I pars (Drioux 1852) Qu.63 a.7

ARTICLE VII. — l'ange le tlcs coupable parmi les anges prévaricateurs était-il le plus grand de tous les anges (3) ?


(3) Les Pères sont partagés sur cette question, Tertullicn (Cont. Marc. liv. Il, c. 10., Lactancc ílnst. liv. II, c. 8', saint Grégoire le Grand (Mot. liv. IV, c. 15 , le vénérable Bède (Comment. Job, ad'eap. XL1, Hugues de. Saint-Victor lSam. sent, tract. Il, cap. 4), Pierre Lombard (liv. II* dist. vij et la plupart des théologiens scolastiques sont du sentiment de saint Thomas.

Objections: 1.. Il semble que l'ange qui fut le plus coupable entre les anges prévaricateurs n'ait pas été le plus grand de tous les anges. Car il est dit dans Ezechiel (Ezech. xxviii, 14) : Fous étiez comme un chérubin qui étend ses ailes et qui protège les autres, je vous ai établi sur la montagne sainte de Dieu. Or, l'ordre des chérubins est au-dessous de celui des séraphins, d'après saint Denis (De coel. hier. cap. 6 et 7). Donc l'ange qui fut le plus coupable entre les anges prévaricateurs ne fut pas le plus grand de tous les anges.

2.. Dieu a créé la nature intellectuelle pour qu'elle arrive à la béatitude. Si donc l'ange qui était le premier de tous a péché, il suit de là que la pensée divine a été trompée dans la plus noble de ses créatures, ce qui répugne.

3.. Plus un être a d'inclination pour une chose, moins il est possible qu'il s'en écarte. Or, plus l'ange est élevé et plus il est fortement porté vers Dieu ; moins par conséquent ii peut s'écarter de lui par le péché. Ainsi il semble que l'ange qui a péché n'ait pas été le premier de tous, mais qu'il était du nombre des anges inférieurs.


Mais c'est le contraire. Car saint Grégoire dit (Hom. in EV 34) que le premier ange qui a péché était placé à la tête de toutes les cohortes célestes et qu'il surpassait tous les autres en lumière et en splendeur.

CONCLUSION. — Le péché de l'ange ayant été l'effet du libre arbitre, il est plus conforme à la raison que le premier des anges rebelles ait été le premier de tous les anges.

Il faut répondre que dans le péché il y a deux choses à considérer, l'inclination et le motif. — Si nous considérons dans les anges l'inclination qu'ils ont àpécher, il semble que ce soient plutôt les anges inférieurs que les anges supérieurs qui aient péché. C'est pourquoi saint Jean Damascène dit (De fid. orth. lib. h, cap. 4) que le plus grand de ceux qui ont péché présidait à l'ordre terrestre. Cette opinion semblé conforme à l'hypothèse des platoniciens que saint Augustin expose (De civ. Dei, lib. vu, cap. 6 et 7, et lib. x, cap. 9,10 et 11). Car ils disaient que tous les dieux étaient bons, mais que parmi les démons les uns étaient bons et les autres mauvais, donnant le nom de dieux aux substances intellectuelles qui sont au-dessus de l'orbite de la lune et réservant celui de démons pour les substances intellectuelles qui sont au-dessous, mais qui l'emportent toutefois sur les hommes dans l'ordre de la nature. On ne doit pas repousser cette opinion comme contraire à la foi ; parce que Dieu dirige touies les créatures corporelles au moyen de ses anges, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. m, cap. 4 et S). Par conséquent rien n'empêche de dire que la Providence a chargé les anges inférieurs de la direction des corps inférieurs, qu'elle a donné aux anges supérieurs la mission de régler les corps supérieurs, et qu'enfin elle a destiné les anges les plus élevés à se tenir près du trône de Dieu. C'est d'après ce sentiment que saint Jean Damascène dit que ceux qui sont tombés étaient du nombre des anges inférieurs. Tout en admettant que dans cet ordre il y a de bons anges qui ont persévéré. — Si on considère le motif, il a été plus puissant dans les anges supérieurs que dans les inférieurs. Car l'orgueil a été le péché des démons, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.). Et le motif cle l'orgueil a été la prééminence personnelle qui a été plus grande dans les anges supérieurs que dans les autres. C'est pourquoi saint Grégoire dit que celui qui a péché était le plus grand de tous. Ce qui rend ce sentiment le plus probable, c'est que le péché de l'ange n'est pas provenu de son inclination, mais uniquement de son libre arbitre. Par conséquent, il paraît qu'on doive s'arrêter davantage à la raison qui est tirée du motif. Cependant ce n'est pas à dire pour cela qu'on doive condamner l'autre opinion (1), parce que le chef des anges inférieurs peut bien avoir eu aussi un motif de pécher.

(1) Cette opinion est cette de saint Grégoire do Nysse, de saint Jean Damascène (lit). It, c. il, de Cassicn (Collect. vm, c. 8), mais elle est moins généralement admise que l'autre.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que par chérubin on entend la plénitude de la science, et par séraphin les ardeurs de l'amour qui embrase. Il est donc évident que les chérubins désignent la science qui peut exister avec le péché mortel. Mais les séraphins doivent leur nom à l'ardeur de la charité qui est incompatible avec ce péché. C'est pourquoi le premier ange prévaricateur a reçu le nom de chérubin et n'a pas été appelé séraphin.

2. Il faut répondre au second, que les desseins de Dieu ne sont trompés ni par rapport à ceux qui pèchent, ni par rapport à ceux qui sont sauvés. Car Dieu a connu à l'avance le sort de l'un et de l'autre, et tous les deux contribuent à sa gloire, puisqu'il sauve les uns par sa bonté, et qu'il punit les autres par sa justice. D'ailleurs la créature intelligente s'écarte de sa fin quand elle pèche, ce qui ne répugne pas dans la créature la plus élevée quelle qu'elle soit. Car toute créature intellectuelle a été créée par Dieu, de telle sorte qu'elle soit libre d'agir en vue de sa fin.

3. 11 faut répondre au troisième, que quelque inclination que l'ange le plus élevé ait eue pour le bien, cependant cette inclination ne lui imposait aucune contrainte. Il a donc pu par son libre arbitre ne pas la suivre.


ARTICLE VIII. — le péché du premier ange a-t-il été pour les autres une cause de péché (1)?


(1) Los théologiens ont vivement discuté cette question sur laquelle on ne trouve guère dans les Pères qu'une chose ; c'est la distinction qu'ils font entre Satan, Lucifer et ses démons. Ils sont unanimes à considérer le chef des anges déchus comme un être à part auquel tous les autres obéissent. Lactance établit même une différence entre la chute de ce chef et celle des anges inférieurs (Inst. liv. il, eh. 8, II, H) : mais sou sentiment n'a pas été suivi.

Objections: 1.. Il semble que le péché du premier ange infidèle n'ait pas été pour les autres une cause de péché. Car la cause est antérieure à l'effet. Or, tous ont péché simultanément, d'après saint Jean Damascènel [De fid. cath. lib. h, cap. 4). Donc le péché de l'un n'a pas été cause du péché des autres.

2.. Le premier péché de l'ange ne peut être que l'orgueil, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.). Or, l'orgueil cherche la prééminence, et il répugne plus à celui qui a ce sentiment de se soumettre à un inférieur qu'à un supérieur. Il ne semble donc pas que les démons aient péché parce qu'ils ont voulu se soumettre à l'un des anges supérieurs plutôt qu'à Dieu. Et cependant le péché d'un ange n'aurait été cause du péché des autres qu'autant qu'il les aurait amenés à se soumettre à lui. Par conséquent il ne paraît pas que le péché du premier ange ait été cause du péché des autres.

3.. C'est un plus grand péché de vouloir se soumettre à un autre contre Dieu que de vouloir commander à un autre dans le même but. Si le péché du premier ange avait été cause du péché des autres en engageant ceux-ci à se soumettre à lui, il s'ensuivrait que les anges inférieurs auraient péché plus grièvement que l'ange le plus élevé. Ce qui est contraire à ce que dit la glose sur ces paroles du Psalmiste (Psal, cm, 27) : Le dragon que vous avez formé, etc. « L'ange qui l'emportait sur tous les autres par sa nature est devenu le plus grand en malice. » Le péché du premier ange n'a donc pas été cause du péché des autres.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans l'Apocalypse que le dragon a exterminé après lui la troisième partie des étoiles (Apoc, xii, 4).

CONCLUSION. — Le péché du premier ange fut la cause du péché des autres anges ; ce n'est pas qu'il les ait contraints, mais il les a entraînés par sou exemple.

Il faut répondre que le péché du premier ange a été la cause du péché des autres : ce n'est pas toutefois qu'il les ait contraints, mais son exemple les a entraînés par manière d'exhortation. La preuve de ce fait c'est que tous les démons obéissent à ce chef, d'après ces paroles de Jésus-Christ (Matth, xxv, 41) : Allez, maudits, au feu éternel qui a été préparé au diable et à ses anges. Car la justice divine veut que celui qui se laisse entraîner par un autre dans le crime soit obligé de se soumettre à sa puissance dans le lieu du châtiment, selon' ces paroles de l'apôtre saint Pierre (II. Pet. h, 19) : faut que nous soyons esclaves de celui qui nous a vaincus.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique les démons aient péché en même temps, cependant le péché de l'un a pu être cause du péché des autres. Car l'ange n'a pas besoin d'un espace de temps quelconque pour choisir, pour exhorter et pour consentir, comme l'homme a besoin de délibérer pour faire son choix et donner son consentement, et comme il a besoin de parler pour exhorter, ce qui demande du temps pour chaque chose. Or, il est évident que l'homme, quand il a quelque chose dans le coeur, commence à parler au même instant. Et aussitôt que la parole est prononcée et qu'on en saisit le sens on peut donner immédiatement son assentiment à ce qu'elle exprime, comme on le voit surtout à l'égard des premiers principes que chacun admet dès qu'il les a entendus. Ainsi en faisant abstraction du temps que nous mettons à délibérer et à parler, à l'instant même où le premier ange a exprimé sa pensée dans son langage intellectuel, les autres anges ont pu y consentir.

2. Il faut répondre au second, que l'orgueilleux, toutes choses égales d'ailleurs, aime mieux obéir à un être supérieur qu'à un inférieur. Mais si sous l'autorité d'un inférieur il peut avoir plus de puissance que sous un supérieur, il aime mieux obéir à l'inférieur qu'au supérieur. Il n'est donc pas contraire à l'orgueil des démons qu'ils aient préféré la domination d'un être inférieur et qu'ils l'aient choisi pour chef et pour guide, de manière à arriver à la béatitude par les seules forces de leur nature, surtout quand on observe qu'ils étaient déjà soumis à ce premier ange dans l'ordre de la nature.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. lxii, art. 6), l'ange n'a rien qui entrave son activité ; il se porte selon toute l'énergie de sa nature vers l'objet qu'il choisit, qu'il soit bon ou qu'il soit mauvais. C'est pour cela que le premier ange ayant une puissance naturelle plus grande que les anges inférieurs, s'est aussi porté vers le mal avec une plus grande force. Et c'est ce qui a rendu sa malice plus grande.


Article IX. — v a-t-il eu autant d'anges pécheurs que d'anges fidèles (1)?


(1) Il y a des Pères qui ont cru que le tiers des anges était tombé, d'après nn passage de l'Apocalypse. Saint Augustin a été de ce sentiment.

Objections: 1.. Il semble qu'il y a eu plus d'anges pécheurs que d'anges fidèles, parce que, comme le dit Aristote (Eth. lib. 11, cap. 6), le mal se trouve clans beaucoup plus d'individus que le bien.

2.. L'innocence et le péché se trouvent de la même manière dans les anges et les hommes. Or, parmi les hommes il yen a beaucoup plus demauvaisque de bons, d'après ces paroles de l'Ecclésiaste (Ecoles. i,1S) : Le nombre des insensés est infini. Il y a donc eu également plus de mauvais anges que de bons.

3.. On distingue les anges d'après leurs personnes et les ordres auxquels ils appartiennent. S'il y a eu plus d'anges fidèles que d'anges pécheurs, il semble qu'il n'y ait pas eu des prévaricateurs dans chaque ordre.


Mais c'est le contraire. Car il est dit au livre des Rois (IV. Reg. vi, 16) : Il y en a plus avec nous qu'il n'y en a avec eux; ce qui s'entend des bons anges qui nous aident et des mauvais qui nous combattent.

CONCLUSION. —Il y a plus d'anges fidèles que d'anges pécheurs.

Il faut répondre qu'il y a eu plus d'anges Môles que d'anges pécheurs. Car le péché est contraire à l'inclination naturelle des anges, et ce qui est contraire à la nature n'existe que dans un petit nombre de sujets. Car la nature obtient, sinon toujours, du moins le plus souvent son effet.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote parle là des hommes qui se pervertissent ensuivant les jouissances sensuelles qui sont connues du plus grand nombre, et en s'écartant des biens rationnels que le plus petit nombre connaît. Comme dans les anges il n'y a qu'une nature intellectuelle, cette raison ne leur est donc pas applicable.

2. La réponse au second argument est par là même évidente.

3. Il faut répondre au troisième, que dans l'opinion de ceux qui prétendent que le diable appartenait à l'ordre inférieur des anges qui président aux choses terrestres, il est évident qu'il n'y a eu des prévaricateurs que dans l'ordre le plus infime et que les autres sont restés intacts. Mais dans l'opinion de ceux qui croient que le diable était de l'ordre le plus élevé, il est probable que dans tous les ordres il y a eu des défections et que les hommes sont appelés à remplir tous ces vides que les anges rebelles ont laissés (1). Dans ce sentiment on voit mieux la nature du libre arbitre qui peut être sus-, ceptible de se tourner au mal dans toute créature à quelque ordre qu'elle appartienne. Cependant il y a dans l'Écriture quelques ordres, comme les séraphins et les trônes, qui sont désignés par des noms qu'on n'attribue point aux démons, parce que ces noms expriment l'ardeur de la charité, la cohabitation avec Dieu, ce qui est incompatible avec le péché mortel. Mais on donne aux démons les noms de chérubins, de puissances et de principautés, parce que ces noms expriment la science et le pouvoir qui sont des attributs communs aux bons et aux méchants.

(1) C'est ce que disent saint Augustin 'Deciv. Dei, lib. xxii, cap. 1), saint Anselme (Cur Deus homo, lib. i, cap. 18', saint Isidore (De sum. bono, lib. i, cap. 12).


QUESTION LXIV. : DE LA PEINE DES DÉMONS.


Après avoir parlé de la faute, nous devons nous occuper de la peine des démons. — A cet égard nous avons à traiter de quatre choses : 1° De l'obscurcissement de leur intelligence.— 2° De l'obstination de leur volonté. — 3" De leur douleur. — 4° Du lieu de leur châtiment.

ARTICLE I. — l'intelligence du démon a-t-elle été obscurcie par la privation de la connaissance de toute vérité (2)?


(2) D'après l'Ecriture et la tradition, le démon est très-habile et très rusé clans les pièges qu'il tend à l'homme, ce qui suppose qu'il a conserve la perspicacité naturelle de son intelligence.

Objections: 1.. Il semble que l'intelligence des démons ait,été obscurcie par la privation de la connaissance de toute vérité. Car s'ils avaient la connaissance d'une vérité quelconque, ce serait surtout la connaissance d'eux-mêmes, c'est-à-dire qu'ils connaîtraient les substances intellectuelles. Orril ne leur est pas donné dans leur misère d'avoir cette connaissance. Car elle semble appartenir à la souveraine béatitude au point qu'il y a des auteurs qui ont fait consister le souverain bonheur de l'homme dans cette connaissance. Donc les démons sont privés de la connaissance de toute espèce de vérité.

2.. Ce qu'il y a dans la nature de plus évident semble être ce qu'il y a de plus manifeste pour les anges, qu'ils soient bons ou mauvais. Car s'il n'en est pas ainsi par rapport à nous, nous ne pouvons en accuser que la faiblesse de notre intelligence qui a toujours besoin de formes corporelles pour comprendre, comme l'oeil du hibou ne peut, en raison de sa faiblesse, supporter la lumière du soleil. Or, les démons ne peuvent connaître Dieu, qui est l'évidence même, puisqu'il est au sommet de la vérité. Car ils n'ont pas la pureté du coeur sans laquelle on ne peut le voir. Ils ne peuvent donc pas non plus connaître autre chose.

3.. Les anges, d'après saint Augustin [Sup. Gen. lib.iv, cap. 22), considèrent les choses de deux manières ; ils en ont une connaissance matutmale et une connaissance vospertinale. La connaissance matutinale ne peut exister dans les démons, car ils ne voient pas les choses dans le Verbe. Ils n'ont pas non plus la connaissance vespertinale, parce que cette connaissance consiste à rapporter à la gloire du Créateur les choses que l'on connaît. Car c'est ce qui fait qu'au soir succède le matin, comme dit la Genèse (Gen. 1). Donc les démons ne peuvent avoir aucune connaissance des choses.

4.. Les anges ont eonnu, dans leur condition, les mystères du royaume de Dieu, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad. litt. lib. v, cap. 19). Or, les démons ont été privés de cette connaissance ; car, comme le dit saint Paul : S'ils l'eussent connu, ils n'eussent pas crucifié Jésus-Christ le Seigneur de la gloire (I. Cor. h, 8). Donc, pour le même motif, ils ont été privés de la connaissance de toute autre vérité.

5.. Quiconque connaît une vérité la connaît naturellement, comme nous connaissons les premiers principes, ou bien il la tient d'un autre, comme ce que nous savons en l'apprenant, ou bien l'expérience la lui montre, comme ce que nous savons après l'avoir découvert. Or, les démons ne peuvent connaître la vérité par leur nature, puisqu'ils sont séparés des bons anges comme la lumière l'est des ténèbres, suivant saint Augustin (De civ. Dei, lib. xi, cap. 19 et 33), et que d'ailleurs, comme le dit saint Paul (Ephes. v) : c'est la lumière qui nous manifeste toutes choses. Ils ne connaissent rien non plus par révélation, c'est-à-dire ils n'apprennent rien des bons anges, puisque, selon l'Apôtre, il n'y a pas de rapport entre la lumière et les ténèbres (II. Cor. vi, 14). Ils ne connaissent pas non plus par l'expérience, car l'expérience vient des sens. Donc les anges ne connaissent la vérité d'aucune manière.


Mais c'est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que les démons ont reçu des dons qui ne leur ont point été retirés, mais qui sont toujours intacts et pleins d'éclat. Or, parmi ces dons naturels se trouve la connaissance de la vérité. Donc il y a dans les anges une certaine connaissance de la vérité.

CONCLUSION. — La connaissance naturelle n'a été ni détruite, ni affaiblie dans les anges pécheurs; mais la connaissance gratuite et spéculative qu'ils avaient des secrets de Dieu a été diminuée, et la connaissance affective qui les portait à l'amour de Dieu a été totalement anéantie.

Il faut répondre qu'il y a deux sortes de manières de connaître la vérité ; l'une qui vient de la grâce, l'autre qui vient de la nature. Celle qui vient de la grâce se divise encore en deux : l'une qui est purement spéculative et qui est l'effet de la révélation des secrets de Dieu ; l'autre qui est affective et qui produit l'amour divin. Cette dernière appartient, à proprement parler, au don de sagesse. La première de ces trois connaissances n'a été ni détruite, ni affaiblie dans les démons. Car elle est une conséquence de la nature de l'ange qui est par lui-même une intelligence ou un esprit. Par suite de la simplicité de son essence, on no peut pas soustraire quelque chose de sa nature et le punir en détruisant ainsi quelques-unes de ses facultés naturelles , comme on punit un homme en lui coupant une main, un pied ou un autre membre. C'est ce qui fait dire à saint Denis que dans les auges les dons naturels sont restés dans toute leur intégrité et que, par conséquent, leur connaissance naturelle n'a point été affaiblie. — La seconde espèce de connaissance qui vient de la grâce et qui est spéculative n'a pas été totalement détruite, mais elle a été affaiblie. Car Dieu ne leur révèle ses secrets qu'autant qu'il le faut, soit par l'intermédiaire de ses anges , soit par quelques-uns des effets temporels de sa toute-puissance, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. ix, cap. 21). Mais il ne les leur révèle pas comme aux anges eux-mêmes qui voient dans le Verbe beaucoup plu s de choses et qui les voient plus clairement. Quant à la troisième espèce de connaissance, ils en ont été absolument privés comme ils ont été privés de toute charité.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la félicité consiste dans la possession de ce qui est au-dessus de soi. Or, les substances spirituelles sont, dans l'ordre de la nature, au-dessus de nous. C'est pourquoi il peut y avoir pour l'homme une sorte de bonheur à les connaître, quoique sa félicité parfaite consiste à connaître la première substance, c'est-à-dire Dieu. Mais pour une substance spirituelle il est tout à fait naturel qu'elle connaisse les substances qui sont semblables à elle, comme il nous est naturel de connaître les choses sensibles. Et comme notre bonheur ne consiste pas dans la connaissance que nous avons de ces choses, de même la connaissance que les anges ont des substances spirituelles n'est pas non plus ce qui fait leur bonheur.     -

2. Il faut répondre au second, que ce qu'il y a dans la nature de plus évident est caché pour nous, parce que ces choses sont au-dessus de la portée de notre intelligence. Ce n'est donc pas seulement parce que nous ne comprenons les objets qu'autant qu'ils se présentent sous des images sensibles. Or, la substance divine ne surpasse pas seulement les forces de l'entendement humain, mais elle est également supérieure à l'intelligence des anges. C'est pourquoi l'ange ne peut pas naturellement connaître la substance de Dieu ; cependant il peut en avoir une notion plus élevée que l'homme en raison de la perfection de son entendement. C'est cette connaissance qui persévère dans les démons. Car quoique ces anges n'aient pas la pureté qui vient de la grâce, ils ont cependant la pureté de la nature qui suffit pour que l'on connaisse Dieu naturellement.

3. Il faut répondre au troisième, que la créature n'est que ténèbres comparativement à l'excellence de la lumière divine ; c'est pourquoi on donne le nom de vespertinale à la connaissance que la créature doit à sa propre nature. Car le soir est voisin des ténèbres; cependant il y a encore en lui de la lumière, puisque quand la lumière manque totalement, c'est la nuit. Ainsi la connaissance des choses dans leur propre nature quand elle se rapporte à la gloire du Créateur, comme dans les bons anges, a quelque chose de la lumière divine, et on peut l'appeler pour ce motif une connaissance vespertinale. Mais si on ne la rapporte pas à Dieu, comme dans les démons, on ne l'appelle pas vespertinale, mais nocturne. De là, on lit dans la Genèse que les ténèbres que Dieu sépara de la lumière reçurent le nom de nuit.

4. Il faut répondre au quatrième, que tous les anges ont connu de quelque manière, dès le commencement, le mystère du royaume de Dieu qui a été accompli par le Christ, surtout les anges bienheureux qui jouissent de la vision du Verbe dont les démons n'ont jamais joui. Cependant tous les anges ne l'ont pas connu parfaitement, ni d'une manière égale. C'est pourquoi les démons ont connu beaucoup moins parfaitement le mystère de l'Incarnation quand le Christ existait en ce monde ; car, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. ix, cap. 21), il ne le leur a pas fait connaître comme aux saints anges qui jouissent de l'éternelle participation du Verbe, mais il le leur a manifesté, comme aux êtres terrestres, par des effets temporels. Car s'ils avaient su certainement et parfaitement qu'il était le Fils de Dieu, et quels seraient les effets de sa passion , ils n'auraient pas voulu le faire crucifier (1).

(1) C'est ce que dit saint Paul (T. Cor. H, S).

5. Il faut répondre au cinquième, cpre les démons connaissent une chose de trois manières : 1° ils la connaissent par la perspicacité de leur nature, parce que, quoique leur intelligence ait été obscurcie par la privation de la lumière de la grâce, ils n'en sont pas moins éclairés par les lumières naturelles de leur entendement; 2" ils la connaissent parla révélation que leur en font les saints anges, parce que s'ils n'ont pas avec eux de rapports par suite de la conformité de leur volonté, ils en ont cependant par suite de la ressemblance de leur nature, et c'est ce qui leur permet de communiquer entre eux ; 3" ils la connaissent expérimentalement, ce qui ne signifie pas que les sens la leur font connaître, mais qu'à mesure qu'ils voient se réaliser ou s'objectiviser dans chaque objet l'image de l'espèce intelligible que Dieu a naturellement imprimée en eux, ils connaissent dans le présent ce qu'ils n'avaient pas su à l'avance dans l'avenir, comme nous l'avons dit en traitant de la connaissance des anges (quest. lvii, art. 3).


Article II.  —   LA VOLONTÉ DES DÉMONS EST-ELLE OBSTINÉE DANS LE MAL (1)?


(1) Origènc, égaré par les doctrines de Platon, a enseigné que la damnation des démons n'était pas éternelle. Ce sentiment a été condamné par le sixième concile général deConstantinople. Innocent III, dans le concile général de Latran, a renouvelé cette condamnation en ces termes : Credimus... quod Dei Filius J. C. iudicaturus est viros et mortuos redditurus singulis secundum opera sua tam reprobis quam electis... illi cum diabolo poenam perpetuam, isti cum Christo gloriam sempiternam.

Objections: 1.. Il semble que la volonté des démons ne soit pas obstinée dans le mal. Car le libre arbitre est une des facultés de la nature intellectuelle qui existe dans les démons. Or, le libre arbitre se rapporte par lui-même au bien avant de se rapporter au mal. Donc la volonté du démon n'est pas tellement obstinée dans le mal qu'elle ne puisse revenir au bien.

2.. La miséricorde divine qui est infinie est plus grande que la malice du démon qui est finie. Or, il n'y a personne qui ne puisse revenir du crime à l'innocence, si la miséricorde de Dieu l'aide. Donc les démons peuvent aussi revenir de l'état de péché à l'état de justice.

3.. Si la volonté du démon s'obstinait dans le péché, ce serait surtout dans le péché qu'il a commis dès le commencement. Or, ce péché, c'est-à-dire l'orgueil, n'existe plus maintenant dans les démons, puisque le motif qui l'a produit, c'est-à-dire le désir d'une certaine prééminence, est détruit. Donc le démon n'est pas obstiné dans sa malice.

4.. Saint Grégoire dit que l'homme a pu avoir un autre pour réparateur, puisque c'était un autre qui l'avait fait tomber. Or, c'est le premier des démons qui a fait tomber les démons inférieurs, d'après ce que nous avons dit (quest. précéd. art. 8). Ils ont donc pu avoir un autre pour réparateur, et par conséquent ils ne se sont pas obstinés dans leur malice.

5.. Quiconque est obstiné dans le mal ne fait jamais rien de bon. Or, le démon fait quelquefois de bonnes oeuvres. Ainsi, il a confessé la vérité quand il a dit au Christ : Je sais que vous êtes le Saint de Dieu (Marc, i, 24). D'après saint Jacques : Les démons croient et ils tremblent (Jac. n, 19). Saint Denis dit [De div. nom. cap. 4) qu'ils désirent le beau et le bon, puisqu'ils désirent exister, vivre et comprendre. Ils ne sont donc pas obstinés dans le mal.


Mais c'est le contraire, Mais c'estle contraire. Car il est dit dans le Psalmiste : Vorqueil de ceux qui vous ont haï monte toujours (Pî.lxxiii, 23).Ce qui s'entend des démons (2). Donc les démons persévèrent toujours avec obstination dans le mal.

(2) Voyez des passages plus formels encore [Apoc, xx) : Et diabolus missus est, etc. Matth, xxv. Luc. xvi.

CONCLUSION. —• Le péché étant pour les anges ce que la mort est pour les hommes, les bons anges ont été confirmés dans le bien aussitôt qu'ils ont adhéré à la justice divine, et les mauvais anges et les démons sont restés obstinément fixés dans ie mal.

Il faut répondre qu'Origène a supposé (Periarch. lib. i, cap. 6) que la volonté de toute créature pouvait toujours, en raison de son libre arbitre, se tourner au bien et au mal, à l'exception de l'âme du Christ, qui ne pouvait se porter au mal parce qu'elle était unie au Verbe. Mais cette hypothèse détruirait la béatitude des anges et des hommes, parce que la stabilité et la perpétuité sont de l'essence du bonheur. C'est pourquoi on appelle la béatitude la vie éternelle. Cette opinion est aussi opposée à l'autorité des saintes Ecritures, qui déclarent que les démons et les méchants doivent être envoyés au supplice éternel, et que les bons doivent entrer en possession d'une vie heureuse qui ne finira jamais. Il faut donc rejeter ce sentiment comme erroné et reconnaître d'une manière inébranlable, d'après la foi catholique, que la volonté des bons anges a été confirmée dans le bien, et que celle des démons est restée obstinément fixée dans le mal. La cause de cette obstination ne vient pas de la gravité de leur faute, mais de la condition de leur état ou de leur nature. Car la mort est pour les hommes ce que la chute a été pour les anges, comme le dit saint Jean Damascène (lib. h, cap. 4). Or, il est évident que tous les péchés des hommes, qu'ils soient grands ou petits, sont rémissi-bles avant la mort, mais qu'après ils ne le sont plus, et qu'ils existent perpétuellement. Si l'on recherche la cause de cette obstination, il est à remarquer que dans tous les êtres la faculté appétitive est proportionnée à la faculté perceptive qui la meut, comme le mobile le moteur. Ainsi, l'appétit sensitif a pour objet le bien particulier et la volonté le bien universel, tel que nous l'avons dit (quest. lix, art. 4) ; de même les sens perçoivent les choses individuelles, et l'intelligence les choses universelles. Or, la perception de l'ange diffère de la perception de l'homme en ce que l'ange perçoit sans se mouvoir par le moyen de son entendement, comme nous percevons les premiers principes qui sont dans notre esprit-, tandis que dans l'homme c'est la raison qui perçoit (mobiliter) discursivement en allant d'une chose à une autre, et en passant d'un extrême à l'autre. C'est ce qui fait que sa volonté est mobile, qu'elle peut s'écarter d'une chose pour s'attacher à une chose contraire, tandis que la volonté de l'ange est fixe et immobile dans sa détermination. C'est pourquoi, avant d'avoir pris sa décision, l'ange peut librement adhérer à un objet ou à un autre quand il s'agit de choses que sa nature ne l'oblige pas à choisir ; mais une fois sa résolution arrêtée, il devient immuable. Pour cette raison on a coutume de dire que l'homme peut faire usage de son libre arbitre pour le bien et pour le mal, avant qu'il ait fait son choix comme après ; mais que le libre arbitre de l'ange n'a cette flexibilité qu'avant sa détermination, et qu'il ne l'a plus ensuite. Les bons anges en s'attachant à la justice ont donc été à jamais confirmés clans le bien, tandis que les mauvais, en péchant, sont tombés pour jamais dans le mal. Nous parlerons plus loin de l'obstination des hommes qui sont damnés (I).

(1) Cette question devait se trouver dans la troisième partie de la Somme que malheureusement saint Thomas n'a pas achevée.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les bons et les mauvais anges ont le libre arbitre, mais selon le mode et la condition de leur nature, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. II faut répondre au second, que la miséricorde de Dieu délivre du péché ceux qui se repentent. Mais ceux qui ne peuvent plus faire pénitence sont fixés dans le mal et ne sont pas délivrés par elle.

3. Il faut répondre au troisième, que le premier péché que le diable a fait subsiste encore en lui quant à la volonté, bien qu'il ne se croie pas le pouvoir de le commettre. Ainsi, qu'un homme se croie le pouvoir de faire un homicide et qu'il le veuille, après avoir perdu ce pouvoir, il ne lui en reste pas moins la volonté de le faire s'il le pouvait, ou de l'avoir fait.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'unique cause pour laquelle le péché de l'homme est rémissible ne provient pas de ce qu'il a été porté par un autre à le commettre. C'est pourquoi cette raison n'est pas concluante.

5. Il faut répondre au cinquième, qu'il y a dans le démon deux sortes d'acte. L'un qui est délibéré, et qui est à proprement parler son acte à lui. Cet acte est toujours mauvais. Car s'il fait quelques bonnes oeuvres, il ne les fait jamais bien. Ainsi, quand il dit la vérité c'est pour tromper, et quand il croit, ce n'est pas volontairement, mais c'est parce qu'il y est contraint par l'évidence, même des choses. L'autre espèce d'acte comprend tous les actes naturels. Ces actes peuvent être bons, et dans ce cas ils témoignent de la bonté de la nature. Mais le démon en abuse encore pour faire le mal.



I pars (Drioux 1852) Qu.63 a.7