I pars (Drioux 1852) Qu.84 a.3

ARTICLE III. — i.'ame comprend-elle toutes choses par des espèces qui lui sont naturellement innées (1) ?


(1) Cet article se rapporte à la question des idées innées, qui a l'ait si grand bruit dans Vécole cartésienne,

Objections: 1.. Il semble que l'âme comprenne tous les objets par des espèces qui lui soient naturellement innées. Car saint Crégoire dit (Ilomil. in Ascens.) que l'homme a l'intellect de commun avec les anges. Or, les anges comprennent naturellement toutes choses par des formes innées. C'est ce qui fait dire à l'auteur du livre (De causis, prop. x) que toute intelligence est pleine de formes. Donc les espèces naturelles par lesquelles l'âme connaît toutes les choses corporelles lui sont également innées.

2.. L'àme intellectuelle est plus noble que la matière première des corps. Or, la matière première a êtê créée par Dieu sous les formes à l'égard desquelles elle est en puissance. Donc à plus forte raison l'âme intellectuelle a-t-elle été créée par Dieu sous des espèces intelligibles. Par conséquent l'âme comprend les choses corporelles au moyen d'espèces qui lui sont naturellement innées.

3.. On ne peut faire de réponse exacte que sur ce que l'on sait. Or, un idiot qui n'a pas de science acquise répond cependant d'une manière exacte sur chaque chose si on l'interroge convenablement, comme le dit Platon (in Merum.). Donc, avant d'acquérir la science, l'homme a une certaine connaissance des choses (2), ce qui n'existerait pas si l'âme n'avait pas des espèces qui lui fussent naturellement innées. Donc l'âme comprend les choses corporelles par des espèces de cette nature.

(2) Platon disait quo l'homme n'apprenait pas, qu'il ne faisait que se ressouvenir. Dans son système, la science n'était qu'une réminiscence d idées que l'âme avait antérieurement possédées.


Mais c'est le contraire. Car Aristote diteii parlantdel'intellect(Z)e anim.l. m, text. 44) que c'est une espèce de table rase sur laquelle il n'y a rien d'écrit.

CONCLUSION. — L'àme ne connaissant qu'en puissance pendant un temps ce qu'elle connaît ensuite en acte, il est impossible qu'elle connaisse les objets corporels par des espèces qui lui sont innées.

Il faut répondre que la forme étant le principe de l'action, une chose doit être à la forme qui est le principe de l'action ce qu'elle est à l'action elle-même. Ainsi, par exemple, si l'action de s'élever vient de la forme que nous appelons légèreté, il faudra que ce qui s'élève en puissance soit léger en puissance, et que ce qui s'élève en acte soit léger en acte. Or, nous voyons que quelquefois l'homme ne connaît qu'en puissance, tant à l'égard des sens qu'à l'égard de l'intellect. Il passe ensuite de la puissance à l'acte, de telle sorte qu'il sent, par suite de l'action des choses sensibles sur les sens, et qu'il comprend. par l'étude ou par les découvertes que fait son génie. Il faut donc dire que l'âme est cognitive en puissance tant à l'égard des images qui sont les principes des sensations qu'à l'égard de celles qui sont les principes de la connaissance. C'est pour ce motif qu'Aris-tote (Iob. cit.) a établi que l'intellect par lequel l'âme comprend n'a point d'espèces qui lui soient naturellement innées, mais qu'au début il est en puissance à l'égard de toutes les espèces de cette nature. Mais comme l'être qui a sa forme en acte peut quelquefois être empêché d'agir conformément à elle, par exemple, un corps léger peut être empêché de s'ÓJeyer, Platon a supposé pour ce motif que l'intellect de l'homme est naturellement rempli de toutes les espèces intelligibles, mais que le corps avec lequel il est uni l'empêche de passer à l'acte. Ce sentiment ne parait pas raisonnable : 1° parce que si l'âme a une connaissance naturelle de toutes choses, il ne parait pas possible qu'elle oublie tellement cette connaissance qu'elle ne sache pas qu'elle la possède. Car aucun homme n'oublie ce qu'il connaît naturellement, par exemple, que le tout est plus grand que la partie et les autres axiomes semblables. Ce système paraît surtout répugnant quand on admet qu'il est naturel à l'âme d'être unie au corps, comme nous l'avons dit (quest. lxxvi, art. 1). Car il répugne que l'action naturelle d'un être soit totalement entravée par quelque chose qui lui est naturel aussi. — 2° Co qui rend manifeste la fausseté de cette hypothèse, c'est que quand on manque d'un sens on est par là même privé de la connaissance des objets qu'il perçoit. Ainsi un aveugle-né ne peut avoir aucune connaissance des couleurs, ce qui ne serait pas si les espèces de toutes les choses intelligibles étaient naturellement innées dans l'intellect (1). C'est pourquoi on doit dire que l'âme ne connaît pas toutes les choses corporelles par des espèces qui lui sont naturellement innées.

(1) Il est à remarquer quo saint Thomas soutient seulement ici que ces espèces ne sont pas en acte dans l'intellect, et qu'il admet qu'elles y sont en puissance ; de sorte que, comme nous le verrons art. 6, les choses sensibles ne sont pas la cause complète et totale de nos connaissances iulcllecluelles.il se sépare ainsi complètement du système de Locke.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'homme a en effet l'intellect de commun avec les anges ; cependant il leur est inférieur (2), comme les corps inférieurs n'ont pas une manière d'être aussi parfaite que les corps supérieurs, selon la remarque de saint Grégoire lui-même (loc. cit.). Car la matière des corps inférieurs n'est pas totalement complétée par la forme, elle reste en puissance à l'égard des formes qu'elle n'a pas, tandis que la matière des corps célestes est totalement complétée par sa forme, de telle sorte qu'elle n'est en puissance par rapport à aucune autre, comme nous l'avons dit (quest. lxyi, art. 2). De même l'intellect de l'ange est parfait dans le sens qu'il comprend toutes les espèces intelligibles conformes à sa nature, tandis que l'intellect humain est en puissance à l'égard de ces mêmes espèces.

(2) Relativement à la manière de connaître.

2. Il faut répondre au second, que la matière première reçoit l'être substantiel de la forme; c'est pourquoi il a fallu qu'elle fût créée sous une forme quelconque, autrement elle ne serait pas en acte. Cependant elle n'existe que sous une forme, et sous cette forme elle est en puissance à l'égard des autres. Mais l'intellect ne reçoit pas son être substantiel de l'espèce intelligible; c'est pour cela qu'il n'y a pas de parité.

3. Il faut répondre au troisième, qu'un interrogatoire bien fait procède de principes généraux connus par eux-mêmes pour arriver à des principes propres. Cette méthode initie à la science l'esprit de celui qu'on enseigne. Par conséquent, quand quelqu'un répond exactement sur les choses qu'on lui demande, ce n'est point parce qu'il les a sues antérieurement, mais c'est parce qu'il les apprend alors. Car peu importe que celui qui enseigne aille des principes généraux aux conséquences en formulant des propositions ou en faisant des questions (1). Dans l'un et rautrecasresprit.de celui qui l'écoute n'est certain des conclusions qu'il tire qu'en raison tics principes dont elles sont déduites.

(1) La méthode érotématique n'est qu'une méthode particulière d'enseignement, et c'est ce qui a fait dire qu'une question bien posée est h moitié résolue.


ARTICLE IV. — les espèces intelligibles viennent-elles a l'ame de quelques fobmes séparées (2)?


(2) Algazel avait enseigné que nos connaissances viennent de la dixième intelligence ou de l'ange qui nous donne les espèces intelligibles par lesquelles nous comprenons. Cette erreur a ete condamnée.

Objections: 1.. Il semble que les espèces intelligibles viennent à l'âme de quelques formes séparées. Car tout ce qui existe d'une manière par participation a pour cause ce qui existe de la même manière par essence. Ainsi, ce qui est enflammé se rapporte à la flamme comme à sa cause. Or, l'âme intellectuelle, selon qu'elle est intelligente en acte, participe aux choses intelligibles elles-mêmes. Car l'intellect en acte est en quelque sorte l'objet compris en acte. Donc les choses qui sont comprises d'elles-mêmes et par leur essence en acte sont causes que l'âme intellectuelle comprend en acte. Et puisque les choses ainsi comprises sont des formes qui existent sans matière, il s'ensuit que les espèces intelligibles par lesquelles l'âme comprend sont produites par des formes séparées.

2.. Les choses intelligibles sont à l'intellect ce que les choses sensibles sont aux sens. Or, les choses sensibles, qui sont en acte hors de l'âme, sont causes des affections que nos sens éprouvent et qui produisent nos sensations. Donc les espèces intelligibles par lesquelles notre intellect comprend ont aussi pour causes quelques objets intelligibles qui existent en acte hors de l'âme. Et comme ces objets intelligibles ne peuvent être que des formes séparées, il s'ensuit que les espèces intelligibles de notre entendement proviennent de quelques substances séparées.

3.. Tout ce qui est en puissance est ramené à l'acte par ce qui est en acte. Si donc notre intellect, après avoir été d'abord en puissance comprend ensuite en acte, il faut que cet effet soit produit par un intellect qui est toujours en acte. Or, cet intellect est une substance séparée. Donc les espèces intelligibles par lesquelles nous comprenons actuellement ont pour causes des substances séparées.


Mais c'est le contraire. Car s'il en était ainsi nous n'aurions pas besoin de nos sens pour comprendre, ce qui est évidemment faux, surtout parce que celui qui manque d'un sens ne peut en aucune manière acquérir la science des objets sensibles qui y correspondent.

CONCLUSION. — Les espèces intelligibles par lesquelles l'àme comprend ne proviennent pas de formes séparées.

Il faut répondre qu'il y a des philosophes qui ont supposé que les espèces intelligibles de notre intellect provenaient tic formes ou de substances séparées. Us ont exposé ce sentiment de deux manières. Platon, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.), a pensé que les formes des choses sensibles subsistaient immatériellcment par elles-mémes,comme la forme de l'homme qu'il appelle Vhomme, par lui-même (3), la forme ou l'idée du cheval qu'il appelle le cheval par lui-même, et ainsi des autres. Il supposait que notre âme et toute matière corporelle participaient à ces formes séparées, que notre âme y participait pour connaître, et la matière corporelle pour exister, et que comme la matière corporelle en participant à l'idée de pierre devenait telle pierre en particulier, de même notre intellect en participant à la même idée avait la connaissance de cette pierre. La participation à l'idée se faisait par une image de l'idée elle-même qui s'imprimait dans celui qui y participait, de la même manière qu'une copie ressemble à un modèle. Et comme il supposait que les formes sensibles qui sont dans la matière corporelle découlaient des idées dont elles étaient les images, ainsi il prétendait que les espèces intelligibles de notre intellect étaient les images des idées, et qu'elles en provenaient. C'est pour cette raison qu'il rapportait aux idées les sciences et les définitions, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.). Mais Aristote ayant prouvé par une foule d'arguments qu'il est contraire à la nature des objets sensibles que leurs formes subsistent immatériellement(Me. lib. vu, text. M us. 58), Avicenne rejeta le sentiment de Platon et supposa que les espèces intelligibles de tous les objets sensibles ne subsistent pas immaté-riellement par elles-mêmes, mais qu'elles préexistent spirituellement dans des intelligences séparées. Ces intelligences sont ordonnées entre elles de manière que ces espèces découlent de la première intelligence dans celle qui vient ensuite, et cela successivement jusqu'à ce qu'on soit arrivé au dernier intellect séparé qu'il nomme l'intellect agent (1). C'est de cet intellect que procèdent les espèces intelligibles qui sont dans nos âmes et les formes sensibles que la matière corporelle reçoit (2).Ainsi, Avicenne est d'accord avec Platon en ce qu'il fait venir les espèces intelligibles qui sont dans notre intellect de certaines formes séparées. Mais Platon dit que ces formes subsistent par elles-mêmes, tandis qu'Avicenne les place dans une intelligence active. Ils diffèrent encore en ce qu'Avicenne suppose que les espèces intelligibles ne restent pas dans notre esprit quandil cesse de comprendre en acte, mais qu'il a besoin de se tourner vers l'intelligence active pour les recevoir de nouveau. Par conséquent il ne suppose pas la science naturellement innée, comme le fait Platon, qui prétend que les participations des idées subsistentd'une manière immuable dans l'âme.—Mais d'après cette opinion on ne peut pas suffisamment s'expliquer la cause de l'union de l'âme et du corps. Car on ne peut pas dire que l'âme intellective soit unie au corps à cause du corps lui-même ; parce que la forme n'existe pas à cause de la matière, le moteur à cause du mobile; c'est plutôt le contraire. Il semble que le corps soit surtout nécessaire à l'âme intellective pour son opération propre qui est l'intelligence ; parce qu'elle ne dépend pas de lui pour son être. Or, si l'âme était naturellement apte à recevoir les espèces intelligibles par l'action exclusive de quelques principes séparés, et qu'elle ne les reçût pas des sens, elle n'aurait pas besoin du corps pour comprendre; par conséquent elle lui serait inutilement unie. Si d'ailleurs on dit que notre âme a besoin des sens pour comprendre, et qu'ils sont des excitateurs qui la portent à diriger son attention au moyen des principes séparés vers les objets dont elle a reçu les espèces intelligibles, ce n'est pas attribuer aux sens une action suffisante. Car cette excitation ne semble nécessaire à l'âme qu'autant qu'elle sommeillerait,

comme le disent les platoniciens, ou qu'elle serait devenue oublieuse par suite de son union avec le corps. Alors les sens ne serviraient à l'âme intellectuelle que pour détruire les obstacles que le corps a mis à son action en raison de son union avec elle. On en est donc toujours à chercher la cause de cette union. Si on répond avec Avicenne que les sens sont nécessaires à l'âme, parce qu'ils l'excitent à se tourner vers l'intelligence active dont elle reçoit les espèces, cette hypothèse est encore insuffisante. Car s'il était dans la nature de l'âme de comprendre au moyen d'espèces procédant de l'intellect agent, il s'ensuivrait que l'âme pourrait quelquefois, d'après son inclination naturelle ou l'excitation produite par un autre sens, se retourner vers l'intelligence active et en recevoir des espèces d'objets sensibles auxquels l'individu n'aurait pas de sens correspondant. Un aveugle-né pourrait, par exemple, avoir la science des couleurs, ce qui est manifestement faux. On doit donc reconnaître que les espèces intelligibles par lesquelles notre âme comprend ne lui viennent pas de formes ou de substances séparées.

(3) Homo per se, l'homme absolu.

(1) Cette théorie se rapproche de celle des émanations, mais l'opinion d'Avicenne, tout en s'é-carlant du système de Platon, est vulnérable de la même manière, comme le prouve saint Thomas, (2) Cette intelligence séparée n'est rien autre chose que le démiurge des alexandrins.


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que les espèces intelligibles auxquelles notre intellect participe se réduisent, comme à leur première cause, à un principe intelligible par son essence, c'est-à-dire à Dieu. Mais elles procèdent de ce principe par le moyen des formes des choses sensibles et matérielles qui lui servent à acquérir la science, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 7).

2. Il faut répondre au second, que les choses matérielles, selon leur manière d'être hors de l'âme, peuvent être sensibles en acte, mais elles ne sont pas intelligibles au même titre. 11 n'y a donc pas de parité sous ce rapport entre les sens et l'intellect.

3. Il faut répondre au troisième, que notre intellect possible est amené de la puissance à l'acte par un être en acte, c'est-à-dire par l'intellect agent qui est une des puissances de l'âme, comme nous l'avons dit (quest. lxxix, art. 3), mais non par un intellect séparé qui serait sa cause prochaine. On ne peut admettre l'action de ce dernier que comme cause éloignée.

ARTICLE V. — l'ame intellective connaît-elle les choses immatérielles dans les raisons éternelles (1)?


(1) Mallebranche a soutenu que c'est en Dieu et par leurs idées que nous voyons les corps avec leurs propriétés (Yoy. Recherche de la vérité, liv. m, ch. 7). Ici saint Thomas est oppose à co sentiment ou plutôt il imliquo l'interprétation plausible qu'on peut lui donner.

Objections: 1.. Il semble que l'âme intellective ne connaisse pas les choses immatérielles dans les raisons éternelles. Car l'objet dans lequel on en connaît un autre, est lui-même le premier et le plus parfaitement connu. Or, l'âme intellective de l'homme, dans l'état de la vie présente, ne connaît pas les raisons éternelles, parce qu'elle ne connaît pas Dieu lui-même en qui les raisons éternelles existent, et parce qu'elle lui est unie comme à un être inconnu, selon l'expression de saint Denis (Theol. myst. cap. 1). Donc l'âme ne connaît pas toutes choses dans les raisons éternelles.

2.. Saint Paul dit (Rom. î, 20) que les choses invisibles de Dieu sont connues par celles qui ont été faites. Or, on place les raisons éternelles parmi les choses invisibles de Dieu. Donc on connaît les raisons éternelles par les créatures matérielles et non réciproquement.

3.. Ces raisons éternelles ne sont rien autre chose que des idées. Car saint Augustin dit (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 46) que les idées sont les raisons immuables des choses qui existent dans l'intelligence divine. Si on dit que l'âme intellective connaît toutes choses dans les raisons éternelles, on retombera dans l'opinion de Platon, qui voulait que toute science provînt des idées.


Mais c'est le contraire. En effet, saint Augustin dit (Conf. lib. xii, cap. 25) : Si nous voyons tous deux que ce que vous dites est vrai et si nous voyons également que ce que je dis est vrai aussi, où le voyons-nous, je vous le. demande ? Je ne le vois pas assurément en vous et vous ne le voyez pas non plus en moi ; mais nous le voyons tous les deux dans la vérité immuable qui est au-dessus de nos esprits. Or, la vérité immuable est contenue dans les raisons éternelles. Donc l'àme intellectuelle connaît dans ces raisons tout ce qui est vrai.

CONCLUSION. — Dans l'état présont l'Aine ne connaît pas toutes choses objectivement dans les raisons éternelles, mais elle les connaît ainsi comme dans leur cause.

Il faut répondre que d'après saint Augustin (De doct. christ, lib. h, cap. 40) si les anciens philosophes ont dit quelque chose de vrai qui soit en harmonie avec les enseignements de notre foi, nous devons nous approprier ce bien et le leur ravir comme à d'injustes possesseurs. Mais il y a dans la doctrine des païens des fictions superstitieuses que tout homme qui n'appartient pas à leur société doit soigneusement éviter. C'est pourquoi saint Augustin qui s'était épris de la philosophie de Platon en a-t-il conservé ce qui lui a paru conforme à la foi, tandis qu'il a modifié ou transformé tout ce qui y était contraire. Platon, comme nous l'avons dit (art. préc), supposait que les formes des choses subsistaient par elles-mêmes, séparées de la matière. Il leur donnait le nom d'idées et prétendait que notre intellect connaît toutes choses par leur participation, de telle sorte que comme la matière corporelle devient pierre en participant à l'idée de la pierre, de même notre intellect connaît la pierre en participant à cette même idée. Mais parce qu'il semble contraire à la foi que les formes des choses subsistent en dehors d'elles, par elles-mêmes, immatériellement, selon l'hypothèse des platoniciens qui faisaient de la vie par elle-même ou de ia sagesse par elle-même des substances créatrices, saint Augustin substitua (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 46) aux idées de Platon les raisons des choses (1 ), et il dit que ces raisons existentdans l'entendement divin, que c'est d'après elles que tout a été formé et que c'est aussi par elles que l'âme humaine connaît tout (2). Quand on demande si l'âme humaine connaît tout dans les raisons éternelles, il faut donc répondre qu'on peut connaître une chose dans une autre de deux manières : 1° On peut la connaître de la sorte objectivement. C'est ainsi qu'on voit dans un miroir les choses dont il reflète les images. Dans ce sens l'âme ne peut pas tout voir en cette vie dans les raisons éternelles. Ce sont les bienheureux qui connaissent ainsi toutes choses dans les raisons éternelles, comme ils voient Dieu, ils voient tout en lui. 2" On dit qu'une chose est connue dans une autre quand elle est connue dans le principe même de sa connaissance. C'est ainsi que nous disons qu'on voit dans le soleil les choses que sa lumière fait connaître. En ce sens il est nécessaire de dire que l'âme humaine connaît tout dans les raisons éternelles ; car c'est à leur participation que nous devons toutes nos connaissances (3). En effet, la lumière intellectuelle qui est en nous n'est rien autre chose qu'une participation, une ressemblance de la lumière incréée qui renferme les raisons éternelles. C'est ce qui fait dire au Psalmiste (Psal, vi, G) : Beaucoup demandent : qui nous montrera ce qui est bien? Et il répond lui-même : C'est la lumière dont nous portons l'empreinte sur notre visage, ô Seigneur; comme s'il disait : Tout nous est dévoilé par le sceau de la divine lumière dont l'empreinte est gravée en nous. Cependant comme indépendamment de cette lumière intellectuelle nous avons besoin d'espèces intelligibles empruntées aux choses pour connaître les objets matériels, il s'ensuit que nous ne connaissons pas seulement la matière suivant que nous participons aux raisons éternelles et qu'il ne faut pas admettre avec les platoniciens que la participation des idées suffit exclusivement pour produire la science. Aussi saint Augustin fait la remarque suivante : Quoique les philosophes, dit-il (De Trin. lib. iv, cap. 46), aient établi par les preuves les plus certaines que toutes les choses temporelles ont été faites par les raisons éternelles, ont-ils pu pour cela découvrir dansées raisons elles-mêmes ou déduire de leurs données générales, combien il y avait do genres d'animaux, quelle était la reproduction de chacun d'eux? N'ont-ils pas dû à cet égard interroger l'histoire des temps et des lieux? — D'ailleurs ce qui prouve que saint Augustin n'a pas prétendu que nous connaissons toutes choses dans les raisons éternelles ou dans l'immuable vérité,

comme si nous voyions ces raisons elles-mêmes, c'est qu'il dit (Quscst. lib. Lxxxiii, quaest. 66) que ce n'est pas toute âme raisonnable, ni tout esprit quelconque, mais l'âme sainte et pure qui est apte à voir les raisons éternelles, comme le font les âmes des justes.

(1) Saint Angustia a fait pour Platon ce que saint Thomas fait pour Aristote. Ces deux grands génies ont tiré des ouvrages de ces deux philosophes païens tout ce qu'ils renfermaient de vérités utiles pour la foi.

(2) C'est là en effet la rectification principale que demande le système de Platon sur les idées.

(3) 11 n'est guère possible de soutenir la doctrine de Mallebranchc, si on lui donne un autre sens.

— Par là la réponse aux objections est évidente.


ARTICLE VI. — la CONNAISSANCE INTELLECTUELLE NOUS VIENT-elle des CHOSES SENSIBLES (1) ?


(1) La doctrine péripatéticienne a été vivement attaquée sur ce point, et la plupart des philosophes modernes ont prétend» qu'on ne pouvaitpas taire venir nos connaissances des sens sans tomlier dans le matérialisme. Cependant, en admettant les explications que donne ici saint Thoma», on remarque que cette conséquence est fausse et forcée.

Objections: 1.. Il semble que la connaissance intellectuelle ne vienne pas des choses sensibles. Car saint Augustin dit (Quaest lib. lxxxiii, quaest. 49) qu'il ne faut pass'attendre àrecevoir des sens l'exacte vérité. Et ilen donne deux raisons. La première c'est que tout ce que les sens perçoivent change immédiatement, et qu'on ne peut percevoir ce qui n'est pas permanent. La seconde c'est que nous subissonsles images de tous les objets qui frappent nos sens, même quand ces objets ne sont plus présents ; c'est ce qui nous arrive dans le sommeil ou dans la fureur. Or, nous ne pouvons discerner parles sens les objols eux-mêmes de leurs images, et comme 51 n'y a pas de perception là où l'on ne distingue pas le vrai du faux il en conclut que les sens ne peuvent nous faire connaître la vérité, et puisque la connaissance intellectuelle a la perception du vrai pour objet il s'ensuit donc qu'elle ne peut venir des sens.

2.. Saint Augustin dit encore [Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 46) : Il ne faut pas croire qu'un corps agit sur l'esprit, comme si l'esprit lui était soumis à la façon de la matière. Car tout être agissant est supérieur à celui dont il fait quelque chose. D'où il conclut que ce n'est pas le corps qui produit dans l'esprit son image, mais que c'est plutôt l'esprit qui la produit en lui-même.-La connaissance intellectuelle ne vient donc pas des sens.

3.. L'effet ne s'étend pas au delà de la vertu de sa cause. Or, la connaissance intellectuelle s'étend au delà des objets sensibles. Car il y a des choses que nous comprenons et que les sens ne peuvent percevoir. Donc la connaissance intellectuelle ne vient pas des choses sensibles.


Mais c'est le contraire. Car Aristote prouve (Met. lib. î, cap. 4, et Post. lib. ii, text. 27) que le principe de notre connaissance est dans les sens.

CONCLUSION. — La connaissance intellectuelle vient des choses sensibles, non qu'elles en soient la cause parfaite et totale, mais elles en sont plutôt la cause matérielle.

Il faut répondre que sur cette question il y a eu parmi les philosophes trois opinions. Démocrite dit qu'il n'y a pas cï'autre cause de nos connaissances que les images qui nous viennent des corps et qui pénètrent dans notre âme ; c'est ce que rapporte saint Augustin (Epist, i.vi). Aristote dit aussi (De somn. et vigil.) que d'après Démocrite telle était l'origine de nos connaissances. Ce qui a autorisé cette erreur, c'est que du temps de Démocrite et de tous les anciens philosophes on ne distinguait pas l'entendement des sens, comme l'observe Aristote (De anima, lib. h, text. 150 et 151). C'est pourquoi les sens étant affectés par les objets sensibles, ils,pensaient que toute connaissance a pour origine cette affection exclusivement, et Démocrite l'expliquait par l'action des images qui se détachaient des objets (1).— Platon, au contraire, distingua l'intellect des sens et fit de l'intellect une puissance immatérielle qui ne se sert pas d'organe corporel dans l'exercice de ses fonctions. Et parce qu'il n'admettait pas qu'un être spirituel pût être affecté par un être corporel, il ne voulait pas que la connaissance intellectuelle provint de l'impression que les objets sensibles produisent sur l'intellect et il l'attribuait à la participation des formes intelligibles séparées, comme nous l'avons dit (art. 4 et 5). Il fit des sens eux-mêmes une puissance qui opère par soi (2). D'où il résultait queles sens étant une forme spirituelle n'étaient pas eux-mêmes affectés par les objets sensibles, il n'y avait que les organes des sens qui le fussent. Par cette affection l'âme est en quelque sorte excitée à former en elle-même les espèces des choses sensibles. Saint Augustin se rapproche un peu de cette opinion quand il dit (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 24) que ce n'est pas le corps qui sent, mais l'âme par le corps, dont elle se sert comme d'un messager pour former en elle-même ce qu'il lui annonce du dehors. Ainsi donc, d'après Platon, la connaissance intellectuelle ne vient pas de l'objet sensible, la connaissance sensuelle n'en vient pas non plus totalement ; mais les objets sensibles excitent l'âme sensitive à sentir et pareillement les sens excitent l'âme intellectuelle à comprendre. — Aristote a pris entre ces deux extrêmes un moyen terme (De anima, lib. h, text. 152). Il a admis avec Platon que l'intellect diffère des sens. Mais il n'a pas reconnu aux sens d'action propre sans leur union avec le corps, et il a fait de la sensation non l'acte exclusif de l'âme, mais l'acte de l'âme et du corps réunis. Il a pensé de même de toutes les opérations de la partie sensitive. Comme d'ailleurs il ne répugne pas que les objets sensibles qui sont hors de l'âme aient de l'influence sur l'âme et le corps réunis, Aristote a admis avec Démocrite que les actions de la partie sensitive sont l'effet des impressions produites par les objets sensibles sur les sens. Mais tandis que Démocrite voulait que cette impression fût produite par l'effluve des atomes corporels, Aristote disait que c'était par une opération qu'il ne déterminait pas. Du reste, il se détachait encore plus de Démocrite en enseignant que l'intellect a une action propre indépendante de ses rapports avec le corps (3) et que rien de corporel ne peut affecter ce qui est incorporel (De anima, lib. m, text. 12). C'est pourquoi, pour produire une action intellectuelle, l'impression des choses sensibles ne suffit pas toute seule d'après Aristote, il exige quelque chose de plus noble, suivant ce principe que celui qui agit est plus noble que celui qui pâtit (Ibid. text. 19). Toutefois il ne veut pas non plus que l'action intellectuelle soit exclusivement l'effet de quelques causes supérieures, comme le prétend Platon, mais il l'attribue à l'intellect agent dont nous avons parlé (quest. lxxix, art. 3 et t). C'est cet intellect qui rend les images recueillies par les sens intelligibles en acte en les dépouillant par manière d'abstraction de tout ce qu'elles ont de matériel. D'après ce système la connaissance intellectuelle est donc produite par les sens par rapport aux images qui lui servent de fondement. Mais ces images n'étant pas suffisantes pour transformer l'intellect possible, il faut que l'intellect agent (1) les rende intelligibles en acte. Par conséquent on ne peut pas dire que la connaissance sensible soit la cause parfaite et totale delà connaissance intellectuelle-, elle en est plutôt d'une certaine façon la matière ou la cause matérielle.

(1) C'est de cette manière qu'on a entendu le principe : nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu; et l'on voit que saint Thomas est le premier à rejeter cette interprétation.

(2) C'est sans doute ce qui porte Platon à distinguer plusieurs âmes.

(3) Par cette seule observation Aristote échappe au matérialisme.

(1) Mallcbranclie tourne en ridicule cette distinction de l'intellect agent et de l'intellect possible ; mais ses raisonnements ne sont lien moins que concluants (Voy. la Recherche de la vérité, liv. m, 2* part., ch. 2).

  
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces paroles de saint Augustin signifient que les sens ne peuvent nous donner la vérité dans toute son étendue. Car il faut de plus la lumière de l'intellect agent par lequel nous connaissons la vérité d'une manière immuable dans les choses changeantes, et nous discernons les objets eux-mêmes de leurs images.

2. Il faut répondre au second, que saint Augustin ne parle pas de la connaissance intellectuelle, mais de la connaissance imaginaire. L'imagination, dans l'opinion de Platon, ayant une action qui appartient exclusivement à l'âme, saint Augustin est parti de là pour prouver que les corps n'impriment pas leurs images dans l'imagination, mais que c'est l'âme elle-même qui produit ce phénomène. Aristote emploie le même raisonnement (De anima, lib. ni, text. 19) pour prouver que l'intellect agent est une substance séparée, parce que ce qui agit est plus noble que ce qui pâtit. Dans le système de Platon on serait forcé, sans aucun doute, de reconnaître dans l'imagination une puissance passive et une puissance active. Mais si on admet avec Aristote que l'action de l'imagination appartient à l'âme et au corps réunis (De anima,Y\h. n, text. 153 et 155), il n'y a plus de difficulté. Carie corps sensible est plus noble que l'organe de l'animal, puisqu'il est par rapport à lui ce que l'être en acte est à l'être en puissance, ce que l'objet actuellement coloré est à la prunelle de l'oeil qui n'est colorée qu'en puissance. Toutefois on pourrait dire que, quoique la première impression reçue par l'imagination résulte du mouvement des choses sensibles, puisque l'imagination n'est, d'après A»stote, qu'un mouvement produit par les sens (Ibid. text. 1G0)-, cependanjnl y a dans l'homme une opération de l'âme qui en ^ivisant et en composant forme diverses images de choses que les sens >"Vr>nf*|tN^uj^c'iQa^^ c'est ainsi qu'on peut entendre les paroles de saint Augustin.

3. Il faut répondre au troisième, que la connaissance sensitive n'est pas la cause totale de la connaissance intellectuelle. C'est pourquoi il n'est pas étonnant que la connaissance intellectuelle s'étende au delà de la connaissance sensitive.



I pars (Drioux 1852) Qu.84 a.3