’intellect et le désir) pour mouvoir, ils seraient moteurs en vertu de quelque caractère commun. Mais, en réalité, l’intellect ne meut manifestement pas sans le désir. (Le souhait réfléchi, en effet, est une forme du désir ; et quand on se meut suivant le raisonnement, on se meut aussi suivant le souhait réfléchi). Le désir, au contraire, peut mouvoir en dehors de tout raisonnement, car l’appétit est une sorte de désir. Seulement l’intellect est toujours droit, tandis que le désir et la représentation peuvent être droits ou erronés. Aussi est-ce toujours le désirable qui meut, mais il peut être soit le bien réel, soit le bien apparent. Non pas tout bien, d’ailleurs, mais le bien pratique ; et le bien pratique, c’est le contingent et ce qui peut être autrement.

Que ce soit donc une telle faculté de l’âme, celle qu’on nomme le désir, qui imprime le mouvement, c’est évident. Quant à ceux [433b] qui divisent l’âme en parties s’ils la divisent et partagent d’après ses puissances, il en résulte un très grand nombre de parties : une nutritive, une sensitive, une noétique, une délibérative, et maintenant en outre, une désirante : car ces dernières différent plus les unes, des autres que la partie appétitive, de la partie impulsive. Et puisqu’il naît des désirs contraires les uns aux autres, ce qui arrive quand la raison et les appétits sont contraires (fait qui ne se produit d’ailleurs que chez les êtres qui ont la perception du temps : en effet, l’intellect commande de résister en considération du futur, tandis que l’appétit n’est dirigé que par l’immédiat car le plaisir présent apparaît comme absolument agréable et bon absolument, parce qu’on ne voit pas le futur), il s’ensuit que le principe moteur doit être spécifiquement un, et c’est la faculté désirante en tant que faculté désirante, et, le premier de tout, le désirable, car celui-ci meut sans être mû, par le seul fait d’être pensé ou imaginé, bien que numériquement les principes moteurs soient multiples.

Puisque tout mouvement suppose trois facteurs, le premier étant le moteur, le second ce par quoi il meut, et le troisième le mû ; qu’à son tour le moteur est double, d’une part ce qui est immobile, d’autre part ce qui est à la fois moteur et mû, il s’ensuit qu’ici le moteur immobile, c”est le bien pratique, le moteur mû, le désirable (car le mû est mû en tant qu’il désire, et le désir est une sorte de mouvement au plutôt un acte) et le mû, l’animal. Quant à l’instrument par lequel meut le désir, c’est dès lors quelque chose de corporel : aussi est-ce dans les fonctions communes au corps et à l’âme qu’il doit être étudié. Pour le moment, qu’il nous suffise de dire d’une façon sommaire, que ce qui cause le mouvement par le moyen d’organes se trouve au point où le commencement et la fin coïncident, comme, par exemple, la jointure : là, en effet, le convexe et le concave sont, le premier, fin, et le second, principe ; c’est pourquoi le concave est en repos, et le convexe en mouvement, et qu’ils sont logiquement distincts tout en étant inséparables dans l’étendue. Car tout se meut par poussée et par traction. Par suite, il doit y avoir, comme dans un cercle, un point en repos d’où parte le mouvement.

En général, donc, ainsi que nous l’avons dit, c’est en tant que l’animal est doué de désir qu’il est son propre moteur ; mais il n’est pas doué de désir sans l’être d’imagination, et toute imagination, à son tour, est rationnelle ou sensitive. C’est donc celle-ci que les animaux autres que l’homme ont aussi en partage.


Chapitre 11

311 Il faut examiner aussi le cas des animaux imparfaits, entends ceux à qui appartient seulement le sens du toucher. Quel est leur principe moteur ? [434a] Est-il possible, ou non, qu’ils possèdent imagination et appétit ? Il apparaît bien, en effet, qu’il y a en eux plaisir et douleur. Or, s’ils possèdent ces états, ils doivent posséder aussi l’appétit. Mais la représentation, comment pourra-t-elle leur appartenir ? Ne serait-ce pas que, comme leurs mouvements sont indéterminés, de même aussi ces facultés leur appartiennent bien, mais ne leur appartiennent que d’une manière indéterminée.

La représentation sensitive appartient donc, comme nous l’avons dit aux autres animaux aussi, tandis que la représentation délibérative n’appartient qu’à ceux qui sont raisonnables car pour ces derniers, savoir si l’on fera telle chose ou telle autre c’est déjà l’oeuvre du raisonnement et il leur est nécessaire de n’employer qu’une unité de mesure, puisque c’est ce qui est le plus avantageux qu’ils poursuivent. Les animaux raisonnables sont donc capables de construire une seule image à partir d’une pluralité d’images. Et la raison pour laquelle les animaux imparfaits ne semblent pas posséder le jugement, c’est qu’ils n’ont pas cette imagination qui découle du syllogisme alors que celle-ci implique celui-là. Aussi le désir irrationnel n’implique-t-il pas la faculté délibérative. Mais, chez l’homme, j1 l’emporte à certains moments sur le désir rationnel et le meut ; à d’autres moments, au contraire, c’est ce dernier qui l’emporte sur le premier, comme une Sphère sur une autre Sphère ; ou, enfin, le désir irrationnel domine le désir irrationnel, dans le cas de l’intempérance (bien que, par nature, ce soit toujours la faculté la plus haute qui possède la suprématie et qui imprime le mouvement). De sorte qu’il y a dès lors trois sortes de mouvements. Quant à la faculté intellective, elle n’est jamais mue, mais elle demeure en repos. Et puisque dans le syllogisme pratique on distingue, d’une part, le jugement ou proposition portant sur l’universel, et, d’autre part, le jugement portant sur l’individuel (car le premier énonce que le possesseur d’une telle qualité doit accomplir tel acte, et le second que tel acte déterminé telle qualité et que je suis la personne possédant la qualité en question), c’est, dès lors, ce dernier jugement qui imprime le mouvement, et non celui qui porte sur le général. Ou plutôt ne serait-ce pas l’un et l’autre, l’un toutefois étant plutôt en repos, et l’autre, non ?


Chapitre 12

312 Ainsi, en ce qui concerne l’âme nutritive tout être vivant, quel qu’il soit, doit la posséder nécessairement, et, en fait, il a une âme depuis sa formation jusqu’à sa destruction. Il est, en effet, nécessaire, que l’engendré ait une croissance, une maturité et un dépérissement, tous processus impossibles sans la nourriture. Il faut donc nécessairement que la faculté nutritive existe dans tous les êtres qui croissent et dépérissent.

Par contre, la sensation n’est pas nécessairement présente en tous les êtres vivants, car ceux dont le corps est simple ne peuvent posséder le toucher [et pourtant, sans lui, aucun animal ne peut exister] ni, non plus, ceux qui ne sont pas susceptibles de recevoir les formes sans la matière.

Mais l’animal, lui, doit nécessairement avoir la sensation, puisque la nature ne fait rien en vain. Toutes les choses naturelles, en effet, sont en vue d’une fin, ou bien sont des rencontres fortuites de ce qui est en vue d’une fin. Or, comme tout corps doué du mouvement de progression, mais qui ne posséderait pas la sensation, serait voué à la destruction [434b] et n’atteindrait pas sa fin qui est la fonction de sa nature (car comment se nourrirait-il ? Ce ne sont, en effet, que les êtres vivants stationnaires qui ont pour aliment ce dont ils sont sortis) ; comme, en outre, un corps ne peut posséder une âme et une intelligence capable de juger, sans posséder la sensation, du moins quand il s’agit d’un être non stationnaire tout en étant engendré (car à quoi lui servirait cet intellect ? Ce devrait être un avantage soit pour son âme, soit pour son corps. Mais, en fait, ce ne serait ni l’un, ni l’autre, car l’âme n’en pensera pas plus, et le corps n’en existera pas mieux pour cela), il en résulte qu’aucun corps non stationnaire ne possède une âme, sans posséder la sensation.

Mais si le corps a la sensation, il doit être nécessairement simple ou composé. Or il ne peut être simple, car alors il ne possèderait pas le toucher, dont la possession est pourtant indispensable. Ce dernier point est évident en vertu des considérations suivantes. Puisque l’animal, en effet, est un corps animé, que tout corps est tangible, et qu’est tangible ce qui est sensible au toucher, il est nécessaire aussi que le corps de l’animal ait la sensibilité tactile, si l’animal doit assurer sa conservation. Car les autres sens, c’est-à-dire l’odorat, la vue, l’ouïe, s’exercent par des intermédiaires autres que les organes sensoriels eux-mêmes ; mais si, là où il y a contact immédiat, l’animal n’a pas la sensation, il ne sera pas capable d’éviter certains objets, ni d’appréhender les autres. Et s’il en est ainsi, l’animal sera dans l’impossibilité d’assurer sa conservation.

C’est pourquoi le goût, lui aussi, est comme une sorte de toucher ; il est le sens de la nourriture, et la nourriture, c’est le corps tangible. Au contraire, le son, la couleur et l’odeur ne nourrissent, ni ne produisent accroissement ou décroissement. Il en résulte nécessairement que le goût est une espèce de toucher, parce qu’il est le sens du tangible et du nutritif.

Ces deux sens sont donc indispensables à l’animal, et il est clair qu’il n’est pas possible que, sans le toucher, l’animal existe. Quant aux autres sens, ils sont seulement en vue du bien-être, et il n’est pas nécessaire dès lors qu’ils appartiennent à n’importe quel genre d’animaux, mais seulement à quelques-uns d’entre eux, je veux dire à ceux qui possèdent le mouvement de progression. Car si l’animal de ce genre doit assurer sa conservation, il faut qu’il perçoive non seulement par le contact immédiat, mais encore à distance. Ce sera possible s’il peut sentir par un intermédiaire, cet intermédiaire étant affecté et mû sous l’action du sensible, et l’animal lui-même sous l’action de cet intermédiaire.

De même, en effet que, dans le mouvement local, le moteur produit un changement jusqu’à une certaine limite ; que ce qui imprime une impulsion rend une autre chose capable d’en imprimer à son tour une autre, et que le mouvement se transmet ainsi à travers un intermédiaire ; qu’en outre, le moteur premier meut et imprime une impulsion sans en subir une lui-même, tandis que le moteur dernier subit l’impulsion sans en imprimer une autre, l’intermédiaire étant à la fis l’un et l’autre ; [435a] qu’enfin les intermédiaires sont nombreux ; de même en a est-il dans le cas de l’altération, avec cette exception toutefois que l’altération se produit, le sujet demeurant dans le même lieu. Par exemple, si on a enfoncé un sceau dans de la cire, la cire n’a été mue que jusqu’au point où on a enfoncé le sceau ; par contre, la pierre ne l’est nullement, tandis que l’eau le serait jusqu’à une grande distance. Quant à l’air c’est au plus haut degré qu’il est mobile, actif et passif, pourvu qu’il demeure stable et un.

Aussi, pour en venir à la réflexion de la lumière, est-il préférable, au lieu de supposer que la vision sort de l’oeil et est réfléchie, de dire que l’air subit sous l’action de la forme et de la couleur aussi longtemps qu’il reste un. Or, sur une surface lisse, il est un : c’est pour quoi, à son tour, cet air meut l’organe de la vue, comme si le sceau imprimé dans la cire se transmettait jusqu’à la limite opposée de celle-ci.


Chapitre 13

313 Il est clair que le corps de l’animal ne peut être simple, je veux dire formé exclusivement, par exemple, de feu ou d’air. A défaut du toucher, en effet, l’animal ne peut posséder aucun autre sens, tout corps animé étant doué de sensibilité tactile, ainsi que nous l’avons dit Maintenant, les autres éléments, à l’exception de la terre peuvent sans doute devenir des organes sensoriels. Mais tous ces organes, c’est en percevant par autre chose qu’eux-mêmes qu’ils produisent la sensation, c’est-à-dire par le moyen des intermédiaires. Au lieu que le toucher s’exerce par le contact des sensibles eux-mêmes, et c’est d’ailleurs de ce fait qu’il tire son nom. Il est vrai que les autres organes sensoriels perçoivent aussi par contact, mais ce contact a lieu par l’intermédiaire d’une autre chose que l’organe lui-même : le toucher seul, dans l’opinion commune, sent par lui-même. Il en résulte qu’aucun corps d’animal ne saurait être constitué d’éléments tels que ceux-là.

Il ne pourrait non plus l’être de terre, car le toucher est une sorte de médium entre les tangibles, et son organe est susceptible de recevoir non seulement toutes les différences spécifiques de la terre, niais aussi le chaud, le froid et toutes les autres qualités tangibles. Et la raison pour laquelle nous ne sentons pas par les os, les cheveux et les parties corporelles de ce genre, c’est qu’ils sont [435b] formés seulement de terre. Et c’est aussi pour la même raison que les plantes n’ont aucune sensation : elles sont formées principalement de terre. Or, sans le toucher, il ne peut y avoir aucun autre sens, et l’organe du toucher n’est formé ni de terre, ni d’aucun autre élément pris isolément.

Il est, par suite, évidemment nécessaire que le toucher soit le seul sens dont la privation entraîne la mort de l’animal. En effet, il n’est ni possible de le posséder sans être un animal, ni nécessaire, pour être un animal, d’en posséder un autre que celui-là. Et c’est aussi pourquoi les autres sensibles, j ‘entends la couleur, le son et l’odeur, ne peuvent, par leur excès, détruire que les organes sensoriels, et non pas l’animal lui-même (sinon par accident : si, par exemple, en même temps que le son, une poussée ou un choc se produit, ou, encore, si, sous l’action des choses visibles ou de l’odeur d’autres choses se mettent en mouvement, qui détruisent par leur con tact). De même, la saveur, c’est seulement en tant qu’il lui arrive d’être en même temps tactile, qu’elle est destructive. Par contre, l’excès des tangibles, tels que du chaud, du froid ou du dur, anéantit l’animal lui-même l’excès de tout sensible anéantissant l’organe sensoriel, il en résulte que l’excès du tangible détruit le toucher, sens par lequel nous avons défini la vie car nous avons démontré que, sans le toucher, il est impossible pour l’animal d’exister. C’est pourquoi l’excès des tangibles détruit non seulement l’organe sensoriel, mais encore l’animal lui-même, attendu que c’est le seul sens que l’animal possède nécessairement.

Quant aux autres sens, l’animal les possède, comme nous l’avons dit non pas en vue de l’être, mais en vue du bien-être : telle est la vue, qui, puisque l’animal vit dans l’air, dans l’eau, et, d’une manière générale, dans la transparence, lui sert pour voir ; le goût, c’est en raison de l’agréable et du pénible, afin que l’animal perçoive ces qualités dans la nourriture, les désire et se meuve ; l’ouïe, c’est pour lui permettre de recevoir quelque communication, et la langue, enfin, pour qu’il puisse communiquer avec les autres.





Aristote de Anima 310