I pars (Drioux 1852) Qu.78 a.2

ARTICLE II — l'ame végétative est-elle convenablement divisée en pakties nutritives, augmentatives et génératrices (1) ?


(1) Nous avons traduit littéralement. Il eût été peut-être mieux de dire : Est-il convenable de distinguer dans l'unie végétative trois puissances ou facultés, une puissance do nutrition, d'accroissement ou de génération.

Objections: 1.. Il semble que f âme végétative ne soit pas convenablement divisée en parties nutritives, augmentatives et génératrices. Car on dit que ces forces sont naturelles, tandis que les puissances de l'âme sont au-dessus des forces de la nature. Donc ces forces ne doivent pas être prises pour des puissances de l'âme.

2.. On ne doit pas désigner comme une puissance de l'âme ce qui est commun à ceux qui vivent et à ceux qui ne vivent pas. Or, la génération est commune à tous les êtres susceptibles d'être engendrés et corrompus, aussi bien à ceux qui vivent qu'à ceux qui ne vivent pas. Donc on ne doit pas considérer la force génératrice comme une puissance de l'âme.

3.. Une partie de l'âme est plus puissante que la nature corporelle. Or, la nature corporelle produit l'espèce et l'accroissement par l'effet de la même vertu. Donc â plus forte raison l'âme. Par conséquent sa puissance augmen-tative n'est pas autre que sa puissance génératrice.

4.. Ce qui donne l'être à une chose est aussi ce qui le lui conserve. Or, la puissance génératrice donne l'être à ce qui vit. Donc c'est elle aussi qui le conserve dans ceux qui l'ont reçu. Or, la force nutritive a pour but la con­servation des êtres vivants, puisque, comme le dit Aristote (De anima, lib. n, text. 48), elle est la puissance capable de conserver l'être qui la reçoit. On ne doit donc pas distinguer la puissance nutritive de la puissance géné­ratrice.


Mais c'est le contraire. Car Aristote dit (De anima, lib. ii, text. 34,46 et 47) que les opérations de l'âme végétative sont d'engendrer, d'alimenter et de faire croître .le corps.

CONCLUSION. — L'àme végétative se divise en trois parties : la nutrition, l'ac­croissement et la génération.

Il faut répondre que dans l'âme végétative il y a trois puissances. Car l'âme végétative a pour objet, comme nous l'avons dit (art. préc), le corps que l'âme vivifie. A l'égard de ce corps il y a trois opérations que l'âme doit remplir: l'une par laquelle il acquiert l'être, et c'est là lc but que remplit la puissance génératrice ; la seconde qui donne au corps vivant les propor­tions qu'il doit avoir, et c'est ce que fait la puissance augmentative ; la troi­sième qui conserve au corps vivant et son existence et les proportions conformes à sa nature, et c'est ce que produit la puissance nutritive. H y a cependant une différence à observer entre ces diverses puissances. Car la puissance nutritive et la puissance augmentative produisent leur effet dans le corps où elles sont, puisque c'est le corps uni à l'âme qui est développé et conservé parces deux puissances animiques. Mais la force génératrice a son effet non dans le même corps, mais dans un corps étranger, parce qu'il n'y a pas d'être qui s'engendre lui même. C'est pour ce motif que cette puissance approche de la dignité de l'âme sensitive dont l'action s'exerce sur les choses extérieures, bien que d'une manière plus excellente et plus universelle. Car ce qu'il y a de plus élevé dans un ordre inférieur touche à ce qui l'est moins dans l'ordre supérieur, comme le prouve saint Denis [De div. nom. cap. 7). Ainsi donc de ces trois puissances la puissance génératrice est celle qui est la plus íinale (1), la plus importante et la plus parfaite, comme le dit Aristote (De anima, lib. h, text. 49). Car il appartient à une chose déjà parfaite d'en faire une autre qui soit comme elle. Aussi les puis­sances de nutrition et d'accroissement sont-elles soumises à la puissance génératrice et la puissance de nutrition l'est-elle à la puissance d'accrois­sement.

(1) J'ai conservi' ce ferme parce qu'une péri­phrase eût iii mal rendu l'idée.


Solutions: 1. II faut répondra au premier argument, qu'on appelle ces forces natu­relles : 1° parce qu'elles ont un effet semblable à la nature qui donne aux choses l'être, l'accroissement et la conservation, bien qu'elles produisent ce phénomène d'une façon plus élevée-, 2° parce que ces forces exercent instrumentalement leurs actions au moyen des qualités actives et passives qui sont les principes des actions naturelles.

2. Il faut répondre au second, que pour les choses inanimées la génération provient totalement d'un principe extrinsèque. Or, la génération des êtres vivants se fait d'une manière plus élevée au moyen d'une partie de l'être vivant ; cette partie est la semence qui renferme en elle le principe forma­teur du corps. C'est pour ce motif qu'il faut qu'il y ait dans l'être vivant une puissance qui préparc cette semence, et c'est ce qu'on appelle la force gé­nératrice.

3. Il faut répondre au troisième, que la génération des êtres vivants s'opérant au moyen d'une semence, il faut que tout d'abord l'animal engendré ait de faibles proportions. C'est pourquoi il est nécessaire que son âme ait la puis­sance de faire parvenir le corps à l'accroissement qu'il doit avoir. Mais un corps inanimé (2) est engendré par une matière qu'un agent extérieur dé­termine \ c'est pour cette raison qu'il reçoit tout à la fois l'espèce et l'étendue que sa matière comporte.

(2) On ne cnnnait pas assez parfaitement la na­ture des minéraux pour bien préciser la cause de leur accroissement. Peut-être que la loi établie par Aristote est vraie dans sa généralité, et q»o tout accroissement suppose une nutrition.

4. Il faut répondre au quatrième, que, comme nous l'avons dit (art. préc), l'opération du principe végétatif a lieu au moyen de la chaleur, dont le propre est de détruire l'humidité. C'est pour cela que pour rétablir l'humidité perdue il est nécessaire que l'àme ait la puissance nutritive qui change les aliments en la substance du corps. Ce qui est nécessaire tout à la fois pour l'acte de la puissance d'accroissement et de la puissance de generatio».


ARTICLE III. —est-il convenaule de distinguer cinq sens extérieurs (3) ?


(3) La thèse que soutient ici saint Thomas, JV près Aristote, c'est qu'il ne peut pas y avoir phis de cinq sens.

Objections: 1.. Il semble qu'il ne soit pas convenable de distinguer cinq sens exté­rieurs. Car les sens connaissent les accidents et il y en a une multitude; de genres. Comme on distingue les puissances par leurs objets, il semble qu'il y ait autant de sens numériquement qu'il y a de genres d'accidents.

2.. La grandeur, la figure et toutes les autres choses sensibles qui sont communes à tous les sens ne sont pas sensibles par accident, elles se distinguent de ces dernières par opposition (1), comme le dit Aristote (De anima, lib. ii, tcxt. 63 et 64). Or, la diversité des objets diversifie absolument les puis­sances. Etpuisque la grandeur et la figure différent plus de la couleur que le son, il semble qu'à plus forte raison la puissance sensitive qui connaît la grandeur ou la figure est autre que celle qui connaît la couleur et le son.

(1) Aristote divise les objets sensibles en deux classes: ceux qui sont sensibles par eux-mêmes, et ceux qui sont sensibles par accident. Ceux qui sont sensibles par eux-mêmes sont de deux sortes; les uns sont propres à chaque sens, comme la cou­leur à la vue, le son à l'ouïe ; les autres sont com­muns à tous les sens, comme le mouvement, la figure, la grandeur. L'objet est sensible par acci­dent, quand, par exemple, l'objet blanc qu'on voit est le lils de Diocris : car ce n'est que par accident qu'on a cette sensation du fils Je Dio­cris. J'ai cru nécessaire de donner ces définitions, d'après Aristote lui-même, pour faciliter l'intelli­gence de cet article.

3.. Un sens ne peut avoir pour objet qu'une seule espèce de contrariété ; ainsi la vue perçoit le blanc et le noir. Or, le tact connaît plusieurs choses contraires, par exemple, le chaud et le froid, l'humide et le sec, etc. Donc le tact ne forme pas qu'un seul sens, mais il en comprend plusieurs. Donc il y a plus de cinq sens.

4.. L'espèce ne doit pas se diviser par opposition avec le genre. Or, le goût est un certain tact. Donc on ne doit pas admettre qu'il soit un autre sens que le tact.


Mais c'est le contraire. Aristote dit (De anima, lib. ii, text. 128) qu'il y a cinq sens et qu'il n'y en a pas davantage.

CONCLUSION. —11 y a cinq sens extérieurs : la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le tact.

Il faut répondre qu'il y a des philosophes qui ont voulu faire reposer la raison de la distinction et du nombre des sens extérieurs sur ce que dans les organes domine tel ou tel élément, soit l'eau, soit l'air, etc. D'autres ont voulu la fonder sur le milieu qui leur est uni ou qui est en dehors d'eux, comme l'air, l'eau et toutes les autres choses semblables. D'autres enfin l'ont fondée sur la diversité de nature des qualités sensibles selon qu'une qualité appartient à un corps simple ou qu'elle résulte d'une combinaison quelcon­que. Mais aucune de ces opinions n'est soutenable. Car les puissances n'exis­tent pas pour les organes, mais ce sont les organes qui ont été faits pour les puissances. On ne peut donc pas dire que la diversité des puissances repose sur la diversité des organes. C'est pourquoi la nature n'a formé des organes divers que pour les mettre en rapport avec la diversité des puissances. De même elle a assigné aux divers sens des milieux différents selon que l'exi­geait la nature des actes produits par les puissances. Or, ce n'est pas aux sens qu'il appartientde connaître la nature des qualités sensibles, mais c'est à l'in­telligence. La raison du nombre et de la distinction des sens extérieurs doit donc se prendre de ce qui est propre aux sens et de ce qui leur appartient absolument. Par conséquent les sens étant des puissances passives qui sont faites pour être affectées par les objets sensibles qui les frappent du dehors, il s'ensuit que c'est d'après la diversité de ces objets extérieurs qu'on doit les distinguer. Or, il y a deux sortes d'affections ou d'impressions extérieures, l'une est naturelle et l'autre spirituelle. L'impression est naturelle quand la forme de l'être qui la produit est reçue selon sa nature par le sujet qu'elle affecte-, c'est ainsi que la chaleur est dans l'être qu'elle échauffe. L'impres­sion est spirituelle quand la forme de l'être qui la produit est reçue spiri­tuellement dans le sujet qu'elle modifie-, c'est de cette façon que la forme de la couleur existe dans la prunelle qui n'est pas par là même coloriée. L'ac­tion des sens exige une affection spirituelle qui imprime dans les organes la forme des objets sensibles. Autrement s'il suffisait pour sentir d'une simple impression naturelle, tous les corps se sentiraient naturellement puisqu'ils s'affectent les uns les autres. Mais il y a des sens où il n'y a pas d'autre impression que l'impression spirituelle, par exemple la vue. Il y en a d'autres où il faut les deux espèces d'impression, soit du côté de l'objet, soit du côté de l'organe. Ainsi de la part-de l'objet il y a une impression na­turelle qui se produit localement pour le son qui est l'objet de l'ouïe ; car le son provient de la percussion et de l'ébranlement de l'air. L'objet de l'o­dorat suppose une altération dans les corps, parce qu'ils ne répandent de l'odeur qu'autant que la chaleur exerce sur eux son influence. De la part de l'organe il y a une impression naturelle pour le tact et le goût. Car la main s'échauffe en touchant des corps chauds et la langue s'humecte au moyen des saveurs. Mais l'organe de l'odorat et celui de l'ouïe remplissent leurs fonctions sans subir aucune affection naturelle, à moins que ce ne soit par accident. La vue s'exerçant sans qu'il y ait d'impression naturelle, ni de la part de l'organe, ni de la part de l'objet, elle est par conséquent le plus spi­rituel, le plus parfait et le plus général de tous les sens. Nous placerons en second lieu l'ouïe et en troisième l'odorat qui supposent l'un et l'autre une impression naturelle de la part de l'objet. L'ouïe a la priorité sur l'odorat, parce que le mouvement local est plus parfait et qu'il est naturellement an­térieur au mouvement qui résulte de l'altération des corps, comme le prouve Aristote (Phys. lib. viii, text. 55). Le tact et le goût sont les sens les plus matériels, nous parlerons de leur distinction plus loin (in sol. ad d et 4 arg.). D'où il résulte que les trois autres sens ne sentent pas par un milieu qui leur est uni, dans la crainte que leurs organes ne subissent quelque

naturelle transformation, mais il n'en est pas de même de ces deux derniers.


Solutions: 1. Il faut répondre sa premier argument, que tous les accidents n'ont pas par eux-mêmes la force de produire une impression ; il n'y a que les qua­lités de la troisième espèce (4) qui puissent altérer les corps. C'est pourquoi il n'y a que ces qualités qui soient les objets des sens, parce que, comme le dit Aristote (Phys. lib. vu, text. 12), les sens sont modifiés par les objets mêmes qui modifient les corps inanimés.

(1) On distingue quatre espèces de qualité : -I* l'habitude et la disposition ; 2" la puissance et l'im­puissance ; 5" la passion et la possibilité ; A" la forme et la figure (Voyez Goudin réimprimé par M. Itoux-Lavergne, Logica, p. 225).

2. Il faut répondre au second, que la grandeur, la figure et toutes les choses sensibles qui sont communes à tous les sens tiennent le milieu entre les choses qui sont sensibles par accident et celles qui sont propres à chaque sens et qui sont pour ce motif leur objet. Car les choses sensibles qui sont propres impressionnent les sens, puisque ce sont des qualités qui produi­sent une altération ou un changement quelconque, tandis que celles qui sont communes se ramènent toutes à la quantité. Ainsi pour ce qui est de la grandeur et du nombre il est évident que ce sont des espèces de quantité. La figure est aussi une qualité qui se rapporte ala quantité, puisque l'essence même de la figure consiste dans une portion de l'étendue ou de la grandeur. On sent le mouvement et le repos suivant les divers rapports qu'a le sujet avec l'étendue quand il s'agit du mouvement d'accroissement ou du mouve­ment local, ou bien selon les qualités sensibles comme dans le mouvement d'altération. C'est ce qui fait que dans le sentiment du mouvement et du re­pos il y a tout à la fois quelque chose d'un et de multiple. La quantité est le sujet le plus prochain de la qualité qui produit l'altération ou le changement, comme la surface est le sujet de la couleur. C'estpourquoiles choses sensibles qui sont communes à des espèces ne frappent pas les sens directement et par elles-mêmes, mais elles les frappent par le moyen de la qualité sensible ; ainsi que la surface les frappe par la couleur. On ne les regarde cependant pas comme des choses sensibles par accident, parce qu'elles impressionnent les sens diversement. Car autre est l'impression que produit sur les sens une grande surface et autre celle que produit une petite; on dit même que la blancheur est grande ou petite parce qu'on la divise comme on divise son propre sujet.

3. Il faut répondre au troisième, que d'après Aristote [De anima, lib. ii, text. 106 à 120), le tact est un sens unique dans son genre, mais qui comprend plusieurs espèces (1), et qui pour ce motif s'étend à divers objets qui sont contraires. Ces sens ne sont pas séparés les uns des autres par rapport à leur organe, ils existent d'une façon concomitante dans tout le corps, et c'est pour cela qu'ils ne paraissent pas distincts. Mais le goût qui perçoit le doux et l'amer, se rapportant seulement à la langue et n'ayant rien de commun avec le reste du corps, se distingue facilement du tact. On pourrait cependant dire que toutes ces contrariétés se réunissent chacune dans un genre très-prochain et toutes dans un genre commun qui est l'objet du tact selon sa nature générale. Mais ce genre commun n'est pas dénommé, il est comme le genre prochain du chaud et du froid qui manque aussi de dénomination.

(1) La physiologie moderne n'a pas encore pu déterminer avec précision où réside le sens du toucher. La théorie d'Aristote, que suit ici saint Thomas, a été adoptée par Oescartes, dans la curieuse réponse qu'il fait à Arnaud pour montrer l'accord de sa doctrine avec le mystère de la transsubstantiation dans l'Eucharistie (Voy. OEuvres de Detcartet, t. Il, p. 7fi et suiv. éd. de M. Cousin).

4. Il faut répondre au quatrième, que d'après Aristote (De anima, lib. h, text. 28 et 94), le sens du goût est une espèce de tact qui n'existe que dans la langue. On ne le distingue pas du tact sous le rapport du genre, mais on le distingue des différentes espèces de tact qui sont répandues sur toute la surface du corps. Mais si le tact ne forme qu'un sens seulement parce que la nature générale de son objet est une, il faudra dire que le goût s'en distingue parce que l'impression qui le provoque n'est pas la même que celle qui excite le tact (2). Car le tact est impressionné non-seulement d'une manière spirituelle, mais encore d'une façon naturelle dans son organe par la qualité qui est son objet propre ; tandis que l'organe du goût n'est pas ainsi impressionné nécessairement. Il n'est pas nécessaire, par exemple, que la langue soit douce ou amère, mais elle perçoit le doux et l'amer au moyen d'une qualité préalable qui est le fondement de la saveur, c'est-à-dire au moyen de l'humeur qui est l'objet du tact.

(2) Le goût perçoit les choses tangibles et les saveurs, tandis que le toucher ne perçoit que les choses tangibles ; c'est ainsi que ces deux sens sont du même genre sans être de la même espèce.


ARTICLE IV. — A-T-ON CONVENABLEMENT DISTINGUÉ LES SENS INTERNES (3)?


(3) Il y a des commentateurs, comme Avi-cenne, qui ont distingué cinq puissances intérieures, mais Aristote n'en distinguait que quatre, et la plupart des commentateurs sont de l'avis de saint Thomas.

Objections: 1.. Il semble que les sens internes n'aient pas été convenablement distingués. Car ce qu'il y a de général ne doit pas être considéré comme opposé à ce qui est propre. Par conséquent, on ne doit pas compter le sens commun parmi les facultés sensitives intérieures indépendamment des sens extérieurs qui sont propres.

2.. Il n'est pas nécessaire d'admettre une force perceptive intérieure pour les actes que les sens extérieurs peuvent par eux-mêmes accomplir. Or, pour juger des objets sensibles on a assez des sens propres et extérieurs. Car chaque sens juge de son objet propre. Ils paraissent également suffire à la perception de leurs actes propres; car l'action des sens tenant en quelque sorte le milieu entre la puissance et l'objet, il semble que la vue, par exemple, puisse percevoir beaucoup mieux sa vision que la couleur, parce qu'elle lui est plus proche, et qu'il en soit de même de tous les autres sens. II n'était donc pas nécessaire d'admettre cette puissance intérieure qui a reçu le nom de sens commun.

3.. D'après Aristote (Demem. et rem. cap. 4), l'imagination et la mémoire sont des passions du premier sensitif (I). Or, il n'y a pas opposition entre la passion et le sujet. On n'aurait donc pas dû faire de la mémoire et de l'imagination des puissances différentes du sens commun.

(1) J'ai conservé celle expression oVArisMo, par laquelle il désigne le principe premier «le la scnsil.ilùé.

4.. L'intelligence dépend moins des sens que toute puissance de l'âmo sensitive quelle qu'elle soit. Or, l'intelligence n'a pas de connaissances qu'elle ne les ait reçues des sens ; c'est pourquoi il est dit (Post. lib. i, text. 33) que celui qui est privé d'un sens manque d'une science. Par conséquent on aurait dû encore moins considérer comme une puissance de l'âme sensitive la faculté qui perçoit les intentions qui ne tombent pas sous les sens, et que pour ce motif on appelle opinion ou estimation.

5.. L'acte de la faculté discursive ou pensante, qui consiste à comparer, à composer et à diviser, et l'acte de la ressouvenance qui consiste à se servir d'un syllogisme pour faire ses recherches, ne diffèrent pas moins l'un et l'autre de l'acte de l'estimation et de la mémoire, que l'acte de l'estimation ne diffère de l'acte de l'imagination. Il faut donc faire de la pensée et du souvenir des facultés différentes de l'opinion et de la mémoire, ou bien on ne doit pas distinguer l'opinion et la mémoire de l'imagination.

6.. Saint Augustin distingue (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 7, 24, 27, 2S et 29) trois genres de visions : la vision corporelle qui se fait par les sens, la vision spirituelle qui a lieu par l'imagination, et la vision intellectuelle qui se fait par l'intelligence. Il n'y a donc pas d'autre faculté intérieure que l'imagination qui tienne le milieu entre les sens et l'intelligence.


Mais c'est le contraire. Car Avicenne, dans son livre sur l'âme, reconnaît cinq puissances intérieures sensitives : le sens commun, la fantaisie, l'imagination, l'opinion et la mémoire.

CONCLUSION. — L'animal recevant et conservant des espèces intelligibles et intentionnelles que les sens extérieurs ne perçoivent pas, il est nécessaire d'admettre uniquement dans la partie sensitive de l'àme quatre facultés intérieures qui soient distinguées d'après les fonctions que nous venons de déterminer ; ces quatre facultés sont le sens commun, l'imagination, l'opinion et la mémoire.

Il faut répondre que la nature n'étant jamais en défaut par rapport aux choses qui lui sont nécessaires, il doit y avoir dans l'âme sensitive autant d'actions qu'en requiert la vie de l'animal parfait. Et comme toutes ces actions ne peuvent être ramenées à un principe unique, elles exigent des puissances diverses, caries puissances nesontrien autre chose que le principe le pluspro-cbain des opérations de l'âme. Or, il est à remarquer que pour que la vie de l'animal soit parfaite, il faut non-seulement qu'il saisisse l'objet sensible quand il est présent, mais encore quand il est absent; autrement, comme le mouvement de l'animal et son action suivent sa perception, l'animal ne se mettrait pas en mouvement pour chercher un objet qui n'est pas présent. Le contraire se montre évidemment surtout dans les animaux parfaits qui se meuvent d'un mouvement processif ; car ils se meuvent pour saisir un objet qui est absent et qu'ils ont déjà perçu. C'est pour cela qu'il est nécessaire que l'animal reçoive dans son âme sensitive non-seulement les espèces des choses sensibles qui l'impressionnent par leur présence, mais encore qu'il les retienne et les conserve. Or, l'action de recevoir et celle de retenir se rapportent quand il s'agit des choses corporelles à des principes divers. Car les corps humides sont très-aptes «à recevoir et ne peuvent conserver, tandis que c'est le contraire pour les corps secs. La puissance sensitive étant l'acte d'un organe corporel, il faut donc qu'il y ait une autre puissance qui reçoive les espèces des choses sensibles et qui les conserve. On doit observer d'un autre côté que si l'animal était mù seulement par ce que ses sens trouvent d'agréable et de désagréable, il ne serait pas nécessaire d'admettre en lui autre chose que la perception des formes qui tombent sous les sens et dans lesquelles il trouve quelque chose qui le délecte ou qui lui répugne. Mais l'animal est obligé de rechercher ou de fuir certaines choses, non-seulement parce qu'elles produisent en lui des sensations agréables ou désagréables, mais encore parce qu'elles peuvent lui être avantageuses ou nuisibles sous une foule d'autres rapports. Ainsi la brebis prend la fuite à la vue du loup qui s'avance de son côté, non parce que la couleur ou la physionomie de cet animal lui déplaît, mais parce qu'elle reconnaît en lui son ennemi naturel. De même l'oiseau amasse de la paille, non parce qu'elle délecte ses sens, mais parce qu'elle lui sert à faire son nid. Il est donc nécessaire que l'animal perçoive ces intentions qui ne tombent pas sous les sens extérieurs. Et il faut pour cette perception un autre principe que pour la perception des choses extérieures, puisque celle-ci provient de l'impression produite sur les organes, tandis que celle-là est purement intérieure. Ainsi donc le sens propre et le sens commun sont destinés à recevoir les formes sensibles ; nous parlerons de leur distinction plus loin (in sol. ad arg. i et 2). La fantaisie ou Y imagination sert à retenir ces formes ou à les conserver; elle est comme le trésor où sont déposées les formes que les sens ont reçues. Vopinion sert à percevoir les intentions qui ne tombent pas sous les sens, et la mémoire est destinée à les conserver. Elle est le trésor qui renferme ces espèces intentionnelles. La preuve en est que dans les animaux le principe de la mémoire repose sur ces sortes d'intentions ; par exemple, elle conserve le souvenir de ce qui a été nuisible ou avantageux. Aussi doit-on compter au nombre de ces intentions l'idée du passé, parce que la mémoire a le passé pour objet. — Il est à remarquer que pour les formes sensibles il n'y a pas de différence entre l'homme et les autres animaux ; car ils sont impressionnés les uns et les autres de la même manière par les objets extérieurs, mais ils diffèrent par rapport aux intentions. En effet, les animaux les perçoivent par leur seul instinct naturel, tandis que l'homme les perçoit par manière de comparaison.

C'est pour cela que la faculté qui reçoit le nom d'opinion dans les animaux est appelée pensante ou discursive dans l'hommeOn lui donne aussi le nom de raison particulière, et les médecins prétendent qu'elle a son organe propre au milieu de l'encéphale (1). Cette raison particulière perçoit les intentions individuelles et les compare, comme la raison intellective compare les intentions générales et universelles. Sous le rapport de la puissance mémorative, l'homme a non-seulement comme les animaux cette mémoire qui consiste à se rappeler subitement le passé, mais il a encore la réminiscence (2) qui consiste à se rappeler le passé en faisant des raisonnements d'après ses intentions individuelles. Avicenne a distinguo une cinquième puissance qui tiendrait le milieu entre l'estimation et l'imagination et qui consisterait à composer et à diviser les formes imaginées. Ainsi de la forme de l'or et de la forme d'une montagne nous composons une forme unique, celle d'une montagne d'or que nous n'avons jamais vue. Mais cette faculté que l'homme seul possède se confond avec l'imagination. Averroës a d'ailleurs attribué cette opération à cette faculté dans son livre Des sens et des choses sensibles. Il n'est donc pas nécessaire de distinguer dans lame sensitive plus de quatre puissances : le sens commun, l'imagination, l'estimation et la mémoire.

(1) D'après Muller rien n'autorise à admettre dans le cerveau des organes ou des départements particuliers qui soient consacrés aux différentes facultés de l'àme [Manuel de physiologie, tom. II, pag. 493)v

(2) Aristote distingue ainsi la mémoire de la réminiscence, et il a composé, à ce sujet, un petit traité qui porte ce titre, et qui est un de ses chefs-d'oeuvre. M. Barthélémy Saint-Ili!airc, qui l'a traduit, fait observer que depuis Aristote aucun physiologiste n'a traité de la mémoire plus profondément que lui.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le sens intérieur n'est pas appelé sens commun parce qu'il est le genre dont les sens particuliers sont les espèces, mais parce qu'il est la racine commune et le principe de tous les sens extérieurs.

2. Il faut répondre au second, que le sens propre juge de son objet particulier en le distinguant de toutes les autres choses qui sont également de son domaine. C'est ainsi que la vue distingue le blanc du noir, du vert, etc. Mais la vue et le goût ne peuvent ni l'un ni l'autre distinguer le blanc du doux, parce qu'il faut pour les distinguer quelque chose qui les connaisse l'un et l'autre. Ces objets ne peuvent donc être jugés que par le sens commun auquel les perceptions de tous les sens se rapportent comme à leur terme. C'est lui aussi qui perçoit les actions que les sens exercent sur eux-mêmes, comme quand quelqu'un voit qu'il se voit. Cette double fonction ne peut être remplie par le sens propre, parce qu'il ne connaît que la forme de l'objet sensible qui l'impressionne. Cette impression produit la vision, et il résulte de cette impression première une autre impression qui affecte le sens commun et lui l'ait percevoir la vision elle-même.

3. Il faut répondre au troisième, que comme une puissance procède de l'âme par le moyen d'une autre puissance, ainsi que nous l'avons dit (quest. lxxvii, art. 7), de même l'âme est soumise à une puissance par le moyen d'une autre. Et c'est dans ce sens qu'on appelle l'imagination et la mémoire des passions de cette partie de l'âme qui est le principe même de la sensibilité.

4. Il faut répondre au quatrième, que quoique l'opération de l'intellect provienne des sens, néanmoins dans l'objet que les sens perçoivent, l'intelligence connaît beaucoup de choses que les sens ne peuvent percevoir. Il en est de même de l'estimation, quoiqu'elle en diffère d'une manière moins élevée.

5. Il faut répondre au cinquième, que la pensée et la mémoire ont dans l'homme cette prééminence, non par l'effet de ce qui est propre à l'âme sensitive, mais par suite de l'affinité et du rapport prochain qu'il y a entre ces facultés et la raison universelle qui se reflète en quelque sorte sur elles. C'est pourquoi ces puissances, sans être différentes dans l'homme, sont néanmoins plus parfaites que dans les autres animaux.

6. Il faut répondre au sixième, que saint Augustin dit que la vision spirituelle est celle qui a lieu par les images des corps en leur absence. D'où il résulte évidemment qu'elle est commune à toutes les perceptions intérieures.


QUESTION LXX1X. : DES PUISSANCES INTELLECTUELLES.


Nous avons maintenant à nous occuper des puissances intellectuelles. A ce sujet treize questions se présentent : r L'intellect est-il une puissance de l'àme ou son essence? — 2" Si c'est une puissance est-ce une puissance passive? — 3° Si c'est une puissance passive, faut-il admettre que c'est un intellect agent? — 4" L'entendement agent est-il quelque chose de l'àme? — 5" N'y a-t-il qu'un seul intellect agent pour tous los hommes? — (i" La mémoire est-elle dans l'intellect ? — 7° La mémoire est-elle une autre puissance que l'intellect ? — 8" La raison est-elle une autre puissance que l'intellect? — 9° La raison supérieure et la raison inférieure sont-elles des puissances diverses? — 10" L'intelligenceest-elle'une autre puissance que l'intellect ? — 11° L'intellect spéculatif et pratique sont-ils des puissances diverses? — 12" La syndérèso est-elle une puissance de la partie intellectuelle de l'àme? — 13° La conscience en est-elle une aussi ?

ARTICLE I. — l'intellect est-il une puissance de l'ame (1)?


(1) Cet article et les suivants sont purement philosophiques.      

Objections: 1.. Il semble que l'intellect ne soit pas une puissance de l'âme, mais son essence. Car l'intellect semble être la même chose que l'esprit (mois). Or, l'esprit n'est pas une puissance de l'âme, mais son essence. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. ix. cap. 4) : L'esprit ne désigne pas un rapport, mais il exprime l'essence. Donc l'intellect est l'essence même de l'âme.

2.. Les divers genres de puissance ne sont pas compris dans une seule puissance, mais dans l'essence de l'âme exclusivement. Or, l'appétit (2) et l'intellect sont des puissances d'un genre différent, comme le dit Aristote (De anima, lib. n, text. 27), et elles sont cependant comprises l'une et l'autre dans l'esprit. Car saint Augustin (De Trin. lib. x, cap. 11) place en lui l'intelligence et la volonté. Donc l'intellect est comme l'esprit l'essence même de l'âme et non une de ses puissances.

(2) Ce mot désigne ici la volonté,

3.. D'après saint Grégoire (Hom. Ascens.), l'homme a l'intellect de commun avec les anges. Or, on appelle les anges des esprits et des intelligences. Donc l'esprit et l'intelligence de l'homme ne forment pas une des puissances de l'âme, mais l'âme elle-même.

4.. Une substance est intelligente parce qu'elle est immatérielle par son essence. Or, l'âme est ainsi immatérielle. Il semble donc qu'elle soit intelligente de la même manière.


Mais c'est le contraire. Car Aristote fait de l'intellect une puissance de l'âme (De anima, lib. n, text. 27).

CONCLUSION. — Comme dans l'homme l'intelligence n'est pas la même chose que son être, elle n'est pas par conséquent son essence, mais une des puissances de son àme.

II faut répondre que d'après ce que nous avons dit précédemment (quest. liv, art. 3; quest. i.ix, art. 2, et lxxvii , art. 1) l'intellect est une puissance de l'âme et non son essence. Car le principe immédiat de l'action n'est l'essence même du sujet qui l'opère que quand son action même est son être. En effet, la puissance est à l'action ce que l'essence est â l'être. Or, il n'y a qu'en Dieu que l'intelligence soit identique avec l'être. Par conséquent il n'y a qu'en lui que l'intelligence soit l'essence, mais dans toutes les autres créatures intellectuelles elle n'est qu'une puissance du sujet qui comprend.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la sensibilité désigne tantôt une des puissances de 1 âme sensitive et tantôt l'âme sensitive elle-même. Car l'âme sensitive est quelquefois désignée par le nom de sa faculté la plus importante qui est la sensibilité. De même l'âme intellective est quelquefois appelée l'intelligence parce que c'est sa faculté la plus importante, et c'est dans ce sens qu'on dit que l'intellect est une substance (De anima, lib. i, text. 6B). C'est aussi de cette manière que saint Augustin dit que l'esprit est une espèce ou une essence.

2. Il faut répondre au second, que l'appétit et l'intellect sont des puissances de divers genres parce que leurs objets sont de nature diverse. Mais l'appétit a quelque chose de commun d'un côté avec l'âme intellective et de l'autre avec l'âme sensitive suivant qu'il opère par le moyen des organes corporels ou sans eux. Car l'appétit suit la perception, et c'est en ce sens que saint Augustin place la volonté dans l'esprit et Aristote dans la raison (1 ) (De anima, lib. m, text. 42).

(1) Toutefois elle en est distincte sons le rapport de l'objet formel, parce que la raison a pour objet l'être, et la volonté a pour objet le bien.

3. Il faut répondre au troisième, que dans les anges il n'y a pas d'autres facultés que l'intelligence et la volonté qui est une conséquence de l'intelligence. Et on donne à l'ange le nom d'esprit ou d'intelligence parce que c'est en cela que consiste toute sa vertu. Mais l'âme humaine a beaucoup d'autres puissances, telles que les puissances sensitives et nutritives ; c'est pourquoi il n'y a pas de parité.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'immatérialité de la substance intellectuelle ne constitue pas l'intelligence, mais elle lui donne la faculté de comprendre. Il n'est donc pas nécessaire que l'intelligence de l'âme soit sa substance, il suffit que ce soit une de ses vertus ou de ses puissances.

ARTICLE II — l'intellect est-il une puissance passive (2)?


I pars (Drioux 1852) Qu.78 a.2