I pars (Drioux 1852) Qu.90 a.4


QUESTION XCI. : DE LA PRODUCTION DU CORPS DU PREMIER HOMME.


Après avoir parlé do la création de l'âme, nous avons à nous occuper de la production du corps du premier homme. —Acel égard quatre questions se présentent concernant: l°La matière dont il a été fait ; — 2° L'auteur par qui il a été fait; — 3° La disposition qu'il a reçue primitivement; — 4° Le mode et l'ordre de sa production.

ARTICLE I. — le corps du premier homme a-t-il été fait du limon de la terre (2)?


(2) Cet article est une réfutation des origénistes, qui prétendaient que ces paroles de la Genèse devaient s'entendre dans un sens allégorique et qu'on ne devait pas les prendre dans leur sens propre.

Objections: 1.. Il semble que le corps du premier homme n'ait pas été fait du limon de la terre. Car il faut une plus grande puissance pour faire quelque chose de rien que pour le faire de quelque chose, parce que le non-être est plus éloigné de l'acte que l'être en puissance. Or, l'homme étant la plus noble des créatures inférieures, il a été convenable que Dieu déployât sa puissance tout particulièrement dans la production de son corps. Il n'a donc pas dû le faire du limon de la terre, mais de rien.

2.. Les corps célestes sont plus nobles que les corps terrestres. Or, le corps humain a plus de noblesse encore, puisqu'il est perfectionné par la forme la plus noble qui est l'âme raisonnable. Il n'a donc pas dù être fait de la matière des corps terrestres, mais plutôt de la matière des corps célestes.

3.. Le feu et l'air sont des corps plus nobles que la terre et l'eau, comme on le voit par leur subtilité. Puisque le corps humain est le plus noble, il a donc dû être formé de feu et d'air plutôt que du limon de la terre.

4.. Le corps humain est composé des quatre éléments. Il n'a donc pas été fait du limon de la terre, mais de tous les éléments.


Mais c'est le contraire. Il est dit dans la Genèse (Gen. n, 7) : Dieu a formé l'homme du limon de ta terre.

CONCLUSION. — Quoique l'homme en sa qualité d'être intermédiaire entre les créatures spirituelles et les substances corporelles ait un corps composé des quatre éléments, cependant on dit spécialement qu'il a été formé du limon de la terre, c'est-à-dire d'un mélange de terre et d'eau, parce que la terre et l'eau sont les deux éléments qui prédominent dans la constitution de son corps.

Il faut répondre que Dieu étant parfait dans ses oeuvres, il adonné à toutes ses créatures la perfection qui leur est propre, suivant ces paroles du Deutéronomc (Dent, xxxii, i) : Les oeuvres de Dieu sont parfaites. Dieu est lui-même absolument parfait, parce qu'il possède préalablement en lui toutes choses, non par manière de composition, mais d'une façon simple et une, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 5), au point que les effets les plus divers préexistent en lui comme dans leur cause unique et toute-puissante. Les anges ont quelque chose de cette perfection dans le sens que leur connaissance embrasse tous les êtres que Dieu a produits dans la nature au moyen de formes diverses. L'homme aussi y participe, mais d'une manière bien inférieure, car il ne possède pas naturellement la connaissance de tout ce qui existe dans la nature. Il est pour ainsi dire un composé de tous les êtres. Ainsi il a une âme raisonnable qui est du genre des substances spirituelles -, il ressemble aux corps célestes en ce qu'il est éloigné de l'action des contraires par sa grande égalité de complexion. Sa substance comprend les éléments de telle sorte que les éléments supérieurs, c'est-à-dire le feu et l'air, ont en lui une action prédominante', parce que la vie consiste principalement dans la chaleur qui est le feu et dans l'humidité qui appartient à l'air. Mais les éléments intérieurs y occupent le plus de place. Car si ces éléments n'étaient pas plus abondants, comme ils ont moins de vertu, il n'y aurait pas égalité dans les proportions. C'est parce que les éléments inférieurs sont dans l'homme en plus grande quantité qu'on dit que son corps a été formé du limon de la terre, parce que le limon est de la terre détrempée d'eau. On dit aussi que l'homme est un petit monde (1), parce que toutes les créatures se retrouvent pour ainsi dire en lui.

(1) Cette expression était le mot favori des pythagoriciens.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la toute-puissance de Dieu s'est manifestée dans le corps de l'homme, puisqu'il en a créé la matière. Le corps humain devait d'ailleurs être formé des quatre éléments, afin que l'homme eût quelque chose de commun avec les corps inférieurs, et qu'il tînt une sorte de milieu entre les substances spirituelles et les substances corporelles.

2. 11 faut répondre au second, que quoique le corps céleste soit absolument plus noble que le corps terrestre, cependant pour les fonctions de l'âme raisonnable il eût été moins convenable. Car l'âme raisonnable reçoit en quelque sorte ses connaissances par les sens, et les organes ne pouvaient être formés avec le corps céleste, puisque ce corps est impassible. On ne doit pas non plus dire avec certains philosophes qu'il entre matériellement dans la composition du corps humain quelque chose de la cinquième essence (1) , et admettre d'après cela que l'àme est ainsi unie au corps par le moyen d'une certaine lumière. Car 1° il est faux que la lumière soit un corps comme ils le prétendent ; 2" il est impossible de séparer quelque chose de la cinquième essence ou du corps céleste et de la mêler avec les autres éléments, parce que le corps céleste est impassible. Il n'a donc pu entrer dans la composition des corps mixtes que par l'effet de sa vertu (2).

(1) La quintessence, qui entrait dans la coin-position des corps célestes, qu'on croyait incorruptibles.

(2) Ou par l'influence qu'il a exercée sur eux.

3. Il faut répondre au troisième, que si le feu et l'air, qui sont les éléments les plus énergiques , prédominaient encore par la quantité dans la composition du corps humain, ils absorberaient absolument les autres, et on ne pourrait obtenir cette égalité dans les proportions qui est nécessaire dans la formation du corps pour qu'il y ait de la justesse dans le sens du tact qui est la base de tous les autres sens. Car il faut que l'organe d'un sens quelconque ne possède pas en acte les contraires des choses que le sens doit percevoir, mais qu'il ne les possède qu'en puissance. Ainsi il faut ou que l'organe n'ait absolument aucun de ces contraires, comme la pupille qui n'est pas colorée afin d'être apte à voir toutes les couleurs, ce qui ne peut avoir lieu dans l'organe du tact, puisqu'il est composé des éléments dont le tact perçoit les qualités, ou bien il faut que l'organe tienne le milieu entre les contraires, comme il est nécessaire au tact, parce que ce qui est intermédiaire se trouve en puissance par rapport aux extrêmes.

4. Il faut répondre au quatrième, que dans le limon il y ala terre et l'eau, qui par leur mélange forment une espèce de boue. L'Ecriture n'a pas fait mention des autres éléments, soit parce qu'ils sont en moins grande quantité dans le corps de l'homme, comme nous l'avons dit (in corp. art.), soit parce que dans tout le récit de la création elle n'a jamais parlé du feu et de l'air qui ne tombent pas sous les sens du vulgaire, comme la terre et l'eau. On conçoit que Moïse n'en ait rien dit parce qu'il s'adressait à un peuple très-grossier.

ARTICLE II — le corps humain a-t-il été produit par dieu immédiatement (3)?


(3) Dieu n'a pas seulement créé l'àme, mais il a encore créé le corps de l'homme; c'est ce que la foi nous apprend, contrairement aux rêves des incrédules qui veulent ne voir dans l'homme qu'une production de la terre ou la transformation de je ne sais quel animal qui, par suite de différentes métamorphoses, se serait trouvé avec toutes les facultés dont nous jouissons.

Objections: 1.. Il semble que le corps humain n'ait pas été produit par Dieu immédiatement. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. m, cap. 4) que Dieu a disposé par les anges des créatures corporelles. Or, le corps humain a été formé de la matière corporelle, comme nousl'avons dit (art. préc). Il a donc dù être produit par l'intermédiaire des anges et non pas immédiatement par Dieu.

2.. Ce qu'une puissance créée peut faire il n'est pas nécessaire que Dieu le produise immédiatement. Or, le corps humain peut être produit par lavertu des corps célestes. Car il y a des animaux qui naissent de la putréfaction par suite de l'action de ces corps. Et Albumasar dit que les hommes ne sont pas engendrés dans les lieux où il y a une chaleur ou un froid excessifs, et qu'ils ne naissent que dans les régions tempérées. Il n'a donc pas fallu que le corps fût immédiatement formé par Dieu.

(4) Ce savant, né à Balscb dans le Khoraçan, eu 80G, se livra à l'élude des sciences exactes, de l'astronomie et de l'astrologie, et fut en grande réputation parmi les Arabes.

3.. Un être ne vient d'une matière corporelle que par la transformation de cette matière. Or, toute transformation corporelle résulte du mouvement du corps céleste qui est le premier de tous les mouvements. Le corps humain ayant été produit de la matière corporelle, il semble donc que le corps céleste ait contribué à sa formation.

4.. Saint Augustin dit (Sup. Gen. lib. vu, cap. 24) que le corps de l'homme a été fait virtuellement parmi les oeuvres des six jours de la création, c'est-à-dire que Dieu a placé dans les êtres matériels le principe causateur de son existence et que ce n'est qu'ensuite qu'il a réellement existé. Or, ce qui préexiste virtuellement dans une créature corporelle peut être produit par une puissance de même nature. Doncle corps humain aété produit par une puissance créée et non par Dieu immédiatement.


Mais c'est le contraire. Il est dit dans l'Ecclésiastique (Eccles. xvii, \) : Dieu créa l'homme de terre.

CONCLUSION. — Puisque dans la formation primitive du monde il n'y a eu préalablement aucun corps humain capable d'engendrer par sa vertu un autre corps de même espèce que lui, il a fallu que le corps du premier homme fût immédiatement formé par Dieu.

Il faut répondre que le corps du premier homme n'a pu être formé par une puissance créée quelconque, mais qu'il a été immédiatement produit par Dieu. A la vérité il y a des philosophes qui ont prétendu que les formes qui sont dans la matière corporelle proviennent de certaines formes immatérielles. Mais Aristote réfute cette opinion (Met. lib. vu. text. 26, 27 et 32), en disant qu'il n'est pas dans la nature des formes d'être faites ou produites, et que cela n'appartient qu'aux choses composées (quest. xlv, art. 4 ; quest. lxv, art. 4, et quest. xc, art. 2). Et comme l'agent doit être semblable à ce qu'il fait, il n'est pas convenable que la forme pure qui est sans matière produise la forme qui est dans la matière et qui n'a pas d'autre cause que le composé lui-même. Il faut donc que la forme qui est dans la matière soit cause delà forme qui doit être dans la matière, comme le composé est engendré par le composé. Or, Dieu, quoiqu'il soit absolument immatériel, est le seul être qui puisse par sa puissance produire la matière en la créant ; par conséquent il n'y a que lui à qui il appartienne de produire la forme dans la matière sans le secours d'une forme matérielle préexistante. C'est pourquoi les anges ne peuvent transformer les corps en leur donnant une forme quelconque, s'ils n'emploient les semences, comme dit saint Augustin (De Trin. lib. m, cap. 9), nécessaires à la production de cet effet. Ainsi, comme il n'y avait pas préalablement de corps humain capable de produire par voie de génération son semblable, il a fallu que le corps du premier homme fût formé par Dieu immédiatement.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique les anges soient les ministres de Dieu pour beaucoup de choses qui se rapportent au corps, Dieu fait néanmoins dans les créatures matérielles des choses que les anges ne peuvent faire d'aucune manière. Ainsi, par exemple, il ressuscite les morts et rend la vue aux aveugles. C'est par cette même puissance qu'il a formé du limon de la terre le corps du premier homme. Il peut se faire cependant que dans cette action les anges aient été employés par Dieu à quelque chose, comme ils le seront d'ailleurs à la résurrection générale, lorsqu'ils recueilleront les cendres des morts.

2. Il faut répondre au second, que les animaux parfaits qui sont engendrés séminalcment ne peuvent pas l'être par la seule vertu du corps céleste, comme le suppose Avicenne, quoique cette vertu coopère naturellement à leur reproduction, ce qu'indique Aristote quand il dit que la matière et le soleil concourent à la génération de l'homme par l'homme. C'est pourquoi il faut une température modérée pour la reproduction de l'homme et des autres animaux parfaits. Mais la vertu du corps céleste suffit à la génération de certains animaux imparfaits que la matière est disposée à produire. Car il est évident qu'il faut plus de choses pour produire ce qui est parfait que ce qui est imparfait.

3. Il faut répondre au troisième, que le mouvement du ciel est cause des transformations naturelles, mais non des transformations qui sontendehors deslois de la nature et qui ne peuvent s'opérer que parla puissance de Dieu, comme ressusciter les morts, rendre la vue aux aveugles. Or, la formation de l'homme du limon de la terre est une opération analogue à ces dernières.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on dit qu'une chose préexiste virtuellement dans les créatures des deux manières : 1° activement et passivement quand cette chose peut non-seulement être l'aile d'une matière préexistante, mais qu'elle peut encore être produite par une créature qui préexiste elle-même; 2" passivement quand Dieu seul peut la l'aire en se servant de la matière qui préexiste. Et c'est ainsi que saint Augustin entend que le corps de l'homme a virtuellement préexisté dans les oeuvres des six jours.

ARTICLE III. — le corps de l'homme a-t-il reçu une disposition convenable (1)?


(1) Tous les savants anciens et modernes qui jnt étudié la structure du corps humain ont été émerveillés de la sagesse et de L'intelligence qui brillent dans l'ordonnance de ses parties.

Objections: 1.. Il semble que le corps de l'homme n'ait pas reçu une disposition convenable. Car l'homme étant le plus noble des animaux, son corps a dû être parfaitement disposé pour tout ce qui est propre à l'animal, c'est-à-dire pour les sens et le mouvement. Or, il y a des animaux qui ont des sens plus parfaits cpie ceux de l'homme et dont les mouvements sont plus rapides. Ainsi les chiens ont l'odorat meilleur et les oiseaux se meuvent plus vite. Donc le corps de l'homme n'est pas convenablement disposé.

2.. L'être parfait est celui auquel rien ne manque. Or, le corps humain manque de beaucoup plus de choses que les corps des animaux qui sont vêtus et qui ont des armes naturelles pour se défendre, coque n'a pas l'homme. Donc le corps humain est disposé très-imparfaitement.

3.. L'homme diffère plus des plantes que des animaux. Or, les plantes sont droites, tandis que les animaux sont penchés vers la terre. Donc l'homme n'aurait pas dû être droit.


Mais c'est le contraire. Il est écrit (Eccles, vu, 30) : Dieu a fait l'homme d'une manière parfaite.

CONCLUSION. — Tout artisan ayant pour but de donner à ce qu'il l'ait la meilleure disposition relativement à la fin qu'il se propose, on dit donc avec raison que le corps a reçu de Dieu son auteur, non la disposition la plus parfaite absolument, mais celle qui convenait le mieux à l'àme raisonnable cl à ses fonctions.

Il faut répondre que toutes les choses naturelles sont des effets de l'art divin, et que par conséquent elles sont en quelque sorte des oeuvres d'art produites par Dieu lui-même. Or, tout artisan cherche à donner à son oeuvre la meilleure disposition, non pas absolument parlant, mais relativement à la liii qu'il veut atteindre. Si cette disposition a en soi quelque défaut, l'artisan ne s'en met pas trop en peine. Ainsi, par exemple, celui qui fait une scie pour couper la fait de fer afin qu'elle soit apte à remplir son but. Il ne songe pas à la faire de verre, quoique le verre soit plus beau que le 1er, parce que cette beauté la rendrait incapable du but qu'il se propose. Dieu a donc donné à toutes les choses matérielles la meilleure disposition, non absolument parlant, mais relativement à la lin qui leur est propre. C'est ce qui l'ait dire à Aristote (Phys. lib. n, text. 74) que ce qui existe est ce qu'il v a de mieux, non absolument mais par rapport à la substance de chaque chose. Or, la fin la plus prochaine du corps humain est l'âme raisonnable et ses opérations. Caria matière existe pour la forme, et les instruments pour les actions de l'agent. Je dis donc que Dieu a donné au corps humain la disposition la plus convenable pour sa forme et ses opérations. Et s'il semble qu'il y ait quelque défaut dans la disposition du corps humain il l'autobserver que ce défaut estime conséquence nécessaire de la matière dont le corps doit être composé pour qu'il y ait proportion entre lui etl'âme et ses opérations.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le tact qui est la base des autres sens est plus parfait dans l'homme que dans les autres animaux. C'est pourquoi il a fallu que l'homme eût une complexion moins extrême. L'homme l'emporte encore sur les autres animaux relativement aux puissances sensitives intérieures, comme nous l'avons prouvé (quest. i.xxvhi, art. 4). Mais il était nécessaire que par rapport à quelques sens extérieurs l'homme fût plus imparfait qu'eux. Ainsi il a l'odorat moins délicat, parce qu'il était nécessaire que relativement à son corps il eût le cerveau plus développé, soit pour donner plus de liberté aux fonctions des puissances sensitives intérieures qui sont nécessaires à l'action même de l'intellect, comme nous l'avons dit (quest. i.xxxiv, art. 7), soit pour que la fraîcheur du cerveau tempérât la chaleur du coeur qui doit être excessive dans l'homme parce que sataille est droite. Or, la grandeur du cerveau est, en raison de son humidité, un obstacle à l'odorat qui demande de la sécheresse. On peut donner une raison semblable de ce que les animaux ont une vue, une ouïe meilleures que l'homme. C'est que ces sens ne peuvent se développer aussi parfaitement en nous en raison de l'égalité parfaite de notre complexion. C'est aussi pour le même motif que les animaux sont plus rapides que l'homme; car ce qui fait obstacle dans l'homme à cet excès de-rapidité c'est l'égalité de sa complexion.

2. Il faut répondre au second, que les cornes, les ongles qui sont les armes de certains animaux, l'épaisseur de la peau et la multitude des poils et des plumes qui les couvrent sont une preuve de l'abondance de l'élément terrestre. Cette abondance répugne à l'égalité et à la délicatesse de la complexion humaine, et c'est pour cela que l'homme n'a rien de semblable. Mais au lieu de toutes ces choses il a la raison et des mains par lesquelles il peut se procurer d'une foule de manières des armes, des vêtements et d'autres choses nécessaires à la vie. C'est ce qui fait dire à Aristote [De anima, lib. m, text. 38) que les mains sont l'organe des organes. Et il était plus convenable pour la nature raisonnable qui a des pensées à l'infini d'avoir la faculté de se procurer ainsi une infinité d'instruments.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il était convenable que l'homme eût la stature droite (1) pour quatre raisons : 1° Parce que les sens ont été donnés à l'homme non-seulement pour se procurer les choses nécessaires à la vie à la façon des autres animaux, mais encore pour connaître. C'est pourquoi les autres animaux ne trouvent de jouissances dans les choses sensibles qu'autant qu'ils mangent ou qu'ils se reproduisent, tandis que l'homme se délecte à la vue delà beauté des objets extérieurs qui le frappent. Et comme les sens existent principalement dans la tête, les animaux ont la tête penchée vers la terre pour y chercher leur nourriture et se la procurer, tandis que l'homme se tient debout afin que par les sens, et spécialement par la vue qui est le plus délicat et qui saisit dans les objets le plus de nuances distinctes, il puisse librement percevoir de tous les côtés tout ce qu'il y a de sensible, soit parmi les choses célestes, soit parmi les choses terrestres, et qu'il recueille ainsi dans ces régions ce qu'il y a de vérité pour l'intelligence. 2" Pour que les puissances intérieures exercent plus librement leurs opérations, puisque le cerveau où elles s'accomplissent n'est pas déprimé, mais qu'il est élevé au-dessus de toutes les parties du corps. 3° Parce que si l'homme était courbé à la façon des animaux, il faudrait que ses mains lui servissent de pieds de devant, et il ne pourrait plus les employer à tous les usages auxquels elles lui servent. 4° Parce que s'il était courbé et que ses mains devinssent ses pieds de devant, il faudrait qu'il prît sa nourriture avec sa bouche. Il aurait donc les mâchoires allongées, les lèvres dures et épaisses, la langue très-rude pour n'être pas blessé par les choses exteriores, comme il arrive d'ailleurs chez les autres animaux. Cette disposition empêcherait absolument la parole qui est l'oeuvre propre de la raison. — Néanmoins l'homme, par sa stature droite, élevée, diffère encore plus des plantes que des animaux. Car sa partie supérieure ou sa tête est tournée verslapartie supérieure du monde, et sa partie inférieure vers la partie inférieure. Il est donc parfaitement disposé relativement à la disposition de l'univers lui-même. Les plantes au contraire ont leur partie supérieure, c'est-à-dire leurs racines, tournée vers la partie inférieure du monde, et la partie inférieure vers la partie supérieure. Mais les animaux tiennent le milieu. Car la partie supérieure de l'animal est celle par laquelle il prend de la nourriture, et la partie inférieure celle par laquelle il rejette le superflu.

(1) On pont voir les magnifiques développements qui so trouvent à ce sujet dans Cicéron, dans Ovide, dans Lactance, et en général dans tous les orateurs chrétiens.


ARTICLE IV. — l'écriture rapporte-t-elle en termes convenables la production du corps humain (1)?


(1) Cet article a pour but de Justifier le texte de la Bible jusque dans ses moindres détails. Saint Thomas a déjà composé un article semblable après son explication de l'oeuvre des six jours ',Voy. quest. Lxxiv, art. 5).

Objections: 1.. Il semble que l'Ecriture rapporte mal la production du corps humain. Car Dieu a fait le corps humain aussi bien que toutes les autres oeuvres des six jours. Or, en parlant des autres oeuvres il est dit : Dieu dit que telle chose soit, et la chose fut. L'Ecriture aurait donc dù dire la même chose de la production du corps humain.

2.. Le corps humain a été produit par Dieu immédiatement, comme nous l'avons dit (art. 2). Il n'est donc pas convenable de lui faire dire : faisons Vhomme.

3.. La forme du corps humain est l'âme elle-même qui est le souille de vie. C'est donc à tort qu'après avoir dit : Dieu forma Vhomme du limon de la terre, l'Ecriture ajoute : et il souffla sur son visage le souffle de la vie.

4.. L'âme qui est le souffle de la vie est dans tout le corps et principalement dans le coeur. Il n'aurait donc pas fallu dire que Dieu souffla sur la face de Vhomme le souffle de la vie.

5.. La différence des sexes se rapporte au corps tandis que l'image de Dieu est empreinte dans l'âme. Or, d'après saint Augustin l'âme n'a pas été faite avant le corps. Après avoir dit que Dieu a fait l'homme à son image, il n'était donc pas convenable d'ajouter qu'il les a faits mâle et femelle.



Mais c'est le contraire, Mais l'autorité de l'Ecriture est là pour établir le contraire (2).

(2) Si le texte de l'Ecriture a prêté à quelques objections de la part des incrédules, \oycz les beaux développements qu'il a fournis aux l'ère; de l'Eglise. Le P. Petau les rapporte (De opere sextidiei, lib.ii,cap. i).

CONCLUSION. — Comme nous avo n l'habitude de faire avec plus de précaution et de zèle ce qui est l'objet de notre but principal, de même l'Ecriture s'est spécialement appliquée à décrire la production du corps de l'homme, parce que c'est à cause de lui que toutes les autres choses ont été faites.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. vi, cap. 12), l'homme ne l'emporte pas sur les autres êtres en ce que Dieu l'a fait tandis qu'il n'a pas fait le reste. Car il est écrit (Ps. ci, 20) : Les cieux sont les oeuvres de ses mains, et ailleurs (Ps. xciv, V>) : Ses mains ont fondé l'aride. Mais ce qui fait sa supériorité, c'est qu'il a été créé à l'image de Dieu. Toutefois en parlant de la production de l'homme, l'Ecri Iure emploie une locution spéciale pour montrer que les autres choses ont été faites à cause de lui. Car ce qui est l'objet de notre butprineipal, nous avons coutume de le faire avec plus de soin et de zèle.

2. Il faut répondre au second, qu'il ne faut pas croire que Dieu s'est adressé aux anges quand il adjt : faisons l'homme, comme quelques-uns ont eu Je tort de le penser. L'Ecriture s'est servie de cette expression pour désigner la pluralité des personnes divines (1), dont l'homme porte en lui l'image plus profondément empreinte que dans les autres créatures.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a des auteurs qui ont cru que le corps de l'homme avait été formé antérieurement d'une priorité de temps et que Dieu l'avait animé après l'avoir formé. Mais il est contraire à la perfection de la production primitive des êtres que Dieu ait fait le corps sans l'âme et l'âme sans le corps, puisque l'âme et le corps font également partie de la nature humaine. Il y aurait encore plus d'inconvénient â admettre que le corps a été fait avant l'âme, parce qu'il dépend d'elle, tandis quelàme ne dépend pas de lui. C'est pourquoi pour écarter cette opinion il y a des commentateurs qui ont dit que ces mots : Dieu forma l'homme, s'entendent de la production simultanée de l'âme et du corps, et que l'Ecriture a ajouté : que Dieu a soufflé sur sa face le souffle de vie pour indiquerla communication qu'il lui faisait de l'Esprit-Saint. C'est ainsi que le Seigneur a soufflé sur les apôtresen disant: Recevez l'Esprit-Saint (Joan, xx, 22). Mais, comme l'observe saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiii, cap. 24), les paroles mêmes de l'Ecriture sont en opposition avec ce commentaire. Car on lit immédiatement après ce que nous venons de citer : Et l'homme devint vivant et animé. Ce que l'apôtre saint Paul (I. Cor. xv) n'entend pas de la vie spirituelle, mais de la vie animale. 11 faut donc entendre par le souffle de vie l'âme, de telle sorte que quand il est dit : Dieu souffla sur sa face le souffle de vie, ces paroles ne sont que le développement de ce qui précède, car l'âme est la forme du corps.

(1) Otto interprétation est celle de tous les Pères et de tous les commentateurs. Ce qui prouve que Dieu ne s'est pas adressé aux anges, c'est que les anges n'ont pas avec lui une image commune. Aussi Moïse conclut : Dieu créa donc l'homme à son image.

4. Il faut répondre au quatrième, que les fonctions vitales se manifestent pl us particulièrement sur le visage de l'homme, parce que là est le siège des sens, et que c'est pour ce motif qu'il est dit que Dieu souffla sur la face de l'homme un souffle de vie.

5. Il faut répondre au cinquième, que d'après saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. iv, cap. 34) toutes les oeuvres des six jours ont été créées simultanément. Par conséquent, en disant que l'âme du premier homme a été faite simultanément avec les anges, il ne suppose pas qu'elle a été laite avant le sixième jour. Mais il prétend qu'elle a été faite en acte au sixième jour, tandis que le corps n'existait encore que virtuellement dans les causes appelées à le produire. Les autres docteurs disent au contraire que l'âme et le corps du premier homme ont été faits réellement au sixième jour.


QUESTION XCII. : DE LA PRODUCTION DE LA FEMME.


Après avoir parlé de la production du corps de l'homme, nous avons à nous occuper de la production de la femme. — A cet égard quatre questions se présentent : i- La femme aurait-elle dû être produite en même temps que tout le reste ? - 2° A-telle dù être faite de l'homme? — 3° Devait-elle être tirée de la cote de l'homme? — 4" A-t-elle été faite par Dieu immédiatement?

ARTICLE I. — LA FEMME A-T-ELLE DE ÊTRE PRODUITE EN MÊME TEMPS QUE TOUT LE RESTE DE LA CRÉATION (1)?


(1) Cet article est une réfutation indirecte de l'erreur des préadamilcs.

Objections: 1.. 11 semble que la femme n'ait pas dù être produite en même temps que le reste de la création. Car Aristote dit (De gen. animal, lib. n, cap. 3) que l'être féminin n'est que le mâle incomplet, occasionné (2). Or, rien de ce qui est occasionné et imparfait n'a dù exister dans la création primitive des êtres. Donc la femme n'a pas dù être produite dans cette création primitive.

(2) Nous n'avons pas trouvé d'expression française pour rendre l'expression latine correspondante mas QcefíSÍouíUvs.

2.. L'assujettissement et 1 infériorité sont une conséquence du péché. Car c'est après le péché qu'il a été dit à la femme [Gen. m, 16) : Tu seras sous la puissance de Vhomme. Et saint Grégoire dit De cur.past. part, n, cap. 6), que sans le péché nous serions tous égaux. Or, la femme est naturellement inférieure en puissance et en dignité à I homme, puisque l'agent est toujours plus noble que le patient, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 16). Donc la femme n'a pas dù être produite dans la création primitive des êtres avant le péché.

3.. On doit écarter les occasions de péché. Or, Dieu a prévu que la femme serait pour l'homme une occasion de péché. Il n'a donc pas dù la produire.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (Gen. n, 18) : // n'est pas bon que Vhomme soit seul, faisons-lui un aide semblable à lui.

CONCLUSION. — Puisque dès le commencement il a fallu donner à l'homme un aide pour qu'il put se perpétuer, la femme a donc dù être produite.

Il faut répondre que d'après l'Ecriture la femme était nécessaire à l'homme non pour l'aider dans ses travaux, comme l'ont prétendu quelques auteurs, puisqu'un homme trouverait sous ce rapport plus de secours dans un autre homme, mais pour l'oeuvre de la génération. Ce qui devient évident si l'on considère dans les êtres vivants leur mode de génération. En effet, il y a des êtres vivants qui n'ont pas en eux-mêmes la vertu active de la génération, mais qui sont engendrés par un agent d'une autre espèce. Telles sont les plante , tels sont les animaux qui ne sont pas engendrés senii-nalementef que la vertu active des corps célestes fait naître d une matière convenablement prédisposée (3). Il y en a d'autres qui ont tout à la fois la vertu active et passive de la génération. C'est ce qui a lieu dans les plantes qui portent semence et qui se reproduisent de cette manière. Et comme il n'y a pas dans les plantes de fonctions vitales plus nobles que celle de la génération, il est convenable qu'en tout temps la vertu active de la génération soit unie en elles à la vertu passive. Dans les animaux parfaits la vertu active de la génération existe dans le mâle et la vertu passive dans la femelle. Et parce qu'il y a dans la vie des animaux des fonctions plus nobles que celles de la génération, et cpie ces fonctions sont le but principal de leur existence, le mâle ne doit pas être constamment uni à la femelle, il ne l'est que dans le temps du coït. Alors il arrive que le mâle et la femelle ne font qu'un, comme dans les plantes la vertu active et la vertu passive sont constamment réunies, bien que dans toutes ce ne soit pas la même vertu qui prédomine. Or, l'homme a pour fin facto le plus noble de la vie, l'intelligence. C'est pourquoi Dieu a voulu établir une distinction plus profonde entre les sexes. A cet effet il a produit la femme à part, tout en voulant qu'elle ne fit qu'un avec l'homme pour l'oeuvre de la génération. C'est pourquoi immédiatement après l'avoir formée il adit (Gen. n, 24) -.lisseront deux dans une seule chair.

(3) On croyaitaîorsque le soleil était le principe actif qui produisait tous les insectes que l'on remarque dans la chair quand elle entre eu putréfaction.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que par rapport à la nature humaine en particulier, la femme est quelque chose d'imparfait, d'occasionné, parée que la vertu active du mâle a pour but de produire son semblable, c'est-à-dire un être parfait comme lui et qui soit du même sexe. Ainsi, d'après Aristote (De yen. animal, lib. iv, cap. 2), ce qui est cause :I)que le fruit est du sexe féminin, c'est la débilité de la vertu active du générateur, ou une indisposition quelconque de la matière, ou quelque transformation qui viendrait du dehors. Mais relativement à la nature en général la femme n'est pas un effet occasionné, puisque la nature a eu l'intention de la produire pour qu'elle serve à l'oeuvre de la génération. Car l'intention de la nature en général dépend de Dieu qui est son auteur. C'est pourquoi en formant l'univers il n'a pas seulement produit l'homme, mais encore la femme.

(1) Cette cause est profondément mystérieuse. La science moderne a la sagesse de ne pas chercher à la préciser, et c'est en cela que consiste son véritable progrès. Cependant voyez Mulier. Manuel de Physiologie (iom. II, p. 759).

2. II faut répondre au second, qu'il y a deux sortes d'assujettissement, l'un qui est servile, et il existe quand le maître se sert de son sujet pour son utilité propre-, celui-là n'a été introduit qu'après le péché; l'autre qui est le fondement de la société civile et domestique; il consiste en ce que le chef emploie ses sujets pour les faire travailler à leur propre bien, dans leur propre avantage ; celui-là aurait existé même avant le péché. Car il n'y auraitpas eu d'ordre dans la société humaine si les plus sages n'avaient pas été chargés de gouverner les autres. Ainsi lafemme s'est trouvée naturellement soumise en ce sens à l'homme, parce qu'il y a naturellement dans l'homme une raison plus ferme et plus éclairée. Nous verrons d'ailleurs (quest. xevi, art. 3) que l'état d'innocence n'eût pas empêché l'inégalité des conditions.

3. Il faut répondre au troisième, que si Dieu eut retranché du monde tout ce qui pouvait être pour l'homme une occasion de péché, le monde eût été Irès-imparfàit. Il n'a pas dù détruire un bien général pour éviter un mal particulier, surtout puisqu'il a assez de puissance pour tirer le bien du mal, quel qu'il soit.


I pars (Drioux 1852) Qu.90 a.4