I pars (Drioux 1852) Qu.116 a.3

Article III. —\b le destin est-il immobile (3)?


(3) Il y a h cet égard deux erreurs à éviter : celle des fatalistes, qui croient que tout est nécessaire, et celle des philosophes qui croient que tout est changeant, et qui'détruisent par là même l'immutabilité de Dieu. Saint Thomas montre la vraie solution de cette question entre ces deux extrêmes.

Objections: 1.. Il semble que le destin ne soit pas immobile. Car Boëce dit (De Cons. lib. iv, cap. 6) : Ce que le raisonnement est à l'intellect, ce que l'être engendré est à l'être qui produit, ce que le temps est à l'éternité, ce que le cercle est au centre, la mobilité du destin l'est à la stabilité de la providence.

2.. Comme ledit Aristote (Top. lib. 11, text. 3), quand nous sommes mus, tout ce qui est en nous est mù aussi. Or, le destin est une disposition inhérente aux choses mobiles, comme le dit Boëce (loc. cit.). Donc il est mobile aussi.

3.. Si le destin est immobile, les choses qui lui sont soumises arrivent d'une manière immuable et nécessairement. Or, ce sont précisément les choses qui paraissent les plus contingentes qu'on attribue au destin. Donc il n'y aura plus rien de contingent dans le monde, mais tout arrivera nécessairement.


Mais c'est le contraire. Car Boëce dit (loc. cit.) que le destin est une disposition immobile.

CONCLUSION. — Le destin considéré par rapport aux causes secondes est mobile, mais par rapport à la divine providence à laquelle il est soumis il partage son immobilité, non d'une nécessité absolue, mais d'une nécessité conditionnelle.

Il faut répondre que l'ordre des causes secondes qui reçoit le nom de destin peut se considérer de deux manières : 4° Par rapport aux causes secondes qui sont elles-mêmes disposées ou ordonnées. 2° Par rapport au premier principe qui les ordonne, c'est-à-dire par rapport à Dieu. Il y a des philosophes qui ont prétendu que l'enchaînement des causes était par lui-même nécessaire, de telle sorte que tout arrivait nécessairement, parce que, disaient-ils, tout effet a sa cause, et du mêment où l'on pose la cause il est nécessaire que l'effet s'ensuive. Mais nous avons prouvé que cette opinion est complètement fausse (quest. préc. art. G). D'autres au contraire ont cru que le destin était mobile, même considéré dans ses rapports avec la providence divine dont il dépend. Ainsi, d'après saint Grégoire de Nysse (1), les Egyptiens pensaient qu'au moyen de certains sacrifices on pouvait changer le destin. Nous avons aussi rejeté ce sentiment (quest. xxiii, art. 8), parce qu'il répugne à l'immutabilité de la providence divine. On doit donc reconnaître que le destin considéré par rapport aux causes secondes est mobile, mais dans ses rapports avec la providence divine à laquelle il est soumis il est immuable, non d'une nécessité absolue à la vérité, mais d'une nécessité conditionnelle. C'est ainsi que nous disons que cette proposition conditionnelle est vraie ou nécessaire : Si Dieu a prévu une chose elle arrivera. Aussi, après avoir dit que le destin ou l'enchaînement des causes secondes est mobile, Boëce ajoute un peu plus loin, que par là même qu'il a sa source dans la providence divine qui est immuable, il est nécessaire qu'il soit immuable aussi.

(1) Cette citation se rapporte au livre (De nat. hom. cap. 3G) qu'on a attribué à saint Grégoire de Nysse, mais qui est du philosophe Némésius.


Solutions: 1. La réponse aux objections est par là même évidente.

ARTICLE IV. —¦ tout est-il soumis au destin (2).


(2) Cette question revient à celle qui a déjà été examinée à propos de la providence. Dieu gou-verne-t-il tous les êtres par le moyen des causes secondes ou les gouverne-t-il tous immédiatement?

Objections: 1.. Il semble que tout soit soumis au destin. Car Boëce dit (De Cons. lib. iv, pros. 6) : Le destin meut le ciel et la terre, tempère l'un par l'autre les éléments, et par des vicissitudes les fait changer de face et de nature. Tout ce qui naît et tout ce qui meurt il le reproduit et le renouvelle en en perpétuant les espèces. Enfin il enlace dans une série de causes indissoluble les actes et les fortunes des hommes. Il semble donc qu'il n'y ait rien qui échappe au destin.

2.. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. v, cap. 8) que le destin est quelque chose quand on le considère par rapport à la volonté et à la puissance de Dieu. Or, la volonté de Dieu est la cause de tout ce qui se fait, comme le dit le même docteur (De Trin. lib. m, cap. 3 et 9). Donc tout est soumis au destin.

3.. D'après Boëce (loc. cit.), le destin est une disposition inhérente aux choses qui changent. Or, toutes les créatures sont changeantes ; il n'y a que Dieu qui soit véritablement immuable, comme nous l'avons dit (quest. ix, art. 1 et 2). Donc le destin existe dans toutes les créatures.


Mais c'est le contraire. Car Boëce dit [De Cons. lib. rv, pros. 6) qu'il y a des choses qui sont placées sous l'empire immédiat de la providence et qui sont par là même au-dessus du destin.

CONCLUSION. — Le destin étant la disposition des causes secondes établies pour produire les effets que Dieu a prévus, ce que Dieu produit lui-même immédiatement n'est pas soumis au destin ; son empire ne s'étend que sur les choses qui sont soumises aux causes secondes.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.), le destin est la disposition des causes secondes établies pour produire les effets prévus de Dieu. Tout ce qui dépend des causes secondes dépend donc du destin. Mais s'il y a des choses qui sont faites par Dieu immédiatement, par là même qu'elles ne sont pas soumises aux causes secondes, elles ne le sont pas non plus au destin. Telles sont, par exemple, la création des êtres, la glorification des substances spirituelles et les autres choses semblables. C'estlapensée de Boëce [loc. cit.) qui dit que les choses qui sont les plus rapprochées de la Divinité sont fixes et immuables et surpassent l'ordre mobile du destin. D'où il résulte évidemment que plus une chose est éloignée de l'intelligence première et plus elle est fortement enlacée dans les liens du destin, parce qu'elle est par là même d'autant plus soumise à la nécessité des causes secondes.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que tout ce que Boëce énumère en cet endroit Dieu le fait au moyen des causes secondes, et c'est pour ce motif que toutes ces choses sont comprises sous l'empire du destin, mais il n'en est pas de même de toutes les autres choses, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que le destin se rapporte à la volonté et à la puissance de Dieu comme à son premier principe. Il ne faut donc pas que tout ce qui est soumis à la volonté ou à la puissance divine le soit au destin, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que quoique toutes les créatures soient changeantes de quelque manière, cependant il en est qui ne sont pas produites par des causes créées qui soient changeantes aussi. C'est ce qui fait qu'elles nesontpas soumises au destin, comme nous l'avons dit (m corp. art.).

QUESTION CXVII. : DE CE QUI CONCERNE L'ACTION DE L'HOMME.


Nous avons maintenant à nous occuper de ce qui a rapport à l'action de l'homme qui est une créature composée d'un esprit et d'un corps. — Nous traiterons 1° de l'action même de l'homme; 2° de sa propagation. — Touchant l'action de l'homme quatre questions sont à faire : 1" Un homme peut-il en enseigner un autre en produisant en lui sa science? — 2° Un homme pourrait-il enseigner un ange ? — 3° L'homme par la puissance de son àme pourrait-il avoir action sur les corps ? — 4° L'àme de l'homme séparée pourrait-elle mouvoir les corps localement ?

ARTICLE I. — UN HOMME PEUT-IL EN ENSEIGNER UN AUTRE (1) ?


(1) Cet article a pour objet d'expliquer la question si difficile de la transmission et de la communication des idées par la parole. Ce problème a beaucoup exercé les philosophes modernes ; mais nous ne voyons pas qu'ils aient beaucoup ajoute à ce que dit ici saint Thomas d'après Aristote.

Objections: 1.. Il semble qu'un homme ne puisse pas en enseigner un autre. Car Notre-Seigneur dit (Matth, xxiii, 8) : Ne vous appelez pas Maître; ce qui signifie, d'après saint Jérôme (1) : N'accordez pas aux hommes les honneurs divins. C'est donc un honneur divin que de porterie titre de maître. Or, enseigner étant la fonction propre du maître, il s'ensuit que l'homme ne peut enseigner et qu'il n'y a que Dieu qui remplisse cette fonction.

(1) Ces paroles sont d'un ancien commentaire que Raban Maur a placé sous le nom de saint Chrysostome.

2.. Si un homme en enseigne un autre, ce n'est qu'autant que par sa science il parvient à le rendre savant. Or, la qualité par laquelle on rend les autres semblables à soi-même est une qualité active. Il s'ensuit donc que la science est une qualité active comme la chaleur (2).

(2) Les qualités actives sont celles qui produisent l'altération des choses sensibles, et on appelle altération le mouvement qui se trouve dans le monde corporel, et qui dispose les substances matérielles à la génération ou à la corruption.

3.. Pour produire la science il faut la lumière intelligible et l'espèce de la chose comprise. Or, l'homme ne peut produire ni l'une ni l'autre de ces deux choses dans son semblable. Par conséquent un homme ne peut pas en instruire un autre en produisant en lui la science.

4.. Le maître n'agit sur l'élève qu'en lui offrant certains signes, soit qu'il exprime son idée par des mots, soit qu'il l'exprime par des gestes. Or, un homme ne peut en instruire un autre et produire en lui la science par le moyen des signes qu'il lui met devant les yeux. Car il lui propose des signes de choses qu'il connaît ou des signes de choses qu'il ne connaît pas. Si ce sont des signes de choses connues, celui qui voit ces signes a donc déjà la science, par conséquent ce n'est pas le maître qui la lui donne. Si ce sont au contraire des signes de choses inconnues, on ne peut rien apprendre par leur intermédiaire. Ainsi, par exemple, si quelqu'un disait à un Latin des mots grecs dont ce dernier ne connaîtrait pas la signification, il ne pourrait l'instruire de cette manière. Un homme ne peut donc d'aucune façon produire la science dans un autre en l'instruisant.


Mais c'est le contraire. Car l'Apôtre dit (I. Tim. h, 7) : C'est pour enseigner ces choses que f ai été établi prédicateur, apôtre et docteur des nations dans la foi et la vérité.

CONCLUSION. — Un homme peut en enseigner un autre, soit en lui offrant les secours nécessaires pour le faire arriver a la connaissance d'une vérité inconnue, soit en fortifiant son intellect pour qu'il puisse déduire des principes les conséquences qu'ils renferment.

Il faut répondre qu'à cet égard les opinions ont été divisées. Averroës (in Comment, deanim. lib. m, text/%) a supposé qu'il n'y avait qu'un intellect possible pour tous les hommes, comme nous l'avons dit (quest. lxxvi, art. 1 et 2; et quest. lxxix, art. 4 et 5). D'où il résultait que les mêmes espèces intelligibles existent aussi pour tous. Dans son système l'homme qui en enseigne un autre ne produit pas en lui une autre science que celle qu'il a; il lui communique la même que la sienne, et il ne fait que disposer les images sensibles qui sont dans son intelligence de la façon la plus convenable pour qu'il comprenne les choses qu'il veut lui faire connaître. Ce qu'il y a de vrai dans cette opinion, c'est que la même science existe en effet dans le disciple et le maître, si on considère l'identité par rapport à l'unité de la chose qui en fait l'objet. Car la vérité delà chose connue par le disciple et le maître est bien la même. Mais il est faux qu'il n'y ait qu'un seul intellect possible pour tous les hommes, que les espèces intelligibles soient pour tous les mêmes et qu'elles ne diffèrent qu'en raison de la diversité des images sensibles qui existent dans chaque individu. C'est ce que nous avons prouvé (quest. lxxvi, art. 1 et 2, et quest. lxxix, art. 4 et 5). —La seconde opinion est celle des platoniciens, qui supposaient la science innée dès le principe dans nos âmes par la participation qu'elles ont de formes séparées, comme nous l'avons vu (quest. lxxxiv, art. 3 et 4). D'après'ces philosophes l'âme, par suite de son union avec le corps, ne peut librement considérer les choses dont elle a la science. Ainsi le disciple ne reçoit pas du maître une science nouvelle, il est seulement excité par sa parole à observer ce qu'il sait déjà, de telle sorte que apprendre n'est pas pour lui autre chose que se ressouvenir. En conséquence les partisans de ce système prétendaient que les agents naturels disposent seulement la matière corporelle à recevoir les formes qu'elle acquiert en participant aux espèces séparées. Mais nous avons montré (quest. lxxix, art. 2, et quest. lxxxiv, art. 3 et 4), contrairement à ce système, que l'intellect possible de l'âme humaine est purement en puissance relativement aux choses intelligibles, et c'est aussi l'opinion que soutient Aristote (De anima, lib. m, text. 14). C'est pourquoi il est nécessaire d'admettre que celui qui enseigna produit la science dans celui qui apprend, en le faisant passer de la puissance à l'acte, comme le dit ce philosophe (Phys. lib. viii, text. 32). Pour s'en convaincre jusqu'à l'évidence il faut observer que parmi les effets produits par un principe ex térieur, il y en a qui procèdent de ce principe exclusivement, comme la forme de la maison quia uniquement pour cause l'art de l'ouvrier qui l'a construite. Il y en a d'autres qui proviennent tantôt d'un principe extérieur et tantôt d'un principe intérieur. Ainsi dans un malade la santé a pour cause quelquefois un principe extérieur, c'est-à-dire l'art de la médecine, et d'autres fois un principe intérieur, comme quand on est guéri par la vertu même de la nature. Dans ces sortes d'effets il y a deux choses à observer : la première c'est que l'art imite la nature dans ses opérations. Car il guérit comme la nature guérit elle-même, en modifiant, en dirigeant et en expulsant la matière qui est cause de la maladie. La seconde remarque à faire c'est que le principe extérieur, ou l'art, n'opère pas comme agent principal, mais comme auxiliaire de l'agent principal qui est le principe intérieur, en le fortifiant et en lui fournissant les instruments et les secours que la nature met en oeuvre pour produire l'effet. Ainsi le médecin fortifie la nature et lui procure la nourriture et les médicaments dont elle a besoin pour arriver à ses fins. Or, l'homme acquiert la science par un principe interne, comme on le voit dans celui qui acquiert la science par sa réflexion propre, et par un principe externe, comme on le voit dans celui qui apprend.

Car il y a dans chaque homme un principe de science qui est la lumière de l'intellect agent par lequel nous connaissons immédiatement, dès le commencement, les principes généraux de toutes les sciences (i). Quand un individu applique ces principes généraux à des objets particuliers que les sens ont perçus et qu'ils rappellent à la mémoire, il acquiert par sa réflexion propre la science de ce qu'il ignorait, en allant du connu à l'inconnu. D'où il arrive que le maître mène toujours le disciple des choses qu'il connaît aux choses qu'il ignore, selon cette parole d'Aristote (Post. lib. i, in princ), que toute doctrine et toute science vient d'une connaissance préexistante. D'ailleurs le maître conduit le disciple du connu à l'inconnu de deux manières : En lui fournissant les secours et les instruments dont son intelligence doit se servir pour acquérir la science, par exemple, quand il forme des propositions moins universelles que l'élève peut comprendre et apprécier à l'aide des données qu'il a déjà dans l'esprit, ou quand il lui cite des exemples sensibles des similitudes, des contraires, ou qu'il emploie d'autres moyens analogues pour initier son entendement à la connaissance de ce qu'il ignore. 2° En fortifiant l'entendement de celui qu'il instruit, non par une vertu active émanant d'une nature supérieure, comme nous l'avons dit en parlant des anges (quest. cvi, art. 1, et quest. exi, art. 1), puisque tous les hommes ont une intelligence du même ordre et de la même nature, mais en lui faisant sentir le rapport des principes aux conséquences; car il peut se faire qu'il n'ait pas la raison assez puissante pour faire par lui-même ces déductions. C'est pourquoi Aristote dit (Post. lib. î, text. 5) que la démonstration est le syllogisme qui produit la science. Par là il arrive que celui qui fait une démonstration rend son auditeur savant.

(1) On voit que tout en professant avec Aristote que l'entendement est une table rase, saint Thomas ne donne pas à cette expression le sens que Locke lui a donné dans son Essai sur l'entendement humain.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'homme qui enseigne remplit seulement un ministère extérieur comme le médecin qui guérit. Car comme la nature intérieure est la cause principale de la guérison, de même la lumière intérieure de l'intellect est la cause principale de la science, et ces deux choses viennent l'une et l'autre de Dieu. C'est pourquoi comme on dit de Dieu : que c'est lui qui guérit toutes les infirmités (Ps. eu, 3) ; on dit aussi au même titre que c'est lui qui enseigne à l'homme la science (Ps. xcm, 10), dans le sens que nous avons en nous l'empreinte de la lumière de son visage qui nous éclaire sur toutes choses.

2. 11 faut répondre au second, que le maître ne produit pas la science dans le disciple à la façon d'un agent naturel, comme le dit Averroës (De an. lib. m, comment. S). Il n'est donc pas nécessaire que la science soit une qualité active. Mais elle est le principe qui sert de guide à l'homme dans ses actions.

3. Il faut répondre au troisième, que le maître ne produit directement ni la lumière intelligible, ni les espèces intelligibles dans le disciple. Mais il l'excite en l'enseignant à former lui-même, par la vertu de son intellect, les conceptions intelligibles qu'il lui représente extérieurement sous des images sensibles.

4. Il faut répondre au quatrième, que les signes dont le maître se sert pour instruire l'élève sont des signes de choses qu'on connaît d'une manière générale et confuse, mais non d'une manière particulière et distincte. C'est pourquoi quand quelqu'un acquiert la science par lui-même on ne peut pas dire qu'il s'enseigne ou qu'il csîson maître, parce qu'il n'y a pas préalablement en lui une science complète comme celle qui doit nécessairement exister dans le maître.


ARTICLE II. — LES HOMMES PEUVENT-ILS ENSEIGNER  LES ANGES (1)?


(1) Toutes ces questions, si minutieuses en apparence, ont du moins l'avantage de faire ressortir la sagesse qui règne dans toutes les oeuvres de la création en montrant les rapports hiérarchiques qui existent entre elles.

Objections: 1.. Il semble que les hommes puissent enseigner les anges. Car saint Paul dit (Ephes. m, 10) : que les Principautés et les Puissances qui sont dans les deux ont appris par l'Eglise combien la sagesse de Dieu est merveilleuse dans ses diverses voies. Or, l'Eglise est l'assemblée des fidèles. Donc il y a des choses que les hommes apprennent aux anges.

2.. Les anges supérieurs qui sont éclairés immédiatement par Dieu sur les mystères célestes peuvent instruire les anges inférieurs, comme nous l'avons dit fquest. evi, art. 1 et 3). Or, il y a des hommes, tels que les apôtres, que le \erbe de Dieu a immédiatement éclairés sur les choses divines, d'après ces paroles de saint Paul (Hebr, i, 2) : Tout récemment en ces jours il nous aparlépar sonFils. Donc il y a des hommes qui ont pu enseigner des anges.

3.. Les anges inférieurs sont instruits par les anges supérieurs. Or, il y a des hommes supérieurs à certains anges, puisque d'après saint Grégoire (De Ev. hom. xxxiv) il y en a qui s'élèvent jusqu'aux premiers ordres de la hiérarchie céleste. Donc il y a des anges que des hommes pourraient instruire sur les choses divines.


Mais c'est le contraire. Saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que toutes les lumières divines sont transmises aux hommes par l'intermédiaire des anges. Ce n'est donc pas l'ange qui est instruit par l'homme des choses de Dieu.

CONCLUSION. — Comme les anges inférieurs ne peuvent éclairer les anges supérieurs, de même les hommes tels qu'ils sont sur la terre ne peuvent en aucune manière illuminer les anges, bien qu'ils leur parlent.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. cvii, art. 2), les anges inférieurs peuvent à la vérité parler aux anges supérieurs en leur manifestant leurs pensées, mais ces derniers ne sont jamais éclairés par les autres sur les choses divines. Or, il est évident que comme les anges inférieurs sont soumis aux anges supérieurs, les hommes les plus éminents le sont aux anges les plus humbles ; ce que l'on voit par ces paroles mêmes de Notre-Seigneur (Matth, xi, 11) : Parmi les enfants des hommes il n'y en a pas un de plus grand que Jean Baptiste; mais celui qui est le dernier dans le royaume des deux est plus grand que lui. Les anges ne sont donc pas éclairés par les hommes sur les choses divines, quoique les hommes puissent manifester aux anges leurs pensées par une sorte de langage. Car il n'y a que Dieu qui connaisse par lui-même les secrets des coeurs.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. v, cap. 19) interprète ainsi ce passage de saint Paul. L'Apôtre avait dit préalablement : J'ai reçu, moi qui suis le plus petit d'entre les saints, la grâce d'éclairer tous les hommes, en leur découvrant quelle est l'économie dît mystère de leur rédemption, caché en Dieu dès le commencement des siècles. Je dis caché, mais de telle sorte que la sagesse infinie de Dieu fût connue des Principautés et des Puissances dans le ciel par l'Eglise. Ainsi, d'après saint Augustin, ce mystère était caché aux hommes afin que l'infinie sagesse de Dieu fût révélée par l'Eglise aux Principautés et aux Puissances célestes, parce que l'Eglise exista primitivement là où les apôtres et les fidèles se trouvèrent réunis après la résurrection. Il est dit qu'elle leur fut révélée depuis des siècles parce qu'aucune créature n'existe avant les siècles. — On peut dire que ce qui est caché ne se manifeste pas seulement aux anges en Dieu, mais ils le voient encore quand il se réalise et se produit au grand jour, comme le dit le munie docteur. Par conséquent quand les apôtres accomplirent les mystères du Christ et de l'Eglise, les anges ont vu alors, touchant ces mêmes mystères, beaucoup de choses qu'ils ignoraient auparavant. C'est en ce sens qu'il faut entendre ces paroles de saint Jérôme (In cap. iv Ephes.), qui dit à l'occasion de ce même passage de saint Paul, qu'il y a des mystères que les anges ont appris par la prédication des apôtres ; parce que cette prédication était l'accomplissement et la réalisation de ce qui était annoncé. Ainsi les prédications de saint Paul convertirent les Gentils, comme il le dit lui-même.

2. Il faut répondre au second, que les apôtres étaient instruits immédiatement par le Verbe de Dieu, mais le Verbe leur parlait non comme Dieu, mais comme homme. Ce raisonnement n'est donc pas concluant.

3. Il faut répondre au troisième, que sur cette terre il y a des hommes supérieurs aux anges, mais ils ne le sont que virtuellement et non actuellement, dans le sens qu'ils ont assez de vertu pour mériter un jour d'être élevés dans la gloire au-dessus du rang que certains anges occupent. C'est ainsi que nous disons que la semence d'un grand arbre est virtuellement plus grande qu'un petit arbre, quoique actuellement elle soit beaucoup moindre.

ARTICLE III. — l'homme peut-il par la puissance de son ame changer les corps (1)?


(1) 11 était très-important <!e déterminer jusqu'où s'étend le pouvoir de l'àme humaine sur les corps, à une époque où on avait si fréquemment recours aux maléliecs et aux sortilèges. Vo\c* diinslc Traite des superstitions de Thiers l'énergie avec laquelle les conciles et les Pères ont poursuivi ces abominables erreurs.

Objections: 1.. Il semble que l'homme puisse, par la vertu de son âme, changer la matière corporelle. Car saint Grégoire dit (Dial. lib. u,cap. 30) que les saints font des miracles tantôt par leurs prières, tantôt par leur puissance. Ainsi Pierre ressuscita Tabitha en priant et il fit mourir de lui-même Ananie et Saphire qui lui avaient menti.Or,pour faire des miracles il faut nécessairement produire dans les corps quelque changement. Donc les hommes peuvent par la puissance de leur âme changer la matière corporelle.

2.. A propos de ces paroles de l'Apôtre (Gai. in) : Qui vous a empêché en vous fascinant d'obéir à la vérité? la glose dit : qu'il yen a qui ont des yeux de flamme, qui par leur seul regard corrompent les autres individus et spécialement les enfants. Or, il n'en serait pas ainsi si la puissance de l'âme ne pouvait changer la matière corporelle. Donc l'homme peut par la vertu de son âme changer ou transformer les corps.

3.. Le corps de l'homme est plus noble que les autres corps inférieurs. Or, selon les différentes perceptions de l'âme le corps humain s'échauffe ou se refroidit, comme on le voit par ceux qui se mettent en colère ou qui ont peur. Quelquefois même ces changements ont pour résultat la maladie et la mort. Donc à plus forte raison l'âme de l'homme peut-elle par sa vertu changer les autres corps.


Mais c'est le contraire. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. ni, cap. 8) que les corps n'obéissent qu'à Dieu à volonté.

CONCLUSION. — La matière corporelle n'étant changée relativement à la forme que par un agent composé de matière et de- forme ou par Dieu, rame ne peut avoir action sur elle par sa puissance naturelle.

Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. ex, art. 2), la matière corporelle n'est changée dans sa forme que par un agent composé de matière et de forme, ou par Dieu lui-même, en qui la matière et la forme préexistent virtuellement comme dans leur cause première. Aussi, en parlant des anges (ibid.), nous avons dit qu'ils ne peuvent agir sur les corps par leur vertu naturelle qu'en se servant d'agents corporels destinés à produire de pareils effets. Or, si l'ange ne le peut l'âme le peut encore moins, etsi elle veut modifier un être matériel il faut qu'elle ait recours à d'autres corps.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les saints font des miracles par la puissance qu'ils ont reçue de la grâce, et non par celle de la nature. Ce qui est évident d'après les paroles mêmes de saint Grégoire, qui dit : Est-il étonnant que ceux qui sont les enfants de Dieu, comme le dit saint Jean, puissent par la puissance qui leur confère ce titre opérer des prodiges?

2. Il faut répondre au second, qu'Avicenne a donné pour cause de cette fascination la propension qu'a la matière corporelle d'obéir à la substance spirituelle plutôt qu'aux agents contraires qui existent dans la nature. C'est pourquoi, quand l'âme s'est vivement représenté une chose dans son imagination, la matière corporelle se transforme suivant l'idée qu'on s'est formée, et c'est d'après Avicenne ce qui rend le regard fascinateur. Mais nous avons montré (quest. ex, art. 2) que la matière corporelle n'obéit pas à la substance spirituelle à volonté, et qu'elle n'obéit ainsi qu'au créateur. Il vaut donc mieux dire que par la puissance de l'imagination les esprits unis au corps sont changés et que ce changement se manifeste surtout dans les yeux parce que ce sont les organes auxquels les esprits les plus subtils se portent. Les yeux corrompent ensuite l'air jusqu'à une certaine distance, de la même manière qu'un miroir brillant et pur devient terne et impur quand une femme qui a ses règles y arrête ses regards (1), comme le dit Aristote (Lib. de insomniis, cap. 2). Ainsi, quand lame d'une personne a été violemment portée à la malice, comme il arrive le plus souvent chez les vieilles femmes, leur aspect devient par là même dangereux et nuisible, tout particulièrement pour les enfants qui ont un corps tendre et capable de recevoir facilement toutes les impressions. Il est possible aussi que par la permission de Dieu ou par suite de quelque influence occulte la malignité des démons contribue à cet effet; car les vieilles sorcières font souvent un pacte avec eux.

(1) Nous ne savons pas jusqu'à quel point est exacte celte observation qu'Aristote a consignée dans son petit traité sur les Rêves. Quoi qu'il en soit, on doit convenir, avec notre moraliste le plus célèbre, que les yeux sont le miroir de 1 âme, et que le regard des personnes vicieuses produit une influence fâcheuse sur ceux qui le subissent.

3. Il faut répondre au troisième, que l'âme est unie au corps comme sa forme, et que l'appétit sensitif qui est dans un sens soumis à la raison, comme nous l'avons dit (quest. lxxxi, art. 3), est l'acte d'un organe corporel. C'est pourquoi il faut que les perceptions de l'âme qui agissent sur l'appétit sensitif produisent aussi dans les corps un mouvement. Mais pour modifier les choses matérielles extérieures les perceptionsde l'âme ne suffisent pas, ou du moins elles ne les modifient qu'au moyen des changements qu'elles produisent dans le corps que l'âme anime, comme nous l'avons dit dans la réponse précédente.


ARTICLE IV. L'ame humaine séparée du corps peut-elle mouvoir les êtres matériels d'un lieu a un autre (2)?


(2) Les Gentils ont admis ce que saint Thomas nie dans cet article, et cette erreur a été la source d'une foule de superstitions populaires qui ne sont pas encore détruites.

Objections: 1.. Il semble que l'âme humaine séparée puisse mouvoir les corps du moins localement. Car, pour le mouvement local le corps obéit naturellement à l'esprit, comme nous l'avons dit (quest. ex, art. 3). Or, l'âme séparée est un esprit. Donc elle peut par son ordre mouvoir les corps extérieurs.

2.. On lit (in Itinerario Clementis) (3) que Simon le Magicien retenait l'âme d'un enfant qu'il avait fait mourir par son art et que c'était par le moyen de cette âme qu'il opérait toutes ses merveilles. Or, il n'aurait pu en être ainsi sans une transformation au moins locale des corps. Donc l'âme séparée a la puissance de mouvoir les corps localement.

(3) Cet ouvrage a été rangé par le pape Gélase au nombre des livres apocryphes, et le droit canon (Décret, dist. xv) le place parmi les livres qui ont été composés par des hérétiques ou des schématiques, et que les catholiques doivent rejeter.


Mais c'est le contraire. Aristote dit (De anima, lib. i, text. 52 et 53) que l'âme ne peut mouvoir un corps quelconque, et qu'elle ne meut que son propre corps.

CONCLUSION. — L'âme unie au corps ne pouvant par sa puissance naturelle mouvoir aucun autre corps que celui qu'elle vivifie, et l'àme séparée ne vivifiant plus aucun corps, il s'ensuit qu'elle ne peut en mouvoir aucun localement par sa vertu naturelle.

Il faut répondre que l'àme séparée ne peut mouvoir aucun corps par sa vertu naturelle. Car il est évident que quand l'àme est unie au corps elle ne le meut qu'autant qu'elle le vivifie. C'est pourquoi, quand un membre est mort il n'obéit plus à l'âme pour le mouvement local. Il est également évident que l'âme séparée ne vivifie plus aucun corps, et par conséquent qu'il n'y en a aucun qui lui obéisse pour le mouvement local. Telles sont d'ailleurs les limites de sa puissance naturelle, mais Dieu peut lui faire la grâce d'une vertu surnaturelle qui s'étende au delà.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a des substances spirituelles dont la puissance ne se rapporte pas à certains corps en particulier. Tels sont les anges, qui sont naturellement dégagés de tout ce qui est matériel. C'est pour ce motif qu'ils ont la vertu de mouvoir divers corps. Mais si la force motrice d'une substance séparée est naturellement destinée à mouvoir un corps, cette substance ne peut pas en mouvoir un plus grand, mais un moindre. Ainsi, d'après les philosophes, le moteur d'un ciel inférieur ne pourrait pas mouvoir le ciel supérieur. D'où il résulte que l'âme étant par sa nature destinée à mouvoir un corps dont elle est la forme, elle ne peut naturellement en mouvoir un autre.

2. Il faut répondre au second, que d'après saint Augustin (De civ. Dei, lib. x, cap. Il) et saint Chrysostome (In Matth, hom. xxix) les démons feignaient fréquemment d'être les âmes des morts pour confirmer dans leur erreur les Gentils qui le croyaient. C'est pourquoi il est possible que Simon le Magicien ait été trompé par un démon qui feignait d'être l'âme d'un enfant qu'il avait fait périr.


I pars (Drioux 1852) Qu.116 a.3