I pars (Drioux 1852) Qu.104 a.2

ARTICLE II. — dieu conserve-t-il immédiatement toutes les cuéatuues (1)?


(1) Cette question se rattache à celle qui a été traitée art. 6, quest. préc. Pour en bien saisir le sens, il faut observer qu'il y a des choses qui doivent être créées absolument, et d'autres qui ne le sont que par accident. Celles qui doivent être créées absolument sont celles qui ne peuvent être produites que par une création. Les autres peu-—* l'.-.ir» nar un autre moyen. Les substances immatérielles et tous les êtres incorruptibles sont créés absolument, et par rapport à ces êtres l'action Je la création et celle de la conservation est la même. Dieu les conserve par conséquent immédiatement. Mais il conserve les autres choses médiatement, c'est-à-dire au moyen de causes intermédiaires.

Objections: 1.. II semble que Dieu conserve immédiatement toutes les créatures. Car Dieu conserve les êtres par la même action qu'il les crée, comme nous l'avons dit (art. préc). Or, Dieu est le créateur immédiat de tout ce qui existe. Donc il en est le conservateur au même titre.

2.. Une chose est plus proche d'elle-même que d'un autre être. Or, Dieu ne peut communiquer à une eréature*Ia vertu de se conserver clIe-nKme. Il peut donc encore moins lui donner la puissance de conserver les autres. C'est donc lui qui conserve toutes choses sans employer l'aide d'aucune cause intermédiaire.

3.. Un effet n'est conservé dans son être que par l'agent qui est cause non-seulement de la l'orme qu'il a revêtue, mais encore de son être même. Or, toutes les causes ne peuvent être causes que de la forme que l'effet a revêtue; car elles ne sont causes qu'à titre de puissances motrices, comme nous l'avons dit (art. préc). Donc ces causes ne sont pas de nature à conserver à leurs effets l'existence.


Mais c'est le contraire. Ce qui conserve les créatures c'est ce qui leur donne l'être. Or, Dieu donne l'être aux créatures par le moyen de causes intermédiaires. Donc il le leur conserve de la même manière.

CONCLUSION. — Dieu ne conserve pas immédiatement à tous les êtres l'existence; il y en a qu'il conserve immédiatement et d'autres médiatement.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc), on peut conserver une chose de deux manières : 4° indirectement et par accident quand on éloigne d'elle ou qu'on neutralise l'action de ce qui la corrompt; 2" directement et absolument quand l'existence d'une chose dépend d'une autre au même titre que l'effet dépend de la cause. Dans ces deux sens une créature peut en conserver une autre. Car il est évident que parmi les choses corporelles il y en a beaucoup qui neutralisent l'action des principes qui les corrompent et qui méritent pour cela d'être appelées des substances conservatrices. Ainsi, le sel empêche les viandes de se pourrir, et il en est de même de beaucoup d'autres choses. Il y a aussi des effets dont l'existence dépend d'une créature. Car quand il y a beaucoup de causes enchaînées les unes aux autres il est nécessaire que l'efltHdépcnde primitivement et princi-palementdelacausepremière, et secondairementde toutes les causes moyennes. La cause première est donc la principalecauseeonservatriee; toutes les causes moyennes remplissent secondairement le même rôle mais avec d'autant plus,de perfection qu'elles sont plus élevées et qu'elles se rapprochent davantage de la cause première. De là vient que dans les choses matérielles on attribue aux causes supérieures la conservation et la stabilité des êtres, comme le dit Aristote (Mei. lib. xii, text. 31). Ainsi, on dit que le premier mouvement ou le mouvement diurne est cause de la perpétuité de la génération, tandis que le second mouvement ou le mouvement zodiacal est cause de la diversité qui résulte de la génération et de la corruption. De même les astronomes attribuent ce qui est fixe et permanent à Saturne, la plus élevée dos planètes (1). Ainsi, on doit donc reconnaître qu'il y a des choses auxquelles Dieu conserve l'être par le moyen de certaines causes secondes.

(1) Ce qu'il va d'erroné dans ces données scientifiques lie change rien au fond de la question.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Dieu a créé à la vérité toutes choses, mais pour les conserver il a établi un ordre tel qu'il y a des créatures qui dépendent des autres de manière que celles-ci les conservent secondairement en présupposant toutefois que Dieu est lui-même la cause principale de leur conservation.

2. Il faut répondre au second, que la cause propre d'un effet qui dépend d'elle étant aussi sa cause conservatrice, comme on ne peut pas faire qu'un effet soit sa propre cause tandis qu'il peut fort bien être la cause d'un autre ; de même on ne peut pas faire qu'il se conserve lui-même, mais il est très-facile de lui donner la vertu d'en conserver un autre.

3. 11 faut répondre au troisième, qu'aucune créature n'en peut produire une autre, c'est-à-dire lui donner une forme ou une disposition nouvelle qu'en produisant un changement quelconque; parce que l'action d'un agent créé présuppose toujours l'existence d'un sujet. Mais quand une forme ou une disposition nouvelle a été produite, l'agent la conserve sans avoir besoin de la modifier aucunement. Ainsi il y a changement dans l'air au premier mêment où la lumière le pénètre, mais la conservation de la lumière résulte de la seule présence du corps qui la produit sans que l'air subisse de nouveaux changements.


ARTICLE III. — dieu peut-il faire rentrer un être dans le néant (2)?


(2) Cet article a pour but d'établir la liberté de la création contre Wiclef et tous les fatalistes qui ont prétendu que la création était nécessaire.

Objections: 1.. Il semble que Dieu ne puisse pas faire rentrer un être dans le néant. Car saint Augustin (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 21) dit que Dieu n'est pas cause de la tendance des créatures au non-être. Or, il eu serait cause s'il faisait rentrer une créature dans le néant. Donc il ne peut pas l'y faire rentrer.

2.. Dieu est cause par sa bonté de ce que les créatures existent. Car, comme le dit saint Augustin (Lib. de doct. Christ, lib. i, cap. 32), nous sommes parce que Dieu est bon. Or, Dieu ne peut pas ne pas être bon. Donc il ne peut pas faire que les créatures n'existent pas, par conséquent il ne peut pas les faire rentrer dans le néant.

3.. Si Dieu anéantissait une chose il faudrait qu'il le fit par une action quelconque. Mais il ne peut en être ainsi, parce que toute action a toujours pour terme un être. Ainsi l'action de l'être qui corrompt a pour terme l'être qu'elle engendre, parce que la génération de l'un résulte de la corruption de l'autre. Donc Dieu ne peut pas réduire un être au néant.


Mais c'est le contraire. H est dit dans Jérémie (Jer. x, 24) : Corrigez-moi, Seigneur, mais que ce soit dans votre justice et non dans votre fureur, dans la crainte que vous ne me réduisiez au néant.

CONCLUSION. — Dieu n'ayant pas donné et ne conservant pas nécessairement, mais librement l'existence aux créatures, il peut par conséquent les faire rentrer dans le néant, s'il en a la volonté.

Il faut répondre qu'il y a des philosophes qui ont supposé que Dieu avait donné l'être nécessairement à tout ce qui existe. Si ce sentiment était exact, Dieu ne pourrait pas plus faire rentrer une créature dans le néant, qu'il ne peut changer sa nature (3). Mais, comme nous l'avons dit fquest. xix, art. i), cette opinion est fausse et absolument contraire à la foi catholique qui enseigne que Dieu a tout produit par sa libre volonté, selon ces paroles du Psalmiste : Le Seigneur a fait tout ce qu'il a voulu (Ps. cxxxiv, 6). Par conséquent l'être que Dieu communique à la créature dépend absolument de sa volonté, et il ne la conserve qu'en continuant à le lui communiquer sans cesse, comme nous l'avons dit (art. 1 et 2). Ainsi donc, comme avant que les choses n'existent il pouvait ne pas leur communiquer l'être et par conséquent ne pas les créer, de même après les avoir faites il peut ne plus leur communiquer l'être, et alors elles cesseraient d'exister, c'est-à-dire qu'il les ferait rentrer dans le néant.

(3) Le panthéisme est la conséquence inévitable de cette erreur. C'est pourquoi saint Thomas dit que dans ce cas Dieu ne pourrait anéantir une créature sans changer sa nature.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le non-être n'a pas de cause par lui-même parce que la causalité ne se rapporte qu'à l'être ; mais l'être absolument parlant est cause de l'être. Ainsi donc Dieu ne peut pas être cause de la tendance des créatures au non-être, mais la créature a d'elle-même cette tendance parce qu'elle a été tirée du néant. Cependant Dieu peut être cause par accident que les créatures rentrent dans le néant, en leur retirant, par exemple, son action.

2. Il faut répondre au. second, que la bonté de Dieu est à la vérité la cause des êtres, mais elle n'en est pas la cause nécessitante, parce qu'elle ne dépend pas des créatures qui n'existent d'ailleurs que par sa libre volonté. Par conséquent comme Dieu aurait pu, sans porter atteinte à sa bonté, ne créer aucun être, il pourrait également n'en conserver aucun.

3. Il fautrépondre au troisième, que si Dieu anéantissait une créature, il n'aurait pas besoin de faire une action quelconque, il suffirait qu'il cessât d'agir.

Article IV. — Y A-T-IL DES ÊTRES QUI RENTRENT DANS LE NÉANT (1)?


(1) Rien ne s'anéantit. C'est un principe qui est devenu aux yeux de la science moderne une sorte d'axiome. Le docteur catholique peut en tirer les plus belles conséquences relativement à la bonté de Dieu.

Objections: 1.. Il semble qu'il y ait des êtres qui rentrent dans le néant. Car la fin répond au principe. Ôr, dès le commencement il n'y avait que Dieu qui existât. Donc la création arrivera à une fin telle qu'il n'y aura plus que Dieu qui existera. Toutes les créatures seront donc alors anéanties.

2.. Toute créature a une puissance finie. Or, il n'y a pas de puissance finie qui s'étende à l'infini. C'est sur cette raison qu'Aristote s'appuie pour prouver (Phys. lib. viii, text. 78) qu'une puissance finie ne peut mouvoir pendant un temps infini. Donc il n'y a pas de créature qui puisse durer infiniment, par conséquent elles rentreront toutes à une époque donnée dans le néant.

3.. Les formes et les accidents n'ont rien de matériel, et cessent quelquefois d'exister. Donc ils rentrent dans le néant.


Mais c'est le contraire. Il est écrit (Eccl. m, 14) : J'ai appris que toutes les oeuvres de Dieu demeureront à jamais.

CONCLUSION. — Puisqu'il n'y a pas de créatures qui rentrent dans le néant, ni d'après l'ordre naturel auquel les êtres sont soumis, ni par reflet des miracles qui s'opèrent pour la manifestation de la grâce, on doit absolument affirmer qu'il n'y a rien dans la créature qui s'anéantisse.

Il faut répondre que parmi les choses que Dieu fait pour l'amour de sa créature, les unes arrivent selon le cours régulier delà nature; les autres sont des miracles qui s'opèrent en dérogeant aux lois communes auxquelles tous les êtres sont soumis, comme nous le verrons (quest. seq. art. 6). Or, les choses que Dieu fait selon les lois ordinaires peuvent être considérées d'après la nature elle-même des êtres. Quant aux miracles ils ont pour but la manifestation de la grâce, d'après ces paroles de l'Apôtre (I. Cor. xn, 17) : Les dons du Saint-Esprit qui se manifestent au dehors sont donnés à chacun pour l'utilité de tous. Parmi ces dons qu'il énumère il compte celui de faire des miracles. Or, en examinant la nature des êtres créés on voit qu'aucun d'eux ne rentre dans le néant. Car s'il s'agit des êtres immatériels il n'y a pas en eux de puissance relativement au non-être (l). Pour les créatures matérielles elles subsistent toujours du moins par rapport à la matière qui est incorruptible dans le sens qu'elle est le sujet toujours existant de la génération et de la corruption (2). Il n'appartient pas non plus à la manifestation de la grâce de réduire un être au néant (3), parce que ce qui montre avec le plus d'éclat la puissance et la bonté divine c'est la conservation perpétuelle des créatures. On doit donc conclure purement et simplement que rien absolument ne rentre dans le néant.

(1) C'est-à-dire qu'ils ne sont pas intrinsèquement composés d'éléments contraires, comme les élres corporels et corruptibles.

(2) La science ayant consacré ce principe par rapport à la matière, on peut l'étendre à tous les autres êtres, puisqu'ils sont plus nobles. ii.

(3) Les miracles sont au contraire presque toujours des oeuvres de miséricorde. Il est dit de Nc-tre-Seigneur, qui les multipliait sur ses pas : Pertransivit bene faciendo.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand une chose existe après avoir été dans le néant, son existence est une preuve de la puissance de celui qui l'a produite. Mais si une chose après avoir existé rentrait dans le néant, ce fait serait contraire à la manifestation de la puissance de Dieu, puisque cette puissance éclate surtout en conservant l'être aux créatures, d'après ces paroles de l'Apôtre (Hebr, i, 3) : que le Seigneur supporte toutes choses par le verbe de sa puissance.

2. Il faut répondre au second, que la créature n'a pas d'autre puissance que celle de recevoir l'être -, c'est à Dieu qu'il appartient de le donner et c'est de lui qu'émane tout ce qui existe. Par conséquent la durée infinie des êtres est une conséquence de la puissance infinie de Dieu. Cependant il y a des choses qui ne peuvent subsister que pendant un temps déterminé, parce quelles peuvent être détruites par un agent contraire auquel une vertu finie ne peut résister pendant un temps infini. "C'est ce qui fait que les choses qui n'ont pas de contraire durent éternellement bien qu'elles aient une puissance finie.

3. Il faut répondre au troisième, que les formes et les accidents ne sont pas des êtres complets puisqu'ils ne subsistent pas, mais chacun d'eux est quelque chose de l'être. On ne leur donne le nom d'être qu'imparfaitement. Cependant tels qu'ils sont ils ne peuvent être absolument anéantis ; non parce qu'une partie d'eux subsiste, mais parce qu'ils existent toujours en puissance dans la matière ou le sujet.


QUESTION CV. : DES CHANGEMENTS QUE DIEU FAIT SUBIR AUX CRÉATURES.


Apres avoir parlé delà conservation des créatures, nous avons à nous occuper de leur changement qui est le second effet du gouvernement divin. Et d'abord nous traiterons du changement que Dieu fait subir aux créatures, puis du changement qu'elles se font subir mutuellement. — A cet égard huit questions se présentent : 1° Dieu peut-il immédiatement appliquer la matière à la forme ? — 2° t'eut-if immédiatement mouvoir un corps quelconque i1 — 3" Peut-il mouvoir l'intelligence de la créature? — 4° Peut-il mouvoir sa volonté ? — 5° Est-ce Dieu qui opère dans tout être qui fait une action ? — Peut-il faire quelque chose qui sorte des lois qu'il a imposées aux créatures ? — 7° Toutes les choses que Dieu fait de la sorte sont-elles des miracles ? — 8° Des différents miracles.

Article I. — dieu peut-il immédiatement mouvoir la matière pour l'appliquer a la forme\b (1)?


(1) En répondant affirmativement à cette question, saint Thomas fait voir qu'il n'y a que Dieu qui ait cette puissance, comme il n'y a que lui qui puisse créer, parce que jour disposer ainsi souverainement de la matière il faut qu'il la renferme en lui tout entière virtuellement; ce qui suppose qu'il est tout-puissant.

Objections: 1.. Il semble que Dieu ne puisse pas mouvoir la matière et l'appliquer immédiatement à une forme. Car, comme le prouve Aristote (Met. lib. vu, text. 28), il n'y a que la forme qui existe dans une matière qui soit susceptible d'élever telle ou telle matière à une forme qui lui soit analogue, parce que le semblable produit son semblable. Or, Dieu n'est pas une forme qui existe dans la matière. Donc il ne peut pas produire une forme dans une matière.

2.. Si un agent se rapporte à plusieurs choses il n'en produira aucune s'il n'estdéterminé à l'égard de l'une d'elles par une cause extérieure. Car, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 58), l'opinion universelle ne meut que par l'intermédiaire d'une perception ou d'une idée particulière. Or, la puissance divine est la cause universelle de tout ce qui existe. Elle ne peut donc produire une forme particulière que par le moyen d'un agent particulier.

3.. Comme l'être en général dépend de la cause première universelle, de même l'être particulier dépend de causes spéciales déterminées, ainsi que nous l'avons dit (quest. xlv, art. 5). Or, l'être d'une chose est déterminé par la forme qui lui est propre. Donc Dieu ne produit pas les formes propres des êtres par le moyen des causes particulières.


Mais c'est le contraire. Car il est écrit (Gen. n, 7) : Dieu forma l'homme du limon de la terre.

CONCLUSION. — Puisque Dieu comprend sous sa puissance la matière qu'il a produite, il peut immédiatement l'unir à la forme.

Il faut répondre que Dieu peut immédiatement donner à la matière sa forme. Car l'être qui est en puissance peut être élevé à l'acte par la puissance active qui le comprend dans son domaine. Or, la matière étant comprise dans le domaine de la puissance divine puisque c'est Dieu qui l'a produite, elle peut être réduite en acte par cette même puissance. Elle peut donc être disposée par Dieu à recevoir sa forme, puisque la forme n'est rien autre chose que l'acte de la matière (2).

(2) La forme est appelée l'acte, parce qu'elle constitue et détermine la manière d'être de la chose, et on dit que la matière est purement en puissance, parce qu'elle est par elle-même indifférente à toutes les manières d'être.


Solutions: 1. Il faut répondre sui premier argument, qu'un effet peut être assimilé à la cause qui le produit de deux manières : 1° il peut lui ressembler quant à l'espèce -, c'est ainsi que l'homme engendre l'homme et le feu engendre le feu ; 2° il peut lui ressembler selon sa capacité virtuelle ; c'est ainsi que la forme de l'effet est virtuellement contenue dans sa cause. Les animaux engendrés par la putréfaction, les plantes, les corps minéraux sont assimilés de la sorte au soleil et aux étoiles dont l'action leur donne l'être. L'effet est donc assimilé à la cause qui le produit selon l'objet auquel s'étend la vertu de cette cause. Or, la puissance de Dieu s'étend à la forme et à la matière, comme nous l'avons dit (quest. xliv , art. 1 et 2). De là il arrive que l'être composé qui est engendré ressemble à Dieu virtuellement, comme il ressemble sous le rapport de l'espèce à l'être composé qui l'engendre. Par conséquent comme l'être composé qui engendre peut donner à la matière une forme en engendrant un être composé semblable à lui, de même Dieu le peut aussi. Mais il n'en est pas de même d'une autre forme immatérielle, parce que la matière n'est pas sous la puissance des autres substances séparées. C'est pourquoi les démons et les anges agissent sur les choses visibles, non en leur imprimant des formes, mais en employant les éléments matériels qui sont de nature à les faire naître et développer (4).

(1) Selon 1 'expression des théologiens, les démons ou les anges ne peuvent agir que par le moyen des causes naturelles ou, comme ils disent, applicando activa passivis.

2. Il faut répondre au second, que cette raison aurait de la force si Dieu agissait nécessairement. Mais comme il agit par la volonté et l'intellect qui connaît non-seulement les raisons universelles, mais encore les raisons propres de toutes les formes, il s'ensuit qu'il peut imprimer à la matière en particulier telle ou telle forme.

3. Il faut répondre au troisième, que si les causes secondes sont destinées à produire des effets déterminés, c'est à Dieu qu'elles doivent cette puissance. Par conséquent Dieu peut produire par lui-même des effets déterminés, puisqu'il destine les autres causes à les produire.


Article II — dieu peut-il immédiatement mouvoir les corps\b (2)?


(2) Du mêment où l'on admet que Dieu a créé tous les corps, il est bien manifeste qu'il peut agir sur eux immédiatement.

Objections: 1.. Il semble que Dieu ne puisse pas immédiatement mouvoir un corps. Car il faut que le moteur et le mobile existent simultanément, comme le dit Aristote (Phys. lib. vu, text. 9), et il doit y avoir un contact entre l'être qui meut et l'être qui est mû. Or, il ne peut pas y avoir de contact entre Dieu et un corps -, car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que le tact n'existe pas en Dieu. Donc Dieu ne peut pas mouvoir un corps immédiatement.

2.. Dieu est un moteur qui n'est pas mû, et il est par conséquent un être que l'on appète et que l'on perçoit. Il ne meut donc les êtres qu'autant qu'il est désiré et connu d'eux. Or, il ne peut être perçu que par l'intellect qui n'est pas un corps et qui n'est pas non plus une puissance corporelle. Donc Dieu ne peut mouvoir un corps immédiatement.

3.. Aristote prouve (Phys. lib. viii, text. 79) qu'une puissance infinie meut instantanément. Or, il est impossible qu'un corps soit mû de cette manière, parce que tout mouvement existant entre deux termes opposés, il s'ensuivrait que deux contraires seraient identiques à un même troisième, ce qui répugne. Donc un corps ne peut être mû immédiatement par une puissance infinie, et puisque la puissance de Dieu est telle, comme nous l'avons dit (quest. xxv, art. 2), Dieu ne peut donc mouvoir immédiatement un corps.


Mais c'est le contraire. Dieu a fait immédiatement l'oeuvre des six jours qui comprend le mouvement des corps, comme on le voit évidemment par ces paroles de la Genèse (Gen. i, 9) : Que les eaux soient rassemblées dans un seul lieu. Donc Dieu peut immédiatement mouvoir les corps.

CONCLUSION. — Puisque les corps sont mus immédiatement par les causes créées, personne ne doit mettre en doute que Dieu qui peut immédiatement imprimer la forme à la matière ne puisse mouvoir immédiatement un corps quelconque:

Il faut répondre que c'est une erreur de dire que Dieu ne puisse pas produire par lui-même tous les effets déterminés que les causes créées produisent. En effet, les corps étant mus immédiatement par des causes créées, il ne doit être douteux pour personne que Dieu ne puisse mouvoir immédiatement un corps quelconque. C'est d'ailleurs une conséquence de ce que nous avons dit (art. préc). Car tout mouvement d'un corps quelconque est une conséquence de sa forme ; par exemple, le mouvement local des corps graves et légers résulte de la forme qu'ils reçoivent de l'être qui les engendre et qui, à ce titre, est pris pour leur moteur-, ou bien c'est la voie qui mène à une forme ; ainsi l'action d'échauffer est la voie qui mène à la forme du feu. Or, imprimer la forme, y disposer et communiquer le mouvement qui en résulte, tous ces actes relèvent du même pouvoir. Car le feu n'engendre pas seulement le feu, mais il échauffe encore et s'élève. Donc puisque Dieu peut imprimer immédiatement la forme à la matière, il peut donc par le fait même mouvoir tous les corps, et cela dans tous les sens.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a deux sortes de contact : le contact corporel, par lequel deux corps se touchent, et le contact virtuel qui existe, par exemple, quand deux êtres se communiquent leur tristesse. Dieu étant immatériel ne peut toucher ni être touché dans le premier sens. Dans le second il peut toucher les créatures en agissant spirituellement sur elles-, mais il ne peut en être touché, parce que la puissance naturelle d'aucune créature ne peut s'élever jusqu'à lui. Et quand saint Denis dit que Dieu ne peut avoir de contact, il faut entendre par là qu'il ne peut être touché.

2. Il faut répondre au second, que Dieu meut comme l'être qui est désiré et compris. Mais il ne faut pas qu'il meuve toujours comme étant désiré et compris par celui qui est mû, mais comme étant désiré et mù par lui-même; car il fait tout en raison de sa bonté.

3. Il faut répondre au troisiè?7ie,\q\i'1 Aristote (loc. cit.) a l'intention de prouver par ce raisonnement que la puissance du premier moteur n'est pas une puissance qui existe en grandeur (1). La puissance du premier moteur est une puissance infinie, et il le démontre par là même que le mouvement qu'il imprime doit durer un temps infini. Si cette puissance infinie existait en grandeur, le mouvement qu'elle communiquerait serait instantané, ce qui est impossible. Il faut donc qu'elle n'existe pas de cette manière. D'où il résulte évidemment que le mouvement instantané des corps ne peut résulter que d'une puissance qui serait infinie en grandeur. La raison en est que toute puissance qui existe en étendue meut selon toute son énergie, puisque le mouvement qu'elle communique est une nécessité de sa nature. Or, il n'y a nulle proportion à établir entre une puissance infinie et une puissance finie quelle qu'elle soit. Car plus la puissance du moteur est grande et plus rapide est le mouvement qu'il communique. Donc puisque toute puissance finie meut pendant un temps déterminé, il s'ensuit qu'une puissance infinie doit mouvoir instantanément, parce qu'il y aurait toujours une proportion à établir entre un temps et un autre. — Mais la puissance qui n'existe pas en étendue est celle d'un être intelligent qui produit ses effets d'une manière conforme à leur nature (2). C'est pourquoi, comme il n'est pas dans la nature des corps d'être mus instantanément, il s'ensuit qu'elle ne les meut pas de la sorte.

(1) C'est-à-dire une puissance purement matérielle. Aristote fait sa preuve ex absurdis en montrant que si celle puissance était matérielle et inlinic tout à la fois, le mouvement qu'elle produirait serait instantané, ce qui répugne.

(2) Ainsi les corps ne pouvant être mus instantanément, la puissance de Dieu, qui est tout à la fois intelligent* et libre, les meut selon le temps.


ARTICLE III. — DIEU MEUT-IL IMMÉDIATEMENT L'INTELLIGENCE DE LA CRÉATURE (3)?


(3) L'Ecriture est formelle à ce sujet : Beatus quem lu erudieris, Domine (Ps. xcui) : Non sumus sufficientes cogitare aliquid à noliis quasi ex nobis... (II. Cor. III). Lc papc Cc-lestin Ier écrivait aux évèques de la Gaule : Omnis sancta cogitatio et motus piae voluntatis ex Deo sunt. Le concile de Trente suppose la même doctrine (sess, vi, can.-i).

Objections: 1.. Il semble que Dieu ne meuve pas immédiatement l'intelligence de la créature. Car l'action de l'intellect émane du sujet dans lequel elle existe, elle ne passe pas à une matière extérieure, comme le dit Aristote (Met. lib. ix, text. 46). Or, l'action de celui qui est mû par un autre n'émane pas du sujet dans lequel elle existe, mais elle émane du moteur. L'intellect n'est donc pas mû par un autre être et par conséquent il semble que Dieu ne puisse le mouvoir.

2.. Ce qui possède en soi tout ce qu'il faut pour se mouvoir n'est pas mû par un autre être. Or, le mouvement de l'intellect est sa connaissance même ; car on donne le nom de mouvement à la connaissance et à la sensation, comme le dit Aristote (De anima, lib. in, text. 28). La lumière intelligible que l'intellect a reçue lui suffit donc pour comprendre. Donc il n'est pas mû par un autre être.

3.. Comme les sens sont mus parles choses sensibles, de même l'intellect est mû par ce qui est intelligible. Or, Dieu n'est pas intelligible pour nous, puisqu'il surpasse infiniment la portée de notre esprit. Donc il ne peut mouvoir notre intellect.


Mais c'est le contraire. Dieu meut l'intellect de celui qui apprend. Car il est écrit (Ps. xciu, 40) que Dieu enseigne la science à l'homme. Il meut donc son intellect.

CONCLUSION. —Puisque Dieu est la première intelligence et le premier être dans lequel tous les êtres préexistent intelligiblement, il meut l'intelligence de la créature en lui donnant la faculté de comprendre et en imprimant en elle les espèces intelligibles par lesquelles elle comprend actuetfement.

II faut répondre que comme dans les choses matérielles on donne le nom de moteur à ce qui donne la forme qui est le principe du mouvement, de même on dit que le moteur de l'intellect est l'être qui produit la forme qui est le principe de l'opération ou du mouvement intellectuel. Or, il y a dans le sujet qui comprend un double principe d'opération intellectuelle. L'un est la faculté intellectuelle elle-même ; ce principe existe dans le sujet qui comprend en puissance (1). L'autre est le principe de comprendre en acte, c'est-à-dire l'image de l'objet compris existant dans le sujet qui le comprend. On dit donc qu'un être meut l'intelligence, soit qu'il lui donne la faculté de comprendre, soit qu'il imprime en lui l'image de l'objet compris. Or, Dieu meut l'intellect de la créature de ces deux manières. Car il est le premier être immatériel. Et comme l'intellectualité est la conséquence de l'immatérialité, il s'ensuit qu'il est aussi le premier être intelligent. Le premier dans un genre étant cause do tout ce qui vient ensuite, il en résulte que toute puissance intellectuelle émane de lui. Ainsi, Dieu étant le premier être et toutes choses préexistant en lui comme dans leur cause première, il faut qu'elles existent en lui intelligiblement selon sa manière d'être. Car, comme toutes les raisons intelligibles des choses existent primitivement en Dieu, et découlent de lui dans les autres intelligences pour qu'elles les comprennent en acte, de même les raisons d'être découlent de lui dans les créatures pour qu'elles subsistent. Dieu meut donc l'intellect de la créature en lui donnant la puissance naturelle ou gratuite de comprendre et en lui communiquant les espèces intelligibles -, il est l'auteur et le conservateur de l'une et de l'autre.

(1) C'est-à-dire ce principe existe dans celui qui peut connaître la chose, mais qui ne la connaît pas réellement.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'opération intellectuelle émane de l'intellect où elle réside comme de sa cause seconde et elle émane de Dieu comme de sa cause première. Car c'est Dieu qui donne à l'être intelligent la faculté de comprendre.

2. Il faut répondre au second, que la lumière intellectuelle unie à l'image de l'objet compris suffit à la vérité pour que l'on comprenne, mais ce principe est secondaire et dépend du premier principe lui-même.

3. Il faut répondre au troisième, que l'intelligible meut notre intellect dans le sens qu'il lui imprime son image par laquelle on peut le comprendre. Mais les images que Dieu imprime à l'intellect de la créature ne sont pas suffisantes pour nous faire comprendre Dieu dans son essence, comme nous l'avons dit (quest. lvi, art. 3). C'est ce qui fait qu'il meut l'intellect de la créature (I), bien qu'il ne soit pas intelligible pour elle, comme nous l'avons vu (quest. xu, art. 2).

(1) Il meut l'intellect de la créature en lui communiquant les espèces intelligibles ; mais comme ces espèces ne peuvent représenter Dieu qu'imparfaitement, la créature ne peut en avoir une parfaite connaissance.

Article IV. — DIEU PEUT-IL MOUVOIR LA VOLONTÉ DE LA CRÉATURE (2)?


(2) D'après la doctrine thomistique, on voit que dans l'ordre de la nature on rencontre des mystères analogues à ceus que nous présente l'ordre de la grûee. Cette doctrine est fondée sur les autorités les plus graves. L'Ecriture nous montre dans une foule d'endroits Dieu tournant à son gré la volonté des hommes. On peut voir à ce sujet la lettre du pape Célestin 1er aUX évéques des Gaules, celle d'Innocent !•* au concile de Milan.

Objections: 1.. Il semble que Dieu ne puisse pas mouvoir la volonté de la créature. Car tout ce qui est mû par une cause extrinsèque est contraint. Or, la volonté ne peut être contrainte. Donc elle n'est pas mue par un agent extérieur, et par conséquent Dieu ne peut la mouvoir.

2.. Dieu ne peut faire que des choses contradictoires soient vraies en même temps. Or, il en serait ainsi s'il donnait le mouvement à la volonté-, car se mouvoir volontairement c'est se mouvoir d'après soi-même et non d'après un autre. Donc Dieu ne peut pas mouvoir la volonté.

3.. Le mouvement est attribué au moteur plutôt qu'au mobile; ainsi on n'attribue pas l'homicide à la pierre, mais à celui qui la lance. Si donc Dieu meut la volonté, il s'ensuit que les oeuvres volontaires ne doivent être imputées à l'homme ni à mérite ni à démérite. Or, cette conséquence est fausse. Donc Dieu ne meut pas la volonté.


Mais c'est le contraire. Car saint Paul dit (Phil, n, 43) : C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire.

CONCLUSION. — Le propre de Dieu est de mouvoir la volonté en la produisant dans le sujet qui veut et en l'inclinant intérieurement d'une manière efficace vers l'objet qu'elle embrasse.

Il faut répondre que comme l'intellect est mû par l'objet qu'il comprend et par l'être qui lui a donné la faculté de comprendre, suivant ce que nous avons dit (art. préc.), de même la volonté est mue par son objet qui est le bien et par celui qui lui adonné la puissance de vouloir. Or, tout bien quel qu'il soit peut mouvoir la volonté, mais il n'y a que Dieu qui la meuve d'une manière efficace et absolue. Car un moteur ne peut mouvoir un mobile que quand sa puissance active surpasse ou du moins égale la puissance passive de l'objet qu'il meut. Or, la puissance passive de la volonté s'étend au bien en général. Car son objet est le bien universel, comme l'objet de l'intellect est l'être universel. Tout bien créé est un bien particulier ; il n'y a que Dieu qui soit le bien universel. C'est pourquoi il est le seul objet qui remplisse la volonté et qui lui donne une impulsion suffisante. De même il n'y a que lui qui puisse produire la faculté de vouloir. Car vouloir n'est rien autre chose que l'inclination de la volonté vers son objet qui est le bien universel. Or, c'est au premier moteur à porter la volonté vers le bien universel, comme dans les choses humaines c'est à celui qui est le chef de la multitude à désigner les actes de chacun dans l'intérêt du bien général. Par conséquent le propre de Dieu est de mouvoir la volonté dans l'un et l'autre sens, mais c'est principalement dans l'inclination intérieure que son action est sensible.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand un être est mû par un autre il est contraint toutes les fois qu'il agit contre son inclination propre. Mais quand il est mû par un autre être qui lui communique l'inclination qui lui est propre, on ne dit pas qu'il est contraint. Ainsi un corps lourd n'est pas contraint quand celui qui le produit le meut en le faisant descendre de haut en bas. Par conséquent Dieu ne contraint pas la volonté en la mettant en mouvement, parce qu'il ne lui imprime que l'inclination qui est propre à sa nature (1).

(1) C'est dans cette distinction que se trouve la conciliation de la toute-puissance de Dieu et de la liberté de l'homme.

2. Il faut répondre au second, que se mouvoir volontairement c'est se mouvoir de soi-même, c'est-à-dire par un principe intrinsèque. Mais ce principe peut venir lui-même d'un autre principe extrinsèque. Par conséquent il ne répugne donc pas que le même être se meuve de lui-même et qu'il soit en même temps mû par un autre.

3. Il faut répondre au troisième, que si la volonté était mue par un autre au point de n'être aucunement mue par elle-même, ses oeuvres ne seraient ni méritoires, ni déméritoires ; mais comme le mouvement qu'elle reçoi d'un autre n'empêche pas qu'elle ne se meuve par elle-même, il en résulte conséquemment que la raison du mérite ou du démérite subsiste néanmoins.



I pars (Drioux 1852) Qu.104 a.2