I pars (Drioux 1852) Qu.66 a.4


QUESTION LXVII.: DE LA DISTINCTION DES ÊTRES CONSIDÉRÉE EN ELLE-MÊME.


Après avoir parlé de la distinction des êtres par rapport à la création, nous avons à nous occuper de cette distinction considérée en elle-même. Nous traiterons, I" del'oeu-• vre du premier jour, 2° de l'oeuvre du second, 3" de l'oeuvre du troisième. — A l'égard de l'oeuvre du premier jour quatre questions se présentent : 1° Le mot lumière se dit-il dans son sens propre des choses spirituelles? — 2" La lumière corporelle est elle un corps? — 3" Est-elle une qualité? — 4" Etait-il convenable qu'elle fût créée au premier jour?

Article I. — LE MOT LUMIÈRE SE DIT-IL DANS SON SENS PROPRE DES CHOSES SPIRITUELLES (1)?


(1) Cet article a pour but de déterminer le sens propre du mot lumière, parce que parmi les Pères les uns l'ont entendu des choses spirituelles, les autres des choses matérielles, comme saint Thomas le rapporte plus loin.

Objections: 1.. Il semble que le mot lumière désigne à proprement parler les êtres spirituels. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt. lib. iv, cap. 28) que dans les êtres spirituels la lumière est meilleure et plus certaine, et que le Christ n'est pas appelé lumière de la même manière qu'il est appelé pierre ; que le premier mot lui convient dans son sens propre et que le second ne lui convient qu'au figuré.

2.. Saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que la lumière se trouve parmi les noms intelligibles de Dieu. Or, les noms intelligibles s'emploient dans leur sens propre pour désigner les choses spirituelles. Donc la lumière prise dans son sens propre se dit des êtres spirituels.

3.. L'Apôtre dit (Ephes. v, 13) : Tout ce qui se manifeste est lumière. Or, les êtres spirituels se manifestent, à proprement parler, plus que les êtres corporels. Donc il y a aussi en eux plus de lumière.


Mais c'est le contraire. Car saint Ambroise (Defid. lib. n) met la lumière parmi les choses qui ne se disent de Dieu que par métaphore.

CONCLUSION. — Le mot lumière est vulgairement employé pour exprimer tout ce qui nous donne une notion ou une connaissance; mais en remontant à son acception première, ce mot a été formé pour désigner ce qui éclaire nos yeux, et on ne l'emploie que métaphoriquement quand il s'agit des êtres spirituels.

II faut répondre que dans un mot il y a deux choses à distinguer : 1° le sens qu'il a d'après son acception première ; 2° l'usage qu'on en l'ait vulgairement. Ainsi le verbe voir a d'abord été employé pour signifier exclusivement la faculté de la vue. Mais ensuite on lui a donné une extension plus générale en raison de la dignité et de la certitude de la fonction qu'il exprime. L'usage a même permis de l'employer pour marquer l'action de tous les autres sens. Nous disons, par exemple : Voyez comme il a bon goût, bonne odeur, comme il est chaud. Dans saint Matthieu il est même employé pour désigner la fonction la plus haute de l'intelligence. Car il est dit (Matth, v, 8): Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu.

Il en faut dire autant du mot lumière. Il a été d'abord formé pour désigner ce qui éclaire l'oeil, l'organe matériel de la vue. On l'a ensuite étendu à tout ce qui produit en nous une connaissance quelconque. Par conséquent, si on le prend dans son sens primitif, il ne peut se dire que métaphoriquement des êtres spirituels, et c'est ce qu'exprime saint Ambroise (loc. cit.). Mais si on le prend dans toute l'extension que l'usage lui a donnée et qu'on lui fasse désigner toute espèce de connaissance, il peut convenir dans son sens propre à toutes les choses spirituelles.

La réponse aux objections est par là même évidente.

Article II — LA LUMIÈRE EST-ELLE UN CORPS (1)?


(1) On sait que la science actuelle est sur ce point d'un avis contraire à celui de saint Thomas ; mais il n'est pas étonnant que les plus grands génies aient été trompés, sur la nature de ces'corps fluides et impondérables qui, malgré les travaux et les découvertes des physiciens, sont encore aussi mystérieux.

Objections: 1.. Il semble que la lumière soit un corps. Car saint Augustin dit (De lib. arb. lib. m, cap. 5) que la lumière tient le premier rang parmi les corps. Donc c'est un corps.

2.. Aristote dit que la lumière est une espèce de feu (Top. lib. v, cap. 2). Or, le feu est un corps. Donc la lumière aussi.

3.. Le propre des corps est d'être porté, coupé et recourbé. Or, toutes ces propriétés se trouvent dans la lumière ou le rayon; de plus, divers rayons peuvent être unis et séparés, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 2), ce qui semble pouvoir convenir à quelques corps. Donc la lumière est un corps.


Mais c'est le contraire. Deux corps ne peuvent pas, en effet, exister simultanément dans un même lieu. Or, la lumière existe simultanément avec l'air dans le même lieu. Donclalumière n'estpas un corps.

CONCLUSION. — Puisque la lumière a la propriété d'être instantanée et de se ré-pan dre partout, elle n'est pas un corps.

Il faut répondre qu'il est impossible que la lumière soit un corps et cela pour trois raisons : 1° La première raison est tirée de la nature du lieu. Car le lieu qu'un corps occupe est différent du lieu qu'occupe un autre corps. Il n'est donc pas possible naturellement que deux corps existent simultanément dans un même lieu, quels qu'ils soient, parce que leur contiguïté exige qu'ils n'occupent pas le même endroit. 2° La seconde raison se tire de la nature du mouvement. Si la lumière était un corps, elle serait soumise au mouvement local de tous les corps. Or, le mouvement local d'un corps ne peut pas être instantané, parce que tout ce qui se meut localement arrive nécessairement aux intermédiaires avant d'aboutir au but. Or, la lumière est instantanée. On ne peut pas dire en effet que le temps qu'elle met à nous arriver a une durée qui nous échappe ; car s'il était possible de ne pouvoir apprécier ce temps pour un petit espace, on devrait du moins pouvoir le calculer pour un espace immense comme celui qui s'étend de l'orient à l'occident, et on ne le peut pas. Car, aussitôt que le soleil paraît sur un point de l'horizon, il éclaire tout l'hémisphère jusqu'à l'extrémité opposée (2)." Il y a encore une autre observation à faire sur le mouvement, c'est que tou t corps a un mouvement naturel déterminé, tandis que la lumière se répandant de toutes parts, son mouvement n'est ni circulaire, ni rectiligne (3). Il est donc évident que la lumière n'est pas produite par le mouvement local d'un corps. 3° La troisième raison se prend de la nature de la génération et de la corruption. Car si la lumière était un corps, quand l'air est obscurci par l'absence d'un corps lumineux il s'ensuivrait que la[lumière elle-même se corromprait, et que sa matière recevrait une autre forme ; ce qui n'est pas possible à admettre à moins qu'on ne dise que l'obscurité est aussi un corps (1). On ne voit pas non plus de quelle matière serait engendré ou produit tous les jours ce corps immense qui remplit toute la partie intermédiaire de l'hémisphère. Il est également ridicule de dire que, par suite de l'absence d'un corps lumineux, ce corps immense se corrompt. Si l'on prétend que la lumière ne se corrompt pas, mais qu'elle parait avec le soleil et se répand sur la terre, que dire de ce qui arrive quand on met près d'une chandelle un corps opaque et qu'on remplit ainsi la maison tout entière de ténèbres? Il ne semble pas que la lumière se soit alors concentrée autour de la chandelle, puisqu'il n'y a pas là une clarté plus grande qu'auparavant. Parla même que tous ces faits répugnent non-seulement à'la raison, mais encore aux sens , il faut donc dire qu'il est impossible que la lumière soit un corps.

(2) On n'avait pas encore calculé le mouvement de la lumière. Maintenant on sait qu'elle parcourt environ 52,000 niyriamètres par seconde et qu'elle met 8' 15" pour nous venir du soleil.

(3) C'est un principe incontestable d'optique que la lumière va en ligne droite.

(1) Il y a sur la'cause productive de la lumière différents systèmes ; ce n'est pas ici le lieu de les exposer, et de démontrer comment l'un et l'autro répondent aux difficultés qu'élève ici saint Thomas.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin prend la lumière pour un corps actuellement lumineux, par exemple pour le feu qui est le plus noble des quatre éléments.

2. Il faut répondre au second, qu'Aristote donne le nom de lumière au feu considéré dans sa matière propre, comme il donne le nom de flamme au feu qui s'élève dans l'air, et le nom de charbon au feu qui s'attache aux matières terrestres. On ne doit pas trop se préoccuper des exemples qu'Aristote cite clans sa Logique, parce qu'il les cite comme étant probables, d'après les autres philosophes.

3. Il faut répondre au troisième, que toutes ces propriétés s'attribuent métaphoriquement à la lumière comme on pourrait les attribuer à la chaleur. Car le mouvement local étant le premier des mouvements, comme le prouve Aristote (Phys. lib. viii, text. 55), nous nous servons des mots qui appartiennent à ce mouvement pour exprimer le changement et tous les autres mouvements. De la même manière nous avons emprunté au lieu le mot distance pour désigner toutes les choses contraires, comme Aristote le dit (Met. lib. x, text. 13).


Article III. — la lumière est-elle une qualité (2)?


(2) Cette question tient à la précédente. Saint Thomas continue à développer les sentiments de l'école péripatéticienne sur cette matière.

Objections: 1.. Il semble que la lumière ne soit pas une qualité. Car toute qualité est permanente dans le sujet même quand l'agent qui l'a produite a cessé son action. Ainsi, la chaleur existe dans l'eau après qu'on l'a éloignée du feu. Or, la lumière ne reste pas dans l'air quand le corps lumineux qui la produisait a disparu. Donc la lumière n'est pas une qualité.

2.. Toute qualité sensible a son contraire. Ainsi, le froid est opposé au chaud et le noir au blanc. Mais il n'y a rien de contraire à la lumière. Car l'obscurité en est une privation. Donc la lumière n'est pas une qualité sensible.

3.. La cause est supérieure à l'effet. Or, la lumière des corps célestes produit les formes substantielles qui sont dans les corps inférieurs. En effet, elle donne l'être aux couleurs parce qu'elle les rend actuellement visibles. Donc la lumière n'est pas une qualité sensible, mais elle est plutôt une forme substantielle ou spirituelle.


Mais c'est le contraire. Car saint Jean Damascène dit (De orth. fiet. lib. i, cap. 9) que la lumière est une qualité.

CONCLUSION. — La lumière n'étant pas une substance ni une intention, il faut nécessairement qu'elle soit une qualité active qui résulte immédiatement de la présence d'un corps lumineux.

Il faut répondre qu'il y a des auteurs qui ont avancé que la lumière n'a pas dans l'air une existence réelle, comme la couleur sur la toile, et qu'elle n'a qu'un être intentionnel (i), comme l'image de la couleur dans l'air. Mais cette opinion ne peut se soutenir pour deux raisons : 1° parce que la lumière donne sa dénomination à l'air; car l'air devient lumineux en acte, tandis que la couleur ne donne pas sa dénomination à l'air, puisqu'on ne ditpas que l'air est coloré ; 2° parce que la lumière produit un effet dans la nature. Ainsi les rayons du soleil échauffent les corps. Les êtres intentionnels n'ont au contraire aucune vertu et ne peuvent produire dans les êtres aucune modification. — D'autres ont dit que la lumière est la forme substantielle du soleil. Mais il ne peut en être ainsi pour deux motifs : 1° Parce qu'il n'y a pas de forme substantielle qui soit sensible par elle-même. Car la forme d'une chose (quod quid est) est l'objet de l'entendement, comme le dit Aristote (De anim. lib. m, text. 26), tandis que la lumière est visible par eUe-même. 2° Parce que ce qui est une forme substantielle dans un corps ne peut pas être une forme accidentelle dans un autre. Car la forme substantielle pouvant par soi constituer une espèce est universelle ment identique clans tous les êtres. Or, la lumière n'est pas non plus 1 forme substantielle de l'air ; car s'il en était ainsi l'air se corromprait aussi : tôt qu'elle disparaîtrait. Elle ne peut donc pas être la forme substantielle du soleil. — Par conséquent il faut dire que comme la chaleur est une qualité active qui résulte de la forme substantielle du feu, de même la lumière est une qualité active qui résulte de la forme substantielle du soleil ou de tout autre corps lumineux par lui-même, s'il y en a. Ce qui prouve qu'il en est ainsi, c'est que les rayons des étoiles produisent des effets divers selon la nature diverse de leurs corps.

(1) L'Ecole appelle être d'intention ou intentionnel ce que nous nommons un cire de raison.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la qualité résultant de la forme substantielle, le sujet reçoit diversement la qualité comme il reçoit diversement la forme. Ainsi quand la matière reçoit parfaitement la forme, la qualité qui en dérive adhère inébranlablement à elle, comme par exemple si on changeait l'eau en feu. Quand la forme substantielle n'est reçue qu'imparfaitement par la matière, la qualité qui s'ensuit est transitoire ; elle ne dure qu'un temps, comme on le voit par l'eau chaude qui retourne ensuite à son état. Mais la production de la lumière ne vient pas de ce que la matière a été changée en recevant une forme ou un commencement de forme quelconque. C'est pourquoi la lumière n'existe qu'autant que l'agent qui la produit est présent.

2. Il faut répondre au second, que la lumière n'a pas son contraire, parce qu'elle est la qualité naturelle du premier corps, qui est cause de ce que les autres changent, mais qui n'a pas lui-même son contraire.

3. Il faut répondre au troisième, que comme la chaleur agit instrumentalc-ment par la vertu de sa forme substantielle, de même la lumière agit par la vertu des corps célestes dans la production des formes substantielles (2), et si elle rend les couleurs visibles c'est qu'elle est la qualité du premier corps sensible.

(2) C'est-à-dire qu'elle en est la cause inslruâ mentale.


Article IV. — EST-IL CONVENABLE QUE LA LUMIÈRE AIT ÉTÉ   PRODUITE LE PREMIER JOUR (1)?


(1) Voyez le texte de la Genèse dont saint Thomas veut rendre compte rationnellement dans cet article [Gen. i, 5-5).

Objections: 1.. Il semble qu'il ne soit pas convenable que la lumière ait été produite dès le premier jour. Car la lumière est une qualité, comme on vient de le dire (art. préc). Or, une qualité étant un accident, ne doit pas venir en premier, mais en second lieu. Il ne fallait donc pas que la lumière fût produite au premier jour.

2.. Par la lumière la nuit se distingue du jour. Or, c'est le soleil qui produit la lumière et il n'a été créé qu'au quatrième jour (2). Donc la production de la lumière n'a pas dù avoir lieu au premier.

(2) Cette objection a été faite au xviii" siècle, et pendant quelque temps on l'a crue insoluble. Mais les découvertes de Young et de Fresnel, en faisant prévaloir la doctrine des vibrations et des interférences sur la théorie de l'émission des rayons, sont venues nous expliquer comment la lumière a pu exister avant les astres.

3.. La nuit et le jour résultent du mouvement circulaire d'un corps lumineux. Or, le mouvement circulaire est le mouvement propre du firmament qui, d'après la Genèse, a été fait au second jour. Donc on n'eût pas dû mettre au premier jour la production de la lumière qui distingue la nuit du jour.

4.. Si on dit qu'on entend par lumière la lumière spirituelle, il y a lieu de répondre : La lumière qui a été faite au premier jour établit une distinction entre elle et les ténèbres. Or, les ténèbres spirituelles n'ont pas existé dès le commencement, puisque les démons ont été bons dès le principe, comme nous l'avons dit (quest. lxih, art. 5). Donc la lumière n'a pas d û être produite dès le premier jour.


Mais c'est le contraire. Ce qui est essentiel au jour a dù être produit dès le premier jour. Or, la lumière est essentielle au jour, puisqu'il ne peut pas y avoir de jour sans elle. Donc il a fallu que la lumière fût créée dès le premier jour.

CONCLUSION. — 11 entrait dans l'ordre établi par la divine sagesse que la lumière fût produite au premier jour.

Il faut répondre que sur la production de la lumière il y a deux opinions. Saint Augustin paraît dire (De civ. Dei, lib. xi, cap. 9 et 33) qu'il n'eût pas été convenable que Moïse eût omis de parler de la création des êtres spirituels. C'est pourquoi il dit que par ces paroles : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, il faut entendre la créature spirituelle encore informe que le mot ciel désigne et la matière informe de la créature corporelle qui est exprimée par le mot terre. Et comme la créature spirituelle est plus noble que la créature matérielle, elle a dû être produite la première. La formation de la nature spirituelle est donc indiquée, d'après ce même Père, par la production de la lumière qu'on doit entendre dans un sens spirituel. Car la nature spirituelle a été formée du mêment où elle a été éclairée par le Verbe auquel elle adhère. — Les autres Pères pensent que Moïse a réellement passé sous silence la création des êtres spirituels, mais ils en donnent différentes causes. Saint Basile dit que Moïse a fait commencer son récit au mêment où les choses sensibles ont reçu l'existence, et qu'il n'a pas parlé des êtres spirituels, c'est-à-dire des anges, parce qu'ils ont été créés auparavant. Saint Jean Chrysostome donne une autre raison. Il dit que Moïse parlait à un peuple grossier qui ne pouvait saisir que les choses matérielles et que son dessein était d'éloigner ce peuple de l'idolâtrie (3). Il aurait été porté à tomber dans ce péché si on lui eût dit qu'au-dessus de toutes les créatures corporelles il y avait d'autres substances; car il en aurait fait des dieux, puisqu'il avait déjà beaucoup depropension pour adorer le soleil, la lune et les étoiles, comme on le voit au Deutéronome (cap. iv). Il est à remarquer que dans le récit de la Genèse on a préalablement supposé que la nature corporelle avait été informe de plusieurs manières. Ainsi, une première informité est désignée par ces mots : La terre était nue et vide; une autre est exprimée par ces paroles : Les ténèbres étaient sur la face de l'abîme. Or, il était nécessaire que l'informité qui résultait des ténèbres fût d'abord écartée par la production de la lumière, et cela pour deux raisons : 1° parce que la lumière, comme nous l'avons dit (art. 3), est la qualité du premier corps et que le monde a dû être formé à sa clarté ; 2° parce cfùe la lumière est le milieu dans lequel les corps supérieurs communiquent avec les inférieurs. Or, comme dans la connaissance on procède d'abord par les choses les plus générales, de même dans l'action. Ainsi l'être vivant est engendré avant l'animal et l'animal avant l'homme, comme Aristote l'observe [De Gen. anim. lib. n, cap. 3). La divine sagesse a donc dû se manifester en créant la lumière la première parmi les oeuvres de distinction, comme la forme du premier corps "et comme étant la plus générale. 3° Saint Basile donne une troisième raison (Hom. II in hexam.) ; c'est que par lalumière tous les autres êtres sont mis en évidence. 4° Enfin, on pourrait en ajouter une quatrième qu'on a indiquée dans les objections, c'est que le jour ne peut être sans la lumière et qu'il a été, par conséquent, nécessaire que la lumière fût créée au premier jour.

(3) Cette raison ne nous paraît pas la meilleure, puisqu'il est souvent question des anges dans le Pentateuque.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans l'opinion de ceux qui veulent que l'informité de la matière ait une priorité de temps sur sa formation, on doit dire que la matière a été créée dès le commencement, et qu'elle a été ensuite formée d'après des conditions accidentelles parmi lesquelles la lumière tient le premier rang.

2. Il faut répondre au second, qu'il y a des philosophes qui prétendent que la lumière primitive était une sorte de nuée lumineuse qui, après que le soleil a été créé, est venue se perdre dans la matière qui préexistait.Mais ce sentiment n'est pas soutenabie, parce que la Genèse nous expose l'ordre naturel des choses tel qu'il a ensuite continué à exister. On ne doit donc pas dire que Dieu a fait alors quelque chose qu'il a dû ensuite anéantir. — D'autres prétendent que cette nuée lumineuse existe encore, et qu'elle est tellement unie au soleil qu'on ne peut l'en distinguer. Mais d'après cette explication cette nuée serait au moins inutile, et dans les oeuvres de Dieu il n'y a rien d'inutile. — D'autres soutiennent que le corps du soleil a été formé de cette nuée. Mais on ne peut être non plus de ce sentiment si l'on suppose que le corps du soleil n'est pas du genre des quatre éléments (I) qui composent les choses terrestres, mais qu'il est naturellement incorruptible, parce que dans ce cas sa matière ne peut exister sous une forme étrangère. — Il faut donc dire avec saint Denis (De div. nom. cap. 4) que cette lumière fut la lumière du soleil; mais qu'elle était d'abord informe, c'est-à-dire qu'elle était la substance du soleil et qu'elle avait d'une manière vague et générale la propriété d'éclairer; mais qu'elle reçut ensuite un caractère spécial et des propriétés déterminées qui la rendirent apte à produire des effets particuliers. Ainsi, dès sa création la lumière s'est trouvée distincte des ténèbres sous trois rapports : 1° quant à sa cause, car la cause de la lumière était dans la substance du soleil, tandis que celle des ténèbres était dans l'opacité de la terre ; 2° quant au lieu, parce que la lumière était dans un hémisphère tandis que les ténèbres étaient dans l'autre ; 3° quant au temps, parce que dans le même hémisphère la lumière existait pendant un temps et les ténèbres pendant un autre, et c'est ce que signifient ces mots : II appela la lumière jour, et les ténèbres nuit.

(1) Saint Thomas admettait avec les péripaté-ticiens que le ciel et le soleil qui en lait partie étaient composés d'une cinquième essence, c'est ce qu'ils appelaient la quintessence (Voy. pag. 5721.

3. Il faut répondre au troisième, que d'après saint Basile (Hom. n) le jour et les ténèbres ont eu lieu par l'émission et le retrait de la lumière, et non par le mouvement. Mais saint Augustin objecte qu'il n'y avait pas de raison pour que cette alternative eût lieu ; puisque les hommes et les animaux, qui auraient pu trouver en cela un avantage,, n'existaient pas. Déplus un corps lumineux n'a pas naturellement la vertu de retenir sa lumière quand il est dans un lieu, maiscela ne peut se faire que miraculeusement. Or, quand il s'agit de la formation primitive des êtres, on ne demande pas, comme le dit encore saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. ii, cap. I), des effets miraculeux, mais on recherche au contraire ce qui est conforme à la nature des choses. — Il faut donc dire qu'il y a dans le ciel deux sortes de mouvement. L'un qui est commun au ciel tout entier (I); c'est celui-là qui fait le jour et la nuit, et il a sans doute existé au premier jour. L'autre qui varie suivant la nature des corps. C'est d'après ce mouvement que se comptent les jours, les mois et les années (2). C'est pourquoi au premier jour on ne parle que de la distinction de la nuit et du jour qui résulte du mouvement du ciel entier, tandis qu'on fait mention au quatrième de la diversité des jours, des temps et des années ; comme on le voit par ces paroles : Pour qu'il y ait des temps, des jours et des années; ce qui est le résultat des mouvements propres des corps célestes.

(1) Ces deux mouvements sont en effet distincts, mais comment l'un existc-til sans l'autre, c'est le problème que saintïhomas ne se pose pas et qu'il serait très-difficile de résoudre.

(2) Voyez les discussions savantes auxquelles se livre le P. Petau au sujet de ce passage (De opere sex dierum, lib t, c. 8).

4. Il faut répondre au quatrième, que suivant saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. i, cap. 15) l'informité des êtres n'a pas été temporellement antérieure à leur formation. D'après son système on doit donc dire que par la production de la lumière on entend la formation de la créature spirituelle, non celle que l'étatde la gloire a rendue parfaite puisqu'elle n'a pas été créée dans cet état, mais celle que la grâce a perfectionnée, puisque les anges, comme nous l'avons dit (quest. lxii, art. 3), ont été créés avec cette espèce de perfection. Cette lumière a donc établi une division entre elle et les ténèbres, c'est-à-dire que la créature spirituelle ainsi formée a été distincte de celle qui ne l'est pas. Mais si l'on admet que la créature tout entière a été formée simultanément, la lumière n'a pas été distincte des ténèbres spirituelles qui existaient puisqu'il n'y en avait pas, car le diable n'a pas été créé avec une nature mauvaise, mais elle a été distincte des ténèbres futures dont Dieu avait la prescience.


QUESTION LXVIII.: DE L'OEUVRE DU SECOND JOUR.


Après l'oeuvre du premier jour nous avons à examiner l'oeuvre du second. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° Le firmament a-t-il été fait au second jour ? — 2° Y a-t-il des eaux qui soient au-dessus ? — 3° Divisa-t-il les eaux des eaux ? — 4° N'y a-t-il qu'un ciel ou s'il y en a plusieurs ?

Article I. —  LE FIRMAMENT A-T-IL ÉTÉ CRÉÉ AU SECOND JOUR (1)?


(1) Aristote avait nié que (Dieu eût crée le ciel ; c'est cette erreur que combat saint Thomas, et qui fut condamnée par le concile de Lalran et par le premier concile de Tolède (can. 21).

Objections: 1.. Il semble que le firmament n'ait pas été fait au second jour. Car il est dit dans la Genèse (Gen. i, 8) que Dieu donna au firmament le nom de ciel. Or, le ciel a été fait avant la distinction des jours, comme on le voit par ces paroles : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Donc le firmament n'a pas été créé au second jour.

2.. Les oeuvres des six jours marquent l'ordre suivi par la divine sagesse dans la création. Or, il ne serait pas conforme à la sagesse de Dieu qu'il eût fait en second lieu ce qui a dû naturellement être fait en premier. Et puisque le firmament est naturellement avant l'eau et la terre dont Moïse parle avant de parler même de la lumière qui a été faite au premier jour, il s'ensuit que le firmament n'a pas été fait au second jour.

3.. Tout ce qui a été produit pendant les six jours a été forméd'une matière qui avait été créée avant même que la distinction des jours n'existât. Or, le firmament n'apu être formé d'une matière préexistante, puisque dans cecas il serait engendré et corruptible. Donc il n'a pas été créé au second jour.


Mais c'est le contraire. Car il est dit dans la Genèse (i, fi) : Dieu dit: Que le firmament soit fait. Puis l'écrivain sacré ajoute : Et du soir et du matin se fit le second jour.

CONCLUSION. — Suivant la différente acception qu'on donne au mot firmament, en le prenant dans l'ordre de la nature ou du temps, on peut admettre ou nier qu'il a été fait te second jour.

Il faut répondre que, comme le dit fort bien saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. i, cap. 18; Conf. lib. xii, cap. 23 et 24), dans les questions de cette nature il y a deux choses à observer : 1° c'est de s'en tenir invariablement au sens véritable de l'Ecriture; 2° l'Ecriture pouvant être expliquée de différentes manières, on ne doit pas s'attacher trop exclusivement à une explication, au point que si l'on a découvert la fausseté de l'interprétation donnée par un autre, on n'ait pour ce sentiment, que l'on n'accepte pas, aucun respect, dans la crainte qu'on n'expose l'Ecriture elle-même à être l'objet des railleries des infidèles, et que par là même on leur ferme la voie qui pouvait les conduire à la foi. — On doit donc savoir que quand la Genèse nous dit que le firmament a été fait au second jour, ces paroles peuvent s'entendre de deux manières : 1° Il peut être question du firmament où sont les étoiles (2). A ce sujet nous devons exposer les divers sentiments des savants sur ce firmament. Les uns ont dit qu'il était composé d'éléments (3),. Telle fut l'opinion d'Empédocle, qui disait que ce corps était indissoluble parce que la discorde n'était pas entrée dans les éléments qui le composent, mais seulement la concorde ou l'amitié. D'autres ont dit que le firmament était de la nature des quatre éléments, mais qu'il n'en était pas composé, que c'était un élément simple. Tel fut le sentiment de Platon, qui prétendait que le corps céleste était du feu. D'autres enfin ont avancé que le ciel n'était pas de la nature des quatre éléments, mais qu'il formait un cinquième corps (4) en dehors des quatre éléments qui constituent les choses terrestres. Telle fut l'opinion d'Aristote. — Dans le premier sentiment, on peut dire, absolument parlant, que le firmament a été créé au second jour, même substantiellement; car s'il appartient à l'oeuvre de la création de produire la substance même des éléments, il appartient à l'oeuvre de distinction et d'ornement de former des créatures avec des éléments préexistants. — D'après le sentiment de Platon on ne pourrait pas dire que le firmament a été créé substantiellement le second jour. Car suivant ce philosophe la création du firmament est la production de l'élément du feu. Or, d'après ceux qui supposent que l'informité de la matière a été temporellement antérieure à sa formation, la production des éléments appartient à l'oeuvre de création, parce que les formes des éléments sont celles qui s'attachent primitivement à la matière.— Suivant l'opinion d'Aristote on peut encore moins supposer que le firmament a été produit substantiellement au second jour, en considérant les jours dont parle Moïse comme une succession de temps (1). Carie ciel, étant incorruptible de sa nature, a une matière qui ne peut revêtir une autre forme que la sienne. Il est donc impossible que le firmament ait été fait d'une matière temporellement préexistante. Par conséquent, la production de la substance du firmament appartient à l'oeuvre de création. Mais dans l'opinion de Platon, comme dans celle d'Aristote, le firmament a pu être formé d'une certaine manière au second jour. C'est ainsi que d'après saint Denis (De div. nom. cap. 4) la lumière du soleil a été informe pendant les trois premiers jours, et qu'elle a ensuite été formée au quatrième. Si par les jours de la création on désignait non pas une succession de temps, mais seulement l'ordre de la nature, comme le veut saint Augustin (Sup. Gen. lib. iv, cap. 22 et 24), rien ne s'oppose à ce que d'après tous ces divers sentiments on dise que la formation substantielle du firmament est l'oeuvre du second jour. — 2° On peut aussi entendre par le firmament, qui d'après la Genèse a été créé au second jour, non le firmament dans lequel sont les étoiles fixes, mais cette partie de l'air où se condensent les nuées. Le nom de firmament lui viendrait de la densité de l'air; car on donne le nom de corps ferme (firmum) à ce qui est épais et solide, pour distinguer cette espèce de corps du corps mathématique (2), comme le dit saint Basile (in Hex. hom. m). On peut admettre de ces deux interprétations celle que l'on voudra, rien ne s'y oppose. Saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. n, cap. 4) recommande même cette dernière, qu'il trouve, dit-il, tout à fait digne d'éloge, et qui n'a d'ailleurs rien de contraire à la foi.

(2) Le ciel des étoiles fixes.

(3) Les éléments sont l'air, l'eau, la terre et le feu.

(4) La quintessence (Voy. p. 581,"note).

(1) Saint Augustin ne les considère pas ainsi. (2) Le corps mathématique, d'après saint Basile lui-même, n'existe que par ses trois dimensions, longueur, largeur et profondeur.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, d'après saint Jean Chrysostomo (Hom. m in Gen.), Moïse a d'abord rapporté sommairement ce que Dieu a fait en disant : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, et qu'ensuite il a fait connaître chacune des parties de la création. C'est, par exemple, comme si l'on disait : cet ouvrier a bâti une maison, et qu'ensuite on ajoute : il en a jeté en premier lieu les fondements, il a en sui te élevé les murs et enfin il a fait le toit. Tel est le sens que nous devons donner à ces paroles : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, suivies de celles-ci : le firmament fut fait au second jour.— On peut dire aussi que le ciel qui, d'après la Genèse, a été créé dès le commencement, n'est pas le même que le ciel qui a été créé au second jour. On a établi entre l'un et l'autre plusieurs différences. D'après saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. i, cap. 9), le ciel qui a été créé au premier jour est la nature spirituelle informe, et celui qui a été créé au second jour est le ciel matériel. Suivant le vénérable Bède et l'auteur de la glose, le ciel qui a été créé au premier jour est le ciel empyrée, et celui qui a été fait au second est le ciel étoile. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth. lib. ii, cap. 6) que le ciel qui a été créé au premier jour est le ciel sphérique sans étoiles dont parlent les philosophes, et qu'ils appellent la neuvième sphère (1) et le premier mobile qui se meut d'un mouvement diurne. Et par le firmament qui a été fait au second jour il entend le ciel étoile. Enfin il y a une autre explication qu'indique saint Augustin (Ibid. lib. ii, cap. 1), d'après laquelle le ciel fait au premier jour serait le ciel étoile, et le firmament fait au second jour serait l'immensité des airs où se condensent les nuées. Car on donne équivoquement à cette étendue le nom de ciel. Et c'eût été pour indiquer cette équivoque que Moïse eût dit expressément : Dieu donna au firmament le nom de ciel ; comme il avait déjà dit : il donna à la lumière le nom de jour, parce que le mot jour se prend aussi pour désigner un intervalle de vingt-quatre heures. Le rabbin Moïse observe qu'on peut faire la même remarque sur plusieurs autres passages de l'Ecriture (Proph. lib. n, cap. 30).

(1) Voyez à ce sujet dans Cicéron fe Songe de Scipion.

La réponse au second et au troisième argument devient, d'après tout ce que nous avons dit, évidente.



I pars (Drioux 1852) Qu.66 a.4