II-II (Drioux 1852) Qu.4 a.6

ARTICLE VI. — la vertu de la foi est-elle une (2)?


Objections: 1. Il semble que la foi ne soit pas une. Car comme la foi est un don de Dieu, selon l'expression de l'Apôtre (Ep 5) ; de même on met la sagesse et la science au nombre de ces dons, comme on le voit dans Isaïe (Is 11). Or, la sagesse et la science diffèrent en ce que la sagesse se rapporte aux choses éternelles et la science aux choses temporelles, comme ledit saint Augustin (De Trin. lib. xiii, cap. 19). Donc puisque la foi se rapporte aux choses éternelles et aux choses temporelles, il semble qu'elle ne soit pas une, mais qu'elle se divise en plusieurs parties.

2. La confession est un acte de foi, comme nous l'avons dit (quest. m, art. 1). Or, il n'y a pas pour tous qu'une seule et même confession de foi; car ce que nous confessons comme une chose passée, les anciens le confessaient comme une chose à venir, suivant ces paroles d'Isaïe (Is 7,14) : Voilà qu'une vierge concevra. La foi n'est donc pas une.

3. La foi est commune à tous les chrétiens. Or, un seul accident ne peut exister dans divers sujets. Donc la foi de tous les fidèles ne peut être une.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Ep 4,5) : Un seul Seigneur, une seule foi.

CONCLUSION. — Puisque l'objet de la foi est la vérité première, la foi est nécessairement une seule vertu, qui est néanmoins numériquement diverse dans les divers individus.

Réponse Il faut répondre que si l'on prend la foi pour une habitude, on peut la considérer de deux manières : 1° par rapport à son objet, et dans ce sens la foi est une. Car l'objet formel de la foi est la vérité première, et c'est en adhérant à cette vérité que nous croyons tout ce que la foi renferme ; 2° par rapport à son sujet, et dans ce sens la foi est diverse, selon qu'elle existe dans divers individus. Or, il est évident que la foi, comme toute autre habitude, tire son espèce de la raison formelle de son objet, mais qu'elle s'individualise d'après le sujet où elle se trouve. C'est pourquoi si l'on prend la foi pour l'habitude par laquelle nous croyons, alors elle est une dans son espèce, mais elle est numériquement différente dans les divers individus (1). —Si on la prend pour la chose que l'on croit, elle est encore une ; parce que c'est la même chose que tout le monde croit, et s'il y a différentes choses à croire que tout le monde admet en général, elles se ramènent toutes à une seule.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les choses temporelles qui nous sont proposées à croire n'appartiennent à l'objet de la foi que par rapport à une chose éternelle qui est la vérité première, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 4). C'est pourquoi la même foi embrasse les choses temporelles et les choses éternelles; mais il n'en est pas de même de la sagesse et de la science qui se rapportent aux choses temporelles et aux choses éternelles d'une manière propre à chacune d'elles.

2. Il faut répondre au second, que cette différence du passé et de l'avenir ne résulte pas de la diversité de la chose qui est crue, mais de la diversité du rapport de ceux qui croient à la chose qui est l'objet de leur croyance, comme nous l'avons vu (4a 2", quest. cui, art. 4, et quest. cvu, art. 4 ad 4).

3. Il faut répondre au troisième, que cette raison s'appuie sur ce que la foi est numériquement diverse.

(1) Ainsi la foi, comme vertu, comme grâce gratuite et comme fruit de l'Esprit-Saint, désigne autant de choses différentes.
(2) L'unité de la foi est recommandée dans une foule d'endroits de l'Ecriture (1Co 1) Obsecro vos, fratres, ut idipsum dicatis omnes, et non sint in vobis schismata. (2Co 4) : Habentes eumdem spiritum fidei.
(2) La foi est la première de toutes les vertus, selon l'ordre de génération ; ce que le concile de Trente a exprimé en ces termes (sess. vi, can. 7) : Fides est humanae salutis initium, fundamentum et radix omnis iustificationis.


ARTICLE VII. — la foi est-elle la première de toutes les vertus (2)?


Objections: 1. Il semble que la foi ne soit pas la première entre toutes les vertus. Car à l'occasion de ces paroles de l'Evangile (Luc. xii) : Je vous dis mes amis; la glose (Ambros.) dit que la force est le fondement de la foi. Or, le fondement est avant ce qu'il soutient. Donc la foi n'est pas la première vertu.

2. Il y a une glose (interl. Cassiod. ) qui dit sur le psaume Noli aemulari, que l'espérance mène à la foi. Or, l'espérance est une vertu, comme nous le dirons (quest. xvii, art. 4). La foi n'est donc pas la première des vertus.

3. Nous avons dit (quest. ii, art. 4, et art. 2 huj. quaest.) que l'intellect de celui qui croit est porté à donner son assentiment aux choses qui sont de foi par obéissance pour Dieu. Or, l'obéissance est aussi une vertu. Donc la foi n'est pas la première vertu.

4. La foi informe n'est pas le fondement, mais la foi formée, comme on le lit dans la glose (interl.) sur la première Epître aux Corinthiens (13). Or. la foi est formée parla charité, comme nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest.). Donc la foi doit à la charité d'être le fondement, et par conséquent la charité est plutôt le fondement que la foi. Et parce que le fondement est la première partie de l'édifice, il semble que la charité soit antérieure à la foi.

5. L'ordre des habitudes se conçoit d'après l'ordre des actes. Or, dans l'acte de foi, l'acte de la volonté que la charité perfectionne précède l'acte de l'intellect qui est perfectionné par la foi, comme la cause précède l'effet. Donc la charité précède la foi, et par conséquent la foi n'est pas la première des vertus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit () que la foi est la substance des choses que l'on doit espérer. Or, la substance est ce qu'il y a de premier. Par conséquent la foi est la première de toutes les vertus.

CONCLUSION. — Quoiqu'il y ait des vertus, comme la force et l'humilité, qui précèdent la foi par accident parce qu'elles y disposent, néanmoins, absolument parlant, la foi est la première des vertus.

Réponse Il faut répondre qu'une chose peut être avant une autre de deux manières : 1° par elle-même ; 2° par accident. Par elle-même la foi est la première de toutes les vertus. Car puisque dans les actions humaines la fin est le principe, comme nous l'avons dit (1* 2*, quest. xxxiv, art. 4 ad 1, et quest. xiii, art. 3), il est nécessaire que les vertus Théologales dont l'objet est la fin dernière soient antérieures à toutes les autres vertus. Or, il faut que la fin dernière soit dans l'intellect avant d'être dans la volonté, parce que la volonté ne se porte vers une chose qu'autant que l'intellect la perçoit (4). Par conséquent puisque la fin dernière existe dans la volonté par l'espérance et la charité et dans l'intellect par la foi, il est nécessaire que la foi soit la première de toutes les vertus; parce que la connaissance naturelle ne peut s'élever jusqu'à Dieu selon qu'il est l'objet de la béatitude, et le but vers lequel tendent l'espérance et la charité. — Mais une vertu peut être par accident antérieure à la foi. Car la cause accidentelle est antérieure accidentellement. Or, il appartient à la cause accidentelle d'écarter ce qui fait obstacle, comme le prouve Aristote (Phys. lib. viii, text. 32). En ce sens il y a des vertus qu'on peut dire accidentellement antérieures à la foi, parce qu'elles écartent ce qui nous empêche de croire. Ainsi la force éloigne la crainte déréglée qui empêche la loi ou la confiance; l'humilité détruit l'orgueil qui empêche l'intellect de se soumettre à la vérité de la foi. On peut en dire autant des autres vertus, quoiqu'elles ne soient véritables (2) qu'autant qu'elles présupposent la foi, comme le prouve saint Augustin (Lib. cont. Jul. lib. iv, cap. 3).

Solutions: 1. La réponse au premier argument est par là même évidente.

2. Il faut répondre au second, que l'espérance ne peut pas universellement mener à la foi. Car on ne peut espérer la béatitude éternelle qu'autant qu'on la croit possible, parce que ce qui est impossible n'est pas l'objet de l'espérance (3), comme nous l'avons vu (la 2ae, quest. xi,, art. 1). Mais l'espérance peut faire qu'on persévère dans la foi ou qu'on s'y attache fortement. C'est dans ce dernier sens qu'on dit que l'espérance mène à la foi.

3. Il faut répondre au troisième, que l'obéissance s'entend de deux manières : 1° Quelquefois elle implique l'inclination de la volonté à remplir les ordres de Dieu. Dans ce cas, ce n'est pas une vertu spéciale, mais elle est généralement renfermée dans toute espèce de vertu, parce que tous les actes des vertus sont l'objet des préceptes de la loi divine, comme nous l'avons dit (1" 2% quest. c, art. 2). De cette manière l'obéissance est nécessaire à la foi. 2° On peut considérer l'obéissance selon (qu'elle implique l'inclination de la volonté à exécuter des ordres reçus, parce que c'est une chose due. Alors l'obéissance est une vertu spéciale et une partie, de la justice. Car on rend à un supérieur ce qu'on lui doit en lui obéissant. En ce sens l'obéissance est une conséquence de la foi, parce que la foi manifeste à l'homme que Dieu lui est supérieur et qu'il doit lui obéir.

4. Il faut répondre au quatrième, que pour qu'une chose soit le fondement de l'édifice il faut non-seulement qu'elle en soit la première partie, mais il est encore nécessaire qu'elle soit unie au reste. Car elle ne serait pas le fondement, si les autres parties ne lui étaient pas adhérentes. Or, le lien de l'édifice spirituel est produit par la charité, d'après ces paroles de l'Apôtre (¦Colon. 4, 14) : Mais surtout revêtez-vous de la charité qui est le lien de la perfection. C'est pourquoi la foi sans la charité ne peut être le fondement, mais il n'est pas nécessaire pour cela que la charité précède la foi (1).

5. Il faut répondre au cinquième, que l'acte de la volonté est préalablement exigé pour la foi, mais non l'acte de la volonté animé par la charité. Cet acte présuppose la foi, parce que la volonté ne peut se porter vers Dieu d'un amour parfait, si l'intellect n'a pas en lui la foi qu'il doit avoir (2).

(Il) C'est l'axiome de l'Ecole : Nihil volilum quin sit proecognitum.
(15) Par conséquent la foi doit précéder l'espé rance.
(2) Sans la foi habituelle ou actuelle, elles no sont pas ite véritables vertus chrétiennes.



ARTICLE VIII. — la foi est-elle plus certaine que la science et que les autres vertus intellectuelles (3) ?


Objections: 1. Il semble que la foi ne soit pas plus certaine que la science et que les autres vertus intellectuelles. Car le doute est opposé à la certitude. D'où il semble que ce qu'il y a de plus certain c'est ce qu'il y a de moins douteux, comme ce qu'il y a de plus blanc est ce qui est le moins mélangé de noir. Or, l'intelligence, la science et la sagesse n'ont point de doute à l'égard de leurs objets propres ; au lieu que celui qui croit peut parfois ressentir le doute et hésiter à l'égard des choses qui sont de foi. Donc la foi n'est pas plus certaine que les vertus intellectuelles.

2. La vue est plus certaine que l'ouïe. Or, la foi vient de V ouïe, selon l'expression de l'Apôtre (Rm 10,17). L'intelligence, la science et la sagesse impliquent au contraire une certaine vision intellectuelle. Donc la science ou l'intelligence est plus certaine que la foi.

3. Plus une chose est parfaite à l'égard de ce qui appartient à l'intellect, et plus elle est certaine. Or, l'intelligence est plus parfaite que la foi, parce que par la foi on arrive à l'intelligence, d'après ces paroles du prophète (Is 7,9) : Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. Et saint Augustin dit (De Trin. lib. xiv, cap. 1) que la science fortifie la foi. Il semble donc que la science ou l'intelligence soit plus certaine que la foi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (1Tm 2,13) : Nous rendons grâces à Dieu de ce qu'ayant reçu de nous la parole que nous vous avons prêchée, vous l 'ayez reçue non comme la parole des hommes, mais comme étant, ainsi qu'elle l'est véritablement, la parole de Dieu. Or, rien n'est plus certain que la parole de Dieu. Donc la science n'est pas plus certaine que la foi, ni toute autre vertu intellectuelle.


CONCLUSION. — Quoique la sagesse, la science et l'intelligence soient par rapport à nous plus certaines que la foi, cependant en elle-même, puisque la foi repose sur la vérité première, elle est la plus certaine de toutes les vertus intellectuelles.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (la2ae, quest. lxii, art. 4), parmi les vertus intellectuelles il y en a deux qui se rapportent aux choses contingentes, ce sont la prudence et l'art, sur lesquelles la foi l'emporte en certitude, en raison de sa matière, parce qu'elle se rapporte aux choses éternelles qui sont immuables. Les trois autres vertus intellectuelles, qui sont la sagesse, la science et l'intelligence, ont pour objet des choses nécessaires, comme nous l'avons dit(I-II, quest. lvii, art. 2 ad 3). Mais il faut savoir que la sagesse, la science et l'intelligence s'entendent de deux manières. 1° On peut entendre parla des vertus intellectuelles, comme le fait Aristote (Eth. lib. vi, cap. 3 et 6 et 7). 2° On peut les prendre pour des dons de l'Esprit-Saint. Dans le premier sens il faut dire que la certitude peut se considérer de deux façons. Elle peut d'abord se considérer dans sa cause ; dans ce cas on dit que ce qu'il y a de plus certain, c'est ce qui a la cause la plus certaine (i). De cette sorte la foi est plus certaine que les trois autres vertus intellectuelles, parce que la foi repose sur la vérité divine, tandis que les trois autres vertus reposent sur la raison humaine. On peut ensuite considérer la certitude subjectivement; alors ce qu'il y a de plus certain, c'est ce que l'intelligence de l'homme comprend plus pleinement. De cette manière les choses qui sont de foi étant supérieures à l'entendement humain, tandis qu'il n'en est pas de même des choses qui sont l'objet des vertus intellectuelles, il s'ensuit que sous ce rapport la foi est moins certaine (2). Mais parce qu'on juge chaque chose absolument d'après sa cause et qu'on n'en juge que relativement d'après la disposition du sujet où elle se trouve, il en résulte que la foi est absolument plus certaine, mais que les autres actes le sont davantage relativement, c'est-à-dire par rapport à nous. — De même si on considère la sagesse, la science et l'intelligence comme des dons (3) de la vie présente, elles se rapportent à la foi comme au principe qu'elles présupposent; par conséquent sous ce rapport la foi est encore plus certaine qu'elles.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce doute ne se rapporte pas à la cause do la foi, mais il ne se rapporte qu'à nous, en ce sens que nous ne saisissons pas pleinement par l'intelligence les choses qui sont de foi.

2. Il faut répondre au second, que toutes choses égales d'ailleurs, la vue est plus certaine que l'ouïe; mais si celui qu'on écoute surpasse beaucoup la vue de celui qui regarde, alors l'ouïe est plus certaine que la vue. Comme un homme de peu de savoir est plus certain de ce qu'il a entendu dire par un homme instruit que de ce qu'il croit voir au moyen de sa raison. L'homme est aussi beaucoup plus certain de ce qu'il apprend de Dieu, qui ne peut être trompé, que de ce qu'il voit avec sa propre raison qui est faillible.

3. Il faut répondre au troisième, que la perfection de l'intelligence et de la science surpasse la connaissance de la foi sous le rapport de l'évidence, mais non sons le rapport de la certitude de l'assentiment ; parce que la certitude de l'intelligence ou de la science considérées comme des dons procède tout entière de la certitude de la foi ; comme la certitude de la connaissance des conséquences procède de la certitude des principes. D'un autre côté, si on considère la science, la sagesse et l'intelligence, comme des vertus intellectuelles, elles reposent sur la lumière naturelle de la raison qui n'a pas la certitude de la parole de Dieu, sur laquelle repose la foi.

(1) Puisque nous avons vu que la foi existe véritable et substantielle sans elle, et que la charité qui lui donne sa dernière perfection n'est par rapport à elle qu'un accident.
(2) Pour se porter vers Dieu par l'amour, il faut le connaître, et c'est précisément cette connaissance que nous donne préalablement la foi.
(3) Il ne s'agit pas ici du degré d'assentiment que 1 esprit donne à une chose ; car cette force d'adhésion n'est que de l'opiniâtreté, et elle est très- vive chez les hérétiques, mais il s'agit de l'efficacité du motif qui détermine en nous cet assentiment.
moins bien, moins parfaitement les vérités surnaturelles que celles qui sont de l'ordre naturel.
(5) En les considérant comme des dons de l'Esprit, la foi est encore plus certaine que ces autres vertus, puisqu'elle leur sert de fondement et de principe, comme l'observe saint Thomas lui* même (ad ôa).




QUESTION V.

DE CEUX QUI ONT LA FOI.


Après avoir parlé de la vertu de la foi, nous avons à nous occuper de ceux qui la possèdent. —A ce sujet quatre questions se présentent : 1°L'ange ou l'homme aurait-il eu la foi dans sa condition primitive? — 2° Les démons ont-ils la foi ? — 3° Les hérétiques qui errent sur un article de foi ont-ils la foi sur d'autres articles? — 4° Parmi ceux qui ont la foi les uns ont-ils une foi plus grande que d'autres?

ARTICLE I. — l'ange et l'homme ont-ils eu la foi dans leur état primitif (1)? •


Objections: 1. Il semble que l'ange et l'homme n'aient pas eu la foi dans leur état primitif. Car Hugues de Saint-Victor dit (De Sac. part.X, lib. i, cap. 2) que parce que l'homme n'a pas l'oeil de la contemplation ouvert, il ne peut voir Dieu et les choses qui sont en lui. Or, l'ange dans son état primitif, avant sa confirmation dans la gloire ou sa chute, eut l'oeil de la contemplation ouvert; car il voyait les choses dans le Verbe, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. ii, cap. 8). De même le premier homme dans l'état d'innocence semble avoir eu l'oeil de la contemplation ouvert. Car Hugues de Saint-Victor dit (De Sac. lib. i, part. 6, cap. I i) que l'homme dans l'état primitif a connu son Créateur, non de cette connaissance qui nous vient du dehors par l'ouïe, mais de celle qui nous est communiquée intérieurement par l'inspiration ; non de cette connaissance que la foi donne maintenant à ceux qui croient Dieu sans le voir, mais de cette connaissance qui se manifestait plus vivement, parce que l'esprit avait présent l'objet de sa contemplation. Donc dans l'état primitif l'homme ou l'ange n'a pas eu la foi.

2. La connaissance de la foi est énigmatique et obscure, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Co 13,12) : Nous voyons maintenant dans un miroir et en énigme. Or, dans l'état primitif il n'y eut point d'obscurité dans l'homme, ni dans l'ange, parce que les ténèbres sont la peine du péché. Donc dans l'état primitif la foi n'a pu exister ni dans l'homme, ni dans l'ange.

3. L'Apôtre dit (Rm 10,17) que la foi vient de ce qu'on a entendu ou qu'on entend, parce que la parole de Dieu est prêchée. Or, il n'y a pas eu de prédication dans l'état primitif de l'ange ou de l'homme, et il n'y avait pas lieu d'entendre. Donc la foi n'existait en cet état ni dans l'homme, ni dans l'ange.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (He 11,6) que celui qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe et qu'il récompense ceux qui le cherchent. Or, l'ange et l'homme dans leur condition primitive étaient en état de s'approcher de Dieu. Ils avaient donc besoin de la foi.

CONCLUSION. — Puisque l'ange avant sa confirmation dans la gloire et l'homme avant son péché n'ont pas eu cette béatitude par laquelle on voit Dieu dans son essence, il a été nécessaire, puisqu'ils étaient dans la grâce de Dieu, qu'ils eussent la foi.

Réponse Il faut répondre qu'il y a des auteurs qui disent que les anges avant leur confirmation dans la gloire et leur chute et que l'homme avant son péché n'avaient pas la foi, parce qu'ils jouissaient alors de la claire contemplation des choses divines. Mais puisque la foi est V argument des choses qu'on ne voit pas, selon l'expression de l'Apôtre (Heb. 11, 4), et que par la foi on croit ce qu'on ne voit pas, comme le dit saint Augustin (Tract, xl in ), l'essence de la foi n'est détruite que par la manifestation qui rend évident ou visible son objet principal. Or, l'objet principal de la foi est la vérité première, dont la vision produit les bienheureux et succède à la foi. Par conséquent, puisque l'ange avant sa confirmation dans la gloire et l'homme avant son péché n'ont pas eu cette béatitude par laquelle on voit Dieu dans son essence, il est évident qu'ils n'ont pas eu cette connaissance manifeste qui détruirait l'essence de la foi. Ainsi il ne peut pas se faire qu'ils n'aient pas eu la foi, à moins que ce ne soit parce que l'objet de la foi leur était absolument inconnu (4). Si l'homme et l'ange avaient été créés dans l'état de pure nature, comme le disent quelques-uns, on pourrait soutenir que la foi n'a pas existé dans l'ange avant sa confirmation, ni dans l'homme avant son péché. Car la connaissance de la foi est supérieure à la connaissance naturelle qu'a de Dieu non-seulement l'homme, mais encore l'ange. Mais comme nous avons prouvé (part. I, quest. lxii, art. 3, et quest. xcr, art. que l'homme et l'ange ont été créés avec le don de la grâce, il est donc nécessaire d'admettre qu'au moyen de la grâce qu'ils ont reçue et qui n'était pas encore consommée, il y eut en eux un commencement de la béatitude qu'ils espéraient. Ce commencement est produit dans la volonté par l'espérance et la charité, et dans l'intellect par la foi, comme nous l’avons dit (quest. iv, art. 7). C'est pourquoi il est nécessaire de dire que l'ange avant sa confirmation dans la gloire a eu la foi, ainsi que l'homme avant son péché. — Toutefois il faut observer que dans l'objet de la foi il y a quelque chose de formel c'est la vérité première (2) qui est supérieure à toute connaissance naturelle d'une créature, et quelque chose de matériel, ce sont les choses (3) auxquelles nous adhérons en nous attachant à cette vérité première. Quant à la première de ces choses, la foi existe de la même manière dans tous ceux qui connaissent Dieu par leur adhésion à la vérité première et qui ne sont pas encore arrivés à la béatitude future. Mais par rapport aux choses qui sont matériellement proposées à notre croyance, il y en a qui sont cloues par les uns et qui sont sues manifestement par les autres, même dans l'état présent, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 5, et quest. ii, art. 4 ad 2). En ce sens on peut dire que l'ange avant sa confirmation dans la gloire et l'homme avant le péché, ont connu d'une connaissance manifeste quelques- uns des divins mystères que nous ne pouvons plus maintenant connaître que par la foi (4).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique les paroles de Hugues de Saint-Victor aient beaucoup de poids et fassent autorité, cependant on peut dire que la contemplation qui détruit la nature de la foi est la contemplation céleste, par laquelle nous voyons la vérité surnaturelle dans son essence. L'ange n'a pas eu cette contemplation, avant sa confirmation dans la gloire, ni l'homme avant son péché. Mais leur contemplation était plus élevée que la nôtre, et par là même qu'ils approchaient plus près de Dieu, ils pouvaient connaître sur les actions et les mystères divins plus de choses manifestement que nous n'en pouvons connaître. Par conséquent ils n'avaient pas cette foi qui nous fait chercher Dieu comme étant loin de nous ; car il leur était plus présent qu'à nous par la lumière de sa sagesse quoiqu'il ne leur fût pas présent comme il l'est aux bienheureux, parla lumière de sa gloire.

2. Il faut répondre au second, que dans l'état primitif de l'homme ou de l'ange, il n'y avait pas l'obscurité qui a été l'effet de la faute ou du châtiment, mais il y avait dans l'intelligence de l'homme et de l'ange une certaine obscurité naturelle (1), en ce sens que toute créature est ténèbres comparée à l'immensité de la lumière divine. Cette obscurité suffit à l'essence de la foi.

3. Il faut répondre au troisième, que dans l'état primitif on n'entendait pas l'homme parler extérieurement, mais on entendait Dieu, qui parlait intérieurement; comme les prophètes l'entendaient eux-mêmes, d'après cette parole du Psalmiste (Ps 84,9) : f écouterai ce que le Seigneur mon Dieu dit en moi

(1) Saint Paul indique la solution de cette question quand il dit (He 2) : Sine fide impossibile est placere Deo.

(1) Mais cette hypothèse est insoutenable. Car du moment que l'on admet que l'ange et l'homme ont été créés dans la grâce, il est nécessaire qu'ils aient connu l'objet de la foi, et c'est ce que démontre l'argument qui suit.
(2) Cette vérité première n'est rien autre chose que Dieu.
(3) Ce qu'il y a de matériel, ce sont les choses qui nous sont proposées à croire.
(4) Cette différence est analogue à celle qu'il y a entre la foi du savant et celle de l'ignorant.
(1) Cette obscurité est celle qui résulte de l'imperfection et de la faiblesse de leur nature, qui est nécessairement bornée.


ARTICLE II. — les démons ont-ils la. foi?


Objections: 1. Il semble que les démons n'aient pas la foi. Car saint Augustin dit (De Praed. sanct. cap. 5) que la foi consiste dans la volonté de ceux qui croient. Or, la volonté que l'on a de croire à Dieu est bonne. Donc puisqu'il n'y a pas dans les démons une volonté délibérée qui soit bonne, comme nous l'avons dit (quest. lxiv, art. 2 ad 5), il semble que les démons n'aient pas la foi.

2. La foi est un don de la grâce divine, d'après ces paroles de l'Apôtre (Ep 2,8) : C est par la grâce de Dieu que vous avez été sauvés par la foi; car c'est un don de Dieu. Or, les démons ont perdu les dons gratuits par le péché, comme le dit la glose (Ord. JR) sur ces paroles d'Osée (Os 3) : Ipsi respiciunt ad deos alienos. La foi n'est donc pas restée dans les démons après le péché.

3. L'infidélité paraît être le plus grave des péchés, comme le dit saint Augustin (Tract, lxxxix in JN ) à l'occasion de ces paroles de l'Evangile (Jn 15) : Si je n'étais pas venu et que je ne teur eusse pas parlé, ils ne seraient pas coupables; maintenant leur péché est sans excuse. Or, il y a des hommes qui sont coupables du péché d'infidélité. Si donc les démons avaient la foi, il y aurait des hommes qui feraient un péché plus grave que celui des démons, ce qui semble répugner. Donc la foi n'existe pas dans les démons.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Jacques dit (Jc 2,19) : Les démons croient et ils tremblent.

CONCLUSION. — Quoique les démons n'aient pas cette foi à laquelle l'intellect est porté à donner son assentiment par l'empire d'une volonté qui tend au bien, ils ont cependant cette foi contrainte qui les oblige, en raison de leur pénétration naturelle et de l'évidence des preuves, à croire que la doctrine de l'Eglise est l'oeuvre de Dieu.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. ii, art. 1 et quest. i, art. 2), l'intellect de celui qui croit adhère à la chose qui est crue, non parce qu'il la voit en elle-même ou dans ses rapports avec les premiers principes qui sont évidents par eux-mêmes, mais parce que l'autorité divine le porte à donner son assentiment à ce qu'il ne voit pas, et qu'il est mû par l'action de la volonté. Or, il peut se faire de deux manières que la volonté porte l'intellect à donner son assentiment. 1° Elle l'y porte, parce qu'elle tend au bien (1); dans ce cas la foi est un acte digne d'éloges. 2° Elle l'y porte, parce que la conviction oblige l'intellect à penser qu'il doit croire les choses qu'on dit, bien qu'il n'en voie pas l'évidence ; comme si un prophète annonçait sur la parole de Dieu qu'un événement arrivera, et qu'en preuve de ce qu'il avance il ressuscite un mort. Ce miracle convaincrait celui qui le verrait que c'est manifestement Dieu qui parle, et il croirait la chose qui aurait été prédite, bien qu'elle ne fût pas évidente en elle-même (2). C'est pourquoi l'essence de la foi ne serait pas par là détruite. Il faut donc dire que dans les fidèles, la foi existe de la première manière et qu'elle est méritoire; mais elle n'existe pas ainsi dans les démons ; elle n'y est que de la seconde manière (3). Car ils ont beaucoup de preuves évidentes (4) qui leur montrent que la doctrine de l'Eglise vient de Dieu ; quoiqu'ils ne voient pas eux-mêmes les choses que l'Eglise enseigne, par exemple, que Dieu est trin et un, et d'autres mystères semblables.

2. Il faut répondre au premier argument, que la foi des démons est en quelque sorte contrainte (S) par l'évidence des preuves ; c'est pourquoi elle n'est pas une preuve de la bonne disposition de leur volonté.

3. Il faut répondre au second, que la foi qui est un don de la grâce porte l'homme à croire en raison de l'affection qu'il a pour le bien, quoiqu'elle soit informe. Par conséquent la foi qui est dans les démons n'est pas un don de la grâce (6), mais ils sont plutôt forcés à croire par la pénétration de leur entendement naturel.

4. Il faut répondre au troisième, que les démons trouvent leur déplaisir à voir que les preuves de la foi sont si évidentes qu'elles les forcent à croire. C'est pourquoi leur foi ne diminue en rien la malice de leur coeur.

(1) Car Dieu qui est l'objet de la foi est aussi la in de la volonté.
(2) Dans ce cas on croit d'après des preuves extérieures qui produisent l'évidence extrinsèque.
(3) Ils n'ont par conséquent qu'une foi natu­relle qui n'a rien de méritoire.
(4) Le châtiment des infidèles et des pécheurs qui tombent tous les jours dans l'enfer sont pour eux une preuve évidente de la vérité des choses que l'Eglise enseigne.
(5) Billuart fait remarquer que saint Thomas ne dit pas que leur volonté est absolument contrainte, parce qu'il n'y a que l'évidence intrinsèque qui soit absolument irrésistible et qu'ils ne l'ont pas.
(6) Elle ne peut pas être en eux une vertu infuse, puisqu'ils sont absolument dépouillés de tous les dons gratuits.



 ARTICLE III. — celui qui ne croit pas un article de foi peut-il avoir la foi informe a l'égard des autres (7)?


Objections: 1. Il semble qu'un hérétique qui nie un article de foi puisse avoir la foi informe sur les autres articles. Car l'intelligence naturelle d'un hérétique n'est pas plus puissante que celle d'un catholique. Or, l'intelligence d'un catholique a besoin du don de la foi pour croire un article de foi quelconque. Il semble donc que les hérétiques ne puissent pas croire quelques articles de foi sans le don de la foi informe.

2. Comme la foi renferme beaucoup d'articles, de même une même science, telle que la géométrie, renferme beaucoup de conséquences. Or, un homme peut avoir la science de la géométrie à l'égard de quelques conséquences et ignorer les autres. Donc un homme peut avoir la foi sur certains articles de foi sans croire les autres.

3. Comme l'homme obéit à Dieu pour croire les articles de foi, de même pour observer les commandements de la loi. Or, l'homme peut être soumis à l'égard de certains commandements, sans l'être à l'égard des autres. Par conséquent, il peut avoir la foi sur certains articles sans l'avoir sur d'autres.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Comme le péché mortel est contraire à la charité, de même le défaut de foi sur un article est contraire à la foi. Or, la charité ne subsiste pas dans l'homme après qu'il a fait un seul péché mortel. Donc la foi n'existe plus également quand il a nié un des articles du symbole.

CONCLUSION. — Il est impossible que la foi, même informe, subsiste dans celui qui ne croit pas un article de foi, quoiqu'il confesse la vérité de tous les autres.

Réponse Il faut répondre que dans un hérétique qui nie un article de foi, il n'y a plus ni foi formée (1), ni foi informe. La raison en est que l'espèce d'une habitude quelconque dépend de la raison formelle de son objet ; du moment où cette raison formelle est détruite, l'espèce de l'habitude ne peut plus subsister. Or, l'objet formel de la foi est la vérité première, selon qu'elle est manifestée dans les saintes Ecritures et dans l'enseignement de l'Eglise qui procède de la vérité première elle-même. Par conséquent, quiconque n'adhère pas à l'enseignement de l'Eglise qui procède de la vérité première manifestée dans les saintes Ecritures, comme à la règle divine, et infaillible, celui-là n'a pas l'habitude de la foi ; ou il possède les choses qui sont de foi d'une autre manière que par la foi. Comme celui qui a dans son esprit une conséquence sans connaître le moyen qui la démontre n'a pas évidemment la science, il n'a que l'opinion. Or, il est manifeste que celui qui s'attache à la doctrine de l'Eglise, comme à la règle infaillible, adhère à tout ce que l'Eglise enseigne; autrement si parmi les choses que l'Eglise enseigne il admet celles qu'il veut et qu'il rejette celles qu'il ne veut pas, il n'adhère pas à la doctrine de l'Eglise, comme à la règle infaillible, mais à sa propre volonté (2). Ainsi il est évident que l'hérétique qui nie opiniâtrement un article de foi n'est pas disposé à suivre en tout la doctrine de l'Eglise. Car s'il ne niait pas obstinément il ne serait pas hérétique, il serait seulement dans l'erreur. D'où il est clair que celui qui est hérétique sur un article n'a pas la foi à l'égard des autres, mais seulement une opinion conforme à sa propre volonté.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'hérétique n'admet pas les articles sur lesquels il n'erre pas, de la même manière que le fidèle, c'est-à-dire en s'attachant absolument à la vérité première à laquelle l'homme ne peut s'élever que par l'habitude de la foi; mais il admet les choses qui sont de foi d'après sa propre volonté et son propre jugement (3).

2. Il faut répondre au second, que pour les différentes conséquences d'une même science il y a divers moyens de démonstration et qu'on peut connaître l'un sans l'autre. Ainsi le même homme peut savoir certaines conclusions d'une même science et ignorer les autres. Mais la foi adhère à tous les articles que l'on doit croire par un seul et même moyen, qui est la vérité première que les saintes Ecritures nous proposent, suivant la doctrine de l'Eglise qui en a la véritable intelligence. C'est pourquoi celui qui s'écarte de ce moyen manque totalement de foi. Il faut répondre au troisième, que les divers préceptes de la loi peuvent se rapporter ou à divers motifs prochains, et alors on peut observer l'un sans l'autre (1) -, ou à un seul motif premier qui consiste à obéir parfaitement à Dieu. On s'écarte de ce dernier par la transgression d'un seul précepte, selon l'expression de saint Jacques (Jc 2,40) : Celui qui viole la loi en un point est coupable, comme s'il l'avait violée dans tous les autres.

(7) Le sentiment de saint Thomas sur cette question est le plus communément suivi par les théologiens.
(1) Par la foi formée on entend la foi que la charité anime, et par la foi informe, celle qui existe sans cette vertu.
(2) C'est ce que disait saint Augustin aux manichéens [cont. Faust, lib. xvii, cap. 5) : Qui in Evangelio quod vultis creditis, quod vultis non creditis, vobis potius quam Evangelio creditis.
(3) Il n'a à leur égard qu'une foi purement humaine.
(1) Ainsi on peut pécher contre le troisième commandement de Dieu, tout en observant le septième.




II-II (Drioux 1852) Qu.4 a.6