I pars (Drioux 1852) Qu.117 a.4


QUESTION CXVIII. : DE LA PROPAGATION DE L'HOMME QUANT À L'AME.


Nous avons à traiter en dernier lieu de la propagation de l'homme. Nous la considérerons : 1" par rapport à l'àme, 2" par rapport au corps. — Par rapport à l'âme trois questions se présentent : 1° L'àme sensitive se transmet-elle par la génération ? — 2" L'àme intellective se transmet-elle aussi de cette manière? — 3° Toutes les âmes ont-elles été créées en même temps ?

ARTICLE I. — l'ame sensitive se transmet-elle par la génération (1)?


(1) D'après saint Thomas, l'âme sensitivc nP-tant pas une forme subsistante, rien n'empêche quelle ne so.t produite par l'acte de la génération. Etant née du corps, elle meurt avec lui, après en avoir partagé toutes les destinées.

Objections: 1.. Il semble que l'âme sensitive ne se transmette pas parla génération, mais qu'elle soit créée de Dieu. Car toute substance parfaite qui n'est pas composée de matière et de forme, quand elle commence à exister, ne doit pas l'être à la génération, mais à une création, parce qu'un être ne peut être engendré que delà matière. Or, l'àme sensitive est une substance parfaite; autrement elle ne pourrait mouvoir le corps, et puisqu'elle est la forme du corps elle n'est pas composée de matière et de forme. Donc elle ne reçoit pas l'être par génération, mais par création.

2.. Le principe de la génération dans les êtres vivants existe par la puissance génératrice qui est inférieure à l'âme sensitive puisqu'on la range parmi les facultés de l'âme végétative. Or, l'action d'un être ne s'étend pas au delà de son espèce. Donc l'âme sensitive ne peut avoir pour cause la faculté génératrice de l'animal.

3.. Tout générateur engendrant un être qui lui ressemble, il faut donc que la forme de l'être engendré existe actuellement dans la cause même de la génération. Or, l'âme sensitive n'existe pas actuellement dans le sang générateur. Elle n'existe ni par elle-même ni par l'une de ses parties, parce qu'il n'y a aucune partie de l'âme sensitive qui n'existe dans quelque partie du corps, et que d'ailleurs le sang ne renferme aucune particule du corps, parce que toutes ces particules sont produites par le sang générateur et par sa vertu. Donc l'âme sensitive n'est pas l'effet de la génération.


Mais c'est le contraire. La vertu du sang générateur est aux animaux qu'il engendre ce que la vertu des éléments est aux animaux qu'ils produisent, par exemple, par le moyen de la putréfaction. Or, les âmes de ces animaux sont produites par la vertu qui existe dans ces éléments, suivant ces paroles de la Genèse (Gen. i, 20) : Que les eaux produisent des reptiles à âme vivante. Donc les âmes des animaux qui sont engendrés séminale-ment sont produites par la vertu de la semence génératrice.

CONCLUSION. — L'àme sensitive n'étant pas créée de Dieu, puisque ce n'est pas une chose subsistante, il faut qu'elle soit produite par les corps qui dans l'acte de la génération mettent en action une substance intermédiaire qui est elle-même le principe générateur ; dans ce sens on dit avec raison que l'âme sensitive se transmet avec la semence génératrice.

Il faut répondre qu'il y a des philosophes qui ont avancé que les âmes sensitives des animaux étaient créées par Dieu. Cette opinion serait admissible si l'âme sensitive était une chose subsistante, ayant l'être et l'action par elle-même. Car si elle avait une existence propre et une action indépendante des organes, il faudrait qu'elle eût été produite directement. El comme une chose simple et subsistante ne peut être faite que par création, il s'ensuivrait que l'âme sensitive aurait été créée. Mais il est faux de supposer que l'âme sensitive ait une existence et une action propres, comme nous l'avons dit (quest. lxxv, art. 3), parce que s'il en était ainsi elle ne se corromprait pas quand le corps se corrompt. C'est pourquoi l'âme sensitive n'étant pas une forme subsistante, elle existe à la manière des autres formes corporelles qui n'ont pas d'existence propre et qui n'existent qu'autant que les êtres composés qu'elles animent subsistent eux-mêmes. D'où il résulte qu'elles sont produites par ces êtres composés. Et comme celui qui engendre est semblable à celui qui est engendré, il faut que l'âme sensitive aussi bien que toutes les autres formes de la même espèce soient naturellement produites par des agents corporels qui transforment la matière en la faisant passer par la vertu qui est en eux de la puissance à l'acte. Or, plus un agent est puissant et plus il étend au loin son action, comme plus un corps est chaud et plus il fait sentir au loin sa chaleur. Les corps inanimés, qui sont placés au-dessous des autres dans l'ordre de la nature, engendrent leur semblable par eux-mêmes sans aucune substance intermédiaire, comme le feu engendre le feu par lui-même. Les corps animés, qui sont plus puissants, et par conséquent plus aptes à engendrer leur semblable, agissent sans intermédiaire et par un intermédiaire. Ainsi dans l'acte de la nutrition ils n'en emploient point ; la chair produit la chair. Mais dans l'acte de la génération ils en emploient un, parce qu'il s'échappe de l'âme de celui qui engendre une sorte de vertu active qui féconde la semence de l'animal ou de la plante, comme il émane de l'agent principal une certaine force motrice qui agit sur l'instrument. Et comme on peut dire indifféremment d'une chose qu'elle est mue par la cause instrumentale ou par la cause principale, de même on peut dire également que l'âme de l'être engendré a pour cause l'âme de celui qui engendre ou la vertu qui en découle et qui est renfermée dans la semence génératrice.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'âme sensitive n'est pas une substance parfaite qui subsiste par elle-même, et il est inutile de répéter ici ce que nous avons déjà dit (quest. lxxv, art. 3).

2. Il faut répondre au second, que la force génératrice n'engendre pas seulement par sa vertu propre, mais encore par la vertu de l'âme entière dont elle est la puissance. C'est pourquoi la vertu génératrice de la plante engendre la plante, tandis que celle de l'animal engendre l'animal. Car plus l'âme est parfaite et plus est parfait aussi l'effet que la vertu génératrice est destinée à produire.

3. Il faut répondre au troisième, que la vertu active qui émane de l'âme de celui qui engendre est une sorte de mouvement qui procède de l'âme du générateur et qui n'est ni son âme, ni une partie de son âme, et qui n'est en elle que virtuellement. Car la forme d'un lit n'existe pas dans la scie ou dans la hache qui ont servi à le faire ; il n'y a dans ces instruments que le mouvement qui l'a produite (1).

(1) Nous n'avons pas cru utile de développer davantage cette réponse et de reproduire la quatrième objection que se fait saint Thomas, avec la solution qu'il y donne.


ARTICLE II — l'ame intellective est-elle produite par la génération (2)?

(2) Origène et les piiscillianistes ont avancé que les aines humaines avaient été créées dès le commencement du monde; Tertullien, Apollinaire et quelques auteurs d'Occident ont enseigné qu'elles étaient produites par la génération ; que l'àme du fils venait de l'âme du père, comme le corps du fils vient du corps du père. Cet article attaque toutes ces erreurs.

Objections: 1.. II semble que l'âme intellective soit produite par la génération. Car il est dit dans la Genèse (Gen. xlvi, 26) : Toutes les âmes qui sont sorties du sang de Jacob sont au nombre de soixante-six. Or, il ne sort du sang de l'homme que ce qui est produit par voie de génération. Donc l'âme intellective est produite de la sorte.

2.. Comme nous l'avons prouvé (quest. lxxvi, art. 3), l'âme intellective, sensitive et nutritive est substantiellement la même dans l'homme. Or, l'âme sensitive est produite dans l'homme aussi bien que dans les autres animaux par voie de génération. C'est ce qui fait dire à Aristote (De Gen. anim. lib. n, cap. 3) que l'animal et l'homme ne sont pas produits simultanément, mais que l'animal existe d'abord. Donc l'âme intellective est produite par la génération.

3.. C'est un seul et même agent qui produit la forme et la matière, autrement la forme et la matière ne formeraient pas absolument un être unique. Or, l'âme intellective est la forme du corps humain qui a lui-même pour cause la vertu séminale. Donc l'âme intellective est produite par le même agent.

4.. L'homme engendre son semblable sous le rapport de l'espèce. Or, ce qui constitue l'espèce humaine c'est une âme raisonnable. Donc l'âme raisonnable vient du principe générateur.

5.. Il n'est pas convenable de dire que Dieu coopère à l'acte des pécheurs. Or, s'il créait les âmes raisonnables, il lui arriverait de coopérer au crime des adultères dont le commerce illicite engendre quelquefois des enfants. Donc les âmes raisonnables ne sont pas créées par Dieu.


Mais c'est le contraire. Car il est dit (De Eccl. dogm. cap. 14) que les âmes raisonnables ne sont pas produites par voie de génération.

CONCLUSION. — L'àme intellective étant une substance immatérielle et subsistante qui a son existence propre et qui doit être produite directement, elle est nécessairement créée par Dieu et il est hérétique de dire qu'elle se transmette par voie de géné-

II faut répondre qu'il est impossible que la vertu active qui existe dans la matière produise un effet immatériel. Or, il est évident que le principe intellectuel dans l'homme est un principe supérieur à la matière. Car ses fonctions n'ont rien de commun avec le corps. C'est pourquoi il est impossible que la vertu séminale produise ce principe. De plus, la vertu séminale agissant par la puissance même de l'àme de celui qui engendre, puisque c'est l'âme qui, dans l'acte de la génération, met en mouvement le corps, et l'intellect n'ayant d'ailleurs rien de commun avec le corps dans ses fonctions, il s'ensuit que le principe intellectuel ne peut être comme tel l'effet de la génération. Aussi Aristote dit (De Gen. anim. lib. il, cap. 3) : II n'y a que l'intellect qui vienne nécessairement d'une cause extérieure. Une nouvelle preuve de ce fait, c'est que l'âme intellective, ayant une vie et une action propre, subsiste sans le corps, comme nous l'avons dit (quest. lxxv, art. 2). Elle doit donc être produite directement, et puisqu'elle est une substance immatérielle elle ne peut être produite par voie de génération ; il faut que Dieu la crée. Par conséquent, supposer que l'âme intellective est l'effet de la génération, c'est supposer qu'elle n'est pas subsistante et qu'elle se corrompt en même temps que le corps. C'est donc une hérésie de dire que cette âme se transmet par la génération (1).

(1) Ce serait une hérésie, parce que dans ce cas il faudrait admettre, ou que l'âme n'est pas substantielle, ou qu'elle est matérielle ; ce qui est contraire à la doctrine catholique. Cependant ce point n'a pas été clairement défini dès le commencement. Car, à ce sujet, il y a du doute dans saint Augustin, saint Grégoire, saint Eucher, Salvien , Cassiodore et Raban Maur. Mais le sentiment contraire a été vivement soutenu par saint Jérôme [Epist, ad August. cont. Ruffin.), par saint Hilaire (De Trin. lib. x), par saint Am-broise De Paradiso), par saint Cyrille d'Alexandrie, saint Grégoire de Nysse , saint Cbry-sostome et tous les docteurs d'Orient.


Solutions: 1. 11 faut répondre au premier argument, que dans ce passage de l'Ecriture la partie est prise pour le tout ; on dit l'âme pour l'homme tout entier.

2. Il faut répondre au second, qu'il y a des philosophes qui ont dit que les fonctions vitales qu'on remarque dans l'embryon ne viennent pas de l'âme du foetus, mais de l'âme de sa mère ou de la vertu formative qui existe dans le sang générateur. Ces deux opinions sont également fausses. Car les fonctions vitales, comme sentir, se nourrir, s'accroître, ne peuvent avoir pour cause un principe extérieur. Il faut donc dire que l'âme préexiste dans l'embryon-, au début elle est nutritive, elle devient ensuite sensitive et enfin elle est intellective. Il y a d'autres philosophes qui disent qu'au-dessus de l'âme végétative qui existe d'abord survient une autre âme qui est l'âme sensitive, et qu'au-dessus de celle-ci se place en dernier lieu l'âme intellective. Ils reconnaissent donc dans l'homme trois âmes, dont l'une est en puissance relativement à l'autre. Nous avons prouvé la fausseté de ce système (quest. lxxvi, art. 3). C'est ce qui a fait dire à d'autres philosophes que l'âme qui était d'abord végétative devient ensuite sensitive par l'action de la vertu séminale, et de sensitive elle parvient en dernier lieu à être intellective, non par l'activité de la semence génératrice, mais par la vertu d'un agent supérieur, c'est-à-dire de Dieu qui éclaire l'âme extérieurement. C'est ce qui fait dire à Aristote (ibid. cap. 33) que l'intellect vient du dehors. Mais il ne peut en être ainsi : 1" Parce qu'aucune forme substantielle n'est susceptible de plus et de moins. Du mêment où l'on y ajoute une perfection nouvelle, elle change d'espèce, comme l'addition d'une unité change l'espèce dans les nombres. Il n'est donc pas possible qu'une forme qui reste numériquement la même soit de diverses espèces. 2° Parce qu'il s'ensuivrait que la génération d'un animal serait un mouvement continu qui va insensiblement de l'imparfait au parfait, comme il arrive dans l'altération d'une substance quelconque. 3° Parce qu'il résulterait de là que la génération de l'homme ou de l'animal n'est pas une génération absolue, puisque son sujet serait un être en acte. Car si l'âme végétative existe dès le commencement dans l'embryon et qu'ensuite elle s'élève peu à peu jusqu'à la perfection de l'âme intellective, elle acquerrait toujours une perfection nouvelle sans détriment pour sa perfection antérieure, ce qui est contraire à l'essence de la génération absolue. 4° Parce que ce qui est l'effet de l'action de Dieu est quelque chose qui subsiste ou qui ne subsiste pas. Dans la première hypothèse il faut que cet effet diffère par son essence de la iorme préexistante, qui n'est pas subsistante, et alors on retombe dans l'opinion de ceux qui veulent que dans le corps il y ait plusieurs âmes. Dans la seconde on doit le regarder comme une perfection de l'âme préexistante, et alors il s'ensuit nécessairement que l'intellect se corrompt quand le corps se corrompt lui-même, ce qui répugne. — Enfin il y a une autre opinion qui est celle des philosophes qui n'admettent qu'un seul intellect pour tous, ce que nous avons réfuté (quest. lxxvi, art. 4 et 2, et quest. lxxix, art. 4 et 5). — Il faut donc répondre que la génération d'un être étant toujours la corruption d'un autre, il est nécessaire d'admettre que dans l'homme aussi bien que dans les animaux l'avènement d'une forme plus parfaite n'a lieu qu'autant que la forme antérieure se corrompt, de telle sorte que la forme nouvelle comprend tout ce qui était dans i*ancienne et quelque chose de plus (4). C'est ainsi que par le moyen de plusieurs générations et de plusieurs corruptions successives on arrive à la dernière forme substantielle dans l'homme aussi bien que dans les autres animaux, et c'est ce qu'on peut observer d'une manière sensible dans les animaux engendrés par la putréfaction. On doit donc reconnaître que Dieu a créé l'âme intellective pour la génération de l'homme, et que cette âme est tout à la fois sensitive et nutritive du mêment que les formes préexistantes disparaissent.

(1) 11 va sans dire que l'on n'est point obligé d'accepter cette explication. Il est de foi que lame intelligente n'est pas produite par la génération, mais qu'elle est créée. Comment l'uni tclle au corps? Chacun est libre à cet égard d'avoir son sentiment.

3. Il faut répondre au troisième, que cette raison est applicable à des agents divers qui ne sont pas subordonnés les uns aux autres. Mais quand il y a plusieurs agents subordonnés, rien n'empêche que la vertu de l'agent supérieur ne s'étende à la dernière forme, tandis que les agents inférieurs ne peuvent avoir d'autre influence que de disposer la matière. Ainsi la vertu séminale dispose la matière, tandis que la vertu de l'âme donne la forme dans la génération de l'animal. Or, il est évident, d'après ce que nous avons dit (quest. ex, art. 4), que toute la nature corporelle agit comme l'instrument de la vertu spirituelle et principalement de Dieu. C'est pourquoi il n'y a pas de répugnance à ce que le corps soit formé par une vertu corporelle et que l'âme intellective ait Dieu seul pour auteur.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'homme engendre son semblable, dans le sens que la vertu séminale dispose la matière à recevoir la forme humaine.

5. Il faut répondre au cinquième, que dans l'adultère l'acte de la nature est bon, et Dieu y coopère. Il n'y a que le dérèglement de la passion qui soit un mal, et Dieu n'y coopère pas.


ARTICLE III. — les ames humaines ont-elles toutes été créées simultanément dis le commencement du monde (2)?


(2) La préexistence des âmes a été l'erreur, comme nous l'avons dit (art. préc, note 2), des origénistes et des priscillianistes. Elle a été condamnée par le concile de Constantinople (sess. Vi), par le concile de Braga (sess. î, can. 6) et par le pape saint Léon I«r (Epist, ad Turibium, episc. Astur. ei Epist, ad Julianum.).

Objections: 1.. Il semble que les âmes humaines aient été toutes créées simultanément dès le commencement. Car il est dit dans la Genèse (Gen. n, 2) : Dieu se reposa de toutes les oeuvres qu'il avait faites. Or, il n'en serait pas ainsi s'il créait chaque jour de nouvelles âmes. Donc toutes les âmes ont été créées simultanément.

2.. Les substances spirituelles appartiennent surtout à la perfection de l'univers. Si donc les âmes étaient créées en même temps que les corps, chaque jour une multitude innombrable de substances spirituelles s'ajouteraient à la perfection du monde; par conséquent, l'univers n'aurait pas été parfait dés le commencement, ce qui contredirait les paroles de la Genèse, qui dit que Dieu a complété toute son oeuvre (Gen. n, 2).

3.. La fin d'une chose répond à son commencement. Or, l'âme intellective subsiste après la destruction du corps. Donc elle a commencé d'exister avant.


Mais c'est le contraire. Car il est dit (Lib. de Eccles. dogm. cap. 14 et 18) que l'âme est créée en même temps que le corps.

CONCLUSION. — L'àme qui existe sans le corps n'ayant pas la perfection de sa nature et Dieu n'ayant pas commencé son oeuvre par des choses imparfaites, on doit absolument reconnaître que les âmes sont créées en même temps que les corps qu'elles animent.

Il faut répondre qu'il y a des philosophes qui ont supposé que l'âme intellective n'était unie au corps qu'accidentellement, et qu'elle était de même nature que les substances spirituelles qui n'y sont pas unies. C'est ce qui leur a fait croire que les âmes humaines ont été créées dès le commencement simultanément avec les anges (4). Mais cette opinion est fausse. 1° Elle l'est radicalement. Car si l'âme n'était unie au corps qu'accidentellement, il s'ensuivrait que l'homme qui est l'effet de cette union n'existerait que par accident, vu que l'âme serait l'homme, ce qui est une erreur, comme nous l'avons prouvé (quest. lxxv, art. 4). D'ailleurs, nous avons vu que l'âme humaine n'est pas de même nature que les anges, parce qu'elle n'a pas la même manière de concevoir (quest. i.v, art. 2). Car l'homme comprend en recevant des sens des images sensibles, comme nous l'avons dit (quest. lxxxiv, art. 7), et c'est pour ce motif que son âme a besoin d'être unie à un corps pour s'aider de l'action de la partie sensitive, tandis qu'on ne peut pas dire la même chose de l'ange. 2° La fausseté de cette opinion est évidente d'après son hypothèse elle-même. En effet, s'il est naturel à l'âme quand elle existe d'être unie à un corps, il est contraire à sa nature d'exister sans ce corps, et ainsi sa nature n'est pas parfaite. Or, il n'eût pas été convenable que Dieu eût commencé son oeuvre par quelque chose d'imparfait et de contraire â la nature. Car il n'a pas fait l'homme sans pieds et sans mains, parce que ce sont des membres qui lui sont naturels, et à plus forte raison n'a-t-il pas fait l'âme sans le corps. D'un autre côté, si l'on dit qu'il n'est pas naturel à l'âme d'être unie au corps, il faut alors chercher le motif pour lequel elle lui est unie. On est forcé de dire que c'est le fait de sa volonté, ou d'attribuer ce phénomène à une autre cause. Si l'on dit que c'est le fait de sa volonté, il semble qu'il y ait en cela de la répugnance. 1° Parce que si l'âme n'avait pas besoin du corps il semblerait déraisonnable qu'elle voulût lui être unie. Et si elle en avait besoin, son union avec lui serait naturelle, puisque la nature ne fait pas défaut en ce qui est nécessaire. 2° Parce qu'il n'y aurait pas de raison pour qu'une âme qui a été créée dès le commencement du monde veuille après un certain laps de temps s'unir à un corps. Car les substances spirituelles sont supérieures au temps, comme étant au-dessus des révolutions des sphères célestes. 3° Parce qu'il semblerait que l'union d'une âme à tel ou tel corps serait l'effet du hasard, puisqu'elle résulterait du concours fortuit de deux volontés, celle de l'âme qui s'unirait au corps, et celle de l'homme qui l'engendrerait. Sion prétend que l'âme est unie au corps contrairement à sa volonté et à sa nature, il faut alors attribuer cette union à une cause violente, et la considérer comme un châtiment et comme une peine. On retombe en ce cas dans l'erreur d'Origène, qui supposait que les âmes étaient unies aux corps en punition d'une faute (1). Puisque tous ces systèmes sont insoutenables, il faut donc reconnaître simplement que les âmes n'ont pas été créées avant les corps, mais qu'elles le sont en même temps que ceux qu'elles animent.

(1) Cette hérésie est venue de Platon, qui faisait de l'âme simplement le moteur du corps.

(1) Cette erreur était aussi celle de Priscillien, car le canon VI du concile de Cragance est ainsi conçu : Si quis (inimus humana» dicit prius in caelesti habitatione peccasse et per hoc in corpore humano interjectas, sicut Priscillianus dixit, anathema sit.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il n'est pas dit que Dieu ait cessé toute action au septième jour, puisque Notre-Seigneur dit lui-même (Joan, v, 17) : Mon Père travaille jusqu'aujourd'hui. Ces paroles signifient seulement que Dieu a cessé de produire de nouveaux genres et de nouvelles espèces qui n'aient pas préalablement existé de quelque manière dans ses premières oeuvres. Car les âmes qu'il crée maintenant ont préexisté selon la ressemblance de leur espèce dans ses premières oeuvres parmi lesquelles il a créé l'âme d'Adam (2).

(2) Voyez cvUe mémo réponse, tome I*r, quest. Lxxiil, art. 2, pag. CIO.

2. Il faut répondre au second, qu'on peut chaque jour ajouter à la perfection de l'univers relativement au nombre des individus, mais non relativement au nombre des espèces.

3. Il faut répondre au troisième, que si l'âme subsiste dans le corps cela provient de la corruption même du corps qui est une conséquence du péché. Il n'eût donc pas été convenable que les oeuvres de Dieu eussent ainsi commencé ; car, comme le dit la Sagesse (Sap. i, 13), Ce n'est pas Dieu qui a fait la mort, mais ce sont les impies qui l'ont appelée à eux par leurs oeuvres et leurs paroles.

QUESTION CXIX. : DE LA GÉNÉRATION DE L'HOMME PAR RAPPORT AU CORPS.


Après avoir parlé de la production de l'âme nous avons maintenant à traiter de la manière dont le corps humain se propage. — A ce sujet deux questions se présentent : 1" Une partie des aliments se convertit-elle réellement dans la substance humaine ? — 2" Le principe générateur est-il produit par ce qu'il y a de superflu dans les aliments (3)?

(3) Cette question étant une question de physiologie , je n'ai pas cru utile de la 'traduire. La langue française, si retenue et si réservée, se prête d'ailleurs difficilement à ces détails que le latin peut rendre d'une manière toléiable.

ARTICLE I. — UNE PARTIE DES ALIMENTS SE CONVERTIT-ELLE EN LA VÉRITABLE SUBSTANCE DE LA NATURE HUMAINE (4)?


(4) Cette question est de pure physiologie, mais elle a son coté théologique, parce qu'elle se rattache à la question de l'unité et de l'identité de l'individu.

Objections: 1.. Il semble qu'aucune partie des aliments ne se change en la substance de la nature humaine. Car il est dit dans saint Matthieu (Matth, xv, 17) : Tout ce qui entre dans la bouche descend dans le ventre et est ensuite rejeté au lieu secret. Or, ce qui est rejeté ne se transforme pas dans la substance de la nature humaine. Donc aucune partie de l'aliment ne se transforme en cette substance.

2.. Aristote (De Gen. lib. i, text. 35, 36 et 37) distingue la chair selon l'espèce et la matière. Il dit que la chair s'accroît et passe selon la matière, et que le produit de l'aliment s'accroît et passe aussi. Donc l'aliment se change en un produit qui est la chair selon la matière et non la chair selon l'espèce. Or, ce qui appartient à la véritable substance de la nature humaine, c'est ce qui a rapport à son espèce. Donc l'aliment ne se change pas en la véritable substance de la nature humaine.

3.. Ce qui semble appartenir à la véritable substance de la nature humaine, c'est l'humidité radicale (4), qui, quand elle est perdue, ne peut plus être rétablie, comme disent les médecins. Elle pourrait cependant être rétablie, si l'aliment se transformait en elle. Donc la nourriture ne se change pas en la véritable substance de la nature humaine.

(1) Humidum radicale. Hippocratc appelle ainsi l'humidité, qui est la hase et le fondement de l'existence.

4.. Si un aliment se transformait en la véritable substance de la nature humaine, il pourrait rétablir en elle tout ce qui se perd. Or, la mort n'arrive que par la perte de l'une de ses parties. L'homme pourrait donc, en pre nant des aliments, se mettre à jamais à l'abri de la mort.

5.. Si l'aliment se transformait en la véritable substance de la nature humaine, il n'y aurait rien dans l'homme qui ne pût s'en aller et être réparé, parce que ce que l'aliment produirait serait toujours soumis à ce double mouvement. Si l'homme vivait longtemps il s'ensuivrait qu'à la fin de sa vie il n'y aurait matériellement plus rien en lui de ce qui y était au commencement. Ainsi, pendant toute sa vie il ne resterait pas numériquement le même homme, parce que pour que l'individu soit numériquement le même, il faut qu'il y ait identité de matière. Or, cette conséquence répugne. Donc l'aliment ne se transforme pas en la véritable substance de la nature humaine.


Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de ver. relig. cap. 40) : Les aliments digérés perdent leur forme et deviennent par ce changement le tissu organique de nos membres. Or, le tissu organique de nos membres appartient à la réalité de notre nature. Donc les aliments se transforment réellement en notre substance.

CONCLUSION. — Pour réparer ce que la substance humaine perd par l'effet de la chaleur naturelle, il faut nécessairement qu'une partie de l'aliment se change en celte substance.

Il faut répondre que, d'après Aristote (Met. lib. n, text. 4), tout ce qui concourt à l'être d'une chose concourt à sa réalité. Par conséquent, tout ce qui entre dans la constitution d'une chose appartient à sa réalité. Mais la nature peut se considérer sous deux aspects : 1° d'une manière générale, et alors on la considère dans l'espèce; 2° d'une manière particulière, et alors on la considère dans l'individu. La réalité de la nature considérée dans l'espèce comprend la forme et la matière prises en général ; et la réalité de la nature considérée dans l'individu comprend la matière individuelle et la forme que cette matière individualise. Ainsi, la nature humaine, considérée dans l'espèce, comprend l'àme et le corps en général, et quand on la considère dans Pierre, dans Martin, elle comprend leur âme et leur corps respectifs.

Mais il y a des êtres dont les formes ne peuvent subsister que dans une seule matière qui leur est désignée. La forme du soleil, par exemple, ne peut exister que dans la matière qu'elle renferme en elle actuellement. Selon cette hypothèse il y a des philosophes qui ont pensé que la forme humaine ne pouvait subsister que dans la matière primitive dont le corps du premier homme a été formé dès le commencement (4), de telle sorte que tout ce que nous acquérons en dehors de ce qu'Adam a transmis à ses descendants n'appartient pas à la véritable substance de la nature humaine, parce qu'elle n'en revêt réellement pas la forme. La matière dont le premier homme fut formé se multiplia donc en elle-même, et la multitude des corps humains qui ont existé est sortie du corps d'Adam. D'après ce sentiment, les aliments ne se changent point en la véritable substance de la nature humaine. Ils servent seulement, suivant ces philosophes, de tempérament à l'activité de la chaleur naturelle qui sans cela consumerait les humeurs constitutives, comme le plomb ou l'étain s'allie à l'argent pour l'empêcher d'être consumé par le feu. Mais ce sentiment est déraisonnable pour plusieurs raisons : 4° Parce que si une forme peut se détacher de la matière qui lui est propre elle peut au même titre s'attacher à une autre matière; c'est pour ce motif que tous les êtres engendrés sont corruptibles et réciproquement. Or, il est évident que la forme humaine peut se détacher de la matière qui est son sujet, autrement le corps humain ne serait pas corruptible. Il s'ensuit donc qu'elle peut s'attacher à une autre matière, et par conséquent qu'un nouvel élément peut entrer dans la substance véritable de la nature humaine. 2° Parce que dans tous les êtres dont la matière est comprise tout entière sous un seul individu, il n'y a que cet individu dans l'espèce, comme on le voit pourle soleil, la lune, etc. Dans cette hypothèse il ne devrait y avoir dans l'espèce humaine qu'un seul individu. 3° Parce qu'on ne peut considérer la multiplication de la matière que sous le rapport de la quantité exclusivement, comme il arrive dans les corps raréfiés dont la matière reçoit des dimensions plus grandes, ou sous le rapport delà substance matérielle. Or, tant que la même substance matérielle reste seule on ne peut pas dire qu'elle soit multipliée. Car le même être ne constitue pas à l'égard de lui-même la multiplicité, puisque toute multitude est nécessairement le produit de la division. Il faut donc qu'une autre substance s'ajoute à la matière, soit par la création, soit par la transformation d'une autre substance en elle. D'où il résulte qu'une matière ne peut être multipliée que par la raréfaction, comme quand avec de l'eau on produit de l'air, ou par l'addition, comme quand on multiplie le feu en y jetant du bois ; ou parla création d'une matière nouvelle. Il est évident que la matière ne peut se multiplier dans les corps humains par la raréfaction, puisque dans ce cas les corps des hommes mûrs seraient plus imparfaits que ceux des enfants. Elle ne se multiplie pas non plus par la création d'une matière nouvelle, puisque, d'après saint Grégoire [Moral, lib. xxxii, cap. 9), tous les corps ont été créés en même temps pour ce qui est de la substance de la matière, quoiqu'ils n'aient pas été formés en même temps chacun dans leur espèce. Ainsi, le corps humain ne se multiplie donc qu'autant que l'aliment qu'il reçoit se transforme dans la réalité de sa substance. 4° L'homme ne différant pas des animaux et des plantes sous le rapport de l'âme végétative, il s'ensuivrait que les corps des animaux et des plantes ne se multiplieraient pas par la transformation des aliments qu'ils reçoivent,mais par un procédé qui ne pourrait être naturel, puisque la ma-tière ne s'étend naturellement que jusqu'à une certaine limite, et qu'une chose ne peut croître au delà qu'autant qu'on la raréfie ou qu'elle transforme en elle-même d'autres êtres. Ainsi, l'oeuvre de la génération et celle de la nutrition,

qui sont des oeuvres naturelles, seraient un miracle constant, ce qui répugne absolument. — D'autres ont dit que la forme humaine peut à la vérité se produire de nouveau dans une autre matière, si on considère la nature de l'homme en général, mais qu'il n'en est pas ainsi si on la considère dans l'individu. Car, disent-ils, la forme humaine reste fixe dans la matière particulière à laquelle elle s'est attachée lorsque l'individu a été engendré, de telle sorte qu'elle ne l'abandonne plus jusqu'au dernier terme de la corruption organique. A leur sens voilà la matière qui appartient véritablement à la quiddité ou l'essence de la nature humaine. Mais comme cette matière ne suffit pas au développement que le corps doit prendre, il faut qu'une autre matière vienne s'adjoindre à elle par la transformation de l'aliment en la substance de celui qui s'en nourrit. Ils prétendent que cette matière nouvelle n'appartient que secondairement à la véritable substance de la nature humaine, parce qu'elle n'est pas nécessaire pour la formation de l'être primitif de l'individu, mais seulement pour son accroissement. Si l'aliment produit autre chose, ce qu'il produit n'appartient pas à la réalité delà nature humaine, à proprement parler. Mais cette thèse n'est pas plus soutenable que la première : 1° Parce qu'elle juge des corps vivants de la même manière que des corps inanimés qui ont la vertu d'engendrer des êtres qui leur ressemblent selon l'espèce, mais non selon l'individu. Il n'y a que les êtres organiques qui aient ce privilège, et ils le doivent à leur faculté nutritive. La nutrition n'ajouterait donc rien aux corps organiques , si les aliments ne pouvaient être convertis en leur substance. 2° Parce que la vertu active qui est dans la semence génératrice est une impression qui dérive de l'âme du générateur, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 1). Elle ne peut donc pas avoir en agissant plus de vertu que l'âme elle-même dont elle dérive. Par conséquent, si la vertu séminale donne réellement à une matière la forme de la nature humaine, l'âme peut à plus forte raison, parle moyen de ses facultés nutritives, transformer l'aliment en la véritable substance de l'homme. 3° Parce que le corps n'a pas seulement besoin de nourriture pour se développer, autrement la nourriture ne serait plus nécessaire une fois qu'il serait arrivé à son parfait développement, mais il en a encore besoin pour réparer ce qu'il perd par l'action de la chaleur naturelle (1). Or, cette réparation n'aurait pas lieu si ce que l'aliment produit ne se substituait aux pertes que le corps fait. Ainsi, comme ce qui a primitivement existé appartient à la véritable substance de la nature humaine, de même ce que l'aliment produit y appartient également. Il faut donc dire avec les autres philosophes que les aliments se changent véritablement dans la substance de la nature humaine, en ce sens qu'ils peuvent devenir chair, os, etc. C'est la pensée qu'exprime Aristote quand il dit [De anima, lib. h, text. 46) que l'aliment nourrit parce qu'il est chair en puissance.

(1) Ce sentiment est celui de Pierre Lombard ; mais toute grave que soit son autorité, il a été complètement abandonné sur ce point.

(1) Le chaud et le froid, le sec et l'humide sont les quatre qualités naturelles d'après lesquelles Hippocrate explique toute  l'organisation humaine. Aristote en a fait des applications très-ingénieuses dans son petit traité De la longévité #< de la brièveté de la rie, ch. 5.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le Seigneur ne dit pas que tout ce qui entre dans la bouche est rejeté, mais que dans toute nourriture il y a quelque chose d'impur que le corps ne doit pas conserver. On peut dire encore que ce que l'aliment produit peut être absorbé par la chaleur naturelle et s'échapper par les pores de la peau, comme le dit saint Jérôme dans son commentaire sur ce passage.

2. Il faut répondre au second, qu'il y a des philosophes qui ont entendu par la chair selon l'espèce ce qui vient élu générateur et ce qui a primitivement revêtu l'espèce humaine. Ils disent que celle-ci subsiste toujours, ou du moins tant que dure l'individu. Par la chair selon la matière ils entendent ce que la nourriture engendre, et ils disent que celle-là ne subsiste pas toujours, mais qu'elle se perd comme elle s'acquiert. Mais cette interprétation est contraire à la pensée d'Aristote [loc. cit.). Car il dit que dans la chair comme dans les êtres matériels de toute espèce, tels que le bois et la pierre, il faut distinguer ce qui a rapport à l'espèce et ce qui a rapport à la matière. Or, d'après 1 interprétation que nous venons d'exposer, cette distinction ne serait cependant pas applicable aux choses inanimées qui ne se reproduisent pas séminalement et qui ne vivent pas d'aliments. Déplus, comme ce qui est produit par l'aliment se mêle au corps que l'aliment nourrit de la même manière que l'eau se mêle avec le vin, suivant l'exemple qu'Aristote cite lui-même [Lib. de Gen. text. 39 et 88), il ne peut se faire que ce que l'aliment produit soit d'une autre nature que le corps auquel il s'unit, puisque par suite de leur mixtion ils ne forment plus l'un et l'autre qu'un seul et même être. Il n'y a donc pas de raison pour que l'un soit absorbé par la chaleur naturelle, tandis que l'autre reste. Il faut donc dire que cette distinction d'Aristote ne se rapporte pas à des chairs différentes, mais à la même chair considérée sous divers rapports. Car si on considère la chair par rapport à l'espèce, c'est-à-dire d'après ce qu'il y a de formel en elle, en ce sens elle subsiste toujours, parce que la nature de la chair subsiste toujours ainsi que sa disposition naturelle. Mais si on la considère par rapport à la matière, elle ne subsiste pas, mais insensiblement elle est absorbée et réparée, comme on le voit dans le feu d'une fournaise dont la forme subsiste tandis que la matière est peu à peu consumée et remplacée par une autre qu'on lui substitue.

3. Il faut répondre au troisième, que par l'humide radical on entend tout ce qui constitue la vertu même de l'espèce. Quand cet élément est détruit on ne peut pas plus le remplacer qu'on ne peut remplacer une main, un pied, ou tout autre membre après l'amputation. Mais l'humide nutritif est ce qui n'est pas encore parvenu à recevoir parfaitement la nature de l'espèce, mais qui tend à y arriver, comme le sang et les autres choses semblables. Par conséquent quandees éléments sont détruits il reste encore la vertu radicale de l'espèce qui n'est pas pour cela anéantie.

4. Il faut répondre au quatrième, que dans un corps passible toute vertu s'affaiblit par la continuité de son action, parce que ces agents sont eux-mêmes passifs. C'est pourquoi au début de la vie la vertu de transformation est dans l'homme si puissante que non-seulement elle peut changer en sa substance ce qu'il faut pour réparer les pertes qu'il fait, mais encore ce qu'il faut pour accroître son corps. Plus tard elle ne peut transformer en lui-même que ce qu'il faut pour réparer ses pertes, et alors le corps ne se développe plus. Enfin elle ne suffit pas à réparer ce qu'il perd, et alors il y a diminution. En dernier lieu elle ne fonctionne plus, et c'est en ce mêment que l'animal meurt. C'est ainsi, comme le dit encore Aristote (De Gen. lib. i, text. 88), que le vin, en transformant l'eau qu'on y môle, perd insensiblement de sa force jusqu'à ce qu'il n'ait plus lui-même d'autre vertu que celle de l'eau.

5. Il faut répondre au cinquième, que, comme le dit Aristote (De Gen. lib. i, text. 39), quand une matière s'enflamme par elle-même on dit alors que le feu vient d'être nouvellement produit. Quand une matière est absorbée par un feu qui existait déjà, on dit qu'elle le nourrit. Par conséquent quand une matière cesse absolument d'être enflammée et qu'une autre matière prend feu, il y a donc alors un autre feu numériquement. Mais si à mesure que le bois est brûlé on en jette de l'autre sur la flamme et ainsi de suite jusqu'à ce que les premiers morceaux soient absolument consumés, le feu reste toujours le même numériquement, parce que ce qu'on y ajoute le trouve préexistant et ne sert qu'à l'alimenter. On doit donc penser qu'il en est de même des corps vivants chez lesquels la nourriture répare ce que la chaleur naturelle absorbe.



I pars (Drioux 1852) Qu.117 a.4